En guise d’épilogue. L’oubli de la strophe d’Hélinand du xve au xvie siècle, des arts poétiques à la première édition des Vers de la Mort par Antoine Loisel (1594)
Résumés
En guise d’épilogue, on proposera deux illustrations différentes mais également révélatrices de l’oubli dont la strophe d’Hélinand est peu à peu victime du xve au xvie siècle, en considérant d’une part ce qui est dit, ou non, du douzain hélinandien dans les arts de seconde rhétorique de la période ; et d’autre part la première édition « moderne » des Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont, procurée par Antoine Loisel en 1594.
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- 1 On pourra se faire une idée de cette abondance de formules strophiques avec H. Chatelain, Recherch (...)
1Encore bien représentée parmi les formes versifiées du xve siècle, il est incontestable toutefois que la strophe d’Hélinand voit à cette époque ses emplois se restreindre en comparaison des siècles précédents, faute notamment de compositions de vaste ampleur comparables aux Vers de la Mort de Robert le Clerc d’Arras, à la Voie d’Enfer et de Paradis de Jean de Le Mote, pour ne rien dire du Mirour de l’Omme de Gower ; se restreindre et peut-être aussi se diluer dans des formes de douzains plus ou moins similaires, plus largement dans une variété de formules strophiques qui à l’époque des Grands Rhétoriqueurs et du théâtre des mystères tend à devenir proprement pléthorique1.
2Sans qu’il s’agisse d’expliquer cette progressive désaffection, à laquelle sont probablement condamnées la plupart des formes poétiques, je voudrais – en guise d’épilogue – en donner deux illustrations différentes mais également révélatrices, en considérant d’une part la présence du douzain hélinandien dans les arts poétiques, ou plus exactement les arts de seconde rhétorique, du xve et de la première moitié du xvie siècle ; et d’autre part la première édition « moderne » des Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont, procurée par Antoine Loisel en 1594.
Présence et absence de la strophe d’Hélinand dans les arts de seconde rhétorique
- 2 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 259.
3La strophe d’Hélinand, forme florissante au xive siècle, encore répandue au xve siècle, trouve logiquement sa place dans les arts de seconde rhétorique de la fin du Moyen Âge, une place que d’ailleurs personne ou presque ne lui conteste, puisque sur les six traités autonomes (sans donc tenir compte du chapitre de l’Archiloge Sophie sur la versification) autrefois édités par Ernest Langlois2, cinq d’entre eux consacrent un passage au « vers douzains », toujours (ou presque) défini comme un douzain d’octosyllabes rimés aab/aab/bba/bba, forme canonique de la strophe d’Hélinand.
- 3 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 29-33.
4C’est ainsi que la strophe, ici appelée par exception douzaine croisie, fait d’abord (si l’on suit l’ordre chronologique) son apparition dans les Règles de la seconde rhétorique anonymes (vers 1420), où elle donne d’ailleurs lieu à un long développement3 ; longueur qui correspond en fait à celle de l’exemple illustrant la forme, un poème intitulé la Tour amoureuse et qui compte rien moins que onze strophes, intégralement citées : il s’agit en l’occurrence d’un poème allégorique sur l’amour, qui propose par le biais de la métaphore architecturale une description de la femme aimée, on ne peut plus topique. On peut s’interroger, évidemment, sur les raisons qui ont présidé au choix d’un tel exemple, pour illustrer une strophe a priori plutôt attachée aux domaines moral et religieux.
- 4 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 195.
5Ce choix, néanmoins, n’a semble-t-il pas été jugé inopportun par Baudet Herenc, l’auteur d’un Doctrinal de la seconde rhétorique daté de 1432, puisque qu’il cite comme exemple de « vers douzains » le même poème, en s’en tenant toutefois à la première strophe. Précédant la citation, quelques lignes, qui en se voulant peut-être moins laconiques que le premier traité n’évitent pas la tautologie (« et s’appele vers douzains pour ce qu’il ne contient que douze lignes »), précisent tout de même : « de laquelle ornure on peult comprendre matere pour faire tant en divinité, amours, sottie et aultres choses moralles4 ». C’est dire finalement que la strophe d’Hélinand se prête sinon à toutes sortes de sujets, du moins aux domaines aussi bien religieux qu’amoureux, comme en témoigne justement la citation du début de la Tour amoureuse.
