Navigation – Plan du site

AccueilNuméros36Une forme médiévale à succès : la...Sur le dit des droits du Clerc de...

Une forme médiévale à succès : la strophe d'Hélinand

Sur le dit des droits du Clerc de Vaudoy

Marie-Geneviève Grossel
p. 49-70

Résumés

Le Dit des Droits du Clerc de Vaudoy présente une intéressante utilisation de la strophe d’Hélinand. Le préambule en révèle le dessein, faire du Dit le dire de Droiz en un traité didactique et moral où la forme est l’essentiel. Le douzain est le lieu choisi où l’auteur confronte le rôle de l’anaphore à la notion qu’il explore ; les rimes et la construction strophique permettent de revisiter une structure riche de sa tradition. Le Dit des Droits est une réflexion sur un schéma poétique.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Toutes les citations du Dit des Droits proviennent de : Les Dits du Clerc de Vaudoy, éd. P. Ruelle (...)
  • 2 Dits et Contes de Baudouin de Condé et de son fils Jean de Condé, pub. par A. Scheler, t. 1, Baudo (...)
  • 3 Pour les remarques de jadis et naguère sur la valeur littéraire du Dit des Droits, voir l’introduc (...)
  • 4 Voir L. Seláf, « La strophe d’Hélinand : sur les contraintes d’une forme médiévale », Formes strop (...)
  • 5 Ruelle discute la date de l’œuvre dans son Introduction (Chronologie, p. 24-26) et l’inscrit dans (...)

1Les médiévistes du temps passé ont porté sur les œuvres du Clerc de Vaudoy1 un regard dénué d’intérêt, lui reprochant ses « lieux communs d’une moralité banale ». Onze manuscrits néanmoins nous ont conservé le Dit des Droits que – très probablement – Baudouin de Condé prit comme modèle pour un remaniement sensiblement augmenté2. À des époques plus récentes, très peu de savants se sont attachés à étudier le Clerc de Vaudoy, à l’exception notable de Paul Zumthor3. Puis Pierre Ruelle, l’éditeur des Dits du Clerc, a rendu justice à une œuvre qui mérite « une place très honorable parmi les nombreuses poésies morales du xiiie siècle » en raison de son « expression ferme et variée » et de « ses images fortes ». C’est donc bien la forme du texte, non plus la thématique, voire l’improbable « originalité », qui doivent requérir notre attention, et plus précisément ici, l’utilisation que le Dit des Droits fait de la « strophe d’Hélinand ». Le choix de cette strophe pose en effet une triple question, celle du contenu du texte et celle de sa nature par rapport à la structure utilisée4 ; en retour, la strophe d’Hélinand, inscrite en ce milieu du xiiie siècle5 dans toute une tradition qu’elle a marquée, exerce-t-elle une influence sur le texte qui l’emprunte pour se dire et s’écrire ?

Préambule

  • 6 Pour le Je énonciateur, voir M. Léonard, Le dit et sa technique littéraire des origines à 1340, Pa (...)

2Le Dit des Droits se compose de trente-neuf douzains. Avant d’en venir à son propos, que scande l’anaphore Droiz dit à l’ouverture de chacune des strophes, le clerc en présente le Je auteur6 qu’il inscrit de la sorte dans une topique bien reconnaissable. Il ne s’agit nullement de renier la valeur de celui qui écrit :

Or entendez une complainte
Dont la reson [var. la matire] est si bien jointe
A paines orrez mes plus bele. (I, v. 1-3)

3Entre le récitant et son public existe un espace de connivence que figure le passé partagé :

Je vous ai mains mos fabloiez,
Diz et contez et rimoiez. (IV, v. 37-38)

4Nous entrons dans le Dit par un prologue qui noue les « renseignements » sur l’auteur à sa volonté affirmée d’excellence. Avoir « trente et set anz en s’escuele » varie avec un « Se j’ai quarante ans ou cinquante », avant d’annoncer l’advenue du « grant eage ». Le Dit s’ouvre ainsi au passage d’un registre à l’autre qui se lit dans la métaphore du passage d’un des « tens de l’aage d’omme » à un autre. Le sens du temps existentiel est suggéré par l’annominatio du cheminement : des-voiez rime avec proiez pour le premier volet du douzain IV, dans la succession des rimes plates, sur la dominante de a, avant de se résoudre, dans le second diptyque, avec a comme rime dominée cette fois, et non plus plate, mais embrassée : des-voiez/ravoiez. La facilité que l’on serait tenté de dénoncer dans l’emploi de cette rime (quasi) identique relève au contraire de l’insistance.

5Les quatre premiers douzains de ce préambule s’avèrent ainsi fort bien construits :

  1. Il s’agit d’écouter une complainte ; sa beauté est indiscutable ; le Je se dénomme « Clerc de Vaudoy ». Il fut cointe, mais sa jeunesse qui s’enfuit le des-acointe.
  2. Quand l’âge fait glisser vers la vieillesse, il ne s’agit plus de mentir, mais de repentir ; en bref, cette départie doit se faire conversion. Pourquoi ? Parce que c’est bien droiz.
  3. La vieillesse implique le respect d’une certaine convenance. L’usage de la jeunesse est fol. Le fol est ce personnage nu que ne sauraient garantir beauté, parage, terre, heritage. L’avantage vient de veiller sur soi, avant que l’outrage de la misère ne renvoie les fous à leur dénuement.
  4. Voici venu le moment des résolutions qui s’affichent cette fois sous la bannière des rimes b : m’en vueil retrere / bien fere / Dieu plere / Anemi contrere / [Dieu] debonere7.

6La logique du raisonnement amène donc l’impression que, du registre courtois (les contes et le rimoier) ou divertissant (les fabliaux), le clerc se tourne vers le registre moral, que le terme complainte axerait sur un memento mori empreint de repentir et de regret. Nous ne sommes pas cependant sur la même ligne directrice que le lointain prototype des Vers de la Mort, où l’on ne voit pas Hélinand souligner la finalité esthétique (plus bele) de son poème. Aussi, fort habilement, le Clerc de Vaudoy va-t-il achever ce préambule avec le douzain V, qui est la transition menant à la longue série des premiers vers à anaphores.

7Il revient à ce cinquième douzain de donner son vrai sens à ce que le deuxième avait de loin annoncé :

Bien est droiz que je me repante
Et de jurer et de mentir. (II, v. 17-18)

8La fausse modestie topique qui ouvre la strophe v ne saurait duper personne, accompagnée qu’elle est de la double affirmation de la volonté du Je parlant (vueil), qui encadre la double proclamation du verbe dire, en qui se glorifie la volonté :

Por ce vueil dire une chosete
Petite qui est novelete,
Que je vueil de droiture dire. (V, v. 49-51)

  • 8 Voici ce qu’en dit P. Ruelle dans les notes, très riches, qui font suite à l’édition : « Le ‘droit (...)

