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Une forme médiévale à succès : la strophe d'Hélinand

Les douzains d’Hélinand dans les mystères du xve siècle

Estelle Doudet et Taku Kuroiwa
p. 175-193

Résumés

Le douzain d’Hélinand est devenu au xve siècle un simple outil, utilisé entre autres pour construire la versification des mystères. Cet article enquête sur les raisons de cette mutation. Il souligne les rôles traditionnels et les nouveaux emplois que le théâtre a donnés à cette forme. Le douzain d’Hélinand révèle les réécritures entre les pièces, éclaire les rapports de complicité et de concurrence entre leurs auteurs et permet de mieux comprendre les processus de création du théâtre médiéval.

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Texte intégral

  • 1 Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, dans Œuvres complètes, éd. M. Zink, Paris, Le Livre de Poche / (...)
  • 2 Voir « Douce dame, salut vous mande », Lettres d’amour du Moyen Âge, les Saluts et Complaintes, so (...)

1« C’est la proiere que Theophiles dist devant Nostre Dame » indique une didascalie du Miracle de Theophile au moment où le protagoniste s’adresse à la Vierge pour éviter la damnation qui le guette1. Le jeu de Rutebeuf bascule au moment où retentissent six douzains d’hexasyllabes composés sur le schéma aabaabbbabba popularisé par Hélinand de Froidmont quelques décennies auparavant. Dès le xiiie siècle en effet, sous les plumes de Jean Bodel, de Rutebeuf, d’Adam de la Halle et de nombreux anonymes, la strophe hélinandienne a tissé la trame de dits à tonalité morale, rythmé les prières à la Vierge et accompagné les saluts amoureux2. Si son apparition précoce dans les jeux dramatiques n’a rien de surprenant, plus frappante peut-être est son utilisation continue au théâtre jusqu’au début du xvie siècle.

  • 3 H. Chatelain, Recherches sur le vers français au xve siècle, Paris, Champion, 1907, p. 113 ; A. Be (...)
  • 4 Voir par exemple l’édition moderne du Mystère du roy Avenir de Jean du Prier, où apparaissent à qu (...)
  • 5 Voir notamment D. Smith, X. Leroux et T. Kuroiwa, « Formes fixes, futilités versificatoires ou sys (...)

2Cette stabilité a attiré l’attention de la critique, ouvrant la voie aux enquêtes pionnières d’Henri Chatelain et d’Adolf Bernhardt au début du xxe siècle3. Mais l’intérêt s’est tôt émoussé chez les historiens du théâtre. Jusqu’à une date récente, assez rares ont été les éditions relevant la présence de douzains d’Hélinand dans la composition métrique des pièces, souvent laissés dans l’ombre des ballades et des rondeaux4. Dans le sillage de travaux appelant à poser un autre regard sur la versification théâtrale au xve siècle5, la présente contribution vise à suggérer quelques pistes pour tenter d’analyser la présence et le rôle des douzains d’Hélinand sur les scènes de la fin du Moyen Âge, et plus précisément dans l’art des mystères.

  • 6 Même si les études précises manquent encore sur ce point, les douzains hélinandiens semblent beauc (...)

3Avant de les aborder, il importe de rappeler les deux écueils que doit affronter l’enquête : il est difficile d’identifier le douzain hélinandien au sein de très longues pièces qui ne l’utilisent plus comme une strophe aisément repérable6 ; il est difficile d’interpréter ses effets dans leur dramaturgie. De fait, la versification théâtrale en moyen français ne sert pas à illustrer mécaniquement des idées ; elle donne plutôt au texte une partition rythmique dont les fonctions et les significations sont variées, à l’instar de la musique de film aujourd’hui. Il semble donc vain de chercher à imposer un cadre d’interprétation rigide aux compositions des dramaturges. Reste que la structure aabaabbbabba n’a pas été mobilisée par tous ni partout. L’écriture des mystères, où elle apparaît en majorité, possède des spécificités thématiques et tonales – autorité du sujet, gravité des registres – proches de celles complaintes, prières et réflexions méditatives dont la strophe d’Hélinand était le véhicule privilégié aux xiiie et xive siècles. De plus, à parcourir les pièces qui en font usage, vient à l’esprit l’hypothèse que ces textes sont liés entre eux par de possibles récritures. Existerait-il des milieux de production et de diffusion qui auraient été plus particulièrement sensibles aux potentialités théâtrales des douzains ?

4Pour creuser ces diverses intuitions, nous avons choisi un corpus d’étude à la fois varié et relativement restreint puisque nous avons privilégié les œuvres considérées aujourd’hui comme des mystères. Composé de pièces du xve siècle, le corpus s’étend des Mystères de la Passion de Semur et par Eustache Mercadé (début du xve siècle) au Mystère de saint Martin d’André de la Vigne (1496). Les textes analysés s’ancrent dans des régions de culture différente, d’une part le royaume de France, surtout les duchés d’Orléans-Blois et le comté d’Anjou, d’autre part la principauté de Bourgogne. Il semble en effet que dans ces espaces ont fleuri les textes faisant un usage inventif du douzain d’Hélinand, ce qui incite à questionner à sa lumière leurs éventuelles convergences et divergences. Diverses dans leurs thématiques, les pièces s’inspirent de l’Antiquité (Histoire de la Destruction de Troie la Grant de Jacques Milet) comme de l’actualité (Mystère du Siège d’Orléans) ou sont consacrées à des vies de saints et à la Passion du Christ. Au cœur de ce corpus, les Passions étroitement liées entre elles de Mercadé, de Gréban et de Jean Michel seront abordées dans une perspective comparative, permettant d’interroger à nouveaux frais les enjeux du douzain chez le dramaturge du xve siècle qui l’a porté à son plein développement, Arnoul Gréban.

Le douzain Hélinandien dans le tissu métrique des mystères

  • 7 Les douzains des v. 4814-4837 font suite à des rimes suivies et sont prolongés par un sizain aabaa (...)

5Au xve siècle, perdant sa visibilité de strophe poétique, le schéma aabaabbbabba affleure désormais majoritairement au sein du vaste tissu métrique qui caractérise l’écriture théâtrale des mystères. Dans certaines pièces, son usage est pourtant fort rare : seuls deux douzains enchaînés sont présents dans une tirade de la Madeleine au cours des 9572 vers de la Passion de Semur7. D’autres le mobilisent davantage, même si, vue la taille des œuvres, la présence des douzains y reste discrète : une douzaine d’exemples apparaissent dans l’Histoire de la Destruction de Troie la Grant, une quinzaine dans le Mystère de saint Quentin et Arnoul Gréban en propose trente-sept dans son Mystère de la Passion. Si Eustache Mercadé en développe huit occurrences au fil des 24943 vers de la Passion d’Arras, André de la Vigne en insère neuf dans les 10445 vers du Mystère de saint Martin. Ces chiffres relativement faibles montrent combien l’utilisation de la forme est devenue chez les dramaturges un geste peu usuel, qui peut être considéré comme un choix.