- 5 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 223. Voir aussi l’édition de l’Art de rhéto (...)
- 6 Le poème, dont Molinet cite seulement l’incipit, est identifié dans La Muse et le Compas, dir. Mon (...)
- 7 On notera que Molinet lui-même ne fait pas usage de la strophe d’Hélinand, mais seulement, et enco (...)
6À la fin du siècle, plus précisément entre 1482 et 1492, dans son Art de rhétorique, Jean Molinet semble lui aussi reconnaître une certaine plasticité au « vers douzains, ou deux et as », que l’on trouve, dit-il, dans « pluiseurs histoires et oroisons richement decoreez5 ». Néanmoins l’extension des emplois de la strophe que paraît suggérer la polysémie du terme histoire (terme qui très probablement vise ici le théâtre, mais pourrait aussi renvoyer à toute espèce de récit, fictif ou non) se trouve de fait restreinte par les deux exemples évoqués ou cités : d’une part le Lay fait à l’honneur de la Vierge Marie d’Achille Caulier6, qui relève donc de la catégorie des « oroisons », et d’autre part un douzain d’amour (« Dame, ne vous souvient il pas »), faisant immédiatement suite à la définition de la strophe. On en revient donc de manière privilégiée aux deux domaines évoqués précédemment, le religieux et l’amoureux, ce qui toutefois ne permet guère de distinguer la strophe d’Hélinand d’autres formes très usuelles comme la ballade par exemple7.
- 8 La Muse et le Compas, dir. Monferran, p. 300.
7À peu près à la même période, en tout cas après celui de Molinet, « dont il reprend et condense de manière singulière la matière8 », le Traité de rhétorique anonyme offre la particularité de donner une définition du « vers douzains » par l’exemple :
- 9 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 259.
Vers douzains sont de pluiseurs piedz,
.V.,.vj.,.vij.,.viij.,dix, enlachiés
Comme on le puet voir a present ;
Et sont a le fois bien prisiés
Quant de beaulx termes sont chergiés,
Coulourés aournéement.
Pour parler amoureusement,
Pour supplier trés humblement,
Pour avoyer les desvoyés,
Pour outroyer benignement
Et pour langagier doulcement,
Il y sont des plus avanchiés9.
- 10 Le Traite de rhétorique décrit en fait trois sortes de douzains : le « vers douzains » canonique e (...)
8De manière relative, puisqu’elle est elle-même constituée d’octosyllabes, la définition ici proposée semble élargir le champ d’action de la strophe d’Hélinand, à la fois d’un point de vue formel, pouvant accueillir différents mètres (dans le cadre de strophes isométriques ou hétérométriques, c’est ce que la définition ne précise pas10), et d’un point de vue thématique. Encore une fois, cependant, certaines constantes demeurent, aussi bien en ce qui concerne l’appartenance de la strophe à une poésie ornée (les « vers douzains » sont « de beaulx termes […] chergiés », « coulourés aournéement ») qu’en ce qui concerne ses liens avec la thématique amoureuse (v. 7) et religieuse (v. 8 et 9), même si son ultime destination ici évoquée (« pour langagier doulcement ») reste asse vague et paraît ouvrir sinon à toutes sortes de discours, du moins à une grande variété.
- 11 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 278.
