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Une forme médiévale à succès : la strophe d'Hélinand

Le Miracle de Théophile de Rutebeuf et la prière du clerc

Gérard Gros
p. 71-89

Résumés

Le douzain d’Hélinand, Rutebeuf le pratique presque aussi familièrement que sa spécialité formelle, le « tercet coué ». Dans Le Miracle de Théophile, La Prière du clerc, indissociable de La Repentance qui la précède, est écrite dans ce gabarit mais avec un mètre court, ce qui répond à un souci de nouveauté. Quant aux thèmes et motifs de cette oraison, c’est sans surprise qu’ils rappellent Gautier de Coinci, qu’on devine avoir été lecteur d’Hélinand, même s’il n’a pas pratiqué la célèbre strophe.

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Texte intégral

  • 1 Le Miracle de Théophile de Rutebeuf a été édité à maintes reprises. Signalons notamment : Rutebeuf (...)
  • 2 Voir K. V. Sinclair, French Devotional Texts of the Middle Ages. A Bibliographical Manuscript Guid (...)

1Depuis au moins Le Jeu d’Adam, le texte dramatique en langue romane agence des formes poétiques diverses et si possible originales. Au Miracle de Théophile de Rutebeuf1, avec la forme (très familière à l’auteur) du « tercet coué » se combinent entre autres le quatrain monorime d’alexandrins et, de façon tout à fait singulière, le douzain d’Hélinand – en vers courts. On constate que, quelque surprenant et nouveau que soit ce dernier gabarit, sous cette forme, en ces termes, nulle part ailleurs que dans le texte du Miracle on ne retrouve, à titre de spécimen de prière et dans un recueil de chefs-d’œuvre, un exemplaire de cette oraison2. À quelles fins Rutebeuf, au besoin sur commande, a-t-il ainsi composé ? La supplique en douzains d’Hélinand appartient à un ensemble dont on peut se demander s’il est possible d’en reconstituer sans artifice la cohérence. Ensuite, l’influence de Gautier de Coinci qui, trois décennies plus tôt, publiait une histoire de Théophile (et toutefois n’a rien composé dans le gabarit d’Hélinand) est-elle assurée ? Quelle importance, enfin, Rutebeuf accordait-il à cette séquence de son miracle dramatique où s’inverse le destin du clerc ?

Repentance et prière du clerc

  • 3 V. 404 (dans La Repentance) : « Sathan, plus de set anz ai tenu ton sentier ».
  • 4 V. 383 : « Ici se repent Theophiles/et vient a une chapele de Nostre Dame et dist ».

2La prière du clerc Théophile appartient à une séquence et sans doute en est-elle inséparable. Elle est précédée par les longs quatrains d’un repentir dont un oubli de soi de plus de sept années3 justifie la densité, l’ampleur et l’insistance. À l’appui de cette association des deux textes, il y a d’abord la scénographie : La Repentance et La Prière ont pour cadre un même et unique lieu théâtral, « une chapele de Nostre Dame4 » où, sitôt entré, le malheureux s’accuse et se confesse à voix haute. Il est possible, pour transition, d’envisager un déplacement du pénitent entre ce confiteor et la prière mariale, au moment où la didascalie précise : « C’est la proiere que Theophiles dist devant Nostre Dame » (v. 431). Efficace, alors, est ce long et fervent propos, poignant à la fin, puisque, juste après que le clerc s’est tu, le texte indique : « Ici parole Nostre Dame a Theophile et dist » (v. 539) – faut-il en conséquence envisager une animation de la statue même, une métamorphose en personne de l’effigie ?

  • 5 Sigle C dans l’édition Faral-Bastin d’une part, et d’autre part dans celle de Zink.
  • 6 Cette copie est insérée entre C’est de Brichemeir (fol. 83ra-83rb) et (Ci encoumence) Li diz des b (...)
  • 7 Dans les « Notes critiques » ajoutées à son édition du miracle, Grace Frank reproduit intégralemen (...)

3Si l’identité de lieu réunit les deux textes strophiques, un fait codicologique et générique à la fois confirme l’unité de l’ensemble : au manuscrit de Paris, BNF, fr. 16355, où se trouve la seconde copie, partielle, de ce Miracle6 – une copie du reste choisie, de portée édifiante et de caractère religieux –, sont conservés seulement, du folio 83rb au folio 84vb, les vers 384 à 539 de l’œuvre, autrement dit La Repentance et La Prière7. On voit la parenté, l’indissociabilité de ces deux improvisations confidentielles très écrites, autant dire exemplaires.

  • 8 Gautier de Coinci, Les Miracles de Nostre Dame, éd. V. Frederic Koenig, Genève, Droz, 1955-1970. L (...)

4Cependant, comme il s’agit, pour la première fois, d’un « Miracle de Notre-Dame par personnages » (autrement dit nouvellement préparé pour la scène), et du fait même de la convention théâtrale, on attend de chacun des « acteurs », en temps et lieu, qu’il s’exprime de manière originale, en fonction de son état d’âme et simplement de son état. L’autonomie du propos se signale éventuellement par un changement de forme. Ici et maintenant, celui qui prie la Vierge est un autre homme que celui qui vient d’implorer miséricorde ; ou plus exactement, qui se repent devient, régénéré par son examen de conscience et si possible par la grâce, un homme nouveau. Gautier de Coinci, dont à présent Rutebeuf adapte et condense la première œuvre, l’avait déclaré dans son dernier traité, L’Epistele Gautier8. La pénitence vous rajeunit et détache l’âme, en quelque sorte immunisée contre les dégâts voulus par le diable ; au-delà de la mort inéluctable, est bien en cause l’alternative de la damnation ou du salut pour l’éternité :

Jetonz tout puer nostre viez oevre

Comme serpenz, comme culuevre,

Qui sa viez roiffe jete fors,

*« dépouille »

Renjonissons ammes et cors.

Par penitance qui escraffe

*« écaille »

Sen viez pechié, sa viez escraffe,

*« squame »

Il s’enjonist et renouvele

Et si fait s’ame blanche et bele. (v. 1665-1672)

  • 9 Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Faral et Bastin, t. I, p. 203. Voir aussi G. Naetebus, Die nicht (...)