  • 8 Les autres occurrences du douzain octosyllabique régulier dans cette œuvre apparaissent plutôt au (...)

6Tout comme le nombre d’occurrences, le privilège donné à l’isométrie ou à l’hétérométrie du douzain apparaît lui aussi comme un geste concerté. Un fatiste comme Eustache Mercadé fait sciemment appel à l’hétérométrie : le seul douzain hélinandien de cette forme dans son Mystère de la Passion colore la réplique de Marie qui suit la Nativité du Christ aux vers 1993-2004. Elle vient soudain animer la trame régulière des octosyllabes à rimes plates et mettre en valeur l’action de grâce8 :

  • 9 La Passion d’Arras, p. 23, v. 1993-2004.

marie a genoux :
Createur de firmament,
Roy prudent,
Tu me fay grant demonstrance
D’amour, quant tu dignement,
Doulcement,
De moy a pris ta naissance
Sans ce qu’aulcune pesance,
Ne grevance,
Aye senti nullement.
De ma totale puissance
Et substance,
Je t’en remercie humblement9.

  • 10 La première occurrence appartenant à cette catégorie apparaît au moment du baptême de Jésus (Arnou (...)
  • 11 Arnoul Gréban, Mystère de la Passion, v. 10337-10348, v. 28331-28342 et v. 28531-28542.
  • 12 Quelques pièces de la fin du xve siècle échappent néanmoins à cette règle, telle que le Mystère de (...)

7La volonté d’associer l’hétérométrie à un épisode significatif n’est pas aussi nette chez Arnoul Gréban, qui paraît accorder moins d’importance que Mercadé aux douzains décasyllabiques de ce type10. Parmi les trois occurrences hétérométriques relevées dans sa Passion11, on peut certes noter une apparition au moment du baptême de Jésus (« o haulte clemence », v. 10337-10348). Mais dans la tirade de Jean-Baptiste où il resurgit ensuite, le douzain hétérométrique est articulé à divers schémas de rimes, un double huitain aaabaaab bbbcbbbc, des rimes plates et autres, où l’on peine à détecter une quelconque mise en relief. Les deux autres exemples (« o faulse gent et nephaire », v. 28331-28342 ; « gens la plus fiere du monde », v. 28531-28542) se font encore plus discrets au fil de la longue scène des plaintes et des vitupérations contre les Juifs énoncées par les Apôtres, tissés qu’ils sont à d’autres formes12. L’importance décroissante du douzain hétérométrique chez les dramaturges de la deuxième moitié du xve siècle semble démontrer une évolution générale vers l’isométrie, congruente avec les usages du schéma hélinandien dans d’autres formes d’écriture à la fin du Moyen Âge.

  • 13 Un dizain aabaabbaba (v. 1093-1102), un quatrain double ababbcbc (v. 1103-1110).
  • 14 Par exemple, le long monologue de Madeleine enchaîne plusieurs formes (ababbcbc, aabaabbbcbbc, aab (...)
  • 15 « Quand il est isolé, le sixain semble n’avoir pas toujours de valeur littéraire ; en particulier (...)

8Le traitement des douzains hétérométriques chez Gréban attire l’attention sur un autre phénomène majeur : la juxtaposition de plus en plus courante dans le théâtre du xve siècle des douzains hélinandiens et d’autres schémas métriques, qui souvent leur ressemblent. Cette annexion est déjà sensible chez Mercadé. Immédiatement après le Procès de Paradis, lors de l’Annonciation, il fait se succéder deux douzains d’Hélinand (« Humblement te salue, Marie », 1re journée, v. 1057-1092), puis enchaîne sur les formes particulières que sont le dizain et le quatrain double13. Cette tendance à la banalisation s’accentue chez Arnoul Gréban14. Mais la meilleure preuve d’une telle évolution est la Passion de Jean Michel, qui remanie l’œuvre de Gréban. En effet, si le docteur angevin a considérablement diminué le nombre des douzains d’Hélinand dans son mystère, il a en revanche donné un essor spectaculaire à un autre douzain d’allure similaire mais légèrement différente, la forme aabaabbbcbbc. L’ancienne structure métrique ne semble plus dotée d’une identité propre et cède la place à un schéma rimique plus ouvert et plus dynamique. Le succès de celui-ci a sans doute été appuyé par sa ressemblance avec le « huitain français », ababbcbc, une forme extrêmement familière à l’époque, abondamment exploitée en scène et dont le douzain aabaabbbcbbc a pu être perçu comme une version augmentée15. On peut dès lors faire l’hypothèse que la logique de l’écriture théâtrale, qui exige une constante progression rythmique pour soutenir l’avancée des répliques au fil de très longues œuvres, l’a emporté sur la logique plus concentrée et close de l’écriture lyrique. Ce serait l’une des raisons de l’affaiblissement de la structure ferme de l’ancienne strophe et de sa transformation en simple patron de rimes dans un tissu métrique complexe.

  • 16 Le Mystère du Siège d’Orléans, éd. G. Gros, Paris, Le Livre de Poche, 2002, tirade de Salisbury, p (...)

9Est-ce à dire pour autant que le douzain hélinandien est devenu superflu aux yeux des fatistes du xve siècle ? Le premier monologue de Charles d’Orléans dans le Mystère du Siège d’Orléans16 montre qu’il est difficile de trancher aussi nettement. L’intervention du personnage est préparée par la tirade liminaire de la pièce, prononcée par Salisbury. En six douzains aabaabbbcbbc, le nouveau lieutenant général de l’armée anglaise y a tracé ses grandioses plans de conquête du royaume de France, chaudement approuvés par ses lieutenants. Lorsque le tumulte des guerriers cesse s’élève la prière du duc d’Orléans, portée par cinq douzains d’octosyllabes. Au premier abord, les accents plaintifs du Français semblent se dérouler sur le même rythme que le discours martial de l’Anglais, n’était le schéma hélinandien de la quatrième strophe d’Orléans. La réduction des alternances rimiques de trois à deux (de a/b/c à a/b) paraît aller de pair avec la répétition de l’information, puisque le premier tercet aab du douzain reprend simplement la nouvelle de l’expédition (« Or est il que adverty suis / que roy Henry a entrepris / de vouloir envoyer en France… »). Cependant l’enchaînement bbabba qui suit fait basculer du constat de l’impossible « resistence » au vœu d’une intervention divine, seule capable d’apporter « pourvoyance » aux assiégés. Il s’agit du premier épisode où s’esquisse, sur le rythme optatif d’une prière, la mission ultérieure de Jeanne.

