Tel esprit qui croyait prendre. Les tempéraments du Dr Huarte, médecin et écrivain
Résumés
Si on appliquait à l’énonciateur de l’Examen des esprits les « diagnostics professionnels » qu’il propose, quel métier et corrélativement quel tempérament, tempéré ou intempérant, lui attribuer ? L’article montre que la singularité inclassable de l’énonciateur de l’Examen en défie les catégories médicales et les jugements esthétiques, met en contradiction le dire et le dit par la praxis d’un médecin-philosophe qui écrit en rhéteur efficace, véritable adunaton dans le système huartien.
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- 1 Sur ce point, voir saint Augustin, De Genesi ad litteram, Œuvres, vol. XLIX, éd. et trad. P. Agaës (...)
- 2 J. Huarte de San Juan, L’Examen des esprits pour les sciences ou sont monstrees les differences d’ (...)
- 3 Huarte, L’Examen des esprits, Seconde partie, Paris, René Guignard, 1668, p. 602. Sur ce point, vo (...)
1En goûtant du fruit interdit, Adam se livra à une consommation aussi coupable que productive. D’un côté, la faute signa le passage du corps à la chair1, de la crase parfaite du premier homme au déséquilibre moral et humoral, état dans lequel, explique Huarte dans son Examen des esprits, il connut sa femme et engendra un homme aussi mauvais que Caïn2. Mais de l’autre, cette même faute stimula l’inventivité des hommes, réveilla leur imagination3. Le péché originel est ainsi à l’origine des arts et des métiers, qu’il obligea l’homme à créer, par une genèse paradoxale et inverse de celle qui fit la perfection du monde :
- 4 L’Examen des esprits, « Suitte de la preface de l’auteur au lecteur », fol. [ï iijv].
Si Adam et tous ses ascendans eussent vécu dans le Paradis terrestre, ils n’eussent point eu besoin d’aucun art mechanique, ny d’aucune des sciences qu’on enseigne maintenant aux Escoles ; et jusques icy elles n’auroient esté ny inventées ny pratiquées4.
- 5 L’Examen des esprits, fol. ï iiijr.
2Nul besoin alors de tailleur pour voiler des nudités encore innocentes, de maçon pour pallier un clavier climatique mal tempéré, de théologien pour méditer sur le Christ, dont l’existence rédemptrice fût devenue inutile. Quant à la médecine, elle « eut esté pareillement superfluë », car l’homme, « immortal & exempt de la corruption & des alterations qui causent les maladies », eût mangé « du fruit de l’arbre de vie, qui avoit ceste proprieté de reparer tousjours de mieux en mieux nostre humeur radicale5 ».
- 6 L’Examen des esprits, fol. Ïv.
- 7 L’Examen des esprits, fol. ï iijr-v : « […] un homme qui auroit le cerveau sec, y excelleroit beau (...)
- 8 Voir L’Examen des esprits, chap. v, « Où l’on fait voir le grand pouvoir qu’a le temperament de re (...)
- 9 Sur ce texte, voir L’Homme de génie et la mélancolie, Paris, Rivages, 1988, qui comprend le Problè (...)
- 10 L’Examen des esprits, p. 14. La citation vient d’Apocalypse 3, 16.
- 11 Mestre Zaragozà, Les enfants de la colère, p. 325.
3Si, dans l’interprétation physiologique de Huarte, la faute fit du corps peccamineux un corps souffrant, détruisant ce qu’Augustin nomme « santé de nature6 » et détraquant le tempérament, le résultat ne fut pas seulement négatif, portant en lui, à la manière d’un pharmakon, la possibilité de remédier aux fragilités nouvelles de l’humanité. Avec la création de la médecine, certes, mais aussi la fabrique d’esprits susceptibles d’assurer, par leur déséquilibre même, la maîtrise et le progrès de cet art. Le prologue de l’édition expurgée de 1594 souligne ainsi la supériorité des esprits « malades ou mal tempérés », propres à une seule discipline où ils excellent, sur les mieux tempérés, médiocres en tout sans jamais briller7. Par un habile renversement, la pathologie devient condition du génie. Cela revient à corriger Hippocrate8 pour suivre Aristote, notamment son célèbre Problème xxx9, qui attribue les grandes actions à l’excès, de chaud ou de froid, et à s’aligner sur le rejet scripturaire de la complexion tiède : « Je voudrois que tu fusses ou froid ou chaud : mais parce que tu es tiede, je te rejetteray et vomiray10 ». Le projet sociétal de Huarte peut alors se comprendre comme une « tentative de salut commun par l’équilibrage collectif des déséquilibres individuels11 ».
4Rien d’étonnant donc à voir l’auteur assumer joyeusement son état morbide au terme du même prologue, tout en y incluant généreusement son lecteur :
- 12 L’Examen des esprits, « Suitte de la preface de l’auteur au lecteur », fol. ï ijv.
Ainsi je conclus, Curieux Lecteur, confessant ingenuëment que je suis malade et intemperé, et que vous le pourrez bien estre aussi, parce que vous estes né comme moy en une region mal temperée, et qu’il nous pourra bien arriver le mesme qu’à ces quatre hommes, qui voyant un morceau de drap bleu, jurent, l’un qu’il est rouge, l’autre qu’il est blanc, l’autre, qu’il est jaune, et l’autre, qu’il est noir ; et pas un d’eux ne dit la verité, parce que chacun a une maladie particuliere à la veuë12.
- 13 Présenté par Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes pyrhoniennes, il se trouve très vite diffusé da (...)
- 14 Sur l’introduction du scepticisme en Espagne, voir S. Pastore, « Doubt in Fifteenth-Century Iberia (...)
- 15 L’Examen des esprits, fol. [vv-vir ; fol. gr ]. Le médecin Jourdain Guibelet reproche à Huarte d’i (...)
- 16 F. Azouvi, « Médecine et philosophie chez Huarte de San Juan », Revue de Métaphysique et de Morale (...)
- 17 L’Examen des esprits, fol. [ï ijv].
- 18 Guibelet, Examen de l’Examen, chap. xxx, « De la Medecine. Si elle est une science douteuse, incer (...)
- 19 Anacrise, fol. 77v.
5Ce daltonisme collectif opère la synthèse entre deux des modes du sceptique Aenésidème, cet arsenal argumentatif induisant la suspension du jugement par la confrontation de représentations contradictoires13. Pessimisme épistémologique, teinté de ce scepticisme actif au sein de la philosophie médicale depuis l’Antiquité14, et optimisme anthropologique se mêlent donc inextricablement chez Huarte. Si l’homme, « depuis le jour de sa naissance, jusqu’à celuy de sa mort », n’est « autre chose qu’une maladie continuelle » et le monde « une maison de foux [casa de locos]15 », comme le prouve Démocrite à Hippocrate, l’effet en est double. Puissance de la maladie, elle permet d’exacerber une faculté au détriment d’une autre qui lui est contraire, partant d’individualiser chaque esprit – « la singularité humaine serait donc une maladie16 ». En donnant pour objet à l’impératif du cognosce te ipsum les déficiences de la vie organique, l’auteur fait du corps de chaque lecteur un lieu constitutif de l’identité. Misère de la maladie : la diversité des tempéraments produit la dissonance des opinions sans qu’aucun critère permette d’asseoir notre science, fondamentalement « incertaine et douteuse17 », ce que récusera un chapitre rageur du médecin Jourdain Guibelet dans son contre-texte18. L’Examen des esprits va jusqu’à relativiser la thèse même qu’il défend, en ne se donnant pas pour parole de vérité mais parole subjective et fragile : son enquête sur « les puissances et habiletez de l’ame raisonnable » offre « tant de doutes et argumens, qu’il n’y a rien surquoy on se puisse fonder et arrester19 ».
- 20 J. Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments et liberté spirituelle dans l’Examen des esprits de Huart (...)
- 21 El doctor Huarte de San Juan y su Examen de Ingenios. Contribución a la historia de la psicología (...)
- 22 Le Dire et le Dit, Paris, Minuit, 1984, chap. viii, p. 200-201.
6Or la manière dont l’auteur se représente dans le texte, s’invente comme personnage discursif, dont la « maladie » infléchirait pensée et écriture, participe-t-elle aussi de cette réflexivité critique ? Tout discours générant la figure de son énonciateur, cette dernière est-elle cohérente avec le système proposé par l’ouvrage, ou en épouse-t-elle les paradoxes et les contradictions, lorsque la « dynamique » des tempéraments en abrase la rigidité « combinatoire20 » ? On voudrait ici interroger le manque de concordance potentiel entre le portrait de l’énonciateur (en philosophe naturel, voire médecin théorique) et l’individu réel, inscrit dans l’histoire (il exerça comme praticien) ; celle aussi entre le style qu’il déploie (richement figuré et exemplifié) et les possibles poétiques et rhétoriques strictement circonscrits dans son livre pour chaque discipline. Si, comme le proposait autrefois Mauricio de Iriarte, on appliquait à l’énonciateur les « diagnostics professionnels21 » de l’Examen, quel métier et corrélativement quel tempérament, tempéré ou intempérant, lui attribuer ? On peut se fonder sur les affirmations qu’il fait à propos de sa propre personne, en mesurant d’éventuels écarts avec les données biographiques, et sur l’apparence que lui confèrent le choix des mots et des arguments, le ton employé, ce qu’Oswald Ducrot délimite comme le champ de l’ethos, dont la visée est de mieux persuader l’auditoire22.
- 23 Voir S. Junod, Agrippa d’Aubigné ou les Misères du Prophète, Genève, Droz, 2008, p. 24.
- 24 M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence : Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de (...)
- 25 Fumaroli la juge même « confuse et sans grand talent » (ibid.).
- 26 Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 115.
7Ce double travail de figuration de soi, où l’être de parole « prend le relais de l’être extra-langagier23 » à travers les formes du langage et ce qu’il dit, soulève la question des rapports entre « style et tempérament24 ». Comme Marc Fumaroli et d’autres l’ont relevé, Huarte joue un rôle important dans une théorisation physiologique du style, qui veut que notre condition corporelle détermine notre parole. Mais il le fait par le biais d’une écriture rarement étudiée pour elle-même25, qui a sans doute contribué au succès formidable d’un ouvrage posant le « problème de la séduction de certains traités théoriques26 ». Cette écriture devrait en toute logique se soumettre au principe même qu’elle énonce (à tel tempérament, régi par telle faculté, imagination, entendement ou mémoire, selon la répartition du chaud, du sec ou de l’humide, avec lesquels le froid se mélange diversement, correspond telle discipline ou profession, plus ou moins conciliable avec l’éloquence ou le talent poétique). Le fait-elle cependant ?
8On cherchera à montrer que la singularité inclassable de l’énonciateur de l’Examen en défie les catégories médicales et les jugements esthétiques, met en contradiction le dire et le dit par la praxis d’un médecin-philosophe qui écrit en rhéteur efficace, véritable adunaton dans le système huartien.
Biographèmes : de la vie à l’œuvre
- 27 R. Saez, « Préface » à la traduction de J.-B. Etcharren, Juan Huarte de San Juan, Examen des espri (...)
- 28 L’Examen des esprits, seconde partie, Notes, fol. [Ee ijr].
9Selon Ricardo Saez, « la véritable biographie de Juan Huarte est contenue dans son œuvre de toute une vie, l’Examen des esprits pour les sciences27 ». Or il nous semble plutôt que l’œuvre masque délibérément ce que fut réellement son producteur, ou du moins certains aspects primordiaux de son existence. Comme le suggère joliment son traducteur Vion d’Alibray, dans l’édition augmentée « de la dernière impression d’Espagne », Huarte se serait voué à la dixième Muse, Tacita, la Muse du silence, tant il s’est montré peu bavard sur lui-même et a entretenu le mystère autour de lui : « peut-estre que nostre Autheur luy-mesme estoit de ceux qui sont plus propres à immortaliser leur nom, qu’à faire connoistre leur personne. Du moins le Traducteur Latin tesmoigne qu’en voyageant en Espagne, il n’a jamais sceu rien apprendre d’un homme si celebre par ses escrits, sinon qu’il estoit Medecin28. » On verra que la persona littéraire qu’il construit est loin de le confirmer.
