Introduction
Texte intégral
- 1 Platon, Phèdre, 275 d-e.
- 2 Pour un bilan de cette approche et son application à un poète du xive siècle, voir K. Becker, Le L (...)
- 3 M. Zink, La Subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF (Écriture), 1985.
1L’écriture est vouée à devenir orpheline, vulnérable dès lors qu’elle quitte son lieu de naissance pour affronter un public susceptible de lui faire violence. S’ils n’avaient pas accès directement à cette métaphore empruntée au Phèdre de Platon1, les médiévaux semblent en avoir progressivement mesuré les effets. En « renaturalisant » le texte, cet agent linguistique devenu autonome, ils l’habillent de signes supplémentaires qui traduisent, à son corps défendant, la présence substitutive de l’auteur ou de son représentant. Les indices de ce somatic turn ou body turn2 coïncident avec la mutation du xiiie siècle et se multiplient à la fin du Moyen Âge. L’essor d’une littérature plus personnelle3 et la progressive disparition de l’anonymat favorisent l’émergence d’une figure individualisée, inscrite dans la matérialité de son œuvre comme pour l’accompagner, la protéger, en même temps qu’elle rend tangible et publique la prise de conscience de la dignité auctoriale et des rouages de la communication littéraire.
- 4 P. Zumthor, La lettre et la voix, Paris, Seuil, 1987.
2C’est à cette subjectivité incorporée que s’attachent les pages qui suivent. Nous appellerons corpo-réalité ce processus d’incarnation de la littérature, pour la distinguer de la corporéité scripturale, laquelle renvoie à la représentation discursive du corps dans la littérature. Nous n’aborderons pas les notions de vocalité, de performance et de mouvance des textes médiévaux qui, comme l’a fait Paul Zumthor4, permettent de réactiver, de façon phénoménologique, la présence sensible du poète ou de son récitant : si l’écrit n’efface pas complètement les traces vocales de sa genèse ou de sa transmission littéraire, on peut aussi se demander quels autres media utilisaient les écrivains médiévaux pour rendre compte de ce lien physique, et non pas seulement mental, qui les liait à des œuvres de plus en plus menacées d’abstraction et sevrées de toute communication corporatiste.
- 5 M. Boquillon, « La “corpo-réalité” de la lettre d’amour », Dalhousie French Studies, 67, 2004, p. (...)
3Le genre épistolaire fournit un exemple privilégié de cette métonymie du corps de l’auteur, puisque la lettre véhicule l’empreinte de son expéditeur et institue, à l’intention d’un destinataire choisi, l’effet d’une présence désirée par-delà l’absence5. Mais nous avons ici privilégié l’examen des marqueurs d’identité observables dans une manuscripture à plus large diffusion, où la figure des auteurs se mêle parfois à celle de multiples lecteurs.
- 6 É. Gaucher-Rémond, « De l’introspection à l’exposition de soi au Moyen Âge », Le Moyen Âge, 122, 2 (...)
- 7 Voir le numéro 1 de la revue canadienne Texte, consacré à L’autoreprésentation : le texte et ses m (...)
- 8 À la suite de Pierre Champion (Le Manuscrit autographe des poésies de Charles d’Orléans, Paris, Ch (...)
- 9 Refrain de la ballade 63 : Charles d’Orléans, Ballades et rondeaux, éd. du ms. fr 25458 (Paris, Bn (...)
4La question amène à considérer le rapport entre le sujet de l’écriture et l’écriture du sujet6. Le texte, évalué dans son fonctionnement rhétorique ou structurel, s’apparente à un laboratoire où s’expérimente l’expression du moi à travers la construction de l’ethos – indice d’une présence soumise à la sagacité de la critique. Des recherches ont permis de mettre en lumière l’image de l’auteur à travers ses pratiques d’écriture7. La composition d’une œuvre s’offre parfois comme le révélateur d’une expérience autobiographique, intime. C’est le cas de la mise en recueil des poésies de Charles d’Orléans. L’approche codicologique du manuscrit personnel qui renferme la quasi-totalité de sa production a permis de reconstituer les étapes de la métamorphose de l’amant-poète, passant de la joie à la mélancolie, de la jeunesse à la vieillesse8 : l’objet-livre, dans son agencement, matérialise les atteintes du Moi dans la mesure où l’ordonnance initiale des pièces, que sous-tend l’espoir d’un avenir meilleur, le cède peu à peu à une impression de désordre qui renvoie à l’image du poète, lui-même devenu, sous l’emprise du hasard, « l’omme esgaré qui ne scet ou il va9 ».