9Le rejet remarquable de l’adjectif, l’adjonction de la petitesse à un substantif qui est déjà un diminutif, l’allitération en t puis en d dans ce douzain où toutes les rimes sont féminines – autant de moyens très rhétoriques entourant Droit qui est le sujet même. La variation de droit à droiture doit nous inciter à prêter attention tout au long du dit au miroitement des sens de la très riche notion ici mise en scène, ou plutôt faite parole. Droit, rappelons-le, est un mot polyvalent8 autour des deux notions qui s’y sont mêlées de direction (droit vs gauche) et de rectitude. L’exemple que présente le dictionnaire Godefroy pour en cerner les sens divers est instructif, où l’on trouve principalement : « droite possession, droite satisfaction, droit comme cessation des contentieux, droite ‘voie de loyauté’ qui est manifeste lorsque l’on a ‘fait droit’ ». Les deux constantes que l’on peut trouver dans cette exploration des valeurs du mot tournent autour de la justesse/équité, et de la convenance/vérité, valeurs que le Clerc de Vaudoy résume en cette fin d’introduction dans le couple droiture/droiz. Le douzain V insiste sur la (droite) convenance qui se trouve fortement liée ici à la vérité dans toute sa pure beauté :

S’est bien droiz que je m’entremete
De dire chose si tres nete
C’on ne puisse par droit desdire. (V, v. 52-54)

10Dire entre à son tour dans l’annominatio de la figura etymologica : dire/ desdire/ mesdire/ contredire, occupant ainsi quatre des six rimes ; mais les deux qui restent placent face à face le Je en sa matire et le Droit jugement et sire.

  • 9 Les Dits du Clerc de Vaudoy, éd. Ruelle, note 1 sur le mot complainte, p. 79.

11Nous avons quitté la complainte ; à vrai dire, si l’on s’en tient au sens habituel de plainte ou lamentation, le Dit des Droits n’a guère de rapport avec la tristesse des regrets mariaux ou des congés, qui avaient également emprunté la strophe d’Hélinand. P. Ruelle avertit son lecteur de la fondamentale ambiguïté du terme qui, dans le contexte, peut plus justement évoquer une plainte en justice9. Nous ne sommes pas davantage dans le domaine strictement religieux qui sous-tend le propos d’Hélinand, car la Mort n’a d’existence que d’annoncer ce qui la suit. D’un douzain à l’autre, retrere (du mal) pour éviter l’Ennemi contrere s’efface devant dire et contredire, le jugement laissé à Droiz vient définitivement sanctionner le rôle nouveau que s’est attribué le Je au mitan de son eage ; dire le Droiz et dire droiz sont bien le propos et le dessein d’un Je, maître de sa matière, tout contradicteur devenant ainsi un vilain et un failli (retrete) :

Quar qui est en bone matire,
Droiz dit c’on nel doit contredire :
Ci avroit trop vilaine retrete. (V, v. 58-60)

  • 10 Voir respectivement Urbain le Courtois, version courte, éd. P. Meyer, « Les manuscrits français de (...)

12Nous pouvons tirer quelques conclusions provisoires de cette analyse un peu longue du préambule. L’écriture et la composition du texte révèlent un auteur en pleine possession de son métier comme de son rimoier. L’œuvre ne se caractérisera pas par son pathétique que le regret du temps enfui ou des occasions perdues pourrait alimenter. Si le registre devient sérieux, il ne se veut pas pour autant véhément ni incantatoire. La quête de tout ce qu’implique ce qui est droit dans l’existence se double de la volonté d’énoncer cette quête, avec toute l’éloquence que cela requiert. Le texte se range donc d’emblée et de façon ostensible dans le registre moral et didactique, caractéristiques habituelles accordées au dit. P. Ruelle et d’autres esquissent un rapprochement avec les « revues des états du monde » qui relèvent de la satire, ou encore avec des ouvrages à visée similaire, comme Urbain le Courtois, le Doctrinal Sauvage, le Poème moral, Du triacle et du venin, les Enseignements Trebor10… qui appartiennent au domaine du chastoiement ou des ensenhamens. Mais aucun de ces textes n’a choisi de s’exprimer dans le douzain d’Hélinand.

  • 11 Les données rassemblées sur la strophe d’Hélinand se trouvent dans les ouvrages anciens de G. Naet (...)
  • 12 Les œuvres de Rutebeuf ont été ici relues dans l’édition d’E. Faral et J. Bastin, Œuvres complètes (...)

13Enfin, bel et bien écrits en strophe d’Hélinand11, on cite souvent, pour mieux cerner la personnalité littéraire de notre Clerc, les poèmes de Rutebeuf12 : Complaintes véritables de Constantinople, du Comte de Nevers, ou « poésies de l’Infortune » (Paix, Povreté, Mort Rutebeuf), ou encore les œuvres plus politiques, recoupant par le biais de la satire le genre des « états du monde », Dits de sainte Église, des Ordres de Paris. Au-delà des ressemblances que la topique justifie, on notera que beaucoup des textes qui ont été ainsi épinglés sont situés, selon une chronologie plutôt imprécise, dans le « milieu du xiiie siècle ». S’il importe peu de savoir s’il y a eu imitation et dans quel ordre, il est facile de relever les réminiscences dans les tournures de phrase et dans le lexique ; on peut y voir la forte probabilité que les auteurs divers se connaissent, au moins par œuvres interposées, et que ce genre de dits suppose un réseau d’écrivains qui travaillent la même matière. En ce sens, la forme choisie devient la marque essentielle.

Structure signifiante de l’œuvre

Le douzain

14Comme dans la lyrique et ses chansons, le découpage en strophes amène l’attention à se concentrer avant tout sur la cellule que représente chacune de ces unités structurelles. C’est à l’intérieur du douzain que les recherches qui cisèlent l’expression trouvent leur forme parfaite. Le préambule nous a montré que le Clerc de Vaudoy sait dépasser cet horizon étroit et confier l’évolution de son raisonnement à des modules plus vastes (de trois à sept douzains). Pour l’ensemble du Dit, la composition s’avère plus floue, parfois répétitive, progressant par bonds et par sauts, avec une grande liberté. À ces constatations très générales, on adjoindra le caractère volontiers éclectique des situations où Droiz édicte sa règle ; c’est l’autre explication au disparate relatif des ouvrages qui ont été proposés comme références. Une brève analyse de l’œuvre le prouvera aisément.

  • 13 Urbain le Courtois, version courte, éd. Meyer, ici p. 68. La citation complète est : « un traité d (...)

15On peut découper le texte en quelques grandes parties où Droiz se confronte à un domaine de la vie. Six douzains (VI-XI) tournent autour de la courtoisie au sens large, en l’opposant à vilonie, tout particulièrement en ce qui concerne la parole et les médisants. Nous sommes dans ce que P. Meyer appelait joliment « un traité de civilité13 ». Un douzain de transition (XII) traite de l’envie avant que les sept suivants (XIII-XIX) ne dressent Folie comme antonyme à Droiz. La série se clôt sur les égards dus à l’ami tombé dans la pauvreté, notamment dans les conversations. Le douzain XX fait transition vers les règles du Droit dans les status en empruntant l’opposition bons/mauvais fondée sur la Bonne Doctrine. En passant aux rapports de la Sagesse et du Droit, les douzains XXI-XXIV évoquent la chevalerie, puis les chevaliers, le rôle des grands et la justice qu’ils se doivent d’appliquer.