9Enfin, alors que le xvie siècle est bien avancé (1524-1525, d’après E. Langlois), l’Art et science de rhétorique anonyme, étroitement dépendant de Molinet, dont il se contente de décalquer les définitions et de remanier les exemples, n’apporte aucun élément nouveau concernant le « vers douzains » : après avoir décrit la strophe « de la quelle sont faictes plusieurs histoyres ; et est trés richement decoree et pondereuse11 », l’auteur anonyme l’illustre par une strophe d’amour semblable à celle du traité de Molinet, mais cette fois en décasyllabes (« C’est a vous seulle ou j’ay habandonné »).
- 12 À vrai dire la question se pose aussi pour les siècles antérieurs de savoir si l’octosyllabe est u (...)
10Ainsi, si l’on en croit les arts de seconde rhétorique composés tout au long du xve siècle et au-delà, la strophe d’Hélinand est une forme bien connue, bien implantée dans le paysage poétique français, qui a sa spécificité, ou du moins une certaine spécificité, à la fois formelle et thématique : il s’agit donc d’un douzain d’octosyllabes avant tout (même si d’autres mètres sont envisageables, d’après le Traité de rhétorique anonyme12), bâti sur deux rimes disposées en miroir (aab/aab/bba/bba), formule strophique qui relève d’une poésie ornée, riche en tropes ; elle convient plus particulièrement, sur le plan thématique, au discours amoureux ou religieux.
11Cependant la présence quasi systématique de la strophe d’Hélinand dans ces arts de seconde rhétorique doit être relativisée, étant donné la dépendance visiblement étroite qu’entretiennent ces textes, qui souvent s’inspirent les uns des autres, quand ils ne se démarquent pas textuellement : c’est ainsi que tous ces traités (sauf le Traité de rhétorique anonyme, particulier à cet égard), à propos d’une strophe dont ils sont plusieurs à souligner la variété des emplois, ne renvoient pour l’illustrer qu’au domaine amoureux, oubliant la pléthore de poèmes moraux et religieux qui l’ont utilisée, y compris les fameux (mais le sont-ils encore au xve siècle ?) Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont. On peut se demander, finalement, si cela ne signalerait pas une forme déjà archaïque ou démodée, suffisamment connue pour qu’aucun manuel de versification digne de ce nom ne puisse prétendre l’omettre, mais dont le mode d’emploi est déjà plus ou moins oublié.
- 13 Pour l’Instructif de la seconde rhétorique, voir l’édition récente fournie dans La Muse et le Comp (...)
12De fait, après l’Art de rhétorique de Jean Molinet et les textes qui en dépendent, la strophe d’Hélinand disparaît presque sans laisser de trace, dès le début du xvie siècle : on ne trouve, en effet, nulle mention du douzain ni dans l’Instructif de la seconde rhétorique (imprimé vers 1501-1502 en tête du Jardin de plaisance et fleur de rhétorique, mais probablement composé quelques décennies plus tôt), ni dans le Grand et vrai art de pleine rhétorique de Pierre Fabri (1521), ni dans l’Art et science de rhétorique metriffiée de Gratien du Pont (1539)13. Et il n’en sera pas plus question, cela va de soi, dans les arts poétiques postérieurs, où la strophe d’Hélinand n’aura même pas l’heur d’être citée au titre des « espiceries » médiévales que du Bellay énumère avec mépris dans sa Défense et illustration de la langue française.
L’édition des vers de la mort d’Hélinand de froidmont par Antoine Loisel (1594)
13Ignorée des arts poétiques de la première moitié, a fortiori de ceux de la seconde moitié du xvie siècle, la strophe d’Hélinand l’est aussi, visiblement, des rares savants qui à cette époque trouvent à s’intéresser à la littérature médiévale. On possède d’ailleurs de cet oubli du douzain hélinandien un témoignage assez remarquable, avec l’édition des Vers de la Mort d’Hélinand de Froidmont publiée par Antoine Loisel en 1594 : certainement l’une des premières, sinon la première édition « moderne » d’un auteur médiéval, qui ne soit pas simplement une nouvelle mise en circulation du texte, éventuellement modernisé, dans la continuité du manuscrit, comme ce fut le cas pour de nombreuses œuvres dans la première moitié du siècle, à commencer bien sûr par le Roman de la Rose.