5Du point de vue de la structure et du rythme, apparemment La Repentance et La Prière sont sans commune mesure. Il y a contention et tension dans le premier texte, ce discours d’aveu composé de douze quatrains monorimes d’alexandrins. C’est la forme F dans la nomenclature d’Edmond Faral et de Julia Bastin9. Les éditeurs écrivent à son sujet :

Cette forme, utilisée dans un grand nombre de pièces d’inspiration variée, a beaucoup servi, spécialement lorsqu’il s’agissait de sujets moraux : et c’est ainsi qu’en a usé Rutebeuf dans le passage du Miracle de Théophile où le pécheur prononce sa « repentance ».

6Et d’ajouter :

  • 10 Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Faral et Bastin, t. I, p. 204.

Mais dans quatre pièces qu’il a écrites tout entières selon ce type l’on reconnaît plus particulièrement l’intention de propagande : peut-être le dur martellement des quatre dodécasyllabes du quatrain lui a-t-il semblé favorable pour imprimer sa conviction et ses formules dans l’esprit des auditoires même les plus simples10.

  • 11 Ce sont successivement, dans l’édition Faral-Bastin, les pièces A, K, S, W et Z (t. I, p. 229, 313 (...)

7Ces cinq – et non « quatre » – pièces de Rutebeuf sont, dans l’ordre de la publication : Le Dit des cordeliers (25 strophes), Des Jacobins (16 strophes), La Vie du monde (43 strophes), Le Dit de Pouille (15 strophes) et La Voie de Tunes (34 strophes)11.

  • 12 Le mot est de Jennifer Dueck : voir son article « L’art de Rutebeuf : le texte dramatique et ses f (...)
  • 13 Voir les v. 640-641, qui ouvrent le texte : « A toz cels qui verront ceste lettre commune / Fet Sa (...)
  • 14 Michel Zink, Œuvres complètes de Rutebeuf, p. 533, après Faral et Bastin : « (…) le document récup (...)
  • 15 V. 640-655. Cette forme métrique et strophique occupe au total un peu moins du dixième de l’œuvre.

8Pour résumer et le dire en un mot, La Repentance est un dit en alexandrins « sentencieux12 ». À titre de confirmation, sur le ton (et la solennité d’intention) de ces strophes : au Miracle de Théophile, c’est aussi dans cette forme qu’aura été rédigée, par Satan, la « lettre commune13 » statuant sur le sort de Théophile14, à savoir ce texte en quatre strophes lu par l’évêque au peuple à la fin de l’œuvre15.

9Après plus de sept années de fourvoiement moral et religieux, La Repentance arrive enfin, mieux vaut tard que jamais : voici venue l’heure des comptes, et l’afflux des regrets accablants. Que d’images, de métaphores accumulées pour dépeindre une conscience obsédée par son abjection jusqu’à l’égarement ! De proche et proche la paronomase enferme le malheureux dans l’outrance avec laquelle il s’accuse. Il va de soi que le quatrain monorime et le nombre de l’alexandrin se prêtent à cette surabondance qui dénigre et qui juge avec lucidité.

10Par exemple, au même quatrain, sur chans, rente et char :

Sathan, plus de set anz ai tenu ton sentier ;
Maus chans m’ont fet chanter li vin de mon chantier ;
Molt felonesse rente m’en rendront mi rentier,
Ma char charpenteront li felon charpentier. (v. 404-407)

11Ou bien, encore en un même quatrain, sur ors et mors (mais chacun des couplets mériterait d’être cité) :

Ors sui et ordoiez doit aler en ordure ;
Ordement ai ouvré, ce set cil qui or dure
Et qui toz jours durra : s’en avrai la mort dure.
Maufez, com m’avez mors de mauvese morsure ! (v. 416-419)

  • 16 Dans le seul « Miracle de Théophile » de Gautier, voir les vers 581-588 (sur cointe) et 2077-2092 (...)

12Paronomase et rime équivoquée, la recherche du timbre par composition lexicale, dérivation, etc., l’opiniâtre exploration du fonds sémantique, l’alliance du son et du sens, enfin la visée du propos rapprochent, au moins dans cette occurrence où le clerc se repent, le présent usage du quatrain monorime avec la fameuse annominatio que le prédécesseur Gautier de Coinci, cherchant la similitude en usant de la diversité des rimes autour d’un noyau de sens, ne se privait pas d’employer en conclusion partielle ou totale de ses Miracles16. Il n’est pas étonnant que la même sorte de recherche rhétorique persiste plus loin, comme on le verra bientôt, dans la Prière à Notre-Dame.

Série de quatrains et douzains d’hélinand

13Cependant, recueilli dans l’un ou l’autre des manuscrits (l’un plus luxueux que l’autre) hébergeant l’œuvre de Rutebeuf, Théophile évidemment relevait aussi du théâtre à lire. Or douze quatrains monorimes d’alexandrins, le volume de La Repentance, ce sont, à bien calculer, 48 vers – ou encore, évidemment, 96 hémistiches. Au demeurant, dans le second témoin (partiel) de l’œuvre, le manuscrit BNF, fr. 1635, la copie de cette Repentance consiste en douze huitains d’hexasyllabes : entre Repentance et Prière, les deux textes successifs, semble s’imposer d’elle-même une correspondance au point de vue du mètre. Admettons toutefois que l’observation n’est pas décisive, étant donné que, dans ce manuscrit, la page comporte deux colonnes. Il faudrait se demander néanmoins si les habitudes d’écriture à l’époque présentent ordinairement ou non sur deux lignes l’alexandrin.

  • 17 Ainsi, aux vers 387, 389, 395, 402, 406, 409, 420, 426, 428 et 429 (presque, en moyenne, un cas pa (...)

14Certains de ces hémistiches ont une terminaison féminine. Lorsque c’est le cas, en première moitié de vers, Rutebeuf pratique toujours la césure épique17. Ainsi, par leur nature comme par leur disposition, ces hémistiches annoncent et préfigurent les hexasyllabes féminins – majoritaires – dans La Prière en douzains d’Hélinand qui suit.

  • 18 V. 386, 387, 393, 396, 397, 399, 411, 414, 415, 417, 420, 424, 426, 427, 428 et 430 – soit un nomb (...)

15Ajoutons que dans l’alexandrin le quadrimètre apparaît, plus ou moins frappé, fréquemment18 : ce sont quatre fois trois syllabes, comme la strophe d’Hélinand compte, avec la disposition des rimes, quatre « quartiers », qui sont des tercets ; pour le dodécasyllabe il peut s’agir, à partir d’un rythme dominant, d’un schéma, tout à fait inconscient probablement, d’élaboration, fondé sur une cadence bien assimilée.