16Le clerc arrive alors à la convenance sociale et ses règles de politesse dans les rapports entre sexes différents. La révérence due à Marie implique le respect des femmes (XXV) ; puis sont traités les conduites masculines impertinentes (XXVI), la façon de s’adresser à une femme mariée et, en regard, l’attitude que doit suivre cette dernière (XXVII), le rejet des putains et de toute passion avilissante (XXVIII). Entre transition et logique implicite, le douzain XXIX recommande la discrétion pour les divers secrets de la vie. Trois douzains suivent, plus explicitement moralisateurs, s’ouvrant là aussi sur l’envie, puis les mauvaises fréquentations à éviter ou le respect de la foi jurée (XXX-XXXII), avant que le texte ne s’en retourne aux « états du monde » : soit, tour à tour, les marchands (XXXIII), la gestion d’une ascension sociale qu’il faut préserver (XXXIV), les gens d’Église enfin, fort critiqués pour leur convoitise et leur envie (qui revient donc un peu comme un leit-motiv) et leur papelardie (XXXV-XXXVI). Les deux douzains de la fin s’attaquent aux Jacobins et aux Cordeliers, d’une façon qui rappelle Rutebeuf. Le douzain conclusif (XXXIX) joue sur la traditionnelle opposition du Droit et du Tort.

17La suite des idées est ainsi très claire, quand bien même elle n’est jamais nécessaire. Le ton conserve son uniformité tout au long et semble se tenir à pareille distance de l’ironie ou de la raillerie que du sermon doctoral et pédant ; nous restons dans le stilus mediocris où se cultive avant tout la mesure.

L’anaphore

  • 14 P. Ruelle ne lui trouve comme « modèle » évident qu’Hélinand lui-même. L. Seláf, « La strophe d’Hé (...)
  • 15 Robert le Clerc d’Arras, Les Vers de la mort, éd. R. Berger et A. Brasseur, Genève, Droz, 2009 ; A (...)

18Que notre texte appartienne au genre vague et si difficile à définir du dit, nous ne pouvons qu’en croire les manuscrits qui lui accordent cette dénomination. Nous voudrions plus modestement examiner le statut que confère à ce Dit le choix qu’exprime l’anaphore Droiz dit. Le Clerc de Vaudoy ne suit pas un modèle évident lorsqu’il choisit la structure hélinandienne, réputée difficile14. Derrière le douzain en aabaab/bbabba, le souvenir du poète cistercien a mis bien longtemps à s’effacer. Et l’on peut, sans trop s’aventurer, penser que, parmi les raisons qui ont poussé le Clerc à choisir la structure formelle de son Dit, se trouve en bonne place le souvenir de l’apostrophe à Mort qui donne au poème originel tant de sa force incantatoire. Ce procédé n’est pas le plus partagé parmi les auteurs que recensait déjà la liste ancienne de Naetebus comme désormais sa version renouvelée et aussi la thèse de Monique Léonard. Seuls, les Vers de la Mort de Robert le Clerc d’Arras ou d’Adam de la Halle15 suivent exactement Hélinand, en lui reprenant et le titre et l’apostrophe à la Mort personnifiée.

  • 16 Les congés d’Arras (Jean Bodel, Baude Fastoul, Adam de la Halle), éd. P. Ruelle, Bruxelles/Paris, (...)

19Certes Droiz est une notion fort riche, bien propre à nourrir l’éloquence puisqu’il régit la vie des hommes et garde à l’arrière-plan la Loi divine. Il n’a cependant pas la force de la Mort, ce que les poètes des Congés avaient très bien compris. Aussi bien Bodel que Fastoul16 usent sans excès de l’anaphore répétitive, où reviennent Anui, Pitié, Cors … La place la plus belle est celle offerte aux noms propres des amis que l’on va quitter à jamais. Les poètes créent ainsi une relation spéculaire avec le pré-texte qui appelait les amis au renoncement, présenté comme victoire sur la Mort, alors que la séparation du lépreux et de ses compainz est déchirure. Robert le Clerc, quant à lui, dans la version longue de ses Vers de la Mort, imite Hélinand presque continûment jusqu’à son douzain 123, mais les 189 restants se détournent de cette figure, peut-être parce que la longueur du poème risquait de lui faire perdre de sa force.

  • 17 Pour la beauté dans la thématique du dit, voir Léonard, Le dit, p. 209.
  • 18 Pour la nouveauté dans la thématique du dit, voir Léonard, Le dit, p. 210.
  • 19 Les critiques s’accordent généralement à faire de Rutebeuf un champenois ; pour le Clerc de Vaudoy (...)
  • 20 Voir Maître Élie’s Überarbeitung der ältesten französischen Übertragung von Ovid’s Ars amatoria, h (...)

20Pour en revenir au Clerc de Vaudoy, il y a presque un côté déceptif dans l’annonce en préambule de nous faire oïr une complainte, puisque l’analyse du texte prouve que, même en son sens juridique, le terme n’est pas adéquat pour les vers qui suivent. On peut comparer cette définition en trompe-l’œil au jeu que le texte opère avec des motifs dont M. Léonard a souligné la récurrence dans les dits qu’elle étudie, ainsi de la beauté de l’œuvre17 que l’on va écrire, ici revendiquée, mais en évitant l’expression beaux dits, pourtant quasi formulaire, ou encore l’affirmation de la nouveauté18, ici – et sans doute faussement – présentée comme chosete modestement novelete. À l’autre bout du texte, la satire contre les Jacobins et les Cordeliers, qui occupe seulement deux douzains, n’est ni nécessitée ni développée. Elle fait penser à un petit coup de chapeau amical de confrère à confrère. Rutebeuf étant sans doute d’origine champenoise, le Clerc a de fortes chances de connaître ses poèmes19. Le Dit des Droiz emprunte d’ailleurs à bien d’autres – tels, par exemple, les Distica Catonis20 – tout en passant, nous l’avons noté, d’un registre à l’autre. Le Clerc de Vaudoy est un jongleur de talent : comme les siens qu’il connaît parfaitement, il sait faire du nouveau avec de l’ancien. On peut essayer de lire sous cet aspect son texte, comme une réflexion sur l’écriture d’Hélinand.

21Nous l’avons noté, les études critiques concernant l’histoire de la strophe hélinandienne n’ont pas systématiquement retenu l’anaphore comme point discriminant. L’usage de l’apostrophe, qui partage le texte entre un Ils – les interlocuteurs – et un Tu, d’interpellation, évoque toujours en arrière-plan le modèle d’Hélinand qui s’adressait dans presque tous ses douzains à la Mort ; cette dernière acquiert une force terrible par la multiplicité des actions que les verbes lui prêtent. À rebours dans le Dit des Droits, Droiz mis en anaphore n’est jamais apostrophé, et il ne régit pratiquement qu’un verbe, dire. En outre, Droiz se trouve non seulement à l’ouverture de chaque douzain, mais, régulièrement, il reparaît dans la seconde partie de la strophe, deux ou trois fois, mais aussi jusqu’à six fois, ce qui est beaucoup pour une forme aussi ramassée et concise que le douzain en octosyllabes.