- 29 C. Oudin, Tesoro de las dos lenguas francesa y española. Thresor des deux langues françoise et esp (...)
- 30 Anacrise, fol. 250r : « Le PR. Où avez-vous estudié ? LE DOCT. A Salemanque, monseigneur. LE PRINC (...)
- 31 L’Examen des esprits, seconde partie, Notes, fol. [Ee iiijv].
10Lorsque l’Examen de ingenios para las sciencias paraît en 1575 à Baeza, la page de titre présente son auteur comme « el doctor Juan Huarte de Sant Juan », de même l’édition expurgée de 1594, les privilèges royaux et la première traduction française de Gabriel Chappuys en 1580 (« docteur »). On peut entendre dans ce terme polysémique le « docteur, celuy qui enseigne une doctrine29 ». Ou encore, le détenteur d’un grade universitaire, comme ce docteur Suarez de Tolede dont il est question dans l’Examen30. Ou enfin, doctor peut équivaloir au titre de « medecin espagnol » qu’affiche la traduction de Vion d’Alibray. Pour excuser auprès des lectrices les audaces de l’auteur lorsqu’il traite de la conception, ce dernier précise d’ailleurs : « dans ce livre, c’est un Medecin qui parle », et ajoute, sans établir de solution de continuité avec sa pratique : « avec qui [ces Dames] sont obligées quelquefois de s’entretenir de ces matières assez ouvertement31 ». Ambigu, le titre cristallise donc l’incertitude affectant la spécialisation de Huarte, thème dont il fait pourtant son objet et son combat.
- 32 Il loue dès 1566 à Baeza un batán, un moulin à fouler la laine pour enlever la graisse et la locat (...)
- 33 Voir R. Sàez, « La Baeza del siglo xvi y su imborrable presencia en la obra de Huarte de San Juan (...)
- 34 J. Arrizabalaga, « Juan Huarte en la medicina de su tiempo », Juan Huarte au xxie siècle, éd. V. D (...)
11Or, malgré les zones d’ombre qui entachent sa biographie, on sait que Huarte reçut une formation médicale dont il fit ensuite son métier et sa principale source de revenus, à côté d’un commerce de production textile32, du moins jusqu’à la parution de son livre. À la différence des pérégrinations européennes de certains de ses pairs, son parcours académique demeura exclusivement circonscrit à l’Espagne : après une licenciatura (licence graduée) en Art au Colegio Mayor de Baeza, récemment fondé, en 1542, par deux professeurs d’origine converse (Rodrigo López et Juan de Ávila33), il s’engage, en 1552, dans des études de médecine à l’Université d’Alcalá de Henares, où il obtient le titre de doctor en décembre 1559. L’influence, sur la pensée et la méthode de Huarte, de cette prestigieuse Université, qui contribua activement au développement de l’humanisme médical européen, a maintes fois été soulignée34. On a surtout insisté sur le profit que le jeune Huarte a pu tirer de l’enseignement de trois illustres professeurs, Fernando de Mena, Cristóbal de Vega et Francisco Vallés, médecins royaux, et notamment, dans le cas de Mena et de Vallés, du roi Philippe II. Sans être bénéficiaire d’un poste aussi prestigieux, Huarte dédicacera son œuvre au même monarque, dans un projet génético-politique au service de la santé de la nation tout entière, plutôt que limité à celle du souverain.
Aléas professionnels
- 35 Pour ce document, voir Iriarte, El doctor Huarte, p. 49 ; « A systematic archival inquiry », p. 30
- 36 Libro de autos capitulares de la iglesia y muy reverendos Señores personas y canónicos de la Santa (...)
- 37 Libro de Actas del Concejo de Sigüenza, años 1567-1581 referentes al Dr Juan Huarte de San Juan. C (...)
12Loin de la cour et de la chaire, son destin professionnel sera plus modeste. Après avoir pratiqué à Tarancón pendant six ans, il se trouve engagé comme médecin officiel de la ville de Baeza en 1571, puis comme médecin du Colegio Catedralíceo de la même ville de décembre 1573 à juin 1574, période durant laquelle il travaille vraisemblablement sur son manuscrit. Un certain nombre d’éléments biographiques indiquent cependant que Huarte était perçu comme un savant plutôt que comme un praticien. Ainsi, l’autorisation octroyée par Philippe II le 16 février 1572 pour valider son engagement à Baeza avance d’abord qu’il est « hombre de muchas letras », mentionne ensuite seulement la grande habileté dont il a fait preuve dans l’exercice de son métier depuis août 1571, gagnant la confiance de la population35. Huarte lui-même définit un ordre de priorités où son gagne-pain représente la portion congrue : médecin de la cathédrale de Baeza, il aurait abandonné « ses devoirs » selon ses employeurs pour obtenir une licence d’imprimer à Madrid, sans demander leur permission. Il proteste en arguant : « me debo a mi ciencia y Vds. a su hacienda » – la destinée de son œuvre prévaut sur tout autre engagement. Tel n’est pas l’avis de ses contracteurs, et le poste prend officiellement fin le 24 juin 157436. Il n’honora pas non plus le contrat conclu en décembre 1575 avec le concile de Sigüenza pour y occuper la place vacante de médecin, car il s’éclipse nombre de fois sans prévenir et ne donne plus signe de vie à partir du 21 janvier 157637.
- 38 El Dr Juan de San Juan es nombrado catedrático de medicina de la Universidad de Sigüenza. Cité dan (...)
- 39 Primer contrato de impresión de Juan Huarte de San Juan en la imprenta de Juan Baptista de Montoya (...)
- 40 Iriarte, El doctor Huarte, p. 50-51.
- 41 Anacrise, fol. 21r.
- 42 J. Arrizabalaga, « Huarte de San Juan and the Inquisitorial Censorship in Philip II’s Spain », La (...)
13Il ne semble pas avoir été plus fiable pour assumer le seul engagement académique qu’on lui connaisse avec certitude (le doit-il au succès de son livre ?) : après avoir obtenu une équivalence de son diplôme à l’Université de Sigüenza, il est engagé comme « catedratico » (président) à l’école de médecine le 16 janvier 1576, mais à nouveau les actes de l’Université, quelques mois plus tard (le 12 novembre 1576), enregistrent qu’il a déserté son poste38. Si l’on se fonde sur les archives huartiennes et les analyses des chercheurs qui les ont rassemblées, Huarte paraît donc avoir investi toute son énergie intellectuelle et ses ressources économiques dans la réalisation de son œuvre maîtresse, dont il finance la première édition39. Et tout laisse entendre qu’il se pense (ou se désire) moins praticien ou enseignant, que théoricien et savant. De fait, comme le note Mauricio de Iriarte, « il ne déclare jamais explicitement sa profession » dans l’Examen et s’il fait allusion à son expérience clinique, « ses observations et conclusions ne révèlent pas une intention thérapeutique mais le désir d’illustrer et conforter les théories exposées40 ». Il se situe en revanche explicitement parmi les philosophes naturels (« ainsi nous autres philosophes naturels41 »), branche du savoir à laquelle il confère, dans le sillage d’Aristote, un très grand prestige42, tout en y réunissant Hippocrate, Platon et Galien.
- 43 Galien, De anatomicis administrationibus, II, 284-285, et préface de Vésale dans le De humani corp (...)
- 44 L’Examen des esprits, p. 167.
- 45 L’Examen des esprits, p. 168.
- 46 L’Examen des esprits, p. 170. Pour l’impact de Huarte chez les libertins français, voir G.-A. Péro (...)
14C’est dans ce cadre disciplinaire qu’il faut comprendre ses fréquentes références à l’anatomie, mode de connaissance relevant d’une conception plus philosophique que pratique dans la tradition galénique. Pour Vésale, cette branche de la philosophie naturelle doit être étudiée « per se » sans souci des applications possibles43. Dans l’Examen, elle permet de démontrer que la femme détient à l’intérieur du corps les mêmes organes génitaux que l’homme, ou de décrire les ventricules grâce auxquels l’âme raisonnable peut « discourir et philosopher » (« comme on void en l’Anatomie44 »), ce qui n’est pas sans conséquences subversives. Force est de constater que le cerveau de la bête brute est « composé de la mesme sorte que l’homme45 » et que « la difference de l’homme à la beste brute est la mesme qui se trouve entre l’homme ignorant et le sage46 ».
- 47 Sur l’enseignement de l’anatomie à l’Université d’Alcalá où Huarte a étudié, voir A. I. Martín Fer (...)
- 48 G.-A. Pérouse, « L’homme qui écrivait l’Examen des esprits », Juan Huarte au xxie siècle, p. 11-22 (...)
- 49 Anacrise, fol. 172v : « Les medecins aussi ne s’assujetissent à la lettre : pource que si Hippocra (...)
15Si l’homme est menacé dans sa prééminence ontologique, Aristote perd de sa superbe épistémologique, puisqu’il n’a jamais « ouverte la teste d’un homme » pour observer la « quantité de cervelle qui est dedans47 ». Tout en s’incluant parmi les philosophes naturels, Huarte instaure donc un dialogue critique avec eux. Et à l’exclusion de cette unique occurrence du « nous » citée précédemment, il utilise systématiquement la troisième personne pour évoquer les membres des diverses professions, tandis que le « je » a une fonction principalement métadiscursive, scandant le texte comme une marque récurrente de la contingence du propos : « je diray icy… », « parquoy je ne fay aucun doute… », « je croyoy… » « si je demande….. je ne sçay pas que l’on me pourra respondre », « quant à moy, je veux dire… », « je ne certifie pas cela du tout, pource que la raison en laquelle je me fonde est…. ». Cette mise en scène du « je » dans la rigueur de sa démarche argumentative permet de souligner l’originalité d’une pensée singulière au travail, tout en y faisant participer activement le lecteur par une « constante dramatisation dialectique48 ». Telle peut-être était la condition du succès de cet ouvrage. Sa source d’autorité ne repose pas sur un corpus doctrinal reconnu (la qualité du médecin, explique Huarte, est de ne pas « s’assujettir » à la lettre des écrivains antiques, mais de se fonder sur l’expérience49), ni sur le prestige conféré par une position académique (Huarte n’en occupe pas), mais sur l’observateur lui-même, dont la subjectivité surplombante transcende les catégories qu’il met en place en opérant, comme on va le voir, la synthèse exceptionnelle des contraires.
Un médecin qui écrit
- 50 S. Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning : From More to Shakespeare, Chicago-Londres, University (...)
- 51 « A systematic archival inquiry », p. 29 et 35.
- 52 J. de Almeida, Catalogo dos livros que se prohibem nestes reynos e senhorios de Portugal, Lisbonne (...)
16Le livre adressé au roi est donc l’instrument d’un self-fashioning, notion que l’on reprend ici dans un sens large à Stephen Greenblatt, pour qui les érudits de la première Modernité ont façonné leur identité et leur persona publique en obéissant à des conditions socio-culturelles bien précises50. L’Examen permet au praticien espagnol d’aspirer à une position intellectuelle et sociale éminente, outrepassant les bornes de sa profession. Car il n’est pas seulement un médecin qui pratique, voire professe, mais, élite d’une élite, un médecin qui écrit. Le soin des mots concurrence la cure des rois et la verve en chaire. S’il confère la renommée à Huarte, lui assurant une forme de crédit symbolique, ses retombées pratiques auront été cependant limitées : nulle place comme médecin de cour, et un unique engagement à l’Université de Sigüenza, qu’il n’honorera pas, comme on l’a déjà relevé. Nul enrichissement non plus, qui le dispense, en 1588, peu avant sa mort, de louer à nouveau à Linares un moulin, un batán, pour dégraisser la laine, comme il l’avait fait en 1566 à Baeza51. Peut-être faut-il y voir l’effet de la censure qui frappe l’ouvrage, mis à l’index au Portugal en 1581, puis en Espagne en 1583 et 1584, dans les catalogues de livres interdits et expurgés publiés par le Cardinal Gaspar de Quiroga52.