16D’autres affinités qu’on peut rapporter aux proportions du premier poème et, pour le second, à l’unité strophique, apparentent Repentance et Prière. La Repentance comprend autant de strophes que la strophe d’Hélinand de vers. Il serait aventuré de solliciter à l’excès la numérologie ; du reste la douzaine de quatrains ne se partage pas en « quartiers ». Cependant on sait la portée spéculaire du douzain à rimes entrelacées : l’inversion du schéma des rimes au second sixain satisfait à la notion de reflet, de réflection, de réversibilité, de nécessaire évolution.

17Ces douze strophes de La Repentance illustrent le caractère térébrant du remords, et pas seulement : elles exposent le désespoir d’un malheureux qui n’a pas cessé de croire, ou vient à résipiscence après un long oubli. C’est ainsi qu’au poème, en fait de structure, on discerne, avec un échange espéré, deux parties égales, la seconde offrant compensation définitive à la première, comme on devine ou soupçonne un renversement, un changement, voire une révolution à la charnière des deux sixains dans le douzain d’Hélinand. C’est, dans cette Repentance, au septième quatrain – juste au commencement de la seconde moitié – qu’on voit sourdre au sujet de l’âme un impossible souhait : « N’os demander la Dame qu’ele ne soit dampnee » (v. 409).

18Paronomase à l’appui, ce souhait se présente et se développe à la strophe suivante (en son second distique) avec des douceurs de mirage :

S’or m’osoie baillier a la douce baillie,
G’i seroie bailliez et m’ame ja baillie. (v. 414-415)

19Ce souhait, au douzième et dernier quatrain, se confirme et se justifie, la foi, ou le retour à la foi – la vérité même de Théophile, d’après son nom –, donnant au malheureux la hardiesse de tenter l’inouï, demander pardon, quelle que soit l’indignité dont il s’accuse, à la Vierge Marie :

Je n’os Dieu ne ses saintes ne ses sainz reclamer,
Ne la tresdouce Dame que chascuns doit amer.
Mes por ce qu’en li n’a felonie n’amer,
Se je li cri merci, nus ne m’en doit blasmer. (v. 428-431)

20Chaque fois, depuis le renversement de perspective opéré dans cette Repentance, et non sans réticence et retenue, Théophile parle d’oser. Voilà ce qu’au fil des Miracles de Notre-Dame, et même avant un Gautier de Coinci, la notion de hardiesse, et, pourquoi pas, de prouesse, avec la redéfinition (cléricale) du « preudomme », est devenue : cet idéal accessible, espéré, de rédemption promise à tout un chacun. Loin d’énumérer, fastidieux, ses manquements, Théophile (à la manière d’un Roland dans la Chanson éponyme) évidemment vient de s’en tenir à ce péché majeur, une trahison sans circonstance atténuante et propre à son état. Lui qui savait, en tant que clerc, et n’était nullement innocent, s’est jugé impardonnable et méritant l’enfer mieux que personne ; en tant que clerc aussi, plus que personne il est porté à dépasser l’inexorable, à croire en l’efficacité de Notre-Dame. Une telle condition comporte à la fois de la grandeur et de la misère. Il va de soi que derrière l’aventure légendaire d’un Théophile, on peut apercevoir ou même identifier tout auteur angoissé par la gravité de la parole, éventuellement tourmenté par sa réussite semant le mal et précipitant la damnation. Rutebeuf se laisse entrevoir, en profil perdu, dans l’ombre du clerc failli. Pour en finir avec cette esquisse de formule en miroir où s’illustre la dynamique de La Repentance : en somme, au point de vue de la thématique morale, en termes chrétiens, l’envers du désespoir est ce désir éperdu de l’absolution. La Repentance annonce La Prière avec une espèce de nécessité.

21Au point de vue psychologique et d’une certaine façon, c’est un pénitent à bout de souffle qui s’est livré, mais exempt maintenant de panique et, sinon tout à fait apaisé, assuré du moins d’une espérance retrouvée. L’utilité de la prière est ainsi démontrée d’elle-même. Elle se fonde sur la conviction que l’avenir meilleur est probable. Après qu’en homme lige il a cerné l’erreur de son engagement vassalique et l’entorse à la foi, Théophile aspire avec un sentiment d’urgence au changement : projeter un nouvel hommage, c’est rejeter le dommage ancien. L’obéissance vassalique implique une orientation nouvelle.

  • 19 Paris, BNF, fr. 1635 (sigle C), fol. 84ra ; voir Le Miracle de Théophile, éd. Franck, p. 33.

22Au texte théâtral, en même temps, le propos s’accompagne du geste si même il ne s’accomplit par lui. En son attitude telle qu’on l’imagine, à genoux et mains jointes, le priant, à la fois suppliant et obligé, réunit dans une même gravité solennelle hommage et prière. Ainsi, lors du passage à l’oraison, la réduction du mètre et la fraîcheur du propos se justifient aussi par l’état moral et régénéré du suppliant. La suzeraine est en effet sans exemple ici-bas. Théophile n’affirmait-il pas, dans le quatrain final de La Repentance, qu’amer Marie promet le contraire de l’amer ? En privilège incomparable, il appartient à la Vierge Marie d’être tenue pour la suzeraine universelle – « Notre-Dame » est bien le titre qui partout se propage – et d’être chantée, puisque son amour est toute douceur, au rebours de toute affection d’ici-bas, comme la fine fleur de la féminité. Dès le premier mot de La Prière, inaugurant son propos, ce monologue qui finit en dialogue ou du moins réussit à le susciter, le suppliant s’adresse à la Roÿne. La hardiesse de l’apostrophe est autorisée par la bienveillance de Notre-Dame. Elle est en effet l’affabilité même (on n’ose recourir au terme de « bénévolence ») et s’accommode à ce titre d’une chaleureuse familiarité ; c’est ainsi que dans le second manuscrit, le vers initial de La Prière est : « Sainte Marie belle19 … » Y aurait-il dans le cœur de ce clerc des linéaments ou souvenirs de fine amor lyrique ?

Rigueur formelle et variation thématique

  • 20 Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Faral et Bastin, t. I, p. 210.

