Introduction
Texte intégral
- 1 Voir J. G. Espiner-Scott, Claude Fauchet, sa vie, son œuvre, Paris, Droz, 1938 ; Documents concern (...)
- 2 Voir A. Coulombel, « Fauchet (Claude) », Dictionnaire des Lettres Françaises. Le xvie siècle, dir. (...)
- 3 Voir Cl.-G. Dubois, Celtes et Gaulois au xvie siècle : le développement littéraire d’un mythe nati (...)
- 4 Journée organisée par Nicolas Lombart et Silvère Menegaldo le 11 décembre 2015 à l’Université d’Or (...)
1Malgré les travaux précoces et remarquables que lui a consacrés Janet G. Espiner-Scott1, Claude Fauchet a peu suscité la curiosité de la critique universitaire, sinon pour mettre en évidence son appartenance à la catégorie, il est vrai bien représentée au xvie siècle, des « juristes écrivains2 ». Car c’est assurément comme juriste et comme écrivain que Claude Fauchet s’est efforcé d’affiner son regard d’« antiquaire » par l’exploration méthodologiquement renouvelée du passé national3, non seulement à travers l’étude des « antiquités gauloises », mais surtout, et de manière peut-être plus audacieuse encore, à travers l’étude et la valorisation de ce qu’il est convenu d’appeler, même si l’expression peut paraître incongrue, des « antiquités médiévales ». Et c’est bien à ce Claude Fauchet amateur d’histoire et surtout de littérature du Moyen Âge – et plus particulièrement de poésie, un genre que les juristes affectionnent et parfois pratiquent assidûment – que sont consacrées les trois études réunies dans le présent dossier. Celles-ci sont issues de communications données à l’occasion d’une journée d’étude destinée par ailleurs à évaluer les problèmes posés par l’édition des Œuvres de Claude Fauchet, et notamment du manuscrit des Veilles (1555) et du Recueil de l’origine de la langue et poesie françoise, ryme et romans. Plus les noms et sommaire des œuvres de CXXVII poetes François, vivans avant l’an MCCC (1581)4.
- 5 Voir Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, éd. sous la dir. de M.-M. Fragonard et F. Roud (...)
2Malgré la longue période qui les sépare, le manuscrit et l’imprimé (le premier apparaissant réellement comme le chantier du second) constituent en effet deux jalons essentiels dans la réception de l’histoire, de la culture, de la langue et de la littérature médiévales au xvie siècle – un Moyen Âge non pas limité aux xive et xve siècles, qui correspondent, sur le plan linguistique, à la période du moyen français, mais aussi aux xiie et xiiie siècles (très peu de textes français antérieurs à 1100 ayant été conservés), lesquels couvrent la période de l’ancien français, plus difficile d’accès à un lecteur des années 1550-1580. Mais c’est bien à cette période plus ancienne que Claude Fauchet a consacré toute son énergie, s’efforçant de refaire apparaître les « noms » et de redonner à lire les « sommaires des œuvres » de 127 poètes « vivans avant l’an 1300 ». En ce sens, une édition de ces deux textes paraît aussi importante que celle des Recherches de la France d’Étienne Pasquier5, à qui Claude Fauchet est du reste souvent comparé. Mais en quoi le regard de Fauchet sur le Moyen Âge est-il singulier ?