- 53 Voir J. Hernández, « Cristóbal de Vega, Catedrático de la Facultad de Medicina de la Universidad d (...)
- 54 J. M. López Piñero, Ciencia y técnica en la sociedad española de los siglos xvi y xvii , Barcelone (...)
- 55 J. Arrizabalaga, « Huarte de San Juan and the inquisitorial censorship ». Voir aussi R. Mandressi (...)
17Promis à une carrière foudroyante, le livre lui assure en tous les cas une place singulière sur le marché éditorial en dessinant les contours d’un nouveau genre en vernaculaire. Ses illustres professeurs de l’Université d’Alcalá s’étaient dédiés à la traduction ou au commentaire (même critique) des œuvres canoniques – Vega publie plusieurs importantes éditions d’Hippocrate et compilations de Galien53, Mena traduit et commente nombre de textes galéniques et Vallés se réfère directement aux textes grecs, méprisant les barbares traductions médiévales. À leur différence, Huarte propose un ouvrage inédit, moins représentatif (d’une tradition scripturale, dominée par le latin, ou d’une norme doctrinale servilement régurgitée), qu’innovant. S’il s’inscrit, comme ses mentors, dans le cadre du « galénisme hippocratique54 », où l’expérience clinique personnelle précède et inspire l’activité spéculative, il imprime à cet héritage, mêlé d’aristotélisme, une inflexion tout à fait originale, qui réside « in the practical projection he gave to this doctrinal corpus, as well as in his success in adapting it to the socio-cultural context of his time and to the specific demands for professional selection in Counter-Reformation Spain55 ».
Le privilège de la plume
- 56 Anacrise, fol. 13v. Manchette : « En quel âge on doit escrire ».
- 57 Ibid.
- 58 Anacrise, fol. 65v.
18Huarte se considère-t-il alors comme un écrivain et quel rapport entretient-il avec son activité énonciative ? Sans se référer à lui-même directement, il revient à de nombreuses reprises, dans les premiers chapitres, sur les conditions légitimes pour prendre la plume. L’âge d’abord auquel on doit écrire, « de 33 ans à environ 50 », lorsque l’entendement est « le plus fort et vigoureux56 », encore que la force de l’âge varie selon les individus. De fait, Huarte avait environ 46 ans lorsqu’il publie son unique livre, garantie d’une certaine stabilité du jugement : « Celuy qui veut composer et escrire des livres, le doit faire en cet âge, et non devant ni apres, s’il ne se veut retracter ou changer d’opinion57 ». Les conditions matérielles, ensuite, jouent un rôle, puisque les hommes « reduits en pauvreté et misere sont venus à dire et escrire choses dignes d’admiration », mais devenus prospères, « n’ont rien dit ny escrit de bon », la joie humectant le cerveau et altérant l’entendement58. Ce fut peut-être le cas du médecin espagnol, vivant dans un relatif dénuement.
- 59 Anacrise, fol. 74r.
- 60 Anacrise, fol. 73v.
- 61 Ibid.
- 62 Anacrise, fol. 75v.
- 63 Anacrise, fol. 75r.
- 64 Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 137.
19Enfin, Huarte fait l’éloge de « certains esprits tant parfaits » qu’ils n’ont nul besoin de maître pour apprendre à « philosopher » (ils inspirèrent à Platon l’idée fallacieuse du savoir comme réminiscence). Cette qualité leur donne un droit et un privilège : « a ceux là est permis escrire des livres, et aux autres, non59 », en vertu d’une qualité, l’invention. La République a ici le devoir de légiférer, en interdisant à ceux à qui la créativité fait défaut d’écrire et imprimer des livres qui « ne font que repeter et redire60 » les grands auteurs. Suit la célèbre distinction entre les « esprits inventeurs », qui sont dits « en langue toscane, tenir du caprice, c’est-à-dire d’une propre fantaisie61 », et les esprits moutonniers, Huarte concluant sur l’heureuse complémentarité unissant ces « deux manieres d’esprit62 », répandues parmi les hommes de lettres. On ne peut qu’être tenté de lire ici, à travers les promenades fécondes de ce type d’esprit « jamais en repos », avide de nouveauté, ennemi de la passivité contemplative et, ajoute la manchette, « dangereux pour la théologie63 », un autoportrait crypté de l’auteur bondissant à l’assaut d’idées inédites. Il jouirait ainsi de cette « imagination de l’entendement » évoquée par Jackie Pigeaud, qui serait « celle de la chèvre64 ».
20Le passage est cependant quelque peu énigmatique, introduisant de manière paratactique cette nouvelle typologie des esprits fondée sur les manières d’étudier, sans l’associer aux qualités exacerbant telle ou telle faculté. Surtout, telle disposition caprine suppose un « cerveau bien composé et tempéré » (ce qui exclut le profil ultra-spécialisé de l’esprit dominé par l’entendement ou souffrant de cette mélancolie aduste qui permet de joindre les contraires). Serait-ce donc le cas de l’énonciateur huartien, jouissant de cet équilibre qu’ailleurs il fustigeait comme le propre des esprits faibles, mais qui conditionne ici le talent scriptural ? S’il promet à son lecteur un miroir-livre (ou un speculum médical) grâce auquel il pourra identifier ses talents propres, il s’agit de voir ce que reflète l’ouvrage de son propre esprit.
Le tempérament de l’énonciateur
- 65 Métaphysique, I, 2, 982b ; voir aussi Platon, Théétète, 155b. La citation est de Montaigne, Essais (...)
- 66 Anacrise, fol. 5v.
21Située au tout début du livre, la scène originelle de l’Examen plonge ses racines dans l’enfance de Huarte, lorsqu’il constate que lui et deux de ses condisciples brillent chacun dans une discipline à l’école (latin, astrologie ou dialectique), mais périclitent dans les autres. Scène mystérieuse, d’abord : le narrateur se garde bien, grâce à des formules impersonnelles (« l’un de ceux… », etc.) d’identifier le détenteur de chaque talent. Scène fondatrice, ensuite, placée sous le signe d’Aristote qui situait l’étonnement au « fondement de toute philosophie65 » : c’est parce qu’il est « esmerveillé » que Huarte se met « incontinent à discourir là-dessus et à philosopher », trouvant « en fin de compte que chaque science demande son esprit déterminé66 ». Ce mouvement cognitif aura révélé la nature du sien, dominé par l’entendement.
- 67 Pour une traduction moderne, voir Galien, L’Ame et ses passions : les Passions et les erreurs de l (...)
- 68 Anacrise, fol. 130v.
- 69 Trois de ses textes les plus importants en font mention : La Méthode de l’Histoire (1566), Les six (...)
- 70 Il s’agit d’une traduction en espagnol du Fasciculus Medicinae, compilation dont Johannes de Ketha (...)
- 71 Physiognomonicis liber I. Andrea Lacuna interprete (Paris, 1535). Voir M. Porter, Windows of the S (...)
- 72 Une copie par Rodriguez Ginés de ce portrait de Brù a été éditée dans la revue Vida Vasca : Indust (...)
22Cette faculté du sec préside aussi à l’entreprise d’écriture, pour des raisons à la fois biographiques et géographiques : selon le Quod animi mores corporis temperamenta sequantur de Galien67, une des sources majeures de Huarte, ceux qui vivent « entre le Septentrion et la zone torride ou brulante, sont fort prudents et avisez », ce qui correspond à la situation de « nostre pays d’Espagne68 ». Les Problemata du pseudo-Aristote (XIV, 15), également cités, s’interrogent sur les raisons de cette supériorité intellectuelle des habitants du Sud sur ceux du Nord, participant d’une discussion antique sur le conditionnement par le climat qui fut, avant Huarte, amplement relayée par Bodin69. L’explication climatique des différences physiques entre les peuples (cheveux, carnation, etc.) s’enrichit dès la fin du xve siècle du renouveau d’une autre tradition qui puise dans le savoir géographique, celle de l’art physiognomonique, selon lequel les traits extérieurs permettent de déceler le caractère profond, le tempérament ou l’âme d’un individu, et réciproquement. Nombre de publications venaient de le mettre à l’honneur en Espagne, que cela soit, en 1495, l’Epilogo en medicina y en cirurgia conveniente a la salud, qui consacre la physiognomonie comme « sciencia de natura70 », ou en 1545, la traduction de la physiognomonie du pseudo-Aristote, à côté de celles de Polémon et d’Adamancius, par André de Laguna71 (futur médecin de Charles Quint, il enseignera l’Université d’Alcalá de Henares où Huarte avait étudié). Fidèle à cette tradition, Huarte relève que la calvitie est le lot commun des Espagnols, « à cause du cerveau qui est chaud et sec » – comme pour valider cette théorie, le seul portrait d’époque qu’on possède de lui le présente bien dégarni72.
- 73 Anacrise, fol. 77v.
- 74 Par exemple Les Airs, les Eaux et les Lieux d’Hippocrate, le Problème xxx du pseudo-Aristote et la (...)
- 75 Anacrise, fol. 198r.
- 76 Anacrise, fol. 199r. Voir l’ensemble du chap. xii, « Comment se prouve qu’une partie de la theoriq (...)
- 77 Pour Galien, le propre nom du médecin est « Inventor occasionis » (Anacrise, fol. 204v).
23Plus fondamentalement, le sec est nécessaire au projet même de l’Examen, où se fait, « par l’entendement, anatomie de chose tant obscure et difficile73 », et qui puise abondamment dans les « textes fondamentaux de la tradition médico-philosophique antique74 ». Tout comme l’exercice philosophique, la médecine théorique requiert en effet un puissant entendement, une partie demeurant réservée aux esprits seulement doués d’une grande mémoire, à l’instar des anatomistes et herboristes jonglant avec la taxinomie grecque et latine75. Nul ne peut donc être un médecin théorique accompli. Quant à la médecine pratique, elle est capable de « differer les hommes entre eux, et medeciner chacun de differente manière », là où l’entendement ne peut « connaistre les singuliers » mais seulement les universels76. Maîtresse du kairos77, elle dépend de l’imagination.
- 78 I. Maclean, Logic, Signs and Nature in the Renaissance : The Case of Learned Medicine, Cambridge, (...)
- 79 Examen de l’Examen, chap. xxi, « De la Theorie et de la Practique de la Medecine » : « Pour estre (...)
- 80 Anacrise, fol. 201r.
- 81 Anacrise, fol. 194v ; fol. 195v.
- 82 Anacrise, fol. 196r.
- 83 Voir par exemple Anacrise, fol. 203r.
24Cette division entre théorie et pratique n’a rien d’original, et traverse l’histoire des universités médiévales. Elle continue à sous-tendre l’enseignement de la médecine au xvie siècle, avec une revalorisation progressive, dès la fin du xve, de la pratique, participant d’un mouvement plus général qui travaille au prestige de la connaissance opérative et mécanique78. Mais Huarte établit un hiatus radical entre ces deux parties de l’art (que lui reprochera Guibelet79) : « Les théoriciens errent en la mineure, et les praticiens en la majeure du syllogisme80 », démonstration logique qui suffit à le situer du côté des théoriciens. Si un médecin parfait relève donc quasiment de l’impossible, au grand étonnement de Galien, méconnaissant les vraies causes, on est donc amené à conclure que Huarte fut aussi bon théoricien que médiocre praticien, à l’image de ce savant homme « fort renommé, tant à lire, comme à escrire, argumenter, distinguer, respondre, et conclure », mais « inhabile à medeciner81 ». L’auteur espagnol semble reconduire de surcroît la hiérarchie implicite de Galien, qui jugeait la pratique thérapeutique inférieure aux investigations théoriques, lorsqu’il se moque de ces praticiens « ignorans », qui « avec trois ou quatre reigles de medecine qu’ils ont aprins à l’escole, savent mieux pratiquer la medecine82 ». De fait, lorsqu’il narre les consultations qu’il a menées, elles n’ont clairement pas pour enjeu de soigner un patient, mais de lui appliquer son système explicatif83, vrai lieu de l’expertise huartienne.