23Il semblerait cependant qu’avec cette innovation du mètre court, le maniement du gabarit par Rutebeuf soit strict, ici, plutôt rigoureux. Voilà qui justifie pleinement, et même illustre à merveille ce qu’écrivaient Edmond Faral et Julia Bastin sur la netteté de structure de ce douzain20 :

Dans la strophe du type E4 (strophe d’Hélinand), l’on peut, d’après la combinaison des rimes, distinguer deux parties, chacune de six vers ; et de fait, chez Rutebeuf comme chez ses devanciers et ses contemporains, l’on remarque généralement une coupe forte après le sixième vers. (…) Si la coupe est ordinaire, l’explication s’en trouve dans le processus de l’invention poétique : l’auteur, en présence d’une forme métrique compliquée, a divisé la difficulté ; il a arrangé l’expression de sa pensée de manière à en enfermer un premier élément, formant un tout grammatical, dans la première partie de la strophe et un second élément dans la seconde partie. Ce qu’on saisit donc ici, c’est, sur le vif, l’opération de l’écrivain adaptant sa rédaction avec le plus de commodité au cadre de la formule strophique.

  • 21 D’une poésie formelle en France au Moyen Âge, Paris, Nizet, 1972.

24En d’autres termes, avec le moule que ce gabarit constitue pour l’expression poétique, il ne convient pas de mettre la forme en tutelle du propos, mais de conformer l’expression au gabarit que définit avec une espèce d’immuabilité sa structure : il s’agit bien, pour reprendre le titre d’un bel essai publié naguère par Robert Guiette, D’une poésie formelle21.

  • 22 Pour les strophes iv et ix, voir, infra, la citation des vers 468-479 et celle des vers 528-539.
  • 23 Voir essentiellement le deuxième et le cinquième douzain de La Mort Rutebeuf, v. 13-26 et 49-60, Œ (...)
  • 24 V. 462-465 (bba/b) : « Ci avra dure verve / S’ainz que la mors n’enerve, / En vous ne se marie / M (...)
  • 25 V. 510-513 (bba/b) : « Trop ai eü espace / D’estre en obscure trace ; / Encor m’i cuident traire / (...)
  • 26 Voir, infra, la citation des vers 516-527.
  • 27 Dans les deux premiers cas, c’est à la faveur du sujet postposé que s’efface la coupe ; dans le tr (...)

25Au vrai, les éditeurs citent pour exception les strophes iv et IX de cette Prière (en précisant, pour ce dernier cas, si ce n’est pour les deux exemples : « douteux »). Admettons en effet que la pertinence de la coupe entre sixains (car il y a coupe) est assurée par le sens de la phrase et le mouvement du propos monologué plus que par la syntaxe22. Ajoutons que dans les « Poésies personnelles », sous la plume de Rutebeuf et moyennant son talent, le gabarit du douzain d’Hélinand se présente autrement assoupli, diversifié, transformé presque originalement23. Tout au plus observe-t-on, dans cette Prière, entre tercets, dans un même sixain, quelque effacement de la coupe, et par conséquent un peu de souplesse ou de fluidité, par exemple aux vers 464-465 de la troisième strophe24, aux vers 512-513 de la septième25, et aux vers 524-525 du huitième douzain26 : dans ces exemples l’enjambement vient du cours de la phrase en son développement syntaxique de construction simple27.

26Dans cette Prière, observant avec application le schéma prosodique à maîtriser, mais non moins tendue vers la nouveauté, probablement voit-on se fortifier – dans une forme où l’effet d’insistance, avec la brièveté du mètre et l’identité de la rime, sert l’exemplarité – cette attitude spirituelle et morale assimilable à l’audace des humbles (en effet, se repentant après tant de prépondérance et d’emportement, c’est une cure d’humilité qu’accepte Théophile) : à savoir prier la Vierge en implorant ses grâces. Ainsi, ne sachant à quel saint se vouer, quand tout, sauf l’espérance improbable en ce monde mais non dans l’autre, est perdu, le malheureux, inquiet, prie Notre-Dame. La confiance est plénière au point que la promesse de vie éternelle et de joie inouïe (du moment que le personnage y croit) devient certitude. On passe au second sixain (de la strophe initiale) d’une vérité générale et d’observation commune à la demande particulière ; la conviction du salut pour le dévot de Notre-Dame est rendue par le mode indicatif au futur. Au nom d’une propriété de cette roïne, pucelle et dame à la fois, c’est-à-dire une « vertu », rendue par la métaphore en somme primordiale de la fontaine, une « source » aussi généreusement quantifiée que délicatement qualifiée – saine et donc régénérante au demeurant – Théophile adresse à la suzeraine un souhait aussi déterminé que pressant, comme le passage au tutoiement en fait foi :

Qu’a vous son cuer amaine
Ou pardurable raine
Avra joie novele.
Arousable fontaine
Et delitable et saine
A ton Filz me rapele ! (v. 438-443)

27Voilà qui, peut-être, au nom de la fraîcheur affective en ce moment propice, et sous le signe d’une certaine innocence, explique le choix de la brièveté, pour un mètre mimant et inspirant liesse et spontanéité.

28Il faut cependant au clerc déchu, détourné voilà bien longtemps du surnaturel supérieur, traverser des strates épaisses de séparation pour renouer le dialogue, et simplement pour attirer l’attention de l’interlocutrice qu’on sait être aussi bien dame d’indulgence que femme de caractère. Il est vrai que Théophile, offrant maintenant ses services à la suzeraine, oriente autrement son hommage, explicitement, rêvant d’ailleurs de susciter un acquiescement :

Dame, or te faz hommage :
Torne ton douz visage. (v. 486-487)

29Avec des variantes d’images et de motifs dont il n’est pas plus ignorant que parcimonieux, Théophile persévère dans sa demande : il la justifie au nom de la miséricorde de la Vierge, ou bien flétrissant, par la sincérité de son repentir, sa propre indignité. Par le partage en deux sixains, la strophe se prête particulièrement, de façon réitérée, à cette structure : expression de la louange ou regret de l’indignité, puis demande de réhabilitation. Pour envisager maintenant la Prière dans sa totalité, Rutebeuf, en définitive, applique à cette neuvaine et d’un bout à l’autre un art de la variante.

