Michèle Gally, Parler d’amour au puy d’Arras. Lyrique en jeu
Michèle Gally, Parler d’amour au puy d’Arras. Lyrique en jeu, Orléans, Paradigme (« Medievalia »), 2004, 175 p.
Texte intégral
1Il faut le dire d’emblée, l’ouvrage de M. Gally est de lecture plus qu’agréable, et l’on est ravi de pouvoir bénéficier d’une étude nouvelle consacrée à la lyrique d’oïl, domaine qui, en dépit de quelques contributions majeures (par exemple de R. Dragonetti ou de M.-G. Grossel) et de nombreux articles, reste encore insuffisamment exploré par la critique. La faute en est peut-être à la difficulté d’aborder un territoire poétique à la fois vaste (plus de 2000 pièces conservées) et éclaté (notamment d’un point de vue éditorial, en l’absence regrettable d’un CD-Rom comparable au premier volume de la Concordance de l’occitan médiéval dirigé par P.T. Ricketts), où manquent parfois les repères, à l’exception de quelques grands noms ou de quelques ensembles nettement délimités (chansons de toile ou pastourelles, par exemple), sans compter les poèmes eux-mêmes, à la lecture desquels une certaine monotonie peut se dégager, qui n’incite pas forcément à les explorer plus avant.
2L’étude entreprise par MG n’en apparaît que plus digne d’intérêt, qui s’attache à une forme particulière de la production lyrique d’oïl, le jeu-parti, débat de casuistique amoureuse opposant deux poètes se répondant de strophe à strophe, qui connut un succès tout particulier à Arras, dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Ainsi le corpus étudié, à partir de son édition de référence (le Recueil général des jeux-partis français, éd. A. Långfors, Paris, 1926) constitue-t-il un ensemble cohérent, mais dont l’approche ne reste pas moins problématique, non seulement parce que, comme la plupart des textes lyriques, les jeux-partis développent un discours très formalisé et codifié, qui laisse peu de prise à l’interprétation, mais aussi parce qu’il s’agit de productions essentiellement secondes et critiques, partant des acquis du grand chant courtois, pour à la fois les mettre en scène, en jeu et en cause.
3MG, qui a déjà travaillé sur ces textes (dans sa thèse de troisième cycle, et dans de nombreux articles, qui d’ailleurs n’apparaissent pas dans la bibliographie, sans raison apparente) se joue de ces difficultés avec beaucoup d’aisance. Après un excellent développement liminaire proposant une première approche du genre, et des questions qu’il pose, tout en le situant dans le contexte culturel, intellectuel et littéraire du XIIIe siècle, l’analyse se développe essentiellement dans deux directions. Une analyse contextuelle d’abord, dans les deux premières parties, visant notamment à montrer les liens qui unissent cette forme littéraire particulière au milieu où elle a été spécialement goûtée, milieu urbain et non curial, bourgeois, ou du moins socialement mêlé, et non plus seulement aristocratique, dans le cadre particulier en outre du « puy », de ce qu’on pourrait appeler une société de trouvères ou une « académie littéraire », selon le mot de R. Dragonetti. Ainsi MG en vient à souligner le caractère social et collectif, agonistique certes, mais avant tout ludique et nettement théâtralisé de cette pratique poétique : deux poètes s’affrontent, et cependant ce n’est pas la victoire ni le fond du débat qui importent, mais la manifestation d’un savoir-faire lyrique et argumentatif, le jeu de la joute verbale et sa performance devant un public de pairs à même de l’apprécier. D’où l’hypothèse, intéressante mais somme toute indémontrable, que le jeu-parti, reprenant et variant les formules bien connues du grand chant courtois, et s’adressant à un parterre de connaisseurs imbu de ces formules, relèverait d’une forme d’improvisation poétique (ou de semi-improvisation ?), où le talent du poète se mesure aussi à sa capacité de mobiliser sic et nunc ses compétences.
4Dans un second temps (troisième et quatrième partie), cette analyse contextuelle se trouve prolongée et affinée par une analyse plus précisément textuelle et stylistique, visant à isoler l’ensemble des traits caractéristiques de cette « polémique pour rire » (p. 140). MG livre à cette occasion une lecture très fine des textes, envisageant tour à tour le mode de communication complice que les poètes établissent avec le public ; l’organisation argumentative du débat, et son caractère fortement assertif (voire tautologique), polémique et ironique ; le mélange des registres et la subversion du grand chant courtois dans le discours imagé ; enfin la prégnance de la catégorie de la folie, renvoyant finalement à la vanité de toute formulation d’un savoir sur l’amour. Il faut néanmoins garder à l’esprit que le jeu-parti, s’il « transforme la parole amoureuse en jeu de société », ne tombe jamais franchement dans la parodie ni dans la satire, mais maintient toujours un « fragile équilibre entre respect et irrespect de la tradition » (p. 154).
5Ainsi, grâce à sa grande maîtrise du sujet, son extrême attention à tous les détails du texte et la finesse de ses analyses, MG parvient à tracer le portrait, particulièrement complet et nuancé, d’un genre, saisi à la fois en lui-même et dans son environnement. S’il y avait cependant un reproche à formuler sur cette étude en tous points recommandable, il pourrait porter sur la question de l’éventuelle individualité poétique de certains participants aux jeux-partis, susceptible de se dégager à la lecture de ces textes (ou d’autres productions lyriques, le cas échéant), pour lesquels certes le poète fait partie intégrante d’une communauté, mais en même temps doit s’en démarquer pour faire entendre sa voix propre. Il est vrai que le cas d’Adam de la Halle est abordé dans l’épilogue de l’ouvrage, mais il aurait certainement été intéressant d’évoquer également d’autres poètes, tels Guillaume le Vinier ou Jean Bretel, afin de pouvoir ainsi mesurer ressemblances ou différences dans la constitution de leur persona poétique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Silvère Menegaldo, « Michèle Gally, Parler d’amour au puy d’Arras. Lyrique en jeu », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 26 août 2008, consulté le 15 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/164 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.164
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