Un ouvrage savant en vernaculaire : le deuil de la mémoire
- 84 Anacrise, fol. 118r.
- 85 Le chiffre diffère selon López Piñero, Ciencia y técnica, p. 118-120 : de 1475 à 1600, 366 œuvres (...)
- 86 L. S. Granjel, La medicina española renacentista, Salamanque, Université de Salamanque, 1980, p. 6 (...)
- 87 C. de Acosta, Tractado de las drogas y medicinas de las Indias orientales, 1578 ; N. Monardes, His (...)
- 88 Sur ces auteurs et le mouvement de vulgarisation médicale en espagnol, voir B. Okholm Skaarup, Ana (...)
25La pléthore d’entendement a des conséquences linguistiques, puisqu’elle entraîne l’extinction de la mémoire, faculté nécessaire à la maîtrise du latin et des langues étrangères. Voilà le choix de Huarte (« et ainsi ay-je escrit en Hespagnol, pource que je sçay mieux ceste langue que nulle autre84 ») justifié par un déterminisme biologique inédit, alors que la majorité des 541 livres (dont 350 premières éditions85) publiés par des médecins espagnols entre 1475, date des premiers imprimés, et 1599, le furent en latin académique86. Font exception certains ouvrages de botanique et d’histoire naturelle centrés sur la flore des Indes orientales et occidentales87, ainsi que des traités d’anatomie et de chirurgie. Ils participent d’une véritable politique nationale de promotion du castillan, amorcée dès la fin du xve siècle avec les grammaires et dictionnaires d’Antonio de Nebrija, publiés sur l’instigation des monarques catholiques88. Le Libro de la anothomia de Bernardino Montaña de Montserrate (1551), qui détaille l’« alphabet » du corps humain, la Historia de la composicion del cuerpo humano de Juan Valverde (Rome, 1556) ou la Práctica y teorica de chirugía du chirurgien Dionisio Daza Chacón (1580) se veulent accessibles aux chirurgiens et aux non-spécialistes, ignorants du latin. Tous ces textes investissent des territoires d’avant-garde comme l’anatomie, et leur excentricité vernaculaire, comme illustrée par l’éloignement géographique des flores exotiques, garantit parfois d’énormes succès internationaux (Valverde).
- 89 Anacrise, fol. 129r.
26C’est le cas également de l’ouvrage de Huarte, dont l’ambition médico-philosophique rend l’usage de l’espagnol d’autant plus détonant dans ce contexte éditorial. Comme il le constate lui-même, « toutes les sciences qui appartiennent à l’entendement sont “escrites en Latin89” ». Mais pour ce traité d’orthogénisme destiné, à l’échelle nationale, à orienter des pères de famille et des profanes, l’espagnol pouvait légitimement s’imposer.
- 90 J. Du Bellay, La Deffence, et illustration de la langue françoyse et L’Olive, éd. J.-C. Monferran, (...)
27Huarte ne manque pas d’avancer un chapelet d’arguments topiques : l’arbitraire du signe, la liberté pour chaque peuple d’écrire dans son idiome (les Grecs en grec, les Romains en latin, les Hébreux en hébreu et les Mores en arabe), enfin la capacité de chaque langue à « enseigner les sciences » et à « dire et declarer ce que l’autre veut entendre ». Du Bellay raisonnait de même dans le fameux chapitre x (« Que la Langue Françoyse n’est incapable de la Philosophie… ») de la Defense et illustration, où il s’intéresse à la transposition en français des matériaux de l’encyclopédie humaniste90. Mais cette revendication trouve dans l’Examen une assise anthropologique autrement originale, liée au tempérament du « je » et à la température de son pays :
- 91 Anacrise, fol. 128v.
La langue Latine est tant contraire à l’esprit des Hespagnols, et tant propre et naturelle aux François, Italiens, Alemans, Anglois et à tous les autres qui habitent vers le septentrion : comme l’on voit par leurs œuvres : car voyant un livre couché en bon Latin, nous cognoissons incontinent que l’auteur d’iceluy est estranger, et si nous en voions un autre en language barbare et mauvais Latin, nous cognoissons qu’il ha esté fait par un Hespagnol91.
« Bien discourir », ou l’allure de la chèvre
- 92 Anacrise, fol. 131v.
- 93 Guibelet, Examen de l’Examen, p. 362.
- 94 Anacrise, fol. 101v.
- 95 Anacrise, fol. 84r.
28Or, tout barbarisant qu’il soit, un Espagnol privé de mémoire et d’imagination mais doué de grand entendement dira « de plus grandes choses, en ses termes barbares, que ne fera un estranger en son beau Latin, lequel hors mis l’elegance et netteté du parler ne dit chose qui soit excellente92 ». Philosophie et rhétorique, pensée et style, raison et passion, langage et savoir, deviennent ainsi pour Huarte des frères ennemis, par un geste de séparation qui conteste à l’éloquence son empire. Comme le lui reprochera Guibelet, « il pourmene les arts et les sciences dans le champ du temperament, il les loge et les separe à sa volonté, et les fait battre avec tant d’inimitié qu’elles ne se trouveroient jamais ensemble93 ». Ce bannissement de la vaine éloquence ne compromet pas la tenue du propos, car « bien entendre » (ou « philosopher ») et « bien discourir », plutôt que « radoter et dire mille absurditez94 » vont de pair, sans qu’il soit besoin « des figures et fantasies qui sont en l’imagination et en la memoire », comme le pensent les Aristotéliciens95. Bien au contraire, l’augmentation de l’ardeur imaginative, qui favorise la vocation des poètes, entraînerait à proportion l’extinction de l’entendement, qui « abomine la chaleur ».
- 96 Voir aussi la rubrique Discurso : « cours, discours, espace ».
- 97 Cette dimension viatique du raisonnement qui chemine, soulignée par la citation d’un adage d’Hippo (...)
29Dans la traduction de Chappuys, « discourir » se laisse comprendre au sens logique proposé par Furetière – « tirer une consequence de quelques principes qu’on a posez ; ce qu’on attribuë à la troisiéme operation de l’entendement » –, et par Nicot dans son Thresor de la langue francoyse (1606) : « discourir et cercher toutes les conjectures qu’il est possible ». Mais le verbe retient peut-être l’écho d’un sens viatique présent chez le même lexicographe : « discourir plusieurs païs ». Cette acception cinétique est encore plus marquée dans le verbe espagnol, discurrir. Selon le Tesoro de las dos lenguas francesa y española de Cesar Oudin96, le terme signifie aussi bien « discourir » que « courir ça et là », tandis que le Dictionario de vocablos castellanos aplicados a la propriedad latina le traduit en latin par ratiocinor (raisonner), pervago (aller ça et là, errer), volito (voleter, courir ça et là, aller et venir), ou encore vago – autrement dit aller à l’aventure dans une course capricieuse, manière peut-être de renouer avec l’image de l’esprit-chèvre, bondissant d’une idée nouvelle à l’autre sans s’alourdir d’ornements superfétatoires97.
Le style médical
- 98 Anacrise, fol. 148r.
- 99 Anacrise, fol. 136v.
- 100 Anacrise, fol. 135v.
- 101 Anacrise, fol. 105v. Sur le talent poétique selon Huarte, voir M.-L. Demonet, « La poésie spontané (...)
30L’entendement gyrovague n’a donc cure de la rhétorique et des affèteries séductrices du langage. Pour l’auteur anti-cicéronianiste, c’est l’inventio qui compte aux dépens de l’elocutio, cet art culinaire suspect consistant, pour le poète comme pour le rhéteur, à faire « bouillir98 » les figures grâce aux tisons de l’imagination. À l’appui de ce dualisme, Huarte produit un catalogue édifiant d’écrivains-Silènes, dont l’œuvre présente un corps verbal monstrueux et grossier, recelant des trésors de pensées. Ainsi s’explique le « mauvais stile » d’Aristote, le « rude style » de Platon, tandis que saint Paul confesse : « je ne sais parler, toutefois en savoir et science, personne des apostres ne me surpasse99 ». Mais c’est le style médical d’Hippocrate qui intéresse tout particulièrement Huarte : « voyons nous pas comme il procede aux noms et verbes ? comme il colloque mal ses dits et sentences : la mauvaise liaison de ses raisons, le peu de choses qu’il ha à dire, pour emplir ceux qui sont vuides de doctrine100 ? » L’entendement nécessaire à la théorie médicale se marie encore plus difficilement avec l’art poétique, puisque là où abonde l’esprit fait défaut l’imagination nécessaire pour composer des vers. Socrate, le plus sage homme du monde, est aussi incapable de versifier qu’il est habile à édicter des préceptes. Inversement, « le jeune homme lequel a bonne veine pour faire des vers, […] ne sçait ordinairement avec eminence la langue Latine, la dialectique, la philosophie, la medecine, la theologie scolastique, ny les autres arts et sciences qui appartiennent à l’entendement et memoire101 ».
31Qu’en est-il cependant de la pratique de la médecine ? L’imagination qui permet de bien « mediciner » permet-elle de composer une poésie de qualité ? Huarte prend bien soin de rendre biologiquement impossible la figure du médecin-poète, ou du moins du bon poète, car lui fait défaut le degré nécessaire de chaleur à une production littéraire valable. Demeure la compulsion à versifier :
- 102 Anacrise, fol. 175v.
[…] ceux que j’ay consideré bons praticiens, sont tous un peu adonez à l’art de versifier, et n’est leur contemplation trop haute, ny leurs vers merveilleux : ce qui peut advenir aussi de ce que defaut la chaleur du point que la poësie requiert : et si c’est pour ceste raison, la chaleur doit estre telle, qu’elle touche un peu la substance du cerveau, sans resouldre beaucoup la chaleur naturelle102.
- 103 Aristote, Poétique, I, 1447 a-b 17, trad. M. Magnien, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 102. Voir (...)
32En sanctionnant la foncière mésintelligence entre médecine et poésie, Huarte s’engage dans un débat lancé par les Invective contra medicum de Pétrarque, hostile aux prétentions poétiques des gens de l’art, puis avivé, à partir de 1548, par la diffusion et les commentaires à la Poétique d’Aristote. Toute dignité poétique y est retirée à ceux qui « exposent en mètres un sujet de médecine ou d’histoire naturelle », en raison d’un déficit mimétique : poétiser, pour Aristote, c’est avant tout et exclusivement affabuler103. Plus radicale, la position de Huarte revient à condamner tout vers produit par un praticien, quelle qu’en soit la teneur fabulatoire. En somme, le médecin théoricien et le philosophe se passent avec profit des minauderies de l’éloquence, tandis que le praticien ferait mieux de résister à la tentation poétique (sans que Huarte ne dise rien de sa rhétorique). Le divorce entre art « littéraire » et médical relève d’une fatalité tempéramentale retournée en avantage cognitif.
Contre-offensive d’un médecin littérateur
- 104 De même la sagesse s’obtient par un travail assidu qui dessèche le cerveau, et non par les qualité (...)
- 105 Examen de l’Examen, p. 363.
- 106 Examen de l’Examen, p. 365-367.
33Ironisant sur les « folles conceptions » d’un Huarte qui serait guidé par l’imagination plus que par l’entendement en établissant son strict distinguo générique, le médecin Guibelet signe la contre-offensive de la doctrine classique. Répugnant à soustraire le style au savoir et à le réduire à une causalité humorale, il en fait le fruit de la volonté et du travail104. Ce qui l’indigne, c’est d’abord l’isolement dans lequel cet Arnolphe espagnol d’un nouveau genre maintient la Poésie, « seule en son empire, comme une grande Royne, ou comme un cheval vicieus en une escurie à part », allergique aux sciences105. Refusant de se soumettre au verdit aristotélicien et de renoncer à l’idéal du poète savant, Guibelet convoque Lucrèce, Nicandre (poète médical traduit en français par Grévin et loué par Scaliger dans ses Poetices libri VII, 1561), ou encore Empédocle, « excellent Orateur, Poëte, Medecin et Philosophe », à l’encontre du jugement d’Aristote, lui-même « bon Poete » à rebours du différend qu’il instaure106.