5De même, des œuvres non autobiographiques peuvent receler des cryptoportraits, souvent sous la forme de postures codifiées par la tradition littéraire, où la réalité de l’auteur se fond avec la matière du texte. Ainsi Christopher Lucken analyse les procédés de l’autoreprésentation dans le Bestiaire d’Amours et la Biblionomia de Richard de Fournival à travers les métaphores spatiales de la maison de Mémoire, du jardin de bibliothèque et de la chambre de Philosophie, qui s’offrent comme les figures emblématiques du clerc en quête du savoir, tandis que le tombeau matérialise l’échec de l’amant.
6Mais l’auteur disparaît le plus souvent dans la gestation de l’œuvre qui doit lui survivre. Ses lecteurs tentent alors, a posteriori, sinon de redonner corps à la voix qui s’est tue, du moins de recréer l’illusion d’un vécu à travers différents mécanismes fictionnels : ainsi Jean de Meung, au fil de sa réception littéraire, que Philippe Frieden retrace au cours des deux derniers siècles du Moyen Âge, fait l’objet d’un retour à la vie non seulement par la mise en recueil d’œuvres attribuées à son nom mais aussi par le truchement d’anecdotes ou d’images pseudo-biographiques destinées à réincarner une figure disparue. Les compilateurs élaborent, de la sorte, l’histoire d’un corps et d’une pensée pour établir un corpus référencé, recontextualisé.
- 10 N. Dewez, D. Martens, « Iconographies de l’écrivain. Du corps de l’auteur au corpus de l’œuvre », (...)
- 11 G. Docquier, « Le document autographe, une “non-réalité” pour l’historien ? Quelques réflexions su (...)
- 12 O. Delsaux, Manuscrits et pratiques autographes chez les écrivains français de la fin du Moyen Âge (...)
- 13 S. Lefèvre, Antoine de La Sale, la fabrique de l’œuvre et de l’écrivain, Genève, Droz (Publication (...)
- 14 P. Schandel, « A l’euvre congnoist on l’ouvrier. Labyrinthes, jeux d’esprit et rébus chez Jean Mié (...)
7En marge des textes, l’iconographie, qu’il s’agisse d’images autographes ou non, donne à l’œuvre sa « physionomie10 », au même titre que les signatures, restituant la matérialité d’une pensée et « les stigmates d’un auteur couchés sur le parchemin ou le papier11 ». Pourtant, les témoignages restent rares au Moyen Âge : si l’on met à part Christine de Pizan, qui nous a laissé plus de cinquante manuscrits ou manufactures de sa main12, Antoine de La Sale13 et Jean Miélot14, les analyses codicologiques recensent peu de cas individuels.
- 15 Un Territoire à géographie variable. La communication littéraire au temps de Charles VI, dir. J.-C (...)
8L’instauration d’une communication littéraire accentue, toutefois, la nécessité de tels marquages15. Selon qu’ils sont lus comme des topoi courtois ou des aveux autobiographiques, les poèmes de Charles d’Orléans et Jean de Garencières oscillent, dans les manuscrits, entre abstraction et autoréflexivité. Tantôt laissés par les auteurs eux-mêmes, tantôt dus à des copistes, à des bibliophiles ou, dans les recueils, à des correspondants princiers, les signes s’accumulent, parfois élaborés selon un processus interactif où chacun veut laisser sa trace : Jean-Claude Mühlethaler dresse l’inventaire de ces signatures, blasons, autoportraits verbaux, effets graphiques ou dessins emblématiques.
9L’auteur n’a donc pas le monopole de ces marques d’appropriation. Les traducteurs, souvent considérés comme des co-auteurs, peuvent apposer sur les manuscrits leurs signatures ou des dessins autographes dont Olivier Delsaux, à l’aide des exemples de Laurent de Premierfait et Jean Miélot, montre la diversité des enjeux : outre leur fonction d’authentification et de validation, héritée des pratiques de chancellerie, ces insertions témoignent d’une identification auctoriale et concrétisent une relation privilégiée entre l’artisan et le prince-dédicataire du livre, soulignant la prise de conscience d’une performance écrite.
10En ces temps d’écriture à plusieurs mains, on comprend l’importance accordée à la personnification du livre, voire du texte. Comme chez Martin Le Franc, étudié par Philippe Maupeu, elle permet de souligner, entre pathos et ethos, entre livre et livrée de courtisan, ce rapport de paternité, d’autorité qu’entretient avec sa production un auteur soucieux d’en défendre l’intégrité auprès de ses lecteurs, au sens codicologique et philologique.