30La raison d’invoquer la Vierge est évidemment le privilège de l’Incarnation, soutenu par le mystère de la virginité perpétuelle, et mérité aussi par un abandon sans limite ni réticence à la volonté de Dieu : Notre-Dame en tant que mater Dei est bien de tradition l’avocate du genre humain, tenue pour infaillible dans l’obtention du salut. Cet argument, le malheureux clerc l’énonce et le réitère avant de formuler et de répéter sa quête. Or, n’était la nouveauté de la forme (en particulier, nonobstant la gravité du sujet, le mètre bref), on se lasserait de l’insistance du plaignant. Mais Rutebeuf, en bon disciple des troubadours, procède, y compris dans la formulation de l’idée, par variations. Le clerc appuie sa demande sur l’incomparable statut de Notre-Dame entre les saints et saintes, et par conséquent sur l’écoute qu’Elle sait pouvoir attendre du Juge, Dieu son Fils : aussi la louange est-elle simplement la reconnaissance d’un état de fait ; la juste mesure, en l’occurrence, exige l’hyperbole. Rutebeuf, partageant le propos entre louange et demande, emploie plusieurs registres ; entre autres celui du surnaturel chrétien qu’il accommode (en bon clerc) à la mode classique :

  • 28 Rutebeuf aime bien ces noms de diables – ou de pseudo-diables – se terminant sur le timbre le plus (...)

Dame de charité
Qui par humilité
Portas nostre salu,
Qui toz nous a geté
De duel et de vilté
Et d’enferne palu,
Dame, je te salu !
Ton salu m’a valu,
Jel sai de verité ;
Gar qu’avec Tentalu28
En enfer le jalu
Ne praingne m’erité. (v. 468-479)

31Le douzain, strictement, se partage entre apostrophe et demande, entre la reconnaissance des pouvoirs inimaginables de Notre-Dame et la pétition propre à détourner l’épouvante et la perdition : d’une part, la louange préliminaire est explicitée par deux propositions relatives (dont la seconde occupe entier le deuxième tercet) ; la pétition personnelle est d’autre part inaugurée par une rupture, avec cette intervention du moi disant « Dame, je te salu », où l’orant, plus ou moins, paraphrase en son commencement l’Ave Marïa ; puis ce second sixain développe avec originalité le souhait d’échapper à la terreur de l’enfer, éveillée d’ailleurs avec cet enferne palu qui clôt le premier sixain mais qui suscite aussi la référence classique de Tentalu.

  • 29 Voir G. Gros, « La semblance de la verrine. Description et interprétation d’une image mariale », L (...)

32Concédant la parole au clerc, l’auteur recourt avec un peu de science à la semblance. Il exalte en effet la précellence de la Vierge avec une comparaison d’ordre physique toute de transparence et de lumière, la verriere ou verrine, à savoir le « vitrail », que le rayon de soleil traverse sans le détériorer. L’image empruntée, commentée, modifiée maintes fois, est propre à faire entendre – en quelque sorte scientifiquement, moyennant une analogie où l’Esprit Saint est figuré par le rayon – l’Incarnation virginale29 :

Si comme en la verriere
Entre et reva arriere
Li solaus que n’entame,
Ainsinc fus virge entiere
Quant Diex, qui es ciex iere,
Fist de toi mere et dame.
Ha ! resplendissant jame,
Tendre et piteuse fame,
Car entent ma proiere,
Que mon vil cors et m’ ame
De pardurable flame
Rapelaisses arriere. (v. 492-503)

33Cette semblance du vitrail est ailleurs attestée dans l’œuvre de Rutebeuf telle qu’elle nous est parvenue : on la rencontre dans cette Chanson de Nostre Dame (v. 37-45), où la présentation du symbole, analogue à celle qu’on lit dans La Prière du clerc Théophile, amène, à la faveur d’un contre-rejet habile, en un quintil de pentasyllabes, un chant litanique et presque une définition de la virginité perpétuelle de Marie :

Si com hom voit le soloil toute jor
Qu’en la verriere entre et ist et s’en va,
Ne l’empire tant i fiere a sejour,
Ainsi vos di quë onques n’ empira
La vierge Marie :
Vierge fu norrie,
Vierge Dieu porta,
Vierge l’aleta,
Vierge fu sa vie.

  • 30 Œuvres complètes, éd. Zink, p. 999.

34Dans les Neuf Joies, attribuées sans certitude indiscutable à Rutebeuf (et du reste rangées sous la rubrique des « Poèmes d’attribution douteuse » par Michel Zink30), l’image de la verrière intègre et translucide est associée, dans une sorte de « Vie de la Vierge » (v. 173-176), à la péripétie de l’Annonciation (par conséquent de l’Incarnation), la première des « Joies ».

35Dans ce douzain de La Prière inauguré par l’image de la verriere, il est superflu d’insister à nouveau sur le partage en sixains. Presque pléonastique est cependant l’image précieuse, lumineuse et pure, à l’orée du second sixain, qualifiant Marie de resplendissant jame, alors que se fortifie le contraste en son honneur, cette gemme lumineuse entre toutes illustrant une personne – tendre et piteuse fame, écrit Rutebeuf – accessible entre toutes à la pitié : le poète évoque une qualité permanente et dont le caractère exceptionnel explique une expression quasi redondante, alors que la pierre précieuse, en puissance, annonce et contient la théorie des images à venir, de lumière intérieure et de salut.

Rutebeuf et Gautier de Coinci

  • 31 M. de Combarieu, « Le diable dans le Comment Theophilus vint à penitance de Gautier de Coinci et d (...)
  • 32 Évoquant la rédaction de ce Miracle, Michel Zink, sans incriminer nullement une quelconque maladre (...)

36Au détour de cette oraison, se laisse discerner, à ce qu’il semble, un discret hommage au maître, ou à l’un des principaux maîtres : Gautier de Coinci. Micheline de Combarieu, voilà plusieurs décennies, procédait à la comparaison minutieuse de l’action du diable (autant dire : l’essentiel) aux deux Miracles en langue vernaculaire31, l’un narratif amplement sous la plume du moine-écrivain, le second cursivement dramatique et presque syncopé dans le montage d’un Rutebeuf32 inaugurant la catégorie du Miracle marial pour la scène et, certainement en l’occurrence, œuvrant sur commande.