22En face de ce Droiz qui dit à la troisième personne, le Clerc campe un Je qui, mis à part le préambule, n’est aucunement un Je individualisé et n’a rien non plus, cela va sans dire, du Je lyrique au caractère à la fois universel et particulier. C’est le plus souvent un Je totalement incolore qui est l’équivalent d’un indéfini :

Se je pens folie ou orgueil,
Je me doi porveoir avant
C’on ne s’en voist apercevant. (XXIX, v. 341-343)

23Il peut d’ailleurs parfaitement être remplacé par un On qui endosse le rôle de sujet de sentences :

Droiz dit un mot qui est de pris,
C’on honeurt ses povres amis. (XIX, v. 217-218)

24Ou par un Vous :

S’il a homme en vostre lingnage
C’on vueille a tort le sien tolir,
[…] Vous ne le devez pas souffrir. (XVII, v. 194-195 et 197)

25On peut aussi trouver un Je de narrateur, sans la moindre épaisseur de réel :

Droit dit c’on doit fame honorer.
Si dirai, ne vous quier celer,
En quel maniere et en quel guise. (XXVI, v. 301-303)

26Mais plus intéressantes dans le cadre de cette lecture paraissent les occurrences où le Je vient redoubler le Droit et son dire comme pour en assumer et en proclamer la véracité :

Droit dit, et jel retrai par droit. (XXV, v. 289)

Droit dit, et por droiz m’en sovient. (XXXIV, v. 397)

Mes droiz nous fet apercevoir,
Et je le retrerai por voir. (XXXVII, v. 442-443)

27C’est le plus souvent le verbe retrere qui vient doubler le dire du Droit. Comme nous avons décidément affaire à un auteur retors, on n’oubliera pas que retrere est lui aussi polyvalent, et que le Clerc l’avait employé en significative annonce dans son préambule : si retrere marque un retour réflexif sur soi-même quand on se retrait du fol usage de la jeunesse pour faire retraite en Dieu, il devient vilaine retrete quand on contredit Droiz ; dans les couples dire et retrere, ce dernier perd toute valeur péjorative et fait du narrateur un héraut, un glosateur dont la parole atteint à la sagesse, comme le montre explicitement la variante :

Droiz dit et retret par le sage. (XVII, v. 193)

28La sagesse s’appuie sur l’expérience humaine, d’où l’emploi du mot reprovier qui apparaît à son tour en liaison avec Droit et retrere :

Que droiz retret en reprovier
Qui une foiz veut escorcier
Qu’aprés ne deus ne trois ne tont. (XXIII, v. 274-276)

29Le Clerc fait d’ailleurs un emploi non négligeable de proverbes, qu’il situe, selon la tradition didactique, en dernier (s) vers du douzain :

Quar fols est qui a fol se prent. (XIV, v. 168)

Au besoing voit on son ami. (XVI, v. 192)

Encontre vezïé recuit. (XXXI, v. 372)

C’on dit : eschaudez eue crient. (XXXIV, v. 408)

30Ou, aussi bien, de simples sentences bien frappées :

Quar qui biau veut oïr biau die. (XXX, v. 360)

31On aura remarqué que dans la citation ci-dessus de la strophe xxiii, P. Ruelle a doté « droiz » de la minuscule ; je comprends ainsi l’usage qu’il en fait : quand Droiz agit comme personnification, il prend la majuscule, mais les expressions qui le redoublent, essentiellement por droit, en droit, mais aussi il est bien droit, sont écrites avec la minuscule, de même le couple tort et droit. Cette décision éditoriale a le mérite de souligner que le Clerc s’amuse avec des expressions quelque peu figées qui, accolées au Droiz personnifié, recouvrent soudain leur sens propre. On appréciera en ce sens le début du douzain XXIX :

Droiz dit, et en ce droit m’acueil,
Que, s’en aucun lieu aler vueil
Aucune foiz priveement,
Chascuns ne set dont je me dueil. (v. 337-340)

  • 21 Voir l’emploi du v. 208 : « quant la reson est faillie ».
  • 22 XV, v. 177.
  • 23 XIV, v. 166.

32La personnification de Droiz le pose en tête de douzain comme parole, comme la voix d’une sagesse éprouvée que le Je, parvenu en son mûr âge, est en droit de transmettre en lui donnant la forme ramassée qu’exige toute loi. À mi-chemin entre sagesse et justesse, le Droiz est guide des mœurs, non pas art de vivre courtois, mais façon juste de respecter la convenance envers soi même et autrui. Ainsi Droiz essentiellement dit, mais peut aussi moustrer, enseignier, aprendre et encore desfendre. Il appelle le mot reson, aussi bien ratio que discours21, reson qu’il faut écouter pour l’entendre22 (id est comprendre) quand on suit le juste usage, reson senee23 pour tout dire, ce qui n’a rien du pléonasme, et toutes ces raisons sont synthétisées dans le deuxième vers du Dit, ouvrant le premier douzain, « reson si bien jointe » qu’on n’en peut espérer de plus belle, c’est-à-dire l’œuvre même.

La chaîne des rimes

33Ainsi paradoxalement, si le Je n’a pas la chaleur expressive qui donnait aux vers d’Hélinand un côté proprement lyrique et une présence sensible, le Clerc n’est pas absent d’un texte où il semble s’effacer derrière la voix qu’il prête à la Justesse. Il nous reste à examiner comment il a fait de la strophe hélinandienne son bien qui puisse en justifier et même en rendre appréciable une utilisation qui prend ses distances avec ses modèles. Rappelons pour mémoire cette définition de la strophe d’Hélinand que l’on trouve dans un Traité de rhétorique anonyme de la fin du xve siècle :

  • 24 Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 259.

Vers douzains sont de plusieurs piedz
[…] Et sont a le fois bien prisiés
Quand de beaulx termes sont chergiés,
Coulourés aourneement.
[…] Pour avoyer les desvoyés,
Pour outroyer benignement
Et pour langagier doulcement
Il y sont des plus avanchiés24.

34Les mots qui chargent le vers de leur beauté trouvent naturellement leur place privilégiée à la rime. Le Clerc, redisons-le, situe son travail ailleurs que dans les mots pathétiques, élégiaques ou dans l’allégorie. P. Ruelle parle de ses images fortes, mais on pourrait plutôt dire qu’il use d’un style vif, énergique, et abonde en expressions bien frappées. La seule métaphore un peu filée se trouve au tout début de l’œuvre dans le préambule :

De son bordon use la pointe
N’en a mes que la manuele. (I, v. 4-5)

La pointe si est ma jovente
Qui de moi se veut departir. (II, v. 13-14)

35Les rimes, en revanche, sont doublement importantes puisque chaque douzain n’en contient que deux et qu’elles sont situées en miroir. La strophe d’Hélinand crée ainsi ce jeu, ce mouvement qu’a si magnifiquement décrit Jean Batany :

  • 25 J. Batany, « Un charme pour tuer la mort. La “strophe d’Hélinand” », Hommage à Jean-Charles Payen. (...)