- 14 Nous avons consulté grâce à Googlebooks un exemplaire appartenant à la Bibliothèque de la ville de (...)
14L’édition, intitulée Vers de la mort. Par dans Helynand, religieux en l’abbaye de Froid-mont, Diocese de Beauvais, en l’an m.cc . et qui, quoique dépourvue de date et de lieu d’impression, peut être datée de 1594 grâce au témoignage d’Antoine Loisel lui-même14, se présente de la manière suivante (les feuillets seuls sont numérotés, à partir de 2) :
- aux f. 2r-4v, une épître liminaire adressée « A Monsieur Fauchet Conseiller du Roy et Premier President en sa Cour des Monnoyes ».
- aux f. 5r-16r, « De la Mort. Par dans Helinand », autrement dit les Vers de la Mort, qui comptent ici 39 strophes numérotées, dont plusieurs incomplètes.
- f. 16r, en bas de la page, un « Epitaphium Helinandi ex vet. lib. Abbatiae Frigidi montis » en cinq vers latins.
- f. 16v, un « petit glossaire » d’une cinquantaine de mots, introduit par un court paragraphe, qui comprend par ailleurs quelques notes de lecture.
- 15 Pour une bonne mise au point bio-bibliographique, on se reportera avec profit aux notices « Claude (...)
- 16 Sur ce point, je me permets de renvoyer à « Claude Fauchet historien de la littérature médiévale d (...)
- 17 Sur les manuscrits ayant appartenu à Claude Fauchet, le relevé le plus complet à ma connaissance s (...)
15L’épître liminaire permet notamment de préciser dans quelles conditions et avec quelles intentions cette édition a vu le jour. Elle est adressée à Claude Fauchet, à la fois un collègue et un ami de Loisel15, qui le présente comme « le pere et restaurateur de tant d’anciens Poetes François » (f. 2r) : par cette formule, Antoine Loisel veut évidemment faire allusion à l’activité inlassable de Fauchet dans la recherche et le dépouillement de manuscrits médiévaux, mais il pense aussi, certainement, au Recueil de l’origine de la langue et poesie françoise publié par le même Fauchet en 1581 – publication exceptionnelle pour l’époque, que l’on peut considérer peu ou prou comme la première histoire de la littérature médiévale française16 et qui visiblement inspire le travail éditorial de Loisel. Plus précisément, en s’adressant à Fauchet, Antoine Loisel veut encore le remercier d’avoir su retrouver pour lui le texte des Vers de la Mort, que de fait il édite à partir d’une copie aisément identifiable, à cause de ses nombreuses lacunes (voir plus loin), le ms. BNF, fr. 1593, dont on sait qu’il a appartenu à Claude Fauchet17, qui d’ailleurs l’exploite abondamment dans son Recueil.
- 18 Ou, pour le dire autrement, comment « d’un des plus desbauchez jeunes hommes du monde, il devint u (...)
- 19 Voir Le Roman d’Alexandre, trad. L. Harf-Lancner (d’ap. l’éd. d’E. C. Armstrong et alii), Paris, L (...)
- 20 On trouvera une excellente mise au point sur ce que l’on peut savoir aujourd’hui de la carrière d’ (...)