- 107 Examen de l’Examen, p. 370.
- 108 Examen de l’Examen, p. 373.
- 109 Examen de l’Examen, p. 374.
- 110 Examen de l’Examen, p. 375.
34Puis c’est l’éloquence qui fête ses retrouvailles avec le savoir. Guibelet vante le style d’Hippocrate décrié par son confrère espagnol. Bref, concis et obscur, il peut « comprendre beaucoup en peu de paroles » et se montre à l’occasion ample et majestueux. Celse ne vante-t-il l’insigne « faconde » du Grec107 ? S’esquisse une autre définition de l’éloquence, non pas technique pour « faire du bruit, avec beaucoup de discours et peu de sujet108 », mais art de la concision. La polémique prend un tour nationaliste, face à l’esprit impertinent qui veut « mesurer tout le reste du monde au pied de l’Espagne109 », et Guibelet de citer des gloires médicales françaises : Scaliger, Fernel, Duret, Riolan et Dulaurens, « for sçavans Medecins de nostre siecle, fort eloquens neantmoins en la langue Latine, et tres sçavans en la Grecque110 ».
35Or le médecin d’Évreux manque d’exploiter un argument de choix, la prose même de Huarte, qui, comme débordée par elle-même, trahit sa compromission avec l’humeur stylistique imaginative et dément ses propositions théoriques.
Une prose de l’imagination
- 111 Pérouse, « L’homme qui écrivait », p. 16.
36Angle mort de l’Examen : rien n’est dit des livres écrits par les prudents Espagnols en leur langue, mais l’on peut réflexivement retourner le système différentiel de Huarte sur le texte qui l’énonce : l’auteur écrit en espagnol (car il n’a pas de mémoire) et sans les ornements et l’élégance liée à l’éloquence latine (car il est sans imagination). Les formes discursives contredisent cependant ce diagnostic stylistico-tempéramental, comme irrésistiblement attirées par les forces brûlantes de l’imagination qui alimentent « cette présence chaleureuse du “Moi” » notée par Pérouse111. La poétique de l’imagination telle qu’elle est théorisée, non sans fascination, par Huarte, n’est pas sans présenter des traits communs avec sa propre prose.
Art du récit
- 112 Huarte, Anacrise, fol. 152v ; fol. 135v.
- 113 Anacrise, fol. 153r.
- 114 Anacrise, fol. 49r.
- 115 Sur cette notion, voir les articles fondamentaux de N. G. Siraisi, « Girolamo Cardano and the Art (...)
37Ce sont d’abord les exemples sollicités que l’on peut ranger au nombre des « graces » de l’orateur, sachant « user de plusieurs exemples accommodez à propos, en la matiere qu’il traite112 ». Pour Aristote, exemples et fables, qui agissent sur les sens, sont didactiquement plus efficaces qu’arguments et raisons, qui requièrent « grand entendement113 ». Le Christ le savait bien, qui usa de paraboles pour atteindre les cœurs simples, et Huarte, fort de ces illustres exemples, n’hésite pas, pour convaincre les esprits moins subtils, à proposer des « histoires tres veritables114 » et des récits de cas. Fondée sur l’observation et la pratique, cette forme narrative reflète la valeur cognitive nouvelle conférée à l’enregistrement de l’expérience personnelle, et connaît un développement extraordinaire dans toute l’Europe à partir de la deuxième moitié du xvie siècle. On trouve ainsi un nombre impressionnant d’ouvrages qui portent le titre d’Historiae ou d’Observationes115.
- 116 Anacrise, fol. 206v-208r. Sur cet épisode et les liens entre expertise professionnelle et identité (...)
38L’historia la plus complexe de l’Examen sert à prouver la remarquable aptitude des Juifs à l’exercice de la médecine grâce à l’autorité d’un personnage royal, François Ier. Malade, le monarque demande à Charles Quint (dans la réinterprétation de Chappuys) les secours d’un médecin juif. Ce profil étant devenu rare (un décret sur la conversion et l’expulsion des Juifs fut promulgué par les monarques catholiques Fernando et Isabel en 1492), c’est un converso déguisé en juif qui se rend au chevet royal, avant d’être démasqué, et François Ier finit par faire venir un patricien juif de Constantinople, qui le guérit grâce à un traitement aussi simple qu’efficace de lait d’ânesse116. Les deux intrigues sont liées par leur ambivalence : le premier médecin est un juif converti au christianisme qui feint d’être ce qu’il n’est plus (mais qu’il est peut-être encore, à en croire les théories de l’hérédité que Huarte développe dans la suite du chapitre). Quant au second, il est un vrai juif dont l’expertise pourrait être feinte. Le remède populaire pourrait dénoncer son prétendu savoir, ou au contraire le confirmer, en démontrant un art heureux de la prescription qui ne s’embarrasse de thérapeutiques alambiquées.
- 117 Anacrise, fol. 211v.
- 118 Anacrise, fol. 207r.
39C’est du moins l’opinion de Huarte. Jouant sur le terme, il valide cette « imagination » du Roi qui confère aux Juifs une « naturelle habilité de guarir et pratiquer », liée elle aussi à cette faculté. La servitude du peuple juif en Égypte engendra en effet beaucoup de « colere aduste », cette bile jaune rôtie où le brandon colérique se transforme en suie mélancolique et qui permet de joindre imagination et entendement. « Instrument de la finesse et de l’industrie », cette forme de mélancolie s’avère particulièrement adaptée aux « conjectures de la medecine117 ». Dans le récit, un comique de répétition renforce le trait calorifère, avec un roi « fasché de se voir toujours en chaleur » et une cour espagnole riant à gorge déployée (l’hilarité étant également associée à l’imagination), pour conclure que « c’estoit l’appetit d’un homme qui estoit en chaleur118 ».
40Or Huarte fait surtout jouer sa propre imagination narrative, en recourant à des procédés de mise en récit et de dramatisation empruntés à la nouvelle, avec dialogues, péripéties et même scène de reconnaissance, lorsque le roi démasque le faux (vrai) médecin juif. On retrouve aussi l’impératif d’actualité et de véracité propre à ce genre bref, assuré par l’inscription forte d’un « je » narrateur qui authentifie l’histoire, même si elle est apocryphe.
- 119 Anacrise, fol. 249v.
- 120 Anacrise, fol. 123v.
- 121 Anacrise, fol. 133v. Sur la fortune de ce nom dans la littérature postérieure, et les analogies av (...)
41Dans l’Examen, le genre théâtral n’est pas en reste, avec un interlude dialogué consacré à l’origine de la noblesse, animé par deux personnages réels, le prince Don Charles et le docteur Suarez de Tolede, « Président de sa cour en Alacala de Henares119 ». Le delectare l’emporte sur le docere de l’aveu même du narrateur, qui s’excuse de sa « digression » en ouverture et clôture de la scène. Huarte peut enfin trahir une grande accointance avec le monde périlleux des fictions, quand bien même il condamnât ces créatures superficielles « qui se gastent à lire les livres de chevallerie, Roland, Boscan, Diane de Monte-major et autres semblables, pource que toutes ces œuvres appartiennent à l’imagination120 ». Ainsi la méthode onomastique d’un chevalier espagnol auteur de livres de chevalerie, qui découvre fortuitement le nom « naturel », quasi onomatopéique, d’un de ses personnages, le géant Traquitantos, nous entraîne-t-elle dans les coulisses de la création fictionnelle, mise sur un pied d’égalité avec l’invention de la langue latine121.
- 122 L’Examen des esprits, chap. i, p. 6.
- 123 Ibid. : « […] pour tirer une copie qui revienne bien à l’original, il est besoin d’assembler un no (...)
42On peut même se demander si l’interprétation du péché originel proposée par Huarte ne menace pas de subsumer les énoncés de la science à un régime de fictionnalité généralisée. Car la faute aura non seulement démultiplié les opinions mais aussi les « fantaisie[s] » dont elles sont les projections intérieures. Sous la forme répétée de la restriction sceptique, Huarte insiste : « les arts et les sciences qu’estudient les hommes ne sont que des images et des figures que les esprits ont engendré dans leur mémoire », et la Médecine, « que l’entendement d’Hippocrate et de Galien, qu’une peinture qui rapportait naïvement la veritable composition de l’homme avec les causes de ses maladies et de sa guerison122 ». À la différence de l’entendement divin, les représentations humaines tendent aporétiquement vers un réel qui se dérobe, en autant de grotesques foisonnantes et d’« extravagances » où se gomment les frontières entre fable et vérité123.
Travail figural
- 124 Anacrise, fol. 147r : « Tout ce qui est dit bonne figure, bon propos et suject, qui est bien compr (...)
- 125 Guibelet, Trois discours philosophiques. De la comparaison de l’Homme avec le Monde. Du Principe d (...)
43L’imagination, cette puissance qui tout à la fois fascine et inquiète Huarte, est la Muse ardente de tous les arts et sciences « qui consistent en figure, correspondance, harmonie et proportion ». Pour Huarte, qui va jusqu’à délivrer « à chaque partie d’oraison son temperament », l’actio et la voix, la dispositio et l’elocutio, avec ses « mots excellens », ses « bonnes figures » et « ses comparaisons justes124 », obéissent aux poussées de chaleur du corps, sont littéralement concoctés dans l’étuve humorale. Or la prose de l’Examen apparaît richement figurée – plutôt que la manifestation d’un bouillonnement naturel, indépendant de toute acquisition, on peut y voir la résurgence du bagage scolaire humaniste de Huarte, obligé de passer par la Faculté des arts pour sa formation médicale. Ce trait le rapproche en tous les cas des traités médicaux contemporains, et non sans ironie de son adversaire Guibelet, qui consacrera le premier de ses Trois discours philosophiques à « la comparaison de l’homme avec le monde125 ». Cette véritable somme, profuse et encyclopédique, répertorie tous les tropes légués par la tradition médicale, philosophique et poétique pour tisser les ressemblances entre microcosme et macrocosme, et dévoiler leur gémellité naturelle.
- 126 Anacrise, fol. 7v. Voir aussi : « On doit prendre les mesmes soins pour faire que la semence humai (...)
- 127 Anacrise, fol. 147v.
- 128 J. Arrizabalaga, Huarte de San Juan and the inquisitorial censorship.
44À sa manière, l’Examen témoigne aussi de l’héritage très vivace du répertoire analogique antique : s’inspirant d’Hippocrate, il file sur deux pages le rapprochement entre la terre cultivée grâce à la semence, et l’esprit cultivé grâce aux sciences126. Mais Huarte ne se contente pas de répéter des comparaisons devenues conventionnelles pour produire par jeu de dérivation des analogies créatrices. Les figures « mortes » ressuscitent sous l’impulsion d’une pratique discursive plus personnelle, qui entend bien, comme l’orateur, à la fois « delecter et prouver127 ». L’étude de cette liberté figurale demanderait une étude en soi, mais on peut en proposer quelques exemples, représentatifs des images très concrètes utilisées par l’auteur pour dépeindre et faire comprendre les activités mentales. Sensibles et palpables, elles permettent stratégiquement de lier, et non pas de séparer, l’esprit et le corps, conformément à l’« extrême naturalisme corporel128 » de Huarte. Au censeur de décider si elles construisent un sens propre (la matérialité de l’esprit) ou figuré (son incorporéité), théologiquement plus acceptable car ne remettant pas en cause l’immatérialité de l’âme raisonnable.
- 129 Anacrise, fol. 75v.
- 130 Anacrise, fol. 8v-9r, image reprise en fol. 193r.
- 131 L’Examen des esprits, seconde partie, p. 298-299.
- 132 L’Examen des esprits, seconde partie, p. 306.