L’anaphore régulière de l’appel, en tête de chaque strophe, va représenter le triomphe du langage […]. Deux demi-chœurs semblent lutter en une imparable chorégraphie qui, à chaque mouvement, tisse quelques mailles d’un réseau de mots25.

36Le réseau des mots emprunte volontiers la figure d’annominatio, en mêlant la paronomase aux rimes dérivatives : amende (substantif) / contremande / amende (verbe) / demande / commande (XXXIX) ; usuriers/usure/demesure/mesure (XXXVIII). Mais plus caractéristique de la façon du Dit des Droits, il faut noter que, très souvent, l’une des deux rimes du douzain est réservée aux verbes, à la différence de l’autre : parler/reposer/reveler/rapeler/recorder (VII, rime b) ; tolir/souffrir/offrir/loisir/souffrir/laidir (XVII, rime b) ; dira/contera/ metra/harra/querra/croira (XI, rime a). D’autres exemples, plus nombreux encore, alignent cinq verbes pour un seul nom ou adjectif. La rime verbale, outre le fait qu’elle permet d’amener facilement de nombreuses rimes grammaticales ou dérivatives, est la rime attendue pour les vers où se décrit une action ; d’autre part, la rime verbale est peu colorée, et tirera une grosse partie de ses effets sonores ou sémantiques en ce qu’elle se confronte à une rime seconde qui choisit une mélodie plus rare comme - (t)able (VII, rime a), -ivre (XXVIII, rime b), -ange (XI, rime b) ou, en tout cas, franchement contrastante : -endre/-age (XV) ; -i/-ance (XVI).

  • 26 Les formules « bijouterie strophique » et « enfermement parénétique » sont de J. Batany : « Les li (...)

37D’assez nombreuses rimes, si elles ne sont pas entièrement « rimes semblables », ne présentent pas une différence de sens incontestable. Il n’y a pas non plus de recherches particulières pour rimer richement. Sur ce point encore, le Clerc se montre sobre, il ne partage pas le goût de la « bijouterie strophique » propre au Reclus de Molliens quand il utilise la strophe d’Hélinand. Mais comme le Reclus, il cherche dans le douzain hélinandien cet « enfermement parénétique26 » qui convient parfaitement aux règles qu’édicte Droiz.

  • 27 Dragonetti, La technique poétique des trouvères, ici p. 406. A. François, La désinence « -ance » d (...)

38On notera pour conclure sur le choix des rimes que, là aussi, le Clerc compose avec toute la mémoire de l’intertexte, qui est la sienne et celle des auditeurs. Ainsi le choix de substantifs en -ance qui caractérise le douzain XVI ne peut manquer de ranimer le souvenir des trouvères pour qui cette sonorité fonctionnait comme une « pédale » de la mélodie27. Et ce sont bien les mots lourds de la lyrique que l’on retrouve à la rime b, significativement situés à l’intérieur de la structure, grâce à la succession des trois rimes suivies : mescheance/viutance/poissance/recouvrance/soustenance/deseperance. La rime a qui se confronte à elle est une rime plutôt pauvre (sur le seul phonème i), mais elle n’en convoque pas moins des mots empruntés au même genre lyrique : fi/merci/plevi/ausi/deservi/ami. Il vaut donc de noter qu’il ne s’agit ici nullement d’ami fin, mais bel et bien de l’amicitia, à mi-chemin entre l’ami-frère évangélique pour qui l’on donne sa vie et l’ami-compagnon à coloration antique :

Droiz dit, et en ce droit me fi,
Que on ait pitié et merci
D’omme qui pert par mescheance.
S’il pert par ce qu’il a plevi,
Par feu, par mal, par guere ausi,
Nel doit nus avoir en viutance.
Droiz dit qui en a la poissance
Un poi li face recouvrance
Selonc ce qu’il a deservi.
Droiz dit c’un po de soustenance
Gete homme de desesperance :
Au besoing voit on son ami. (XVI, v. 181-192)

39C’est sans doute là une nouvelle preuve de ce goût du Clerc de divertir l’attente de ses publics en jouant sur l’utilisation déceptive de l’intertexte. Mais il en ressort bien que c’est surtout au niveau du douzain entier que le Clerc marque son sillon. Je n’en prendrai que quelques exemples particulièrement intéressants.

Droiz e(s)t dire

40Le douzain semble qualifié pour conférer une forte unité à une idée simple autour de laquelle tournent les mots d’un même champ sémantique ; le douzain XVIII va ainsi exposer en son premier volet ce qu’il présente tout abord de façon paradoxale :

Droiz dit que c’est double folie
Qui a escouter s’umelie
Le bien quant l’ot et bien l’entent
Et, quant la reson est faillie,
Il n’en set vaillant une aillie
Ne ne vait a oevre metant. (XVIII, v. 205-209)

41Folie aggravée par l’attention première, prêtée d’un cœur modeste, ce qui ôtera toute possibilité d’excuser l’oubli, en aucun cas imputable à la faute d’ignorance. Le premier vers, fortement allitéré, débouche sur une construction abrupte où les deux mots trisyllabes pèsent de tout leur poids, la répétition de bien, avec valeur différente, se redoublant du couple formulaire ot/entent. Si entent prend ici le sens de « comprendre », il conserve la résonance de sa valeur première que développaient escouter et oïr, lesquels constituent le thème principal du douzain entier. Le second volet nous en présente le reflet inverse, mais brisé en deux parties égales par opposition à la phrase unique et faiblement coupée des six premiers vers :

Droiz dit ci a folie grant :
Bien oïr ne fere samblant,
Ici a pereilleuse oïe. (XVIII, v. 211-213)

42Le Clerc redouble son anaphore à la césure de la strophe, seconde place qui lui est habituelle. Cette occurrence réitérée s’assène comme une vérité sans possible contredit, l’expression double folie, qui narrait en deux temps la faute, devient une grant folie, avant que le vers 8 ne synthétise à lui seul les vers 2-6 de la première partie. Le vers 9 pose une transitoire conclusion – ou moralité – au thème de l’oïe qui débouche sur un fere dénué de justesse. Il faut pourtant expliciter cette notion nouvelle que l’assertion introduit, la folie devenue désormais périlleuse. C’est ce à quoi s’emploient les trois derniers vers de cette seconde partie ; et comme l’explication est grave, une troisième anaphore ouvre cette conclusion :

Droiz dit qu’au jor del jugement
Sera Diex sourt contre tel gent
Qui bien oent et nel font mie. (XVIII, v. 214-216)

43Droiz touche à la loi divine et, de par son équité même, énonce que le dam de la surdité humaine est de susciter la surdité de Dieu aux jours où tout se paiera. Droiz est prophète de cet achèvement, sa parole, présente au début comme à la fin, ferme la boucle que mime le douzain. Le Il singulier du pécheur se confond alors avec la masse de ses semblables, tous faillis, tous rejetés, quand leur refus de l’écoute les fait disparaître en leur négation (ne fere mie).