16En guise de remerciements, donc, Loisel offre non seulement à Fauchet le texte imprimé des Vers de la Mort, mais aussi, dans la suite de son épître liminaire, un « brief recueil » de ce qu’il a pu apprendre sur Hélinand de Froidmont et son œuvre. Il s’agit essentiellement, en dehors de la dernière page dévolue à l’éloge du poème lui-même, d’une sorte d’essai biographique, dont on retiendra d’une part qu’il est fort bien informé pour l’époque, Loisel citant plusieurs textes à l’appui de ses dires, dont le De reparatione lapsi, ou Epistola ad Gualterum, à deux reprises ; d’autre part qu’il situe son personnage au « temps des roys Loys vii. dit le Jeune, et Philippes Auguste » (f. 2r), ce qui n’est pas mal vu, et le met au nombre des « Jonglerres et Chanterres » (f. 2v), choix peut-être plus discutable ; enfin qu’il insiste surtout sur la rupture que représente la seconde partie de la carrière d’Hélinand, retiré dans l’abbaye cistercienne de Froidmont, d’où il écrit les Vers de la Mort, avec la première, où il est censé, après une éducation soignée, avoir mené la vie de « desbauche, legereté, folies, et raiges mondaines » (f. 2v) d’un jongleur particulièrement apprécié de son public18. À ce propos, Loisel est apparemment le premier à citer un passage bien connu du Roman d’Alexandre, où il est question d’un certain « Elinant » chantant une gigantomachie devant le fameux conquérant19. Quoi qu’il en soit de la validité de ce rapprochement, dont on a des raisons de douter, on notera encore une fois la qualité d’information que suppose la citation, que Loisel l’ait découverte lui-même ou que Fauchet la lui ait fournie. Ainsi, avec cette référence précise, mais plus largement dans le souci d’étayer chaque affirmation par la citation de ses sources, ou encore de situer aussi précisément que possible son poète dans le temps, Loisel prend manifestement pour modèle l’auteur du Recueil et veut faire preuve de la même exigence historique et philologique que lui20.
- 21 Vincent de Beauvais, Speculum historiale, XXX, chap. 108, De domno Helynando monacho et scriptis e (...)
- 22 Voir en particulier les p. 47 et 182-183 de son Recueil.
17C’est seulement à la fin de l’épître qu’il est plus spécifiquement question des Vers de la Mort, dont Loisel prend d’abord soin de confirmer la paternité en invoquant le témoignage bien connu de Vincent de Beauvais21, avant de faire l’éloge du poème avec son « son style bien orné et grandement figuré : son oraison pleine, sentientieuse, morale, et sa ryme si riche et coulante » (f. 4v) qu’il surpasse bien des compositions modernes ou plus anciennes, françaises ou étrangères, ce qui conforte Loisel dans l’opinion « que non seulement les estrangers ne nous ont rien appris en ce sujet de poësie vulgaire et Saturnienne : mais au contraire, que les François les ont surmonté [sic] : et presque en toutes choses monstré le chemin et de bien faire et de bien dire » – opinion que ne renierait pas Claude Fauchet, surtout si par « estrangers » il faut entendre les Italiens22.
- 23 Les quelques « notes critiques » que contient ce paragraphe consistent essentiellement en des prop (...)
18Le texte des Vers de la Mort qui suit n’est malheureusement pas tout à fait à la hauteur de ces éloges. Victime d’un manuscrit (le BNF, fr. 1593, f. 105rb-108ra) très défectueux, quoique bénéficiant de l’onction de Fauchet, manuscrit qu’il transcrit d’ailleurs très scrupuleusement, y compris dans ses diverses lacunes (voir notamment le cas de la strophe 9, où la mise en page reproduit presque exactement le trou que comporte le manuscrit au f. 105), Antoine Loisel édite des Vers de la Mort en trente-neuf strophes, alors que le poème en compte habituellement cinquante, strophes qui dans ce manuscrit comptent majoritairement douze vers, mais parfois seulement onze (dans les strophes 10, 14, 15, 19, 21, 23, 24, 31, 33 et 34), dix (dans les strophes 6 et 30), voire neuf (un tercet entier est omis dans la strophe 22), sans oublier quelques erreurs de rimes (str. 5, v. 4 et str. 36, v. 9). Quoique cette disparité strophique ne lui ait pas échappé, étant donné dans l’épître liminaire son commentaire sur le poème et « sa ryme si riche et coulante, qu’il ne se trouve en chasque Douzain, Onzain, ou Dizain, dont cest œuvre est composé, que deux lizieres » (f. 4v), Loisel n’en tire aucune conclusion sur la forme originelle du poème ni ne se risque à suggérer le moindre amendement, sinon très timidement dans le paragraphe de commentaire ouvrant son glossaire23, « remettant l’interpretation des lieux imparfaicts, corrompus, et plus obscurs, au jugement des plus versez en l’antiquité de nostre langue » (f. 16v). C’est non seulement le signe, certainement, d’un respect scrupuleux de la lettre manuscrite, mais aussi – pour revenir au sujet qui nous occupe – d’un oubli alors complet de la strophe d’Hélinand, qui n’est plus reconnaissable en tant que telle.