10Analyser les procédés d’insertion des douzains d’Hélinand dans le tissu métrique des mystères aboutit donc à un résultat plus ou moins contrasté. D’une part, perdant la puissance structurante de strophe qu’ils possédaient dans les dits et les jeux du xiiie siècle, ils apparaissent comme des composants métriques banalisés, voire dans une certaine mesure pénalisés par le rayonnement de formes similaires et mieux appréciées au xve siècle comme le douzain aabaabbbcbbc. D’autre part, peut-être en raison de leur raréfaction, ils semblent dotés d’une capacité à faire sens. Il apparaît donc utile d’observer de plus près les situations d’énonciation des douzains dans les œuvres sélectionnées pour saisir les manières dont ils participent à leur construction.

Modalités d’énonciation et structuration des épisodes

  • 17 L’Instructif, p. 98-107.

11Dans la longue étude qu’il consacre au rondeau, l’Instructif de seconde rhetorique laisse entendre qu’il s’agit d’une forme appropriée aux prises de parole collectives17. Le douzain d’Hélinand est-il quant à lui plutôt employé dans des monologues ou dans des dialogues ? Comment structure-t-il les situations d’énonciation dans lesquelles il apparaît ?

  • 18 Arnoul Gréban, Mystère de la Passion, par exemple t. I, p. 51, v. 3461-3472, p. 332, v. 24745-2475 (...)

12Là encore et sans surprise, les choix des dramaturges sont variés. Dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban, la plupart des douzains aabaabbbabba sont énoncés par un seul personnage ; néanmoins, les quelques occurrences où ils animent des dialogues montrent que leur forme symétrique est mise à profit pour équilibrer la distribution des répliques. Ils sont ainsi à plusieurs reprises partagés entre les personnages sous la forme aabaab bbabba. Cela ne vaut point pour tous les fatistes : Mercadé, le prédécesseur de Gréban, a plutôt privilégié un certain déséquilibre dans la répartition des douze rimes entre les interlocuteurs18.

  • 19 Le Mystère de saint Quentin, éd. H. Chatelain, Saint-Quentin, 1909, 1re journée p. 1-3, douzains d (...)
  • 20 Mystère de saint Quentin, 2e journée p. 78, v. 4878-4901, 2 strophes, la 2e énoncée tour à tour pa (...)

13Au-delà de ces effets rythmiques, le développement d’un douzain hélinandien dans un dialogue peut attirer l’attention sur le personnage qui l’énonce, surtout si l’épisode est répété. Le Mystère de saint Quentin attribué à Jean Molinet19 fait à deux reprises apparaître des douzains aabaabbbabba dans des scènes de dialogue qui pivotent autour du même personnage, Marcellin. Aux côtés de Maurice qui s’apprête à combattre les armées ennemies, ce chrétien adresse d’abord une prière à la Vierge, énonçant en alternance avec son chef les tercets d’un douzain hélinandien20. Devenu évêque puis apostat, Marcellin refuse ensuite, désespéré, de parler avec deux compagnons, Claudien et Quirinus, qui le pressent de retrouver confiance en Dieu :

  • 21 Mystère de saint Quentin, 2e journée, p. 134, v. 8280-8303, 2 strophes, chaque personnage énonce u (...)

quirinus

A quoy passe tu la journee ?

marcellin

A maudire ma destinee.

claudien

Il est trop maudit qui Dieu hait.

marcellin

Maudit suis plus qu’ame dampnee.

quirinus

Cesse ta douleur foursenee.

marcellin

Laissiés moy plourer a mon hait21.

14Le partage du douzain se répète, mais son sens s’inverse : ce qui soulignait la complicité des croyants devient le signe de l’isolement du renégat.

  • 22 Jacques Milet, L’Istoire de la Destruction de Troye la Grant, transcription E. Stengel, Marburg/Pa (...)
  • 23 Destruction de Troie, p. 320, v. 20275-20286.

15Plus fréquemment cependant, à l’exemple de Gréban, les auteurs de mystères utilisent le douzain pour soutenir les discours énoncés par un seul personnage. Sans que cela soit systématique, la forme assume parfois un rôle de pulsation rythmique à l’ouverture de certaines tirades. L’Histoire de la Destruction de Troie la Grant de Jacques Milet illustre ce phénomène, notamment à travers les adresses prononcées par des personnages féminins, plusieurs fois ouvertes par ce douzain. Dans les premières scènes de la pièce, Polyxène salue le retour de Pâris et lance un éloge joyeux de la fière allure de son frère sur le rythme aabaabbbabba, « en soye inclinant devant luy22 ». La même construction, appuyée par une gestuelle similaire, resurgit à l’issue de la pièce lorsqu’Hélène, penchée sur le cadavre dudit Pâris, pleure sur la beauté désormais évanouie du jeune homme23.

  • 24 Mystère de saint Quentin, 1re journée p. 3, v. 153.

16Les textes analysés révèlent également que le douzain d’Hélinand, beaucoup moins exploité que les rondeaux et les ballades pour souligner les mouvements scéniques, n’en a pas moins parfois été doté d’une capacité à articuler les épisodes de certains mystères. Le Mystère de saint Quentin présente une scène d’ouverture, longue d’environ 270 vers, entièrement composée de douzains hélinandiens enchaînés. Ils font pénétrer au cœur du conseil de Dioclétien, où Constant Césaire, Galérien, Constantin et d’autres proches de l’empereur s’accordent pour associer au trône le général Maximien, ennemi déclaré des chrétiens. Le rythme lancinant de leurs échanges est rompu par le Fou, qui lance une convocation burlesque, « et je voys assembler tous mes fos », sur des rimes suivies24. Cette rupture fait retomber la tension de la scène précédente tout en révélant le caractère à la fois diabolique et dérisoire du conseil impérial.

  • 25 C. Thiry, « Pour faire… misteres bien limitez : observations sur la versification du Mystère de sa (...)

17Le Mystère de saint Martin d’André de la Vigne propose un autre exemple de structuration astucieuse, analysé naguère par Claude Thiry25. Dans un épisode central de la pièce, Martin ressuscite Hannequin le Hasardeur qui vient de se suicider, l’arrachant ainsi au péché mortel. Le geste démontre la sainteté du protagoniste et l’élévation de Martin à la position d’évêque de Tours dans la scène suivante est la conséquence logique de ce miracle. Cependant, comme l’apprend la didascalie insérée entre les deux actions, se produit à ce moment un changement assez important dans la mise en scène. Les acteurs circulent sur l’aire de jeu, se déplaçant de la maison du suicidé à la salle du chapitre tourangeau ; celui qui joue Martin s’écarte ; de nouveaux personnages entrent. Toutes transformations qui nécessitent un assez long interlude musical :

  • 26 Andrieu de la Vigne, Le Mystère de saint Martin, éd. A. Duplat, Genève, Droz, 1979, p. 393.

Pause prolixe de menestriers ; cependant sainct Martin s’en retorne a son abbaye et les aultres se retirent.
le doyen de tours. – Il est avec les aultres chanoynes en ung lieu comme en ung chapitre26.