3L’article d’Arnaud Coulombel permet de redonner au manuscrit des Veilles ou observations de plusieurs choses dinnes de mémoire en la lecture d’aucuns autheurs (1555) sa place essentielle de « laboratoire expérimental », portant en germe toutes les caractéristiques de l’œuvre ultérieure. Ces premiers « essais » historiques – avec une conception large de ce que peut être l’histoire – sont effet placés sous le double signe de l’érudition (savante) et de la variété (plaisante), qui seront encore au cœur du Recueil de 1581. Le jeune humaniste y manifeste un souci de l’érudition rigoureuse sans cesse tempéré par la variété des centres d’intérêt. Car la recherche de la Vérité, celle d’une France qu’il convient de sortir d’un certain nombre de mythes et de fantasmes, repose sur une méthode inédite combinant la diversité des objets et l’attachement aux détails ténus mais significatifs : ainsi les petites notices biographiques, les notes sémantiques ou étymologiques, les « questions » historiques précises (et apparemment périphériques) ou l’histoire de la langue et de la poésie concourent-elles ensemble à redonner une image à la fois vivante et exaltante du passé national – pour « illustrer », contre l’Italie notamment, l’histoire glorieuse du royaume de France. L’intérêt des Veilles est précisément de montrer que la défense du « nom » français s’appuie d’abord sur une réévaluation de la littérature médiévale, porteuse non seulement d’une authentique copia lexicale, mais aussi d’un savoir réellement encyclopédique. C’est dans la littérature médiévale que peut être trouvé ce « naturel » français qu’il conviendrait d’actualiser sans risquer de l’abâtardir par un culte trop prononcé pour l’Antiquité. Et c’est bien cet esprit français que Fauchet souhaite également retrouver chez les historiens dont il explore aussi les méthodes dans les Veilles, Jean Froissart, Philippe de Commynes et Jean Lemaire de Belges, dont les Histoires constituent les premières tentatives – encore insuffisamment abouties – de mise en récit historique du passé national.
4L’article de Silvère Menegaldo montre justement que c’est bien en historien de la littérature – héraut d’une discipline nouvelle au xvie siècle, mais promise à un grand avenir – que Fauchet considère la littérature médiévale dans le Recueil de 1581. L’apparent désordre du livre II – qui explique sans doute que J. G. Espiner-Scott en ait négligé l’édition – cache en réalité une perception fine des principales spécificités de la littérature française du Moyen Âge, sans doute sans équivalent au xvie siècle. Or, seule une lecture articulée des deux volets du Recueil, le premier livre « théorique » et le second « pratique », permet de mettre en lumière cette intelligence profonde du fait littéraire médiéval. Celle-ci est d’abord visible dans la capacité de Fauchet à percevoir l’unité de la littérature médiévale sous la diversité des auteurs (celle que retient d’abord le lecteur confronté à la lecture des 127 notices du second livre) ; mais elle repose surtout, contre les discours tenus par un grand nombre de poètes de la Pléiade notamment, sur une affirmation de la continuité entre la poésie du Moyen Âge et celle du xvie siècle. Sur un plan théorique, c’est-à-dire linguistique, Fauchet est assurément le premier à établir nettement un lien non seulement entre l’histoire de la langue et l’histoire de la littérature, à travers son analyse de l’origine et du sens du mot « roman », mais aussi entre la littérature latine et la littérature en langue vulgaire, à travers son étude circonstanciée de l’émergence de la « rime » française à partir du « rythme » latin – la rime étant proprement un « marqueur national » aussi puissant qu’ancien. Sur un plan pratique, Fauchet se montre particulièrement clairvoyant dans deux domaines : celui de la chronologie (il parvient sans trop d’erreurs à dater, dans la mesure du possible, les textes à partir d’indices internes, et donc à situer les auteurs relativement les uns aux autres) et celui de l’analyse générique (il réussit à fournir un tableau plutôt représentatif des différentes formes et « matières » de la littérature médiévale). Comme dans les Veilles, son discours est aussi orienté par le refus de voir la littérature française subordonnée à la littérature italienne. Ainsi, loin d’apparaître comme un tableau figé des « vieux autheurs » (comme le dit Fauchet), le Recueil propose au contraire, pour reprendre l’expression de S. Menegaldo, l’« esquisse d’un Parnasse littéraire médiéval » capable de motiver tout lecteur néophyte.