- 16 B. Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989.
11Ainsi le présent dossier vise à mettre en évidence l’intérêt porté aux prolongements existentiels de l’écrivain et à l’imaginaire corporel de l’écrit aux xive et xve siècles, en même temps que s’instaure un rapport personnel au livre, dans sa production comme dans sa réception. Pour remédier à l’absence physique de l’auteur et à l’inévitable « variance16 » qu’entraîne la réécriture des copistes et traducteurs, les manuscrits, en ces temps non encore habitués à la répression du plagiat, donnent à voir, chez l’écrivain dépossédé comme chez ses continuateurs, des garanties de filiation ou des stratégies de substitution qui associent le texte à une présence sensible, en revendiquent l’unité, en vue de transmettre à la mémoire des générations à venir la figuration d’un rôle, sinon authentique, du moins reconnu.
Notes
1 Platon, Phèdre, 275 d-e.
2 Pour un bilan de cette approche et son application à un poète du xive siècle, voir K. Becker, Le Lyrisme d’Eustache Deschamps. Entre poésie et pragmatisme, Paris, Classiques Garnier (Recherches littéraires médiévales, 12), 2012 (ici p. 207 et 209 : « Une approche récente : l’étude anthropologique de la corporéité médiévale »).
3 M. Zink, La Subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF (Écriture), 1985.
4 P. Zumthor, La lettre et la voix, Paris, Seuil, 1987.
5 M. Boquillon, « La “corpo-réalité” de la lettre d’amour », Dalhousie French Studies, 67, 2004, p. 37-47.
6 É. Gaucher-Rémond, « De l’introspection à l’exposition de soi au Moyen Âge », Le Moyen Âge, 122, 2016(1) (Autoportrait et représentation de l’individu, dir. É. Gaucher-Rémond), p. 21-40.
7 Voir le numéro 1 de la revue canadienne Texte, consacré à L’autoreprésentation : le texte et ses miroirs (Toronto, Trinity College, 1982).
8 À la suite de Pierre Champion (Le Manuscrit autographe des poésies de Charles d’Orléans, Paris, Champion, 1907), cette lecture a été proposée par Christopher Lucken (« Le poème délivré. Le désœuvrement de Fortune et le passe-temps de l’écriture dans le manuscrit personnel de Charles d’Orléans », Mouvances et Jointures. Du manuscrit au texte médiéval, éd. M. Mikhaïlova, Orléans, Paradigme (Medievalia, 55), 2005, p. 283-313).
9 Refrain de la ballade 63 : Charles d’Orléans, Ballades et rondeaux, éd. du ms. fr 25458 (Paris, BnF) et trad. par J.-Cl. Mühlethaler, Paris, Le Livre de Poche (Lettres gothiques), 1992.
10 N. Dewez, D. Martens, « Iconographies de l’écrivain. Du corps de l’auteur au corpus de l’œuvre », Interférences littéraires, 2 (Iconographies de l’écrivain, dir. N. Dewez et D. Martens), mai 2009, note 15.
11 G. Docquier, « Le document autographe, une “non-réalité” pour l’historien ? Quelques réflexions sur les traces écrites autographes à la fin du Moyen Âge et à l’aube des Temps modernes », Le Moyen Âge, CXVIII, 2012(2), p. 387-410 (ici p. 390).
12 O. Delsaux, Manuscrits et pratiques autographes chez les écrivains français de la fin du Moyen Âge. L’exemple de Christine de Pizan, Genève, Droz (Publications romanes et françaises, CCLVIII), 2013.
13 S. Lefèvre, Antoine de La Sale, la fabrique de l’œuvre et de l’écrivain, Genève, Droz (Publications romanes et françaises, CCXXXVIII), 2006.
14 P. Schandel, « A l’euvre congnoist on l’ouvrier. Labyrinthes, jeux d’esprit et rébus chez Jean Miélot (Paris, BnF, fr. 17001) », Quand la peinture était dans les livres. Mélanges en l’honneur de François Avril, dir. M. Hofmann et C. Zöhl, Turnhout/Paris, Brepols / Bibliothèque nationale de France, 2007, p. 295-302.
15 Un Territoire à géographie variable. La communication littéraire au temps de Charles VI, dir. J.-Cl. Mühlethaler et D. Burghgraeve, Paris, Classiques Garnier (Rencontres, 271), 2017.
16 B. Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Élisabeth Gaucher-Rémond, « Introduction », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 36 | 2018, 209-213.
Référence électronique
Élisabeth Gaucher-Rémond, « Introduction », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 36 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/16187 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.16187
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