18Pour rendre compréhensible la relation existant entre la résurrection d’Hannequin et la réputation de sainteté qui convainc les Tourangeaux d’élire Martin évêque, André de la Vigne utilise le douzain d’Hélinand. Le dialogue entre Martin et la mère du suicidé s’appuie sur cette structure métrique (v. 6076-6099) ; elle resurgit immédiatement à l’ouverture du discours prononcé par le Doyen de Tours en faveur du futur évêque (v. 6100-6111) :

  • 27 Mystère de saint Martin, v. 6100-6106.

le doyen
Mes freres et mes bons amys,
Desja trop de temps avons mys
de regarder a nostre eglise,
car de prelat sommes desmys.
Pour ce, ne soyons endormys
d’y pourvoir par moult bonne guise.
Chascun de vous son sens aguise27

19Le douzain noue par là ce que la mise en scène paraît disjoindre : la continuité rythmique qu’il introduit supplée la discontinuité visuelle produite par le changement de décor et l’entrée dans un nouvel épisode de la vie du saint. Le mystère hagiographique prend ainsi concrètement sens – direction et signification – sous les yeux du public.

Soutenir des discours, peindre des personnages

  • 28 On peut en prendre pour exemples, entre autres, Li Loenge Nostre Dame de Robert le Clerc d’Arras ( (...)
  • 29 L. Selaf, « La strophe d’Hélinand : sur les contraintes d’une forme médiévale », Formes strophique (...)

20Peut-on pour autant considérer que ce douzain singulier est resté au xve siècle ce qu’il paraissait être en ancien français : une forme-sens, attachée à des énoncés et à des valeurs spécifiques, surgissant dans des contextes particuliers ? Les historiens de la littérature ont souvent remarqué qu’au xiiie siècle, sous l’influence des Vers de la mort, les poèmes en douzains à deux rimes exprimaient en majorité des méditations morales et pénitentielles. Les prières et les dits dédiés à la Vierge, les Voies de l’au-delà si populaires au xive siècle ont très fréquemment utilisé le douzain d’Hélinand, forme alors associée au stylus gravis et aux énonciations solennelles28. Assez claire dans les écritures des xiiie et xive siècles, cette caractérisation tonale a-t-elle perduré dans les productions dramatiques du xve siècle et continue-t-elle à expliquer l’emploi du douzain, comme l’a parfois suggéré avec précaution la critique29 ?

  • 30 Nous empruntons la notion d’embrayeur aux analyses de la vectorisation dans les arts du spectacle (...)

21Il convient d’emblée d’observer une certaine prudence face à l’hypothèse de cette continuité. Elle est certes plausible et l’absence de référence aux Vers de la Mort dans les arts de rhétorique commentant le douzain au xve siècle ne signifie pas que leur héritage stylistique a été tout à fait oublié. Néanmoins, les exemples précédemment cités montrent que le schéma métrique, désormais inclus dans de vastes compositions spectaculaires, s’y est vu doté d’enjeux qui dépassent une orientation thématique particulière. Si le douzain hélinandien a pu apparaître à certains fatistes comme une forme-sens, cela ne signifie pas qu’il a été le marqueur d’un style bien reconnaissable ou l’accompagnement illustratif de tel ou tel thème, mais plutôt qu’il a été utilisé comme ce que les analystes actuels des spectacles appellent un « embrayeur30 », c’est-à-dire en tant que composant formel capable d’interagir souplement avec toutes les dimensions du jeu dramatique et de créer des effets de sens à leur contact. Nous avons déjà analysé certaines de ces dimensions, le soutien rythmique des répliques, l’articulation des épisodes, auxquelles on peut ajouter la caractérisation de certains rôles et de certains types de discours.

  • 31 « Las, que feray je, desolee ? », deux douzains hélinandiens : Le Livre et mistere du glorieux sei (...)
  • 32 Siège d’Orléans, v. 333-344 ; Saint Quentin, v. 4878-4901 ; Saint Didier, v. 227-238.

22Le genre de discours que soutient le douzain est peut-être le lieu où l’héritage d’Hélinand de Froidmont demeure le plus sensible. Dans le sillage des Vers de la mort, encore nombreuses sont au théâtre les plaintes individuelles qui se déploient à partir de la scansion circulaire des rimes ab : larmes d’Hélène devant le cadavre de Pâris dans la Destruction de Troie ; lamentations de Nathalie, femme d’Adrien, dans le Mystère consacré à ce saint en 1485, où apparaissent les deux seules occurrences de ce schéma dans la pièce31. Par ailleurs, les douzains surgissent fréquemment dans les prières adressées à Dieu par les protagonistes des mystères évangéliques et hagiographiques : Charles d’Orléans devant la menace anglaise dans le Siège d’Orléans ; saint Marcellin demandant l’aide de la Trinité contre les armées adverses dans Saint Quentin ; saint Didier élevant son âme vers Dieu pour obtenir son soutien au début de la pièce dont il est le héros32. D’autres prières sont plutôt des actions de grâce, à l’instar du dialogue déjà cité entre saint Martin et la mère d’Hannequin le Hasardeur. Chaque interlocuteur adresse à l’autre un douzain au schéma identique, la Bourgeoise pour bénir le saint qui a ressuscité son fils, Martin pour attribuer son acte à la puissance divine :

la bourgeoise
Homme plain d’umble affection,
De grant sanctiffication,
Bien doibs louer vostre bonté
quant de ma tribulacion
j’ay heu letifficacion
et en joye m’avez bouté.
Si prye la divinité et la tres haulte Trinité,
pour toute satisfacion,
qu’elle vous doinct joye et santé
et pour plus grant bienheureté,
des haulx cieulx la possession !

  • 33 André de la Vigne, Mystère de saint Martin, p. 392-393, v. 6076-6099.

sainct martin
Ayez commemoracion,
par digne contemplacion,
du grant bien que Dieu vous a faict ;
luy seul la colaudacion
de ceste relevacion
en doibt avoir de cueur parfaict.
Louez le par dit et par faict,
car de luy vient ce noble effect
et ceste pregoracion.
Doncques, se de vostre forfaict
comme devant vous ay reffaict,
Servez le d’umble entencion33.

  • 34 Passion d’Arras, v. 4373-4384 ; Saint Quentin, v. 14785-14796.

23De nombreux discours émaillés par le douzain hélinandien sont de fait traversés par un mouvement d’élévation vers l’au-delà ou le sacré. Elle peut notamment se manifester par un don de prophétie. Cette expérience intime est partagée par Siméon apercevant l’enfant Jésus aux portes du Temple dans la Passion d’Arras et par la mère de Quentin avertie par un rêve du prochain martyre de son fils ; tous deux utilisent alors le schéma aabaabbbabba34.

  • 35 Destruction de Troie, v. 20902-20925, Penthésilée énonce deux douzains incitant au combat : « Lors (...)
  • 36 Destruction de Troie, v. 6647-6658, Priam ouvre le conseil des Troyens par une strophe d’Hélinand (...)