44Cette architecture du douzain en 6+3+3 n’est que l’une des possibilités rhétoriques qu’explore le Clerc. Le premier volet peut très bien resserrer l’idée en quatre vers, créant ainsi un déséquilibre sensible avec la structure rimique. Le douzain XV en est un bon exemple :

Droiz dit que cil fet a reprendre
Qui ne set ne ne veut entendre
Et veut contrefere le sage :
C’est grant folie d’entreprendre. (v. 169-171)

45Ces quatre vers abondent en verbes auxquels toute la strophe va réserver sa rime b (-endre). Le fou ici est un sot, en proie au désordre et à l’opiniâtreté, puisque son fere est un contrefere. L’anaphore qui revient au vers 5 introduit cette fois cinq vers, dont trois relevant de la seconde partie de la structure :

Droiz dit c’on ne s’i doit atendre
Ne qu’en la beste du boschage
Qui toz jors veut estre sauvage
Sanz aprendre nul bon usage
Et ne veut a reson entendre. (XV, v. 173-177)

46La sagesse feinte ne concernait qu’une seule rime b dans le premier ensemble, la bêtise qui qualifie l’attitude maintenant décriée est mise en valeur par la triple rime suivie, qualifiant l’usage de sauvagerie pour le renvoyer à sa place, dans la forêt qui convient à l’animalité. La conclusion en trois vers qu’amène une troisième et ultime anaphore justifie le jugement plutôt dur qu’édicte Droiz ; si de tels sauvages qui agissent en bêtes méritent la mort, c’est que leur attitude nie le dessein de Dieu et de sa création :

Droiz dit que gent de tel usage,
S’il n’eüssent forme et ymage
De Dieu, que on les deüst pendre. (XV, v. 179-180)

47Le douzain bâti 4+5+3 contredit moins la structure strophique en 6+6 qu’il ne la déséquilibre subtilement, comme pour mimer le délire de ces hommes, sortis du droit fil de l’humanité.

48Un troisième et dernier exemple, propre à souligner la richesse des combinaisons possibles, apparaît dans le douzain XX où, à rebours, une seule anaphore initiale suffit pour toute la strophe. La découpe qui avance par trois vers à la fois, avec une seule ponctuation forte lors de l’avènement du second volet, contribue à donner à ce douzain son allure gravement sentencieuse derrière une structure pleine de régularité :

Droiz dit des bons et dire seut
Que cil qui mauvaistié conqueut,
Qu’en ce doit il estre repris :
Qui bone doctrine requeut
Tout adés maintenir la veut
S’il est sages et bien apris.
Sages ne doit estre entrepris
Qu’avoec les mauvés soit repris :
N’est pas sages qui les aqueut,
Mes enluminez et espris
De bien fere soit hom de pris,
Quar qui de bons est souef eut. (v. 229-240)

49Cependant il faut noter combien la pensée est répétitive et combien l’argumentation se trouve piégée dans le véritable réseau que composent les répétitions, judicieusement distribuées selon le déroulement de la strophe. La première partie a pour pivot l’adjectif bon. Les bons sont présentés en antithèse aux mauvais, selon une vision très dualiste, qui accorde équitablement à chaque groupe ses trois vers. La différence se joue autour de la rima etymologica dont il faut peser les différences – concueillir impliquant peut-être davantage une idée de négligence, de qui ramasse ou rassemble par-ci par-là les choses comme elles se présentent, tandis que recueillir évoquerait une ouverture, suivie d’une capacité de recevoir ? À bien y regarder, cela semble plus tautologique que subtil, car s’il faut sans conteste reprendre (« corriger ») le mauvais, le bon paraît « agir bien » parce qu’il était préalablement sage ; sa sagesse, qui le pousse à accueillir et maintenir la bonne doctrine, semble lui venir de ce qu’il avait bien appris et déjà retenu tout le bien que la Doctrine (re)vient lui enseigner, autre usage analogue à celui qui est l’apanage du dire de Droiz.

50Ces propos reflètent-ils un pessimisme bien installé de la part du narrateur (après tout il s’est peint comme un vieillard…), ou est-ce le fait d’un poète qui joue avec les idées et jongle avec les mots ? Mais regardons la suite.

51La strophe pivote avec aisance sur la reprise du mot sage, car c’est ce mot qui, dans ce douzain XX, tient le rôle des anaphores réitérées, et il apparaîtra d’ailleurs encore une fois au v. 9 ; il est le correspondant de bon pour ce second volet. Nous passons d’une première partie structurée 3+3 à une seconde structurée 2+4 – ou plus exactement 2+3, car le vers final est un proverbe qui est le dernier mot de la sagesse appuyée sur l’usage. Il devient clair que, des deux rimes, c’est la rime b qui conduit le jeu et elle n’est qu’une longue variation grammaticale sur la prise qui en dernier lieu s’avère être le prix : repris/apris/entrepris/repris/espris/pris. Cette ligne des rimes donne le fil du raisonnement : être repris ou a(p)pris rappelle le rôle, essentiel dans tout le Dit, d’une parole qui est enseignement, demonstratio ; c’est ce que nous explique le premier volet du douzain. Le second, en revanche, pose pour commencer la rime entrepris/repris ; les deux rimes concernent les « bons » : ils ne doivent pas être accusés de fréquentation inquiétante avec les « mauvais », il leur faut fuir ces gens-là comme le fait tout sage. La rime a, aqueut, troisième variation sur les composés du verbe cueillir, sonne donc comme un accueil sans le retour réflexif et sage qu’impliquait recueillir.

52Les deux rimes b conclusives chantent le triomphe de la sagesse : espris, par sa liaison avec enluminé, transforme le sage en esprit éclairé, puis le redéfinit, enfin, en home de pris. Il ne s’agit pourtant que d’une injonction (soit), une juste obédience à la parole auctoriale de Droiz. Reste le fait que ce parfum conclusif qui vient redoubler la lumière émanant du sage garde à l’homme de bien son caractère prédestiné, surtout si le verbe est du proverbe repose réellement sur le verbe issir : le sage est de bon sens, car il est de bon sang.

  • 28 Batany, « Les lignages du peuple des mots », p. 105.

53Ce qui est droiz ne peut être tort, la loi se doit de distinguer le bien du mal, le justifié du condamnable. Sur le même modèle, ce qui relève de la convenance est ce qui rend possibles et bons les rapports entre les membres de la communauté. Les règles de la vie entre les hommes se doivent donc d’être aussi co-rect-ement codifiées. Cette vision en sa raideur dualiste trouve un cadre parfait pour s’exprimer dans le douzain d’Hélinand. Jean Batany y voyait la réponse du moine cistercien à cette déchirure qui traverse l’existence humaine, entre l’être et le non-être qu’est la mort28. Le douzain mime la lutte entre ces deux forces égales que, tour à tour, ramène la ronde des rimes tantôt dominantes, tantôt dominées. On peut avancer l’hypothèse que, pour le clerc de Vaudoy, il s’agit beaucoup moins de la lutte entre la vie et la mort que du pouvoir de la parole, bonne ou mauvaise, juste ou injuste ; et pour s’être dès l’ouverture posé en homme d’eage, il apporte tout son poids d’expérience en faveur du Droiz dont il explore le dire.