- 24 Voir la note manuscrite (relevée par J. G. Espiner-Scott, Claude Fauchet, sa vie, son œuvre, Paris (...)
- 25 Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, éd. M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, Champion, (...)
19En dépit de ses défauts, la tentative de « ressusciter de mort à vie » (f. 4r) le poème d’Hélinand, quoique modeste, n’en reste pas moins remarquable, aussi bien par ses intentions philologiques que par la sympathie dont elle témoigne vis-à-vis des auteurs médiévaux. Collègue et ami de Claude Fauchet, Antoine Loisel s’inspire visiblement de sa démarche dans cette entreprise, qui manifeste le même goût voire le même amour pour les œuvres médiévales que ceux dont fait montre Fauchet ; ce dernier connaissait d’ailleurs Hélinand de Froidmont, sans toutefois lui avoir consacré de notice dans son Recueil, faute probablement d’être parvenu à identifier avec précision ses Vers de la Mort, qui se présentent dans le fr. 1593, comme dans bien d’autres manuscrits, sans nom d’auteur24. Bien plus, se comportant, dans une certaine mesure, en philologue, Loisel produit son édition à partir d’un manuscrit, malheureusement très fautif, qu’il suit scrupuleusement, sans chercher notamment à en moderniser la langue. Il est donc encore soucieux, comme le faisait Fauchet dans son Recueil, de mettre en valeur « la naifveté de l’ancien Roman François, que nous y devons reconoistre et apprendre avec plaisir » (f. 4v), en l’accompagnant tout de même d’un mince glossaire destiné à lever certaines des difficultés qu’elle peut présenter. La démarche est suffisamment remarquable pour avoir été remarquée par Étienne Pasquier, qui dans un chapitre (« De l’ancienneté et progrez de nostre Poësie Françoise ») de ses Recherches de la France (VII, 3) consacrant un assez long développement à Hélinand de Froidmont et à ses Vers de la Mort « ressuscités » par Loisel – poème plein d’une « infinité de beaux traits », dit Pasquier –, s’étonne tout de même du choix de donner une édition sans traduction, « au mesme langage ancien que il avoit esté composé25 », preuve que la démarche n’allait pas soi.
20C’est ainsi qu’à la fin du xvie siècle, y compris chez ceux qui sont alors les meilleurs connaisseurs de la littérature médiévale, en particulier Claude Fauchet, la strophe d’Hélinand, après de longs siècles de pratique, a disparu des mémoires. Elle aura tout de même, tant la vie des formes peut parfois être brève, connu une belle carrière, depuis le moment où les Vers de la Mort ont été composés à celui où ils ont connu leur première édition par Antoine Loisel – édition mieux que critique : sympathique.
Notes
1 On pourra se faire une idée de cette abondance de formules strophiques avec H. Chatelain, Recherches sur le vers français au xve siècle, Paris, Champion, 1907.
2 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 259.
3 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 29-33.
4 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 195.
5 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 223. Voir aussi l’édition de l’Art de rhétorique de Molinet dans La Muse et le Compas : poétiques à l’aube de l’âge moderne, dir. J.-Ch. Monferran, Paris, Garnier, 2015, p. 195-296, ici p. 227.
6 Le poème, dont Molinet cite seulement l’incipit, est identifié dans La Muse et le Compas, dir. Monferran, p. 273. Il a été édité par A. Piaget dans « La Belle dame sans merci et ses imitations », Romania, 31, 1902, p. 315-349, précisément p. 318-321.