24Cependant l’art théâtral n’a pas restreint l’emploi de ce patron aux discours pénitentiels et aux prières. Dans certaines œuvres, on observe un élargissement de son usage. Le douzain y apparaît notamment dans des adresses collectives qui exaltent les valeurs unissant une communauté combattante. Deux pièces où la guerre et la question de la survie d’un état occupent une place majeure, le Siège d’Orléans et la Destruction de Troie, l’utilisent par exemple dans des tirades qui appellent à la levée de troupes et à la réunion de conseils politiques : sur ce rythme, la voix de Penthésilée rassemble la compagnie des Amazones, celle de Jeanne incite l’armée royale à attaquer Beaugency35. De même, Priam, Agamemnon et Charles VII convoquent tour à tour leurs alliés pour décider de la stratégie face à l’ennemi : « or ça, seigneurs, il m’est advis », « barons, dictes vostre sentence36 ».

  • 37 Les énonciateurs du douzain sont, entre autres, dans ces deux pièces : chez Mercadé, l’Ange Gabrie (...)
  • 38 L’une des exceptions dans le corpus étudié est Marcellin l’apostat dans le Mystère de saint Quenti (...)

25Cet exemple appelle à prêter attention à une possible caractérisation des personnages par les schémas métriques qu’ils emploient. Henri Chatelain et Adolf Bernhardt avaient déjà noté que les énonciateurs des strophes d’Hélinand dans le théâtre du xve siècle sont souvent les protagonistes des jeux. Cette tendance est évidente sous les plumes de Mercadé et de Gréban. Dans leurs Passion respectives, seuls les proches de Jésus parlent à travers cette forme37. De fait, l’immense majorité des énonciateurs du douzain au théâtre sont des figures positives, voire héroïques et saintes : Jeanne d’Arc, Charles VII et Charles d’Orléans dans le Siège d’Orléans ; Adrien, Didier, Martin, les compagnons de Quentin et leurs alliés dans chacun des Mystères éponymes ; une figure rédimée comme la Madeleine dans la Passion de Semur, etc.38

26Un autre point intéressant est l’importante proportion, parmi ces utilisateurs, de rôles féminins. Il y a peut-être là un infléchissement de l’usage poétique de la strophe hélinandienne depuis l’ancien français. Du xiie au xive siècle, les poèmes lyriques, les dits, les prières, les récits spirituels qui sont développés sur son schéma sont en général énoncés par des voix masculines qui, fréquemment, s’adressent à une femme, la Vierge. Sur les tréteaux du xve siècle, c’est elle-même qui dit des douzains à deux rimes. Dans la Passion de Mercadé, Marie est constamment celle qui les récite ou celle devant qui on les récite, de son échange avec Gabriel (« humblement te salue, Marie », v. 1057-1092) aux encouragements que lui adresse saint Jean au pied de la Croix (« Dame, aultre maniere tenez », v. 16884-16895). Deux Annonciations en douzains d’Hélinand, celle de l’Ange saluant la Vierge et celle du disciple promettant la Résurrection à la mère éplorée, encadrent ainsi le drame du Fils.

27L’appétence des personnages féminins pour le douzain aabaabbbabba peut être expliquée par une certaine permanence de ces traditionnelles tonalités plaintives ; par les types de discours où il intervient, comme, on l’a vu, les complaintes et les prières ; enfin, par les attitudes codifiées que cette structure métrique accompagne parfois, la révérence courtoise ou le corps ployé par la douleur. Ces détails convergent pour suggérer que le schéma de douze vers a pu encore apparaître comme un vecteur d’émotions sur les scènes du xve siècle. La construction de la première tirade de Madeleine dans la Passion de Semur est assez significative à cet égard. Commençant par se plaindre sur des rimes suivies (« Lasse moy ! commant trouveray / qu’il me puist conseil donner / et en droit chemin ordonner », v. 4805-07), Madeleine prend ensuite à témoin le public de son passé sulfureux et de son repentir en enchaînant deux douzains aabaabbbabba (v. 4814-4838), suivis d’un sizain aabaab :

  • 39 La Passion de Semur, p. 135, v. 4814-4819.

magdalena primo
Lasse ! con me va mallement !
Que deviendray ? je vous demand,
Bonnes gens. Las, povre chetive,
qui tant ay vescu laidement
et esté tres longuement
en pechier encline et active39.

28Le rythme redevient ensuite suivi pour énumérer les péchés commis et dire l’espérance dans le Christ, que Madeleine part alors quérir. Ce faisant, le personnage articule les thématiques pénitentielles autrefois associées à la strophe d’Hélinand à la puissante communication émotionnelle qui caractérise le théâtre en moyen français, incarnée ici au féminin.

Des douzains et des hommes

29Les dramaturges qui ont exploité au xve siècle les ressources théâtrales du douzain d’Hélinand, Eustache Mercadé, Arnoul Gréban, Jacques Milet ou encore André de la Vigne, étaient tous des fatistes attentifs au rôle moteur de la versification dans la composition de leurs spectacles. Nous souhaiterions interroger in fine la manière dont leur emploi des douzains d’Hélinand met en perspective les relations d’innutrition, d’héritage ou de compétition qui ont pu exister entre ces hommes, leurs œuvres et les cultures théâtrales où elles se sont inscrites.

  • 40 Sur cette hypothèse, voir Thiry, « Pour faire… misteres bien limitez ».

30Ce composant métrique est en effet loin d’avoir été exploité par tous les auteurs de mystères au xve siècle et la grande variété de ses rôles chez ceux qui l’ont employé met d’autant plus en valeur les convergences de leurs pièces. Exhorter aux rassemblements guerriers et à la tenue de conseils politiques sur le rythme abbabbabbabba est par exemple un phénomène relevé dans le Mystère du Siège d’Orléans et l’Histoire de la Destruction de Troie la Grant. Or les deux œuvres, conçues à quelques années d’intervalle, appartiennent au même espace orléanais. L’existence d’une culture théâtrale locale est ici plausible. Le cas d’André de la Vigne est plus complexe. Bien qu’il prenne la plume plusieurs décennies plus tard sur l’invitation d’une municipalité bourguignonne, il rédige l’ensemble du Mystère de saint Martin non pas sur la trame habituelle d’octosyllabes à rimes plates, mais sur un enchaînement de huitains à rimes croisées plus original, que le Siège d’Orléans est l’une des rares pièces conservées à avoir expérimenté auparavant. André de la Vigne fait également un usage quantitativement et qualitativement assez important de douzains d’Hélinand, choix qui n’est pas sans rappeler les styles du Siège d’Orléans et de la Destruction de Troie. L’auteur du Saint Martin, ancien secrétaire de Marie d’Orléans, était-il familier de l’art théâtral dans ce duché40 ? Ou a-t-il conçu son Mystère à l’intersection de deux modèles qu’il paraît bien maîtriser, la composition versifiée des mystères orléanais et celle des mystères bourguignons ? Les territoires de Bourgogne ont en effet été eux aussi le lieu d’une floraison de pièces mobilisant le douzain hélinandien, tels que les Mystères de saint Didier et de saint Quentin, tous deux rédigés au cours de la décennie 1480. Même si les relations suggérées par les douzains sont, il faut l’avouer, des indices bien ténus pour retracer des réseaux d’influence, l’hypothèse que l’art dramatique du xve siècle s’est nourri de telles circulations mérite au moins d’être posée.