45Le monde domestique, avec ses animaux familiers, inspire l’image de l’esprit caprin, opposé à la docilité moutonnière129, ou permet d’exprimer l’impact de la dialectique sur l’esprit, semblable « aux liens et travers que l’on met aux pieds d’une mule, avec lesquels cheminant quelques jours, elle aprend à aller l’amble130 ». Nombre de comparaisons empruntent aussi au registre des métiers : le légiste mémorisant toute la jurisprudence ressemble au « Frippier qui a dans sa boutique quantité de sayes couppez au hasard », là où « l’Advocat de bon entendement est comme le bon Tailleur qui a les ciseaux en main, et la piece de drap en sa maison131 ». Quant à la prétendue vérité fabriquée par l’entendement, dont il faut se défier, elle est « toute broüillée et dispersée en ses materiaux […] comme seroit une maison qu’on verroit convertie en pierre, terre, charpenterie et tuilles, dont se pourroient faire autant de fautes en bastissant, qu’il y auroit d’hommmes qui entreprendroient de la rebastir, et qui ne seroient pas pourveus d’une imagination excellente132 ». La pratique analogique de Huarte rejoint ainsi un principe poétique essentiel de La Deffence, où Du Bellay conseille de s’inspirer des divers arts et métiers :
- 133 Du Bellay, La Deffence et Illustration, chap. xi, p. 166.
encores te veux-je advertir, de hanter quelquesfois, non seulement les sçavans, mais aussi toutes sortes d’ouvriers, et gens mecaniques, comme mariniers, Fondeurs, peintres, engraveurs, et autres, sçavoir leurs inventions, les noms des matieres, des outilz, et les termes usitez en leurs arts, et metiers, pour tyrer de là ces belles comparaisons, et vives descriptions de toutes choses133.
- 134 Anacrise, fol. 148r : « La chaleur [est] l’instrument par lequel l’imagination exerce son office, (...)
- 135 Anacrise, fol. 148r.
- 136 Anacrise, fol. 88r.
- 137 Anacrise, fol. 89v.
46Par une forme de logique réflexive, c’est quand il évoque l’imagination, reine des figures, que l’énonciateur se montre particulièrement fécond en analogies ; des analogies qui ne se veulent cependant « estranges et impossibles134 », mais fidèles aux représentations raisonnées, faisant coïncider inventivité stylistique et rigueur philosophique. Ainsi pour inspirer l’orateur, la faculté incandescente doit se faire « chien veneur qui cherche et luy mette en la main sa proye et pourchas135 ». Puissance active, elle est surtout figure du scripteur, car elle écrit « en la mémoire ce qu’elle retourne à y lire, quand elle s’en veut souvenir136 », « comme escrire quelque chose, et la retourner lire, est œuvre de l’escrivain et pas du papier137 ». De cet autoportrait de l’écrivain sous les traits de l’imagination, on est tenté de conclure que l’énonciateur conjugue heureusement chaleur créatrice et raisonnements sibériens.
Eloge du mélange ou l’exception Huartienne
- 138 Sur cet aphorisme, « La pensée est promenade », voir Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 1 (...)
- 139 Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 140.
- 140 Anacrise, chap. xiv, fol. 164r.
47De l’auteur de l’Examen, Jackie Pigeaud dit avec raison qu’il est un « être de contradiction », privilégiant la pensée vagabonde chère à l’aphorisme d’Hippocrate138. Plus précisément, « son génie est dans les tensions et la tentative de les organiser, de les dépasser. […] Cette œuvre qui voudrait normaliser ne vit que par l’exception139 », capable d’accorder les contraires. Le moindre de ses paradoxes est de militer pour la spécialisation de esprits et la répartition de compétences mutuellement exclusives, tout en donnant la palme à l’esprit polyvalent et encyclopédique. Au chapitre xiv, Huarte propose ainsi une hiérarchie couronnée par le tempérament idéal pour exercer la royauté, cette merveilleuse « difference d’esprit […] proportionnée à tous les arts140 ». On l’a vu prendre le contre-pied de la tradition médicale hippocratique et galénique, en dédaignant la crase idéale du tempérament modéré. Mais il réhabilite ici ce tempérament parfait, même s’il est jugé presque impossible et que seuls le Christ et le roi David, qui ne fut quasiment jamais malade, en remplissent les conditions.
- 141 Anacrise, fol. 351r.
48Dans son classement, la deuxième sorte d’esprit fait elle aussi entorse à la règle : le mélancolique aduste permet de réunir en un seul homme imagination et entendement rigoureux. Puis le système reprend ses droits avec la troisième catégorie, celle des hommes de grand entendement dépourvus d’imagination et mémoire, qui prêcheront avec disgrâce mais diront la vérité. Enfin, tout au bas de l’échelle se rencontrent les esprits de la pire espèce, les purs imaginatifs. Sur les traces de Platon, l’Université devrait « chasser les Poëtes », car ils n’ont « ny esprit ni habilité à aucun genre de lettres141 ».
Mélancolie paradisiaque
- 142 Anacrise, fol. 164r : « il n’y a toutesfois reigle tant generalle en tous les arts, qui n’ait quel (...)
- 143 « La difficulté est plus grande [par rapport à Aristote], quand on vient à considerer que la melan (...)
- 144 Anacrise, fol. 140r. Voir aussi : « Pour moy, je croy que la froideur est celle qui importe le plu (...)
- 145 L’Examen des esprits, p. 213-214 ; Anacrise, fol. 106v. En revanche, la colombe ignore la colère, (...)
- 146 Le Christ s’adresse à ses disciples : « Je vous envoye comme brebis au milieu des loups, soyez don (...)
- 147 Huarte cite ici Nemesius, De la nature de l’homme (L’Examen des esprits, seconde partie, p. 599).
- 148 Mestre Zaragozà, Les enfants de la colère, p. 722 sq. Voir la « Digresión sobre el árbol vedado de (...)
- 149 L’Examen des esprits, seconde partie, p. 597.
49Si l’énonciateur huartien relève de l’exception à la règle qu’il fixe142, faut-il alors attribuer son génie polymathe à la mélancolie aduste ? En rupture avec l’évaluation négative de la tradition, Huarte met en effet en valeur ce tempérament oxymorique, apte à réunir les facultés créatrices incompatibles et rivales, à conserver les qualités de l’imagination tout en récupérant les vertus de l’entendement, à conjuguer la bile noire, glacée, aux incandescences de la bile jaune, et à réconcilier, mais non sans tension, Galien avec Aristote143. Froide, cette mélancolie induit de hautes qualités morales, puisque l’entendement est la puissance qui « verifie si un esprit est catholique ou dépravé144 ». Chaude, elle englobe tous les traits ambigus propres au colérique : luxure, caractère vindicatif, rhétorique ingénieuse, voire démoniaque, faisant la part belle aux artifices. Ainsi le diable choisitil le serpent pour perdre l’humanité, créature participant plus qu’aucune autre de cette « colere veneneuse », qui « enseigne à l’ame raisonnable, comme se doivent dresser les embusches et les tromperies145 ». Le diable même en devint plus ingénieux et rusé. Or Huarte valorise constamment la figure du serpent, dont les Évangiles saluent la prudence exemplaire146. Il finit même, dans la digression sur l’arbre du paradis qui conclut l’édition réformée de 1594, par réhabiliter entièrement le savoir imaginatif que tout à la fois l’animal tentateur incarne et procure à l’humanité. Fruit du péché, qui « jetta » Adam « dans le soin du corps147 » en l’arrachant à la contemplation spirituelle, ce savoir se distingue de la sagesse propre à l’entendement, en ce qu’il est seul capable d’appréhender la contingence et de prêter assistance aux sens148. Troublé par ce passage de la Genèse où Adam apprend à voir sa nudité, Huarte prend ainsi parti dans un débat philologico-théologique ancien, où l’on se demande si la ruse du serpent représente une forme de sagesse légitime, et si la faute d’Adam, en modifiant le « temperament » de son « cerveau », en aiguillonnant son imagination et en le rendant « plus sçavant » comme l’affirme le théologien Juan Sanchez Abulensis149, est le vecteur d’une sapience utile.
- 150 Pour un usage positif du mot, voir Proverbes, 14, 15 ; 14, 18 ; 22, 3 = 27, 12. Le mot hébreu pour (...)
- 151 Saint Jérôme loue la traduction grecque d’Aquila et Theodotion, qui proposent panourgon, « sournoi (...)
- 152 Commentaires sur l’Ancien Testament. Le Livre de la Genèse, t. I, éd. A. Malet, P. Marcel, M. Reve (...)
- 153 L’Examen des esprits, seconde partie, p. 606.
50Dans la lettre hébraïque, l’adjectif arum (rusé), qui peut se lire aussi comme arom (nu), qualifie le serpent, la plus astucieuse mais aussi la plus nue des créatures (Gen. 3, 1). Or il se retrouve dans un verset contigu (2, 25), lorsqu’Adam et Ève découvrent qu’ils sont nus, mais aussi « rusés », eyrom. La déclinaison change, la racine demeure. L’humain et l’ophidien partagent un mode de connaissance oblique, faisant appel à la ruse et à la séduction, et qui n’est pas dénué de valeur, comme l’étayent d’autres passages de la bible hébraïque150. D’où l’inquiétude d’un saint Augustin ou d’un saint Jérôme, qui refusent de laisser au mal le bénéfice d’une sagesse positive et préfèrent qualifier le reptile (et indirectement Adam et Ève) de « sournois » et « rusé151 ». En revanche Calvin, dans ses Commentaires sur l’Ancien Testament, préfère la traduction « sage », faisant de l’animal une victime de Satan. Il rappelle cependant la difficulté herméneutique : « les interprètes ne sont point d’accord en quel sens le serpent est appelé cauteleux, car Moïse use d’un mot par lequel les Hébreux signifient aussi bien prudent que caut. C’est pourquoi d’aucuns le prennent en bonne part, les autres en mauvaise152 ». Huarte dépasse cette ambivalence par un pragmatisme conciliateur qui valorise les deux formes de sagesse, en se prévalant de la parole du Christ : « soyez prudents, comme des Serpents » (sagesse de l’imagination), « et simples comme des Colombes153 » (sagesse de l’entendement).
- 154 Sur la figure de saint Paul dans l’Examen des esprits, voir Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments (...)
- 155 Voir J. L. Peset, « La críticas a la Universidad de Juan Huarte de San Juan », Las universidades h (...)
- 156 Anacrise, fol. 273r-v.
- 157 Anacrise, fol. 271v.
51D’autres personnages sont les héritiers de cette colère aduste, liée au drame originel. Réinterprétée à la lumière du problème xxx d’Aristote, la figure tourmentée de saint Paul, que Dieu forma « avec cette colère ardente et brûlée », incarne exemplairement les tensions, inhérentes à ce tempérament154, ainsi que le peuple juif, dont l’histoire se confond avec celle de la médecine. L’hypothèse que Huarte fût lui-même un converso a longtemps hanté l’historiographie, malgré l’absence de preuves documentaires et le fait que son apologie des médecins juifs n’ait pas été censurée, mais elle semble aujourd’hui écartée155. Dans l’Examen même, son refus du cloisonnement disciplinaire contribue à l’éloigner du destin médical judaïque. Renvoyant dos à dos les experts cantonnés à leur pré carré, il ne témoigne en effet que mépris pour le médecin qui « pense avoir assez fait d’entendre par les forces de son esprit ce qu’a dit Hippocrate et Galien », et le philosophe naturel, qui « s’estime sçavant » de croire « entendre » Aristote156. Quant aux auteurs spécialisés, qui se contentent d’écrire « en medecine ou en quelque autre science, à peine joignent ils la cognoissance des autres lettres pour leur ayder : ils sont tous pauvres et sans fond, pource qu’ils n’ont l’esprit propre à tous les arts157 ».
Le déséquilibre parfait
- 158 Anacrise, fol. 283r.
- 159 Anacrise, fol. 295v.
- 160 Cité par Vion d’Alibray, L’Examen des esprits, « Au Lecteur », fol. [biiijr ]. Chez Guibelet, Exam (...)
- 161 L’Examen des esprits, « Au Lecteur », fol. [biijr – fol. biijv].
- 162 F.-X. Putallaz, La connaissance de soi au xiiie siècle : de Matthieu D’Aquasparta à Thierry de Fre (...)