7 On notera que Molinet lui-même ne fait pas usage de la strophe d’Hélinand, mais seulement, et encore en de rares occasions, de formes apparentées : cf. le relevé de N. Dupire dans Jean Molinet. La vie – Les œuvres, Paris, Droz, 1932, p. 336-344.
8 La Muse et le Compas, dir. Monferran, p. 300.
9 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 259.
10 Le Traite de rhétorique décrit en fait trois sortes de douzains : le « vers douzains » canonique en octosyllabes, cité ci-dessus, puis le « vers douzains coppés » en pentasyllabes rimés aab/aab/bbc/bbc, puis encore une « aultre maniere de douzain », hétérométrique cette fois, enchaînant quatre tercets 8/8/4 rimés aab/aab/bba/bba.
11 Recueil d’Arts de seconde rhétorique, éd. Langlois, p. 278.
12 À vrai dire la question se pose aussi pour les siècles antérieurs de savoir si l’octosyllabe est un élément définitoire de la strophe d’Hélinand ou non : voir par exemple le cas de la Louange de Notre Dame de Robert le Clerc d’Arras (en pentasyllabes), et quelques autres textes similaires.
13 Pour l’Instructif de la seconde rhétorique, voir l’édition récente fournie dans La Muse et le Compas, dir. Monferran, p. 13-194 ; pour Pierre Fabri, Le Grand et vrai art de pleine rhétorique, éd. A. Héron, Rouen, 1889-1890 ; pour Gratien du Pont, Art et science de rhétorique metriffiée, éd. V. Montagne, Paris, Garnier, 2012. Ainsi, dans ce dernier ouvrage, il n’est question que du douzain de lignes (p. 138), dont un exemple est donné en décasyllabes, sur un schéma de trois rimes aab/aab/bbc/bbc.
14 Nous avons consulté grâce à Googlebooks un exemplaire appartenant à la Bibliothèque de la ville de Lyon. Il comporte à la fin une note manuscrite disant « Imprimé à Paris, 1594 » et renvoyant à « la notice de Méon en tête de l’édition des Vers Sur la Mort par Thibaud de Marly, donnée par le Libraire Crapelet, en 1825 » (notice où il est en effet question, p. 3, de « la copie défectueuse que Loisel fit imprimer en 1594 ») et au Manuel du libraire de Brunet (t. V, col. 815), qui donne la même date, sans autre précision. En fait, cette date de 1594 provient d’un autre ouvrage d’Antoine Loisel, postérieur à son édition des Vers de la Mort, les Mémoires des pays, villes, comté et comtes, evesché et evesques, pairrie, commune, et personnes de renom de Beauvais et Beauvaisis, Paris, Thiboust, 1617, où en tête de la section X (intitulée « Helinand ») du chap. vii (« Des personnages de renom de Beauvais et Beauvaisis »), presque intégralement reprise de l’épître introductive de son édition des Vers de la Mort, Antoine Loisel précise : « Je fis imprimer en l’an MDXCIV des vers en nostre ancien vulgaire François composez par Dans Helinand Religieux, avec une lettre qui s’addressoit au feu sieur Fauchet premier president des monnoyes, contenant la vie de l’Autheur, de laquelle l’on m’a conseillé inserer en ce recueil les principaux poincts, pour monstrer quel homme c’estoit que nostre Helinand » (p. 196-197, consulté sur Gallica).
15 Pour une bonne mise au point bio-bibliographique, on se reportera avec profit aux notices « Claude Fauchet » (par N. Lombart) et « Antoine Loisel » (par C. Magnien-Simonin) du dictionnaire des Écrivains juristes et juristes écrivains, dir. B. Méniel, Paris, Garnier, 2015, respectivement p. 455-464 et p. 784-792.