31La relation d’innutrition est beaucoup plus assurée entre Eustache Mercadé, Arnoul Gréban et Jean Michel, auteurs de trois Passions majeures au fil du xve siècle. Là encore, leur approche des douzains d’Hélinand révèle leur vision assez différente du geste de réécriture.

  • 41 Divers procédés de récriture chez Gréban ont été étudiés par Darwin Smith, « Arnoul Gréban et l’ex (...)
  • 42 Gréban exploite plus abondamment que Mercadé la juxtaposition et la semi-juxtaposition des douzain (...)

32Il est indéniable que Gréban doit énormément à son prédécesseur arrageois, d’autant que, comme lui, il a composé sa Passion en réponse à la commande d’une ville septentrionale, Abbeville. Pourtant, comme l’illustrent le fameux Procès de Paradis et la structure tétralogique donnée à son œuvre, le « notable bachelier en théologie » a en réalité moins emprunté à Mercadé des citations textuelles que des principes d’écriture41. Ainsi du douzain aabaabbbabba, que Mercadé utilise encore nettement comme un marqueur stylistique de gravité. L’intérêt de cette forme n’a pas échappé à Gréban ; même s’il en fait par ailleurs une utilisation originale, il continue à l’exploiter dans des épisodes thématiquement importants, tout en confiant sa récitation à des adjuvants du Christ. En ce sens, l’œuvre d’Arnoul Gréban s’impose comme une synthèse assumée entre l’héritage de principes stylistiques anciens et de nouvelles expérimentations formelles42.

  • 43 Jean Michel, Le Mystère de la Passion, p. 25, v. 2052-2063 (saint Jean-Baptiste lors du baptême de (...)
  • 44 Jean Michel, Le Mystère de la Passion, p. 64, v. 4837-4848, p. 370, v. 25355-25390 (juxtaposés).

33La réécriture se manifeste de manière très différente entre Arnoul Gréban et Jean Michel. Ce dernier a remanié l’œuvre de Gréban pour une représentation qui a eu lieu en 1486, plus de trente ans après la première représentation attestée de l’œuvre de Gréban (1455), et dans le cadre urbain différent qu’était la ville d’Angers. Or si, parmi les cinq occurrences du schéma hélinandien insérées dans la Passion d’Angers, trois sont presque identiques aux rôles que leur donne la Passion de Gréban43, un discours présentant le douzain est énoncé par un personnage inattendu, Judas44. Ce changement assez drastique d’emploi va de pair avec la primauté donnée par Jean Michel à la forme concurrente aabaabbbcbbc, qui accentue la dissolution de la structure héritée du xiiie siècle. Autrement dit, Jean Michel a préféré emprunter à Arnoul Gréban des citations textuelles plutôt que des principes d’écriture, du moins en ce qui concerne le douzain d’Hélinand.

Conclusion

34Partir en quête du douzain aabaabbbabba dans les jeux théâtraux du xve siècle paraît au premier abord confronter l’enquêteur au paradoxe d’une permanence assurée au prix d’une apparente disparition. La strophe close qui structurait poèmes et dits composés dans le sillage d’Hélinand de Froidmont s’affaiblit en effet jusqu’à devenir en scène une simple forme métrique, affleurant discrètement dans les amples compositions versifiées des mystères. Ce paradoxe est pourtant compréhensible si l’on accepte l’idée que l’art théâtral du xve siècle a mis le douzain d’Hélinand en tension, en le plaçant sous le double signe de la conservation et de la transformation. À n’en pas douter, les fatistes de mystères ont été sensibles à d’anciennes caractéristiques de la forme, en particulier son rôle de marqueur du stylus gravis et sa relation à certains genres de discours, par exemple les prières ou les plaintes méditatives. Mais ils ont aussi diversifié les usages du douzain, l’intégrant dans des dialogues et dans des tirades, le faisant articuler par des femmes comme par des hommes et prononcer par des personnages généralement valorisés, avec de possibles exceptions. En somme, de modèle de composition, le douzain d’Hélinand est devenu au théâtre un composant, souplement intégré à l’outillage versificatoire des dramaturges.

  • 45 Sur cette notion, voir J. David Bolter et R. Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambrid (...)

35Plutôt que de définir cette transformation en termes négatifs, qui souligneraient la perte d’autonomie d’une forme littéraire devenue format rythmique, il nous a semblé plus pertinent de l’approcher par une idée sous-jacente à l’ensemble de cette enquête et qui est empruntée, avec un anachronisme consenti, aux historiens de la communication, y compris artistique : la remédiation45. Est dite remédiation la réutilisation dans une nouvelle forme d’expression de divers éléments qui faisaient fonctionner d’autres formes, antérieures ou contemporaines, désormais guettées par l’obsolescence. L’élément « remédié » conserve son efficacité, mais il est redéployé dans un nouveau système qui en exploite des aspects jusqu’alors peu mis en valeur. Si l’autorité de la strophe hélinandienne a certes été érodée par son passage en scène au xve siècle, le douzain abbabbabbabba étant juxtaposé à des schémas plus dynamiques, les fatistes en moyen français ont aussi mis au jour certaines de ses potentialités, comme sa capacité à impulser des discours et à articuler rythmiquement des épisodes. Mais surtout, l’usage varié que certains dramaturges ont fait de cet outil permet aujourd’hui de reconstituer des réseaux d’auteurs et d’œuvres, grâce à l’observation, dans le tissu même des textes, de leurs choix singuliers. Or, à l’encontre des écritures narratives dont les remaniements, du xiiie au xve siècle, sont désormais bien étudiés, les analyses sont encore rares sur le phénomène de réécriture au théâtre, en particulier en ce qui concerne le remploi métrique et stylistique. À cet égard, le douzain d’Hélinand, schéma moins visible que d’autres formes fixes mais porteur d’une longue histoire, offre à l’enquêteur une voie d’accès à la fabrique de l’œuvre théâtrale au xve siècle.

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Notes

1 Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, dans Œuvres complètes, éd. M. Zink, Paris, Le Livre de Poche / Garnier, 2005, p. 568, tirade p. 568-574, v. 432-539. Sur ce passage, voir la contribution de Gérard Gros au présent dossier.

2 Voir « Douce dame, salut vous mande », Lettres d’amour du Moyen Âge, les Saluts et Complaintes, sous la dir. de S. Lefèvre et H. Uulders, Paris, Le Livre de Poche, 2016, p. 366-375.