5Je me suis pour ma part intéressé précisément à ce que pouvait lire concrètement dans le Recueil ce lecteur du xvie siècle, ignorant de la langue et de la littérature médiévales, c’est-à-dire les citations – et au-delà à ce qu’on pourrait appeler la « logique de la citation » mise en place par Fauchet, notamment dans le livre II. Celui-ci fonctionne en effet comme une anthologie poétique, sur le modèle de celles que tout lecteur pouvait avoir sous les yeux pour prendre connaissance de la poésie moderne renaissante, depuis le Jardin de plaisance de la fin du xve siècle jusqu’au Parnasse des plus excellents poètes de ce temps et aux Muses françaises du début du xviie siècle. Citer le texte poétique médiéval et en imprimer des « morceaux choisis », c’est donc tout à la fois le sauvegarder – de la voracité des imprimeurs, paradoxalement, peu soucieux de conserver les vieux manuscrits – et le rendre légitime par une analogie implicite avec la poésie moderne, Fauchet s’appuyant sur des habitudes de lecture reconnues pour rendre accessible ce qui pouvait paraître sinon rébarbatif, du moins décourageant. Là encore, derrière l’apparent désordre des citations proposées dans le livre II se cache une méthode relativement simple dont la visée exclusive est bien le confort voire le plaisir du lecteur. Fauchet cite abondamment, pour « plonger » littéralement celui-ci dans la poésie médiévale, mais toujours par morceaux brefs, pour circonscrire et orienter avec précision son regard. Chaque citation est l’objet d’un commentaire minimal (historique, esthétique ou lexical) et les termes jugés les plus éloignés de la langue du xvie siècle sont traduits dans des notes marginales. Si le traditionnel classement par thèmes ou rubriques (comme dans les recueils de lieux communs antiques, par exemple) n’est pas adopté, le classement par auteurs constitue bien un premier pas vers l’organisation du « champ » de la poésie médiévale, à travers un texte à la fois copieux et rendu à sa lisibilité. Au-delà, le Recueil témoigne aussi d’un changement du régime de la citation et de l’autorité qu’elle suppose : en « alléguant » le texte médiéval, Fauchet lui confère une légitimité inédite, projetant par la même occasion son lecteur vers des usages de ces « fleurs de poésie médiévale » encore à inventer.
Notes
1 Voir J. G. Espiner-Scott, Claude Fauchet, sa vie, son œuvre, Paris, Droz, 1938 ; Documents concernant la vie et les œuvres de Claude Fauchet, Paris, Droz, 1938 ; [éd.], Recueil de l’origine de la langue et poesie françoise, ryme et romans. Livre Ier, Paris, Droz, 1938.
2 Voir A. Coulombel, « Fauchet (Claude) », Dictionnaire des Lettres Françaises. Le xvie siècle, dir. M. Simonin, Paris, Fayard-LGF, 2001, p. 506-509 ; J. Krynen, « Fauchet, Claude », Dictionnaire historique des juristes français. xiie-xxe siècle, dir. P. Arabeyre, J.-L. Halpérin et J. Krynen, Paris, PUF, 2015 (2e éd.), p. 416-417 ; N. Lombart, « Claude Fauchet (1530-1602) », Écrivains juristes et juristes écrivains, dir. B. Méniel, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 455-464 (cette dernière notice propose une bibliographie critique détaillée). Il convient cependant de signaler la thèse importante d’A. Coulombel sur les Antiquités Gauloises et Françoises, qui a renouvelé le regard sur les méthodes de l’« antiquaire » : Histoire, érudition et sentiment national au temps des guerres de religion : Claude Fauchet et la recherche des « Antiquités » françaises, thèse de doctorat, Université de Chicago, 2006.
3 Voir Cl.-G. Dubois, Celtes et Gaulois au xvie siècle : le développement littéraire d’un mythe nationaliste, Paris, Vrin, 1972, p. 118-119 et La conception de l’histoire en France au xvie siècle (1560-1610) [1977], Genève, Slatkine reprints, 2011, passim. Mais la place accordée à Fauchet dans ces deux études est relativement peu importante.
4 Journée organisée par Nicolas Lombart et Silvère Menegaldo le 11 décembre 2015 à l’Université d’Orléans (POLEN, EA 4710). Outre les trois auteurs réunis dans ce dossier étaient présents Michel Magnien (Université Paris III-Sorbonne Nouvelle), Jean-Marie Fritz (Université de Dijon) et Philippe Haugeard (Université d’Orléans). Une édition des Œuvres complètes de Claude Fauchet est prévue aux éditions Champion, le premier volume réunissant les Veilles de 1555 et le Recueil de 1581 (sous la dir. d’A. Coulombel, N. Lombart et S. Menegaldo).
5 Voir Étienne Pasquier, Les Recherches de la France, éd. sous la dir. de M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, Champion, 1996, 3 vol.
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Référence papier
Nicolas Lombart, « Introduction », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 | 2018, 467-471.
Référence électronique
Nicolas Lombart, « Introduction », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 35 | 2018, mis en ligne le 29 août 2021, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/15545 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.15545
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