54En ce sens, la posture de l’Ancien peut bien être, elle aussi, une manœuvre du Clerc. Son âge, curieusement variable, ne le fait pas longtemps s’épancher dans la plainte de qui voit s’approcher l’ultime échéance ! Sa science lui viendrait plutôt de sa connaissance aiguisée de ce qui s’écrit et se dit en son temps. Bien des assertions édifiantes sont en effet reprises à l’intertexte commun et, le plus souvent, retravaillées, pas nécessairement pour les contre-dire, ou suivre le parti con-trere, mais bien pour les re-trere quitte à s’en retrere en les faisant, l’espace du demidouzain, mesdire. Il est tentant d’interpréter de cette façon le douzain où l’on ne trouve pas l’anaphore Droiz dit, soit le douzain XXXVII, qui est le premier du couple consacré aux Cordeliers et Jacobins. Dans ce douzain, il faut attendre le vers 10 pour trouver non l’anaphore, mais son écho :

Mes droiz nous fet apercevoir,
Et je le retrerai pour voir. (v. 442-443)

55On peut interpréter de façon ambivalente ces vers : ou bien le Clerc marque ainsi une distance volontaire avant de faire sien le discours hostile aux Mendiants, ce qui nous renvoie aussi au préambule où, cinq strophes durant, sur le mode de la complainte, puis sous les traits d’un Je personnalisé, le Clerc salue de loin Hélinand, l’initiateur du modèle choisi. Mais on peut aussi, à rebours, interpréter cette abstention très notable de l’anaphore comme un surenchérissement : le douzain XXXVI est en effet consacré à la diatribe d’un vice bien ecclésiastique de ces temps, la papelardie. Dans le douzain XXXVI, on trouve trois fois l’anaphore en v. 1 (Droiz moustre), en v. 7 et en v. 10 (Droiz dit) ; l’absence de l’anaphore « obligée » en tête de XXXVII peut ainsi apparaître comme une remarquable extension du douzain traitant de papelardie, en quelque sorte une strophe de 24 vers où l’anaphore se distribuerait en v. 1, 7, 10 et 22. L’examen des rimes a et b, le choix des mots avec leur sens et leur mélodie, n’apporte pas de preuves pour soutenir une telle hypothèse (XXXVIII -erte/-ie vs XXXVIII -iex/ -oir) ; mais le deuxième douzain consacré aux Mendiants (XXXVIII) ne crée pas davantage une unité de ce point de vue (rimes en -iers/-ure) avec le précédent… Enfin, les critiques du Clerc sont aussi virulentes que celles de Rutebeuf et s’il est vrai qu’il se contente de redoubler la diatribe contre les Cordeliers et Jacobins, le Clerc a commencé par s’occuper sans la moindre indulgence d’autres ecclésiastiques, y compris séculiers. Nous restons donc dans l’ambiguïté, qui est peut-être la marque même de l’auteur.

Conclusion

56Pour conclure brièvement, on se souviendra des belles remarques de Jean Batany sur le pouvoir proprement fantastique de la forme versifiée, pouvoir qu’il avait exploré dans l’écriture hélinandienne du reclus de Molliens :

  • 29 Ibid.

La versification rythmique crée directement des relations fantastiques entre des mots ou des énoncés [surtout lorsqu’elle] fait agir le principe des équivalences phonétiques [à l’intérieur du] champ de ces 96 syllabes [que compose la strophe d’Hélinand], entrecroisement préétabli de deux rimes différentes qui se répondent à la façon de deux demi-chœurs aux rôles dissymétriques29.

  • 30 Beaucoup d’autres exemples pourraient en être donnés, ainsi du manuel de « bonne conduite » envers (...)

57Assurément, le Clerc de Vaudoy conçoit moins les mots de son écriture comme un lignage fantastique qu’il n’use, pour en tirer plaisir, de la multiplicité de leurs significations, la confrontant et la confortant à leurs sonorités que la rime exploite. Dit didactique, mais aussi ensehamen à l’allure de loi, le Dit des Droits joue également avec les registres, avec les genres, avec l’intertexte si riche des autres dits. Il manie avec prédilection le Dire et le Contredire pour tracer la ligne la plus équitable entre le Tort et le Droit ; ce faisant, il imite davantage la disputatio à la façon des écoles que l’effusion poétique de la langue à la façon de Gautier de Coinci ou du Reclus. Nous ne sommes jamais dans la parodie, mais nous devinons bien des sourires entendus30. Le propos reste cependant grave et moral, il y va de la valeur du langage. Pour l’exprimer au mieux, le Clerc fait choix de la strophe d’Hélinand et sait en tirer tout ce qu’il veut y trouver. Elle s’est avéré une structure appropriée à son propos dans le temps qu’il explore en elle tout ce que ses prédécesseurs ou contemporains en avaient fait.

Haut de page

Notes

1 Toutes les citations du Dit des Droits proviennent de : Les Dits du Clerc de Vaudoy, éd. P. Ruelle, Bruxelles, Presses universitaires de Bruxelles, 1969. Pour le nom de l’auteur, j’adopte la graphie qu’a utilisée P. Ruelle.

2 Dits et Contes de Baudouin de Condé et de son fils Jean de Condé, pub. par A. Scheler, t. 1, Baudouin de Condé, Bruxelles, 1866. Si les deux œuvres sont étroitement apparentées, il est difficile de présenter une succession chronologique sûre, la médiocrité n’étant nullement une preuve de postériorité, comme l’affirme P. Ruelle dans l’introduction à son édition.

3 Pour les remarques de jadis et naguère sur la valeur littéraire du Dit des Droits, voir l’introduction de P. Ruelle.

4 Voir L. Seláf, « La strophe d’Hélinand : sur les contraintes d’une forme médiévale », Formes strophiques simples/Simple Strophic Patterns, éd. L. Selaf, P. Noel Aziz Hanna et J. Van Driel, Budapest, Akademiai Kiado, 2010, p. 73-92.

5 Ruelle discute la date de l’œuvre dans son Introduction (Chronologie, p. 24-26) et l’inscrit dans la fourchette 1237/1268.

6 Pour le Je énonciateur, voir M. Léonard, Le dit et sa technique littéraire des origines à 1340, Paris, Champion, 1996, p. 158 et suivantes, ainsi que J. Cerquiglini « Le clerc et l’écriture. Le Voir Dit de Guillaume de Machaut et la définition du dit », Literatur in der Gesellschaft des Spätmittelalters, Heidelberg, Winter, 1980, p. 151-168 et M. Zink, La subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985, notamment p. 62-73. Pour la différence avec le Je lyrique, voir R. Dragonetti, La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise. Contribution à l’étude de la rhétorique médiévale, Genève-Paris, Slatkine, 1979, notamment p. 549.