- 163 Voir l’épître au Roy de Vion d’Alibray : « La plus haute connoissance pour un homme, c’est de se c (...)
52Où faut-il donc inscrire le tempérament polyvalent de Huarte, qui met en échec sa propre méthode combinatoire, ne fait crédit qu’à un savoir total, et brouille enfin les limites entre les styles et les savoirs, grâce à des pratiques textuelles communes à l’ensemble de la culture humaniste ? « Malade et intemperé », il ne peut appartenir à la caste rarissime des esprits parfaitement tempérés dont parle Galien, appelés à gouverner, loin des travaux liés aux sciences et aux arts158. Reste cet autre moyen, mystérieux, d’assembler grand entendement, grande imagination et grande mémoire, « sans que l’homme soit tempéré. Mais nature en fait si peu de ceste manière, qu’il ne s’en est jamais trouvé que deux, de tout tant d’esprits que j’ay peu examiner159 ». À l’examen de son œuvre, où il s’essaie à commenter toutes les disciplines, c’est bien ce statut d’exception que semble lui délivrer son détracteur Guibelet, concédant au savant Espagnol la réputation d’être « des plus habiles en toutes sortes de professions160 ». Même éloge chez le traducteur Vion d’Alibray, où l’esprit de « l’incomparable Autheur […] s’estant signalé dans toutes les sciences et ne pouvant s’accroistre qu’en se réfléchissant », a fait d’un « coup d’essay » un « chef d’œuvre161 ». Cette connaissance universelle est néanmoins bornée, puisque l’âme raisonnable connaît toutes choses « devant que de se connoistre », idée héritée d’Aristote, pour qui la « connaissance de soi-même n’est jamais qu’indirecte », et « nécessairement ancrée dans l’expérience sensorielle préalable162 ». Ultime et paradoxal hommage à Aristote : celui qui voulait apprendre aux hommes à mieux se connaître163 aura choisi, ou feint, de se méconnaître.
Conclusion
- 164 L’Examen des esprits, p. 286.
- 165 Anacrise, fol. 71r : c’est une « chose merveilleuse » que de posséder les trois facultés.
53En plaçant son investigation médico-philosophique sous le règne de l’entendement, faculté essentielle au médecin théorique, l’énonciateur se déporte de la vie réelle de l’auteur, praticien de son métier. Or cette profession suppose une grande imagination, qui fait retour dans la poétique du livre, riche en micro-récits empruntant aussi bien à la nouvelle qu’au genre narratif en plein essor de l’observation médicale, ponctué de scènes dialoguées, et prolixe en figures. Si on tente de comprendre l’énonciateur huartien à travers son propre livre, diverses interprétations sont possibles : on peut le situer parmi les mélancoliques adustes, à la fois chaud et froid, doué d’« entendement pour trouver la verité et d’une grande imagination pour la sçavoir persuader164 », joignant l’intégrité de la colombe à la ruse serpentine. Ou l’élever au rang de ces figures d’exception, déséquilibrées par l’excès simultané et « merveilleux165 » des trois facultés, entendement, imagination et mémoire.
- 166 P. Valéry, Cahiers, éd. J. Hytier, Paris, Gallimard, 1957, tome I, p. 87.
- 167 Voir L’Examen des esprits, seconde partie, p. 306-307.
- 168 Voir Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 123.
54À l’aune de la pensée de l’auteur, cette tentative de classification s’avère en réalité d’une extrême difficulté, puisque Huarte propose non seulement un système souffrant des exceptions, mais le soumet à l’épreuve du temps, en insistant sur l’instabilité foncière du tempérament. De fait, le corps diffère tout le temps d’avec lui-même, transformant les opinions qu’il génère – selon le mot de Valéry, « je ne suis pas toujours de mon avis166 ». La vérité n’a d’autre substance que celle que l’entendement versatile lui délivre, et la vie intellectuelle des hommes de lettres apparaît comme une espèce d’instantanéisme où l’esprit enchaîne les prises illusoires et les déprises correctrices dès lors qu’une nouvelle croyance vient chasser la précédente, sans critère décisif pour les départager167. Huarte défend cependant une marge de liberté et d’action face au déterminisme tempéramental et stylistique, grâce à des techniques agissant sur le corps (diététique, etc.) ou aux luttes de l’âme. Il tente ainsi d’émousser la charge hétérodoxe du traité de Galien (Quod animi mores corporis temperamenta sequantur), en conciliant une philosophie morale trop prompte à oublier les lois de la physiologie, et une médecine oubliant la responsabilité humaine168. Ainsi, la grille anthropologique des tempéraments, fortement tributaire de la nourriture et du climat dans la lignée du traité hippocratique Les Airs, les Eaux et les Lieux, a le pouvoir de déterminer des types d’individus ; mais l’individu singulier a de son côté les moyens d’échapper à son type en affirmant sa différence qualitative, pas toujours réductible à une catégorie prédéfinie. Pour Huarte, cette singularité résistant à la théorisation est même réfractaire à toute saisie discursive. Elle serait connaissable, mais indicible. Comme le sait bien le praticien,
- 169 Anacrise, fol. 196r-v.
les hommes ne sont pas tant differens entre eux qu’ils ne conviennent en plusieurs choses : ny tant conformes aussi, qu’il n’y ait entr’eux certaines particularitez de telle nature qu’elles ne se peuvent dire ny escrire, ny enseigner, ny recueillir, de manière qu’on les puisse reduire en art : mais seulement congnoistre en ceux qui les ont169.
- 170 Anacrise, fol. 140r.
55La singularité inclassable de l’énonciateur huartien se construit dans l’interaction particulière entre la discipline et le tempérament qu’il affiche (ou laisse deviner), et le style utilisé. Si cette interaction n’est jamais explicitée ou problématisée, c’est que, de l’avis même de Huarte, les « particularitez » ne peuvent être recueillies par l’écriture. Portrait en creux donc, d’un être improbable, d’une figure hétérogène, qui ne commente pas le statut de son activité énonciative et qui découvre peut-être, à travers le processus d’écriture donnant naissance, au fur et à mesure, à son esprit protéiforme, des aspects d’elle-même insoupçonnés (Huarte n’insiste-t-il pas sur l’étymologie d’ingenio, d’un verbe latin signifiant engendrer ?). Quant au rôle de lecteur que nous avons joué, l’auteur l’a, dans une certaine mesure, prémédité dans son texte, et assigné à un tempérament propice à l’exercice herméneutique : ceux qui ont imagination et mémoire s’arrêtent à la lettre, car ils ont faute d’entendement, seule faculté « qui peut élire de 2 ou 3 sens des lettres celuy qui est le plus véritable et catholique170 ». Mais il n’est pas sûr, en bonne leçon huartienne, que nous nous y soyons totalement plié.
Notes
1 Sur ce point, voir saint Augustin, De Genesi ad litteram, Œuvres, vol. XLIX, éd. et trad. P. Agaësse et A. Solignac, Paris, Desclée de Brouwer, 1972, xi, xxxii, 42, p. 300-301 : « Donc, dès qu’ils eurent perdu cet état, leur corps fut affecté de cette condition maladive et mortelle, qui se trouve aussi dans la chair des animaux, et par là même connut aussi ce mouvement charnel qui pousse les bêtes à s’accoupler pour que les êtres qui naissent succèdent à ceux qui meurent. »
2 J. Huarte de San Juan, L’Examen des esprits pour les sciences ou sont monstrees les differences d’Esprits qui se trouvent parmy les hommes, et à quelle sorte de science chacun est propre en particulier, Composé par Jean Huarte, Medecin Espagnol, Nouvellement traduit suivant l’ancien Original. Augmenté selon la derniere impression d’Espagne. Reveu, corrigé et mis en meilleur ordre en cette derniere Edition. Premiere Partie, Paris, René Guignard, 1668, « Suitte de la preface de l’auteur au lecteur », fol. ï ijr. Il s’agit d’une traduction, par Charles Vion d’Alibray, des deux éditions espagnoles : la princeps de 1575 et la reformada de 1594. Elle relégua celle de Chappuys dans l’oubli. La première édition date de 1645, chez J. Le Bouc, à Paris, (pour le supplément seul, chez Paris, F. Targa, en 1634), et est suivie de huit rééditions. Voir J.-M. Losada-Goya, Bibliographie critique de la littérature espagnole en France au xviie siècle. Présence et influence, Genève, Droz, 1999, p. 299-301. Sur la manière dont Vion d’Alibray a sévèrement critiqué le travail de Chappuys, voir V. Duché, « Le réexamen de Huarte : Chappuys à l’épreuve de l’interculturel », Réforme, Humanisme, Renaissance, 84, 2017, p. 107-118. L’édition de Chappuys nous servira de référence : malgré ses imperfections, c’est elle qui a assuré la fortune de l’ouvrage de Huarte en France et dans la perspective de notre étude, il nous semble préférable de travailler avec la langue du xvie siècle plutôt que de recourir à la traduction moderne de Jean-Baptiste Etcharren, Examen des esprits pour les sciences, Biarritz, Atlantica, 2000. Nous nous tournerons vers celle d’Alibray lorsqu’il s’agira d’envisager les additions et corrections de l’édition réformée de Huarte, parue en 1594.
3 Huarte, L’Examen des esprits, Seconde partie, Paris, René Guignard, 1668, p. 602. Sur ce point, voir M. Mestre Zaragozà, Les enfants de la colère : anthropologie des passions et littérature en Espagne à la Renaissance, thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, 2003.
4 L’Examen des esprits, « Suitte de la preface de l’auteur au lecteur », fol. [ï iijv].
5 L’Examen des esprits, fol. ï iiijr.
6 L’Examen des esprits, fol. Ïv.
7 L’Examen des esprits, fol. ï iijr-v : « […] un homme qui auroit le cerveau sec, y excelleroit beaucoup plus, qu’un autre qui l’auroit sain et fort temperé […] parce que selon l’opinion des Medecins, ceux qui sont mal temperez, surpassent en beaucoup d’actions, les mieux temperez. C’est pour cette raison que Platon a dit, que c’est un miracle de trouver un homme d’un esprit excellent, qui n’ait quelque manie […]. Ainsi est-il besoin que l’homme sçache quelle est son infirmité et son intemperie, et à quelle science elle répond en particulier (ce qui est le sujet de ce Livre) parce que dans cette science il trouvera la vérité, et dans les autres, il ne fera que des jugements extravagants. Les hommes temperez […] ont une capacité pour toutes les sciences, en un degré de mediocrité, sans qu’ils y excellent jamais : mais ceux qui sont intemperez ne sont propres qu’à une seule, laquelle s’ils viennent à rencontrer, et qu’ils y estudient avec soin et diligence, ils se doivent asseurer d’y faire des merveilles. »
8 Voir L’Examen des esprits, chap. v, « Où l’on fait voir le grand pouvoir qu’a le temperament de rendre l’homme prudent et de bonnes mœurs », p. 72-73, où Huarte discute de la valeur du bon tempérament : « C’est pourquoy Hippocrate a dit. Si la grande humidité de l’eau, et l’excessive secheresse du feu sont temperées dans le corps, l’homme sera tres-sage. Plusieurs Medecins neantmoins ont examiné ce temperament à cause de la grande reputation de l’Autheur, et ont trouvé qu’il ne respondoit pas tant à ce qu’Hippocrate promettoit : au contraire, ils jugent que ceux qui l’ont, sont des hommes foibles et de peu de vigueur, et qui ne tesmoignent pas dans leurs actions tant de prudence, que ceux qui sont mal temperez […]. Ces medecins desapprouvent la complexion temperée, d’autant qu’elle affoiblit et abbat les forces des puissances, et qu’elle est cause qu’ils n’agissent pas comme ils devroient. »
9 Sur ce texte, voir L’Homme de génie et la mélancolie, Paris, Rivages, 1988, qui comprend le Problème xxx , 1 du pseudo-Aristote, avec traduction, présentation et notes de J. Pigeaud.