16 Sur ce point, je me permets de renvoyer à « Claude Fauchet historien de la littérature médiévale dans le Recueil de l’origine de la langue et poesie françoise (1581) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35, 2018, p. 495-523. Je citerai le texte d’après l’édition originale, consultable sur Gallica dans une numérisation de qualité.
17 Sur les manuscrits ayant appartenu à Claude Fauchet, le relevé le plus complet à ma connaissance se trouve dans J. G. Espiner-Scott, Documents concernant la vie et les œuvres de Claude Fauchet, Paris, Droz, 1938, p. 206-213.
18 Ou, pour le dire autrement, comment « d’un des plus desbauchez jeunes hommes du monde, il devint un des plus devots religieux de l’ordre de Cisteaux » (f. 3r) : voilà ce qui retient le plus l’attention de Loisel, à partir des informations tirées d’Hélinand lui-même, dans le De reparatione lapsi. Le caractère topique de ce type de parcours, chez un certain nombre de poètes médiévaux, peut évidemment faire douter de sa réalité biographique.
19 Voir Le Roman d’Alexandre, trad. L. Harf-Lancner (d’ap. l’éd. d’E. C. Armstrong et alii), Paris, LGF, 1994, br. III, laisse 348, p. 626-627.
20 On trouvera une excellente mise au point sur ce que l’on peut savoir aujourd’hui de la carrière d’Hélinand de Froidmont – mise au point qui revient aussi sur la façon dont les données biographiques se sont agrégées au fil du temps, y compris grâce à la contribution d’Antoine Loisel – dans M.-G. Grossel, « Hélinand avant Froidmont : à la recherche d’un ‘trouvère’ perdu », Sacris Erudiri, 52, 2013, p. 319-352, plus précisément p. 332-333 sur Loisel.
21 Vincent de Beauvais, Speculum historiale, XXX, chap. 108, De domno Helynando monacho et scriptis ejus : « Hiis temporibus in territorio Belvacensi fuit Helynandus Frigidimontis monachus vir religiosus, et facundia discretus, qui et illos versus de morte in vulgari nostro, qui publice leguntur, tam eleganter et utiliter, ut luce clarius patet, composuit […] ». Nous citons le texte d’après la transcription du ms. 797 de Douai effectuée par l’Atelier Vincent de Beauvais, consultable en ligne.
22 Voir en particulier les p. 47 et 182-183 de son Recueil.
23 Les quelques « notes critiques » que contient ce paragraphe consistent essentiellement en des propositions de résolution des abréviations, qui ne sont d’ailleurs pas toujours très judicieuses, quand Loisel n’avoue pas franchement son ignorance (ainsi pour le dernier vers de la str. 10). Les seules lacunes qui font l’objet de conjectures, pour le coup un peu plus heureuses, sont celles de la str. 9, dues à un trou dans le parchemin.
24 Voir la note manuscrite (relevée par J. G. Espiner-Scott, Claude Fauchet, sa vie, son œuvre, Paris, Droz, 1938, p. 206) de Fauchet au f. 102 de ce manuscrit : « Je ne scai si ces vers de la mort sont ceus de Helinand moine de Froidmont dont parle Vincent en son Historial ». Fauchet avait pourtant pu lire les Vers de la Mort dans au moins deux autres manuscrits qui sont passés entre ses mains (le BNF, fr. 837 et le fr. 25408), mais où le nom de l’auteur ne figurait toujours pas (en tout cas pas d’une main médiévale).
25 Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, éd. M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, Champion, 1996, t. I, p. 598.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Silvère Menegaldo, « En guise d’épilogue. L’oubli de la strophe d’Hélinand du xve au xvie siècle, des arts poétiques à la première édition des Vers de la Mort par Antoine Loisel (1594) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 36 | 2018, 195-205.
Référence électronique
Silvère Menegaldo, « En guise d’épilogue. L’oubli de la strophe d’Hélinand du xve au xvie siècle, des arts poétiques à la première édition des Vers de la Mort par Antoine Loisel (1594) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 36 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/16172 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.16172
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