3 H. Chatelain, Recherches sur le vers français au xve siècle, Paris, Champion, 1907, p. 113 ; A. Bernhardt, Die Altfranzösische Helinandstrophe, Münster, Aschendorff, 1912, p. 115-123.

4 Voir par exemple l’édition moderne du Mystère du roy Avenir de Jean du Prier, où apparaissent à quatre reprises des strophes d’Hélinand, non signalées dans l’introduction, à la différence des rondeaux et ballades : Le Mystère du roy Avenir, éd. A. Meiller, Genève/Paris, Droz, 1970, p. xxiii. On peut noter par ailleurs qu’Omer Jodogne identifie quelquefois le douzain aabaabbbcbbc comme douzain d’Hélinand dans son édition critique de la Passion d’Angers de Jean Michel : voir Jean Michel, Le Mystère de la Passion (Angers 1486), éd. O. Jodogne, Gembloux, Duculot, 1959, p. 163, v. 11825-11848 (deux occurrences) et p. 220, v. 15612-15647 (trois occurrences).

5 Voir notamment D. Smith, X. Leroux et T. Kuroiwa, « Formes fixes, futilités versificatoires ou système de pensée ? », Vers une poétique du discours dramatique médiéval, éd. X. Leroux, Paris, Champion, 2011, p. 121-142 et, des mêmes, « De l’oral à l’oral : réflexions sur la transmission écrite des textes dramatiques au Moyen Âge », Médiévales, 59, 2010, p. 17-39.

6 Même si les études précises manquent encore sur ce point, les douzains hélinandiens semblent beaucoup moins fréquents dans les pièces brèves, farces et sotties. Malgré leur présence dans certaines moralités, par exemple Le Concile de Basle (1434), nous les étudierons ici essentiellement dans les mystères, où ils sont le plus fréquemment utilisés.

7 Les douzains des v. 4814-4837 font suite à des rimes suivies et sont prolongés par un sizain aabaab : La Passion de Semur, éd. P. T. Durbin, introduction et notes L. Muir, Leeds, Leeds Medieval Studies, 1981, p. 135.

8 Les autres occurrences du douzain octosyllabique régulier dans cette œuvre apparaissent plutôt au sein de schémas métriques variés ; La Passion d’Arras, éd. J.-M. Richard, Paris, Picard, 1893, p. 23, v. 1993-2004, p. 46, v. 3987-3998, p. 51, v. 4373-4384, p. 138, v. 11833-11844, p. 196, v. 16884-16895.

9 La Passion d’Arras, p. 23, v. 1993-2004.

10 La première occurrence appartenant à cette catégorie apparaît au moment du baptême de Jésus (Arnoul Gréban, Mystère de la Passion, éd. O. Jodogne, Bruxelles, Académie des Sciences de Belgique, 1965-1983, t. I, p. 140, v. 10337-10348), les autres au fil des plaintes des Apôtres (t. I, p. 379, v. 28331-28342 et p. 381, 28531-28542). Gréban emploie les douzains décasyllabiques pour la prière de Jésus à la Cène (t. I, p. 244, v. 18341-18352) et pour la plainte sur la mort du Christ (t. I, p. 374, v. 27927-27938).

11 Arnoul Gréban, Mystère de la Passion, v. 10337-10348, v. 28331-28342 et v. 28531-28542.

12 Quelques pièces de la fin du xve siècle échappent néanmoins à cette règle, telle que le Mystère de saint Didier, attribué à Guillaume Flamang et daté de 1482, où sont utilisés deux douzains hétérométriques enchaînés : La Vie et passion de monseigneur sainct Didier, éd. J. Carnandet, Paris, Téchener, 1855, p. 367.

13 Un dizain aabaabbaba (v. 1093-1102), un quatrain double ababbcbc (v. 1103-1110).

14 Par exemple, le long monologue de Madeleine enchaîne plusieurs formes (ababbcbc, aabaabbbcbbc, aabaabbccb et rimes plates) ; il est difficile de discerner la raison du choix d’un douzain d’Hélinand (v. 13787-13798) dans cet ensemble. En revanche, la tirade illustre bien l’opposition entre rimes plates et « rithmes croisiees », c’est-à-dire toutes les autres combinaisons rimiques, qui fonde le fonctionnement de la versification théâtrale à cette époque. L’Infortuné et Pierre Fabri désignent en effet par « rithmes croisiees » d’autres schémas que le quatrain abab, par exemple le sizain aabaab : voir L’Instructif de la seconde rhétorique, éd. E. Buron, O. Halévy et J.-C. Mühlethaler dans La Muse et le Compas, dir. J.-C. Monferran, Paris, Garnier, 2015, p. 95-97, v. 776-836 et Pierre Fabri, Le Grand et vrai art de pleine rhétorique, éd. A. Héron, Rouen, 1889-1890, t. 2, p. 32.

15 « Quand il est isolé, le sixain semble n’avoir pas toujours de valeur littéraire ; en particulier dans le Saint Quentin, on passe aussi facilement du cinquain aabab ou ababb au sixain aabaab ou aababb qu’on était passé du quatrain abab aux deux formes du cinquain que nous venons de citer. Il y a là un élargissement de phrase qui se prête à l’expression d’un sentiment grave, d’une idée sérieuse, et on ne le rencontre pas dans la bouche des personnages bouffons […]. » (Chatelain, Recherches sur le vers français, p. 118). D’après un examen rapide, l’emploi par Jean Michel du douzain aabaabbbcbbc dans la Passion d’Angers semble confirmer cette remarque.

16 Le Mystère du Siège d’Orléans, éd. G. Gros, Paris, Le Livre de Poche, 2002, tirade de Salisbury, p. 45-48, v. 1-72, puis monologue de Charles d’Orléans, p. 48-52, v. 297-356 ; la 4e des cinq strophes est un douzain hélinandien, v. 333-344.

17 L’Instructif, p. 98-107.

18 Arnoul Gréban, Mystère de la Passion, par exemple t. I, p. 51, v. 3461-3472, p. 332, v. 24745-24756 ; Eustache Mercadé, La Passion d’Arras, p. 12, v. 1069-1080. Il arrive aussi que Gréban fragmente un douzain hélinandien entre quatre pasteurs (ex. p. 78, v. 5606-5617).

19 Le Mystère de saint Quentin, éd. H. Chatelain, Saint-Quentin, 1909, 1re journée p. 1-3, douzains d’Hélinand v. 33-152.

20 Mystère de saint Quentin, 2e journée p. 78, v. 4878-4901, 2 strophes, la 2e énoncée tour à tour par les personnages.

21 Mystère de saint Quentin, 2e journée, p. 134, v. 8280-8303, 2 strophes, chaque personnage énonce un tercet de la 1re et du premier sizain de la 2e, puis dit tour à tour un vers du dernier sizain ; citation v. 8298-8303.