37Il y a, dès la deuxième strophe, en charnière des sixains, cette notion d’enchantement dont, au dam de l’homme, use le diable afin de le détruire en l’ensorcelant, tandis que le suppliant attend de la Vierge qu’elle le délivre de ce charme :

En vostre douz service

Fu ja m’entente mise*

*« Je me suis, naguère, appliqué »

Més trop tost fui temptez.

Par celui qui atise

Le mal, et le bien brise,

Sui trop fort enchantez.

Car me desenchantez,

Que vostre volentez

Est plaine de franchise,

*« N’est que générosité »

Ou de granz orfentez

Sera mes cors rentez

*« Ou de la misère même sera doté mon corps »

Devant la fort justice. (v. 444-455)

  • 33 V. 159-165 (et précisément pour le terme à la rime du vers 162) : « En la vile un gïu avoit / Qui (...)

38Inutile d’invoquer, en charnière aux sixains, la commodité de cette rime grammaticale par antinomie, tandis que l’effet de sens gagne en force. Au cours de son Théophile, avant Rutebeuf, le moine-auteur, à propos du Juif qui livre le clerc au diable et pour évoquer son savoir ésotérique et funeste, en un mot sa maîtrise du sortilège, employait le terme, péjoratif vraisemblablement, d’enchanterie33. Mais, dès le premier de ses poèmes lyriques (et donc à l’orée de son œuvre), attestant la conversion spirituelle et justifiant, en conséquence, l’ouvrage de contrafacture, Gautier déplorait la puissance, à présent dépassée, de cet enchantement :

Amors, qui seit bien enchanter,
As pluisors fait tel chant chanter
Dont les ames deschantent.
Je ne veil mais chanter tel chant,
Mais por celi novel chant chant
De cui li angle chantent.

  • 34 Les Miracles de Nostre Dame, éd. Koenig, t. I, p. 24, v. 1-12. Traduction : « Amour, qui sait bien (...)

Chantez de li, tuit chanteür.
S’enchanterez l’enchanteür
Qui sovent nos enchante.
Se de la mere Dieu chantez,
Tous enchantanz iert enchantez.
Buer fu nez qui en chante34.

39Voici maintenant la huitième et pénultième strophe de La Prière ; elle ne déroge à l’ensemble ni par la netteté de la construction, ni par l’art de la variation :

En vilté, en ordure,
En vie trop obscure
Ai esté lonc termine ;
Roïne nete et pure,
Quar me pren en ta cure
Et si me medecine.
Par ta vertu devine
Qu’adés est enterine,
Fai dedenz mon cuer luire
La clarté pure et fine,
Et les iex m’enlumine,
Que ne me voi conduire. (v. 516-527)

40Le partage entre sixains, et mieux même, en quartiers, est net (avec cette fluidité, relevée déjà, du troisième au dernier). L’image prévaut, témoin l’évocation de cette obscurité morale où longtemps aura duré le plaignant ; le motif était déjà contenu en germe dans cette exclamation de resplendissant jame évoquée plus haut pour illustrer les prestiges de Marie. La structure spéculaire est d’une netteté rare en ce douzain : le noyau consiste dans les soins désirés, presque acquis, de la Vierge, et le contraste entre l’état présent du patient et la cessation de sa cécité spirituelle et morale. Ce contraste, rejeté aux extrémités, supposant évolution jusqu’à la guérison, joue sur la gamme des images opposant noirceur et lumière, une lumière offerte au pécheur et renouvelable toujours. Au demeurant, L’Ave Maria Rutebeuf, dans sa paraphrase de la prière usuelle et, du reste, juste après avoir rappelé l’histoire de Théophile, en parle succinctement dans l’un de ses « tercets coués » :

Gracïa plena estes toute :
Qui ce ne croit, il ne voit goute
Et le compere. (v. 73-75)

  • 35 À s’en tenir à la sagacité des éditeurs du Miracle, il n’y a pas ici, dans le manuscrit, de varian (...)
  • 36 Voir par exemple G. Gros, « Hommage à la chirurgienne : étude sur un nom de la Vierge et sur une p (...)
  • 37 Œuvres compètes de Rutebeuf, éd. Faral et Bastin, t. I, p. 573-578, v. 49-60 (cinquième douzain) : (...)

41Ainsi, l’ordure du péché s’oppose à la pureté pérenne et foncière de la Vierge ; au nom de cette netteté (supposant aussi la bienveillance inépuisée de la mère du Christ), le clerc attend de la Vierge Marie qu’elle le medecine (tel est le maître-mot, final, au premier sixain). Rutebeuf au demeurant ne craint pas de rappeler à Notre-Dame – intercesseur, intermédiaire, et par conséquent obtenant de son Fils les miracles et ne les faisant pas – [s]a vertu devine35 : en peu de mots, conformément d’ailleurs à la foi populaire, c’est beaucoup lui attribuer. Notre-Dame l’aura par conséquent, selon le vœu le plus cher de ce malheureux, pris en [s]a cure. On reconnaît un motif employé, somptueusement développé, après Gautier de Coinci36, dans La Mort Rutebeuf37 ; et naturellement se confirme ici la correspondance entre le sort du clerc ayant la scène pour tribune et le repentir sans désespoir du malheureux auteur.

42Pour en finir, on sait d’autre part à quel point Gautier le prédécesseur aimait achever ses textes narratifs en bouquets de feux d’artifice – en travaillant l’annominatio, donc en filant le jeu de mots pour des conclusions partielles ou définitives. En ces temps-là, d’humilité sacerdotale (et de vacance du droit) quant à la propriété littéraire, un tel procédé propre à aiguiser la virtuosité, pouvait d’ailleurs passer pour une marque de fabrique, une sorte de signature indélébile, inimitable du moine apposant sur l’objet fini le label de l’excellence. Rutebeuf paraît avoir non seulement retenu la leçon, mais souhaité la renouveler au dernier douzain de sa prière, en jonglant à sa manière avec les homophones, employés à certaines formes verbales, à toutes fins choisies : preer (« piller ») / proier (« prier »), puis veer (« défendre ») / veoir (« voir »). Ce qui donne :

  • 38 V. 528-539. Traduction : « Le prédateur qui pille / M’a déjà pour butin : / Je serai pris et pillé (...)

Li proieres qui proie
M’a ja mis en sa proie ;
Pris serai et preez :
Trop asprement m’asproie.
Dame, ton chier Filz proie
Que soie despreez ;
Dame, car leur veez,
Qui mes mesfez veez,
Que n’avoie a leur voie.
Vous qui lasus seez,
M’ame leur deveez,
Que nus d’aus ne la voie38.