7 La dernière rime b mere (« maire ») n’a valeur que d’entrer dans le comparatif qui oppose la debonnaireté de Dieu à celle des gardiens de la justice humaine (les prévôts et les maires).

8 Voici ce qu’en dit P. Ruelle dans les notes, très riches, qui font suite à l’édition : « Le ‘droit’ sera […] à la fois la sentence et le juge. Le ‘droit’ est considéré en même temps comme un code et comme une autorité. On notera que le mot Droiz par lequel commencent toutes les strophes du Dit, sauf la trente-septième, à partir de la strophe vi, ne doit pas être pris au sens juridique ; il désigne d’une manière très large, la probité, la morale ou même simplement les convenances » (Les Dits du Clerc de Vaudoy, éd. Ruelle, note 55, p. 82).

9 Les Dits du Clerc de Vaudoy, éd. Ruelle, note 1 sur le mot complainte, p. 79.

10 Voir respectivement Urbain le Courtois, version courte, éd. P. Meyer, « Les manuscrits français de Cambridge. III. Trinity College », Romania, 32, 1903, p. 18-120 et F. Spencer, « L’Apprise de nurture (Cambridge Univ. MS.) », Modern Language Notes, 1889, p. 51-53 ; le Doctrinal Sauvage de Jean de Stavelot dans le Nouveau recueil de contes, dits, fabliaux et autres pièces inédites des xiiie , xive et xve  siècles, éd. A. Jubinal, Paris, Pannier, 1839-1842, t. 2, p. 150-161 et Doctrinal Sauvage, éd. A. Sakari, Jyväskylän Yliopisto, 1967 ; Le poème moral, traité de vie chrétienne écrit dans la région wallone vers l’an 1200, éd. A. Bayot, Bruxelles, Palais des Académies, 1929 ; Du triacle et du venin, Nouveau recueil, éd. Jubinal, t. 1, p. 360-371 ; Robert de Ho, Les Enseignements de Robert de Ho dits Enseignements Trebor, éd. M.-V. Young, Paris, Picard, 1901. Pour une étude de toutes ces œuvres, voir É. Schulze-Busacker, La didactique profane au Moyen Âge, Paris, Classiques Garnier, 2012.

11 Les données rassemblées sur la strophe d’Hélinand se trouvent dans les ouvrages anciens de G. Naetebus, Die nicht-lyrischen Strophenformen des Altfranzösischen, Leipzig, Hirzel 1891 et A. Bernhardt, Die altfranzösische Helinandstrophe, Münster, 1912. Elles sont aujourd’hui complétées, revues et mises à jour par Le nouveau Naetebus, Poèmes strophiques non lyriques des origines jusqu’à 1400, en ligne.

12 Les œuvres de Rutebeuf ont été ici relues dans l’édition d’E. Faral et J. Bastin, Œuvres complètes de Rutebeuf, Paris, Picard, 1977.

13 Urbain le Courtois, version courte, éd. Meyer, ici p. 68. La citation complète est : « un traité de civilité puérile et honnête ».

14 P. Ruelle ne lui trouve comme « modèle » évident qu’Hélinand lui-même. L. Seláf, « La strophe d’Hélinand », ici p. 7, rappelle, après P. Zumthor, que la strophe d’Hélinand s’emploie pour « la poésie d’inspiration grave » que marque particulièrement une expression « obscure » et « une brusquerie d’allures », selon les termes d’A. Jeanroy.

15 Robert le Clerc d’Arras, Les Vers de la mort, éd. R. Berger et A. Brasseur, Genève, Droz, 2009 ; Adam de la Halle, Strophes sur la Mort, dans Œuvres complètes, éd. P.-Y. Badel, Paris, LGF, 1995, p. 412-415.

16 Les congés d’Arras (Jean Bodel, Baude Fastoul, Adam de la Halle), éd. P. Ruelle, Bruxelles/Paris, Presses universitaires, 1965.

17 Pour la beauté dans la thématique du dit, voir Léonard, Le dit, p. 209.

18 Pour la nouveauté dans la thématique du dit, voir Léonard, Le dit, p. 210.

19 Les critiques s’accordent généralement à faire de Rutebeuf un champenois ; pour le Clerc de Vaudoy, P. Ruelle note dans son Introduction, p. 10-13, que Gröber et Faral-Bastin estimaient hautement probable l’identification de « Vaudoy » au village portant ce nom dans les environs proches de Provins, ville ailleurs citée dans l’œuvre du Clerc. Au vu de ressemblances assez nettes entre les textes du Clerc et de Rutebeuf, P. Ruelle inclinait à accepter l’hypothèse de ses savants prédécesseurs.

20 Voir Maître Élie’s Überarbeitung der ältesten französischen Übertragung von Ovid’s Ars amatoria, herausgegeben von H. Kühne und E. Stengel, nebst Elie’s de Wincestre, eines Anonymus und Everarts Übertragungen der Disticha Catonis, herausgegeben von E. Stengel, Marburg, Elwert, 1886.

21 Voir l’emploi du v. 208 : « quant la reson est faillie ».

22 XV, v. 177.

23 XIV, v. 166.

24 Recueil d’arts de seconde rhétorique, éd. E. Langlois, Paris, Imprimerie nationale, 1902, p. 259.

25 J. Batany, « Un charme pour tuer la mort. La “strophe d’Hélinand” », Hommage à Jean-Charles Payen. Farai chansoneta novele, Université de Caen, 1989, p. 37-45, citation p. 39.

26 Les formules « bijouterie strophique » et « enfermement parénétique » sont de J. Batany : « Les lignages du peuple des mots, l’interpretatio chez le Reclus de Molliens », La linguistique fantastique, dir. S. Auroux, J.-Cl. Chevalier, N. Jacques-Chaquin, Paris, Denoël, 1985, p. 103-112, ici p. 105.

27 Dragonetti, La technique poétique des trouvères, ici p. 406. A. François, La désinence « -ance » dans le vocabulaire français, une « pédale » de la langue et du style. Essai historique suivi du répertoire des mots contemporains finissant par « -ance », Lille, Giard, 1950.

28 Batany, « Les lignages du peuple des mots », p. 105.

29 Ibid.

30 Beaucoup d’autres exemples pourraient en être donnés, ainsi du manuel de « bonne conduite » envers les dames, où l’on vous explique sans rire qu’il ne faut pas commencer par les pincer et les tâter quand on se trouve assis à côté d’elles… Mais si l’on se contente de gestes moins déplacés, on gagnera « vite fait bien fait » le cœur de la Belle !

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Marie-Geneviève Grossel, « Sur le dit des droits du Clerc de Vaudoy »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 36 | 2018, 49-70.

Référence électronique

Marie-Geneviève Grossel, « Sur le dit des droits du Clerc de Vaudoy »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 36 | 2018, mis en ligne le 01 décembre 2021, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/16127 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.16127

Haut de page

Auteur

Marie-Geneviève Grossel

Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis CALHISTE (EA 4343)

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search