22 Jacques Milet, L’Istoire de la Destruction de Troye la Grant, transcription E. Stengel, Marburg/Paris, 1883, p. 55, v. 3042-3053.

23 Destruction de Troie, p. 320, v. 20275-20286.

24 Mystère de saint Quentin, 1re journée p. 3, v. 153.

25 C. Thiry, « Pour faire… misteres bien limitez : observations sur la versification du Mystère de saint Martin d’André de La Vigne », « Pour acquerir honneur et pris ». Mélanges de moyen français offerts à Giuseppe Di Stefano, éd. M. Colombo Timelli et C. Galderisi, Montréal, CERES, 2004, p. 423-435.

26 Andrieu de la Vigne, Le Mystère de saint Martin, éd. A. Duplat, Genève, Droz, 1979, p. 393.

27 Mystère de saint Martin, v. 6100-6106.

28 On peut en prendre pour exemples, entre autres, Li Loenge Nostre Dame de Robert le Clerc d’Arras (éd. A. Brasseur, Genève, Droz, 2013) ou La Voie d’Enfer et de Paradis de Jean de le Mote, récemment analysée par S. Menegaldo, Le dernier ménestrel ? Jean de le Mote, une poétique en transition (autour de 1340), Genève, Droz, 2015, p. 242-257 sur la strophe d’Hélinand dans cette œuvre.

29 L. Selaf, « La strophe d’Hélinand : sur les contraintes d’une forme médiévale », Formes strophiques simples, dir. L. Selaf, P. Noel Aziz Hanna, J. van Driel, Budapest, Akademiai Kiado, 2010, p. 73-92 : « on peut soupçonner que la motivation d’utiliser cette forme spécifique était le ton solennel, tragique ou majestueux que les auteurs voulaient assurer à l’insertion strophique, déclamée par un personnage du drame. » (p. 78). Nous nous accordons au caractère prudent de cette hypothèse.

30 Nous empruntons la notion d’embrayeur aux analyses de la vectorisation dans les arts du spectacle développées entre autres par Patrice Pavis (L’analyse des spectacles, Paris, Nathan, 1996), mais sans appliquer strictement une grille d’interprétation mal adaptée aux réalités théâtrales du xve siècle.

31 « Las, que feray je, desolee ? », deux douzains hélinandiens : Le Livre et mistere du glorieux seigneur et martir saint Adrien, éd. É. Picot, Mâcon, 1895, p. 118, v. 6112-6135.

32 Siège d’Orléans, v. 333-344 ; Saint Quentin, v. 4878-4901 ; Saint Didier, v. 227-238.

33 André de la Vigne, Mystère de saint Martin, p. 392-393, v. 6076-6099.

34 Passion d’Arras, v. 4373-4384 ; Saint Quentin, v. 14785-14796.

35 Destruction de Troie, v. 20902-20925, Penthésilée énonce deux douzains incitant au combat : « Lors les damoiselles de Panthasilee despouilleront leurs vestements et prendront leurs armeures et puis dit : ‘Galienne, ma doulce amie, / prenez l’estandart, je vous prie’… » ; Siège d’Orléans, v. 17392-17414, deux strophes prononcées par Jeanne pour prendre Beaugency, non incluses dans l’édition de G. Gros.

36 Destruction de Troie, v. 6647-6658, Priam ouvre le conseil des Troyens par une strophe d’Hélinand précédant un douzain aabaabbbcbbc ; v. 11291-11302, Agamemnon ouvre le conseil des Grecs par un douzain aabaabbbcbbc suivi par une strophe d’Hélinand. Les deux occurrences sont construites selon la double logique de renversement rythmique et de lien thématique déjà remarquée dans cette pièce. Dans le Siège d’Orléans, v. 14872-14883, Charles VII prononce un douzain pour lancer le débat sur le sacre à Reims, strophe non incluse dans l’édition de G. Gros.

37 Les énonciateurs du douzain sont, entre autres, dans ces deux pièces : chez Mercadé, l’Ange Gabriel, Marie, Siméon, Jésus et saint Jean ; chez Gréban, le Prologueur, l’Ange Gabriel, Marie, Joseph, les Bergers, saint Jean-Baptiste, Madeleine, Jésus, Adam, Ève, Marie-Salomé, saint Jean, saint Jacque Alphey, saint Pierre, saint Jean l’Évangéliste, Barthélemy, saint Thomas, saint Simon, saint Mathieu, saint Jacques et saint André.

38 L’une des exceptions dans le corpus étudié est Marcellin l’apostat dans le Mystère de saint Quentin ; néanmoins, ses deux emplois de la strophe d’Hélinand sont une prière énoncée avant son reniement de la foi chrétienne puis l’expression amère de son repentir. Jean Michel, remanieur de la Passion de Gréban, s’écarte lui aussi de cette tendance générale, comme on le verra plus loin.

39 La Passion de Semur, p. 135, v. 4814-4819.

40 Sur cette hypothèse, voir Thiry, « Pour faire… misteres bien limitez ».

41 Divers procédés de récriture chez Gréban ont été étudiés par Darwin Smith, « Arnoul Gréban et l’expérience théâtrale ou l’universitaire naissance des mystères », Vers une poétique du discours dramatique, éd. Leroux, p. 185-224.

42 Gréban exploite plus abondamment que Mercadé la juxtaposition et la semi-juxtaposition des douzains d’Hélinand, en variant souvent le nombre de syllabes. Une telle recherche des effets sonores est à mettre en lien avec un raffinement des rimes plus accentué dans la Passion d’Abbeville que dans celle d’Arras : voir T. Kuroiwa, « Les rimes dans la Passion d’Arras et dans le Mystère de la Passion d’Arnoul Gréban : un essai de contribution aux études comparatives », Sens, Rhétorique et Musique. Études réunies en hommage à Jacqueline Cerquiglini-Toulet, éd. S. Lefèvre et al., Paris, Champion, 2016, t. 1, p. 405-419.

43 Jean Michel, Le Mystère de la Passion, p. 25, v. 2052-2063 (saint Jean-Baptiste lors du baptême de Jésus), p. 273, v. 19260-19271 (Jésus lors de la Cène), p. 398, v. 27180-27191 (Notre-Dame aux pieds du Christ crucifié).

44 Jean Michel, Le Mystère de la Passion, p. 64, v. 4837-4848, p. 370, v. 25355-25390 (juxtaposés).

45 Sur cette notion, voir J. David Bolter et R. Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge (MA), MIT Press, 1999.

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Pour citer cet article

Référence papier

Estelle Doudet et Taku Kuroiwa, « Les douzains d’Hélinand dans les mystères du xve siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 36 | 2018, 175-193.

Référence électronique

Estelle Doudet et Taku Kuroiwa, « Les douzains d’Hélinand dans les mystères du xve siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 36 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/16162 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.16162

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Auteurs

Estelle Doudet

Université Grenoble Alpes Institut universitaire de France

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Taku Kuroiwa

Université du Tohoku

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Droits d’auteur

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