43En d’autres termes, Rutebeuf use du procédé rhétorique en espérant pouvoir contrer le danger par l’antidote, neutraliser le mal par son remède, opposer à Satan Notre-Dame. Au demeurant, la situation reste préoccupante au point d’affoler, dans une solitude un peu hallucinée, le suppliant, témoin ce glissement, au septième vers, du nombre singulier au pluriel à l’évocation des présences prédatrices qui menacent le malheureux. Mais, avec l’appui de sa conviction, la force de son repentir et la liberté de sa foi, Théophile, ainsi désolé, sait pouvoir être consolé. Au passage on relève preez/despreez en parallèle (en second timbre de rime) à la fin de chacun des premiers tercets. De même, (autrement disposés), riment ensuite entre le septième vers et le onzième veez et deveez : ce n’est plus la rime enchantez/desenchantez, antithèse rhétorique entendue comme antidote moral ; ici, telle est la valeur perfective de la préfixation que l’invitation formulée comme précédemment au mode impératif suggère et paraît susciter, avec la notion d’intensité, l’imparable réparation attendue de Notre-Dame. À l’évidence, en fait d’annominatio, Rutebeuf avait été bon lecteur de Gautier : cependant, à bien l’apprécier, sa pratique du procédé, moins heureuse que celle du maître peut-être, comporte, dans le présent contexte, encore inquiet, moins de jubilation verbale et de sémantique triomphale qu’à la fin des Miracles narratifs.

Conclusion

44Au fond, de tout temps le théâtre aura captivé par le « coup » du même nom. Puisqu’il s’agit d’un lieu de la parole, intéressant dans la mesure où cette parole devient action, Rutebeuf confirme la dynamique habituelle au genre, en attestant la réponse inouïe du surnaturel, en quoi consiste le miracle. Autrement dit, sa foi démontre la légitimité de la prière, ce monologue enregistré par l’invisible, exaucé, moyennant la qualité de la pénitence et, de la part du suppliant comblé, la patience dans la durée. Peut-être y avait-il donc, aux yeux de Rutebeuf, une convenance particulière de la forme dramatique avec le thème de la prière efficace. Alors l’illusion théâtrale, acceptée comme une catégorie de la merveille est évidemment édifiante. Il est probable qu’au cœur de cette réussite miraculaire, le gabarit d’Hélinand, à vers courts et donc en sa fraîcheur nouvelle, avec l’instauration d’un échange entre l’aspiration du pécheur et le reflet du divin dans l’âme humaine, était particulièrement indiqué pour assurer finalement comment, par le truchement bienveillant de Notre-Dame, on recouvre cette notion d’une créature voulue par son Créateur à sa ressemblance.

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Notes

1 Le Miracle de Théophile de Rutebeuf a été édité à maintes reprises. Signalons notamment : Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, éd. G. Frank, Paris, Champion, 19492 ; Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. E. Faral et J. Bastin, Paris, Picard, 1959-1960, t. II, p. 167-203 ; Rutebeuf, Le Miracle de Théophile, éd. et trad. J. Dufournet, Paris, GF-Flammarion, 1987 ; Rutebeuf, Œuvres complètes, éd. et trad. M. Zink, Paris, LGF/Garnier, 20012, p. 531-583.

2 Voir K. V. Sinclair, French Devotional Texts of the Middle Ages. A Bibliographical Manuscript Guide, Greenwood Press, Wesport, 1979, p. 160-161, no 3602.

3 V. 404 (dans La Repentance) : « Sathan, plus de set anz ai tenu ton sentier ».

4 V. 383 : « Ici se repent Theophiles/et vient a une chapele de Nostre Dame et dist ».

5 Sigle C dans l’édition Faral-Bastin d’une part, et d’autre part dans celle de Zink.

6 Cette copie est insérée entre C’est de Brichemeir (fol. 83ra-83rb) et (Ci encoumence) Li diz des beguines (fol. 84rb).

7 Dans les « Notes critiques » ajoutées à son édition du miracle, Grace Frank reproduit intégralement cette séquence du manuscrit (Le Miracle de Théophile, éd. Franck, p. xvii et p. 31-36).

8 Gautier de Coinci, Les Miracles de Nostre Dame, éd. V. Frederic Koenig, Genève, Droz, 1955-1970. L’Epistele Gautier (2630 vers), autrement intitulée (dans la présente édition) De la misere d’omme et de fame et de la doutance qu’on doit avoir de morir, est publiée au tome IV, p. 439-543, juste après l’Épilogue de l’œuvre.

9 Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Faral et Bastin, t. I, p. 203. Voir aussi G. Naetebus, Die nicht-lyrischen Strophenformen des Altfranzösischen, Leipzig, Hirzel, 1891, p. 56-91 (note des éditeurs).

10 Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Faral et Bastin, t. I, p. 204.

11 Ce sont successivement, dans l’édition Faral-Bastin, les pièces A, K, S, W et Z (t. I, p. 229, 313, 389, 435 et 461).

12 Le mot est de Jennifer Dueck : voir son article « L’art de Rutebeuf : le texte dramatique et ses fonctions », Florilegium, 18/2, 2001, p. 93-111, ici, p. 96, 98 et 108.

13 Voir les v. 640-641, qui ouvrent le texte : « A toz cels qui verront ceste lettre commune / Fet Sathan a savoir… ».

14 Michel Zink, Œuvres complètes de Rutebeuf, p. 533, après Faral et Bastin : « (…) le document récupéré par la Vierge et dont l’évêque donne lecture à la fin de la pièce est une ‘lettre commune’ du diable, et non la charte rédigée et signée par Théophile ».

15 V. 640-655. Cette forme métrique et strophique occupe au total un peu moins du dixième de l’œuvre.

16 Dans le seul « Miracle de Théophile » de Gautier, voir les vers 581-588 (sur cointe) et 2077-2092 (à partir de cors) ; mais le conteur use, dès le préambule, du même procédé : v. 1-12, sur pors. Voir Les Miracles de Nostre Dame, éd. Koenig, t. I, p. 50-51, 85-86 et 174-176.

17 Ainsi, aux vers 387, 389, 395, 402, 406, 409, 420, 426, 428 et 429 (presque, en moyenne, un cas par strophe). Ultérieurement aussi, dans les quatre quatrains de la lecture à laquelle se livre l’évêque : v. 643, 650, 651, 654 et 655, soit, en moyenne, plus d’une césure épique par strophe ; c’est beaucoup.

18 V. 386, 387, 393, 396, 397, 399, 411, 414, 415, 417, 420, 424, 426, 427, 428 et 430 – soit un nombre un peu plus élevé que celui des strophes.

19 Paris, BNF, fr. 1635 (sigle C), fol. 84ra ; voir Le Miracle de Théophile, éd. Franck, p. 33.

20 Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Faral et Bastin, t. I, p. 210.

21 D’une poésie formelle en France au Moyen Âge, Paris, Nizet, 1972.

22 Pour les strophes iv et ix, voir, infra, la citation des vers 468-479 et celle des vers 528-539.

23 Voir essentiellement le deuxième et le cinquième douzain de La Mort Rutebeuf, v. 13-26 et 49-60, Œuvres complètes de Rutebeuf, éd. Faral et Bastin, t. I, p. 575-576 et 577 : le propos mérite une étude particulière, qui sera publiée autre part.

24 V. 462-465 (bba/b) : « Ci avra dure verve / S’ainz que la mors n’enerve, / En vous ne se marie / M’ame qui vous enterve ».

25 V. 510-513 (bba/b) : « Trop ai eü espace / D’estre en obscure trace ; / Encor m’i cuident traire / Li serf de pute estrace ».

26 Voir, infra, la citation des vers 516-527.

27 Dans les deux premiers cas, c’est à la faveur du sujet postposé que s’efface la coupe ; dans le troisième cas, c’est plus simplement de complément d’objet direct qu’il s’agit.

28 Rutebeuf aime bien ces noms de diables – ou de pseudo-diables – se terminant sur le timbre le plus aigu (ou le plus sourd ?) de notre système vocalique : par exemple, un peu plus loin dans le Miracle (v. 561-566), lorsque Notre-Dame fait mine de le chasser de sa chapelle, Théophile proteste et tente de la fléchir en ces termes, employant, comme du reste son interlocutrice, le « tercet coué » : « Ja mes ne finirai de brere ! / Virge, pucele debonere, / Dame honoree, / Bien sera m’ame devoree, / Qu’en enfer fera demoree / Avoec Cahu. »

29 Voir G. Gros, « La semblance de la verrine. Description et interprétation d’une image mariale », Le Moyen Âge, 97, 1991, p. 217-257, spécialement p. 231-234.

30 Œuvres complètes, éd. Zink, p. 999.

31 M. de Combarieu, « Le diable dans le Comment Theophilus vint à penitance de Gautier de Coinci et dans le Miracle de Theophile de Rutebeuf », Le diable au Moyen Âge, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 1979 (Senefiance no 6), p. 155-182.

32 Évoquant la rédaction de ce Miracle, Michel Zink, sans incriminer nullement une quelconque maladresse de l’auteur, remarquait (Œuvres complètes, éd. Zink, p. 533) : « Les transitions sont abruptes ou absentes ».

33 V. 159-165 (et précisément pour le terme à la rime du vers 162) : « En la vile un gïu avoit / Qui tant d’engien et d’art savoit, / D’entreget, de fantosmerie, / De barat et d’enchanterie / Que devant lui apertement / Faisoit venir a parlement / Les anemis et les dyables. »

34 Les Miracles de Nostre Dame, éd. Koenig, t. I, p. 24, v. 1-12. Traduction : « Amour, qui sait bien enchanter, / Fait à la plupart chanter un chant / Dont les âmes déchantent. / Je ne veux plus chanter ce chant : / Je chante un chant nouveau pour celle/De qui les anges chantent. // Chantez pour elle, tous chanteurs ! / Vous enchanterez l’enchanteur / Qui souvent nous enchante. / Si vous chantez la mère de Dieu, / Tout ensorceleur sera ensorcelé : / Bienheureux qui en chante ! »

35 À s’en tenir à la sagacité des éditeurs du Miracle, il n’y a pas ici, dans le manuscrit, de variante autorisant à corriger ta vertu devine en la vertu devine, ce qui, conformément au dogme, restaurerait la fonction de médiatrice de la Vierge.

36 Voir par exemple G. Gros, « Hommage à la chirurgienne : étude sur un nom de la Vierge et sur une pratique, dans les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coinci », à paraître.

37 Œuvres compètes de Rutebeuf, éd. Faral et Bastin, t. I, p. 573-578, v. 49-60 (cinquième douzain) : « Je sai une fisicïenne / Que a Lïons ne a Vïenne / Non tant com touz li siecles dure / N’a si bonne serurgïenne. / N’est plaie, tant soit ancïenne, / Qu’ele ne nestoie et escure, / Puis qu’ele i vuelle metre cure. / Ele espurja de vie oscure/La beneoite Egyptïenne : / A Dieu la rendi nete et pure. / Si com est voirs, si praigne en cure / Ma lasse d’arme crestïenne. » Traduction : « Je connais une doctoresse / Telle qu’à Lyon non plus qu’à Vienne / Ni si loin que le monde s’étende / Il n’y a meilleure chirurgienne. / Il n’est de plaie si vieille qu’elle soit / Qu’elle ne nettoie et assainisse / Dès lors qu’elle veut y mettre ses soins. / Elle purifia d’une vie ternie / La bienheureuse Égyptienne / Pour la rendre à Dieu nette et pure. / Comme c’est vrai, qu’elle prenne soin / De ma pauvre âme chrétienne. »

38 V. 528-539. Traduction : « Le prédateur qui pille / M’a déjà pour butin : / Je serai pris et pillé ; / Il me torture trop âprement. / Dame, prie ton cher Fils / Que je sois délivré ; / Dame, défendez-leur, / Vous qui voyez mes méfaits, / De me faire suivre leur voie. / Vous qui siégez là-haut, / Refusez-leur mon âme, / Qu’aucun d’eux ne la voie. »

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Pour citer cet article

Référence papier

Gérard Gros, « Le Miracle de Théophile de Rutebeuf et la prière du clerc »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 36 | 2018, 71-89.

Référence électronique

Gérard Gros, « Le Miracle de Théophile de Rutebeuf et la prière du clerc »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 36 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/16132 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.16132

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Auteur

Gérard Gros

Université d’Amiens

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Droits d’auteur

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