10 L’Examen des esprits, p. 14. La citation vient d’Apocalypse 3, 16.
11 Mestre Zaragozà, Les enfants de la colère, p. 325.
12 L’Examen des esprits, « Suitte de la preface de l’auteur au lecteur », fol. ï ijv.
13 Présenté par Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes pyrhoniennes, il se trouve très vite diffusé dans toute l’Europe renaissante grâce à la « Vie de Pyrrhon » de Diogène Laërce. Selon le deuxième mode, une chose peut apparaître d’une manière à un individu, et d’une autre à un deuxième, en vertu de la différence de leur constitution humorale ou de leur âme, tandis que selon le quatrième mode, l’état de l’observateur (par exemple qu’il soit sain ou malade) peut également produire des représentations opposées. Voir Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, introduction, traduction et commentaires par P. Pellegrin, Paris, Seuil, 1997, livre I, 14 [79-90], p. 99-105 ; [100-117], p. 111-119.
14 Sur l’introduction du scepticisme en Espagne, voir S. Pastore, « Doubt in Fifteenth-Century Iberia », After Conversion : Iberia and the Emergence of Modernity, éd. M. Garcia-Arenal, Leyde, Brill, 2016, chap. x, p. 283-303 ; M. K. Read, Juan Huarte de San Juan, Boston, G. K. Hall & Co., 1981, chap. iii, « The Flight of Doubt », p. 35-46. Pour l’intrication entre scepticisme et médecine, particulièrement les courants « empirique » et « méthodique », voir J.-P. Pittion, « Scepticism and Medicine in the Renaissance », Scepticism from the Renaissance to the Enlightenment, éd. R. H. Popkin et C. B. Schmitt, Wiesbaden, Harrassowitz, 1987 p. 103-132 ; N. Siraisi, « Medicine, Physiology and Anatomy in Early Sixteenth-Century Critiques of the Arts and Sciences », New Perspectives in Renaissance Thought : Essays in the History of Science, Education and Philosophy, éd. J. Henry et S. Hutton, Londres, Duckworth, 1990, p. 214-229 ; S. Pender, « Examples and Experience : On the Uncertainty of Medicine », The British Journal for the History of Science, 39, 1, 2006, p. 1-28.
15 L’Examen des esprits, fol. [vv-vir ; fol. gr ]. Le médecin Jourdain Guibelet reproche à Huarte d’ignorer que ces lettres sont apocryphes, Examen de l’Examen des esprits, Paris, Vve J. de Heuqueville et L. de Heuqueville, 1631 p. 371.
16 F. Azouvi, « Médecine et philosophie chez Huarte de San Juan », Revue de Métaphysique et de Morale, 31, 3, 2001, p. 399-405, ici p. 411.
17 L’Examen des esprits, fol. [ï ijv].
18 Guibelet, Examen de l’Examen, chap. xxx, « De la Medecine. Si elle est une science douteuse, incertaine, et fondee seulement sur conjectures », p. 480 sq. Huarte revendique l’autorité de Galien, selon qui « la philosophie et la medecine sont les sciences les plus incertaines qu’ayent les hommes » (Anacrise ou parfait jugement et examen des esprits propres et naiz aux sciences… composé en espagnol par M. Jean Huart, Docteur… et mis en françois… par Gabriel Chappuis, Lyon, F. Didier, 1580, fol. 77v). Si Huarte revendique l’autorité de Galien, son adversaire est en réalité plus fidèle à l’antiscepticisme foncier du médecin grec (voir I. Maclean, « The “Sceptical Crisis” Reconsidered : Galen, Rational Medicine and Libertas Philosophandi », Early Science and Medicine, 11, 3, 2006, p. 247-274).
19 Anacrise, fol. 77v.
20 J. Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments et liberté spirituelle dans l’Examen des esprits de Huarte de San Juan », La Mélancolie dans la relation de l’âme et du corps, Littérature, Médecine, Société, 1, 1979, p. 115-159.
21 El doctor Huarte de San Juan y su Examen de Ingenios. Contribución a la historia de la psicología diferencial, Jerarquía, Aldus, Santander, 1939, p. 51.
22 Le Dire et le Dit, Paris, Minuit, 1984, chap. viii, p. 200-201.
23 Voir S. Junod, Agrippa d’Aubigné ou les Misères du Prophète, Genève, Droz, 2008, p. 24.
24 M. Fumaroli, L’Âge de l’éloquence : Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au seuil de l’époque classique, Genève, Droz, 2002 [1980], p. 127.
25 Fumaroli la juge même « confuse et sans grand talent » (ibid.).
26 Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 115.
27 R. Saez, « Préface » à la traduction de J.-B. Etcharren, Juan Huarte de San Juan, Examen des esprits pour les sciences (1575), Biarritz, Atlantica, 2000, p. x.
28 L’Examen des esprits, seconde partie, Notes, fol. [Ee ijr].
29 C. Oudin, Tesoro de las dos lenguas francesa y española. Thresor des deux langues françoise et espagnolle, Paris, Marc Orry, 1607, fol. d4. Voir aussi Dictionario de vocablos castellanos aplicados a la propriedad latina : en el qual se declara gran copia de Refranes vulgares reduzidos a latinos y muchas phrases Castellanas con las que en Latin les corresponden sacadas de Ciceron y Terencio y otros…, Salamanque, J. et A. Renaut, 1587, rubrique Dotor : « doctor : Dicendi artifex : Magister : Praeceptor : Interpres. Cic. ». En revanche, le dictionnaire polyglotte d’A. Calepino traduit le latin doctor par enseñador, en français par « docteur, maître, enseigneur » (Dictionarium, quanta maxima fide ac diligentia… emendatum multisque partibus cumulatum. Adjectae sunt latinis dictionibus hebraeae, graecae, gallicae, italicae, hispanicae et germanicae…, Paris, J. Macé, 1578, p. 398).
30 Anacrise, fol. 250r : « Le PR. Où avez-vous estudié ? LE DOCT. A Salemanque, monseigneur. LE PRINC. Estes vous Docteur passé à Salamanque ? ».
31 L’Examen des esprits, seconde partie, Notes, fol. [Ee iiijv].
32 Il loue dès 1566 à Baeza un batán, un moulin à fouler la laine pour enlever la graisse et la location d’un autre moulin juste avant sa mort, en 1588, montre la continuité de ce commerce. Voir J. Virués-Ortega, G. Buela-Casal, M. T. Carrasco-Lazareno, P. D. Rivero-Dávila, R. Quevedo-Blasco, « A systematic archival inquiry on Juan Huarte de San Juan (1529-1588) », History of the Human Sciences, 24, 5, 2011, p. 21-47, ici, p. 41.
33 Voir R. Sàez, « La Baeza del siglo xvi y su imborrable presencia en la obra de Huarte de San Juan », Huarte de San Juan, 1, 1989, p. 81-95, ici, p. 92.
34 J. Arrizabalaga, « Juan Huarte en la medicina de su tiempo », Juan Huarte au xxie siècle, éd. V. Duché-Gavet, Anglet, Atlantica, 2003, p. 65-98, ici, p. 70. Pour un contexte médical plus général, voir le collectif Medical Cultures of the Early Modern Spanish Empire, éd. J. Slater, M. López-Terrada, J. Pardo-Tomás, Farnham – Burlington, Ashgate, 2014.
35 Pour ce document, voir Iriarte, El doctor Huarte, p. 49 ; « A systematic archival inquiry », p. 30.
36 Libro de autos capitulares de la iglesia y muy reverendos Señores personas y canónicos de la Santa Iglesia de Jaén residentes en Baeza (1573-1580), actas referentes al proceso de despido del Dr Juan Huarte de San Juan, Baeza, 7 mai 1574 – 24 juin 1574. Cité dans « A systematic archival inquiry », p. 30.
37 Libro de Actas del Concejo de Sigüenza, años 1567-1581 referentes al Dr Juan Huarte de San Juan. Cité dans « A systematic archival inquiry », p. 31.
38 El Dr Juan de San Juan es nombrado catedrático de medicina de la Universidad de Sigüenza. Cité dans « A systematic archival inquiry », p. 32. Selon R. Sanz, il aurait enseigné une année à l’Université de Huesca (1569-1570), mais aucune archive ne vient l’étayer (J. Huarte, Examen de ingenios para las ciencias, « Prólogos, sumarios y preparación », Madrid, La Rafa, 1930, p. i-l). Voir aussi F. J. Sanz Serrulla, « El doctor Huarte de San Juan, médico y catedràtico en Sigüenza. Aspectos biogràficos inéditos », Anales Seguntinos, 1.3, 1986, p. 309-313.
39 Primer contrato de impresión de Juan Huarte de San Juan en la imprenta de Juan Baptista de Montoya, 30 septembre 1574. Cité dans « A systematic archival inquiry », p. 33.
40 Iriarte, El doctor Huarte, p. 50-51.
41 Anacrise, fol. 21r.
42 J. Arrizabalaga, « Huarte de San Juan and the Inquisitorial Censorship in Philip II’s Spain », La médecine dissidente. Hétérodoxie et modernité, éd. D. Brancher et A. Carlino, à paraître.
43 Galien, De anatomicis administrationibus, II, 284-285, et préface de Vésale dans le De humani corporis fabrica, Bâle, Oporinus, 1543. Sur cette question, voir A. Carlino, La fabbrica del corpo, Turin, Einaudi, 1994.
44 L’Examen des esprits, p. 167.
45 L’Examen des esprits, p. 168.
46 L’Examen des esprits, p. 170. Pour l’impact de Huarte chez les libertins français, voir G.-A. Pérouse, L’Examen des esprits du docteur Juan Huarte de San Juan : sa diffusion et son influence en France aux xvie et xviie siècles, Paris, Les Belles Lettres, 1970, p. 61 sq. Pour l’impact de Huarte chez les libertins espagnols, voir J. Villanueva, « Remarques à propos de l’historiographie sur le libertinisme espagnol du xviie siècle », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, en ligne, p. 1-18, ici, p. 9-10.
47 Sur l’enseignement de l’anatomie à l’Université d’Alcalá où Huarte a étudié, voir A. I. Martín Ferreira, El humanismo médico en la universidad de Alcalá (Siglo xvi ), Alcalá de Henares, Universidad de Alcalá de Henares, 1995 ; et surtout A. Martínez-Vidal et J. Pardo-Tomás, « Anatomical Theatres and The Teaching of Anatomy in Early Modern Spain », Medical History, 49, 2005, p. 251-280, ici, p. 259-260, « Alcalá ». On ne sait quand la chaire d’anatomie fut établie, mais l’impulsion fut sans doute donnée à l’arrivée d’un disciple de Vésale, Pedro Jimeno, qui a pu initier Huarte à l’art de la dissection à partir du début des années 1550. En 1559 est promulguée une licence royale assurant l’Université d’être fournie en cadavres de condamnés et d’individus décédés à l’Hôpital. On sait par ailleurs qu’un des professeurs de l’auteur de l’Examen, Vallés, utilisait des préparations anatomiques dans ses classes comme stratégie pédagogique, tandis qu’il a pu rencontrer le médecin anatomiste Andrés de León, spécialiste des maladies accompagnées de fièvres et de blessures, à l’hôpital de la Conception à Baeza, face auquel il habitait. Rien ne vient cependant le prouver, la documentation conservée étant postérieure. Sur ce point, voir C. Benoit, « Présences de Juan Huarte de San Juan à Baeza », Juan Huarte au xxie siècle, p. 23-36, ici, p. 31.
48 G.-A. Pérouse, « L’homme qui écrivait l’Examen des esprits », Juan Huarte au xxie siècle, p. 11-22, ici, p. 15. Du même auteur, voir encore « Montaigne et le Dr Huarte avec un mot sur Pierre Charron », En filigrane des Essais, Paris, Champion, 2008, p. 215-230, ici, p. 223 : « L’auteur de l’Examen ne cesse d’interpeller son lecteur, de le prendre à partie, d’appeler son attention, de le mettre en garde, de prévenir ses réponses, de lui promettre des lumières sur ce qui le préoccupe. »
49 Anacrise, fol. 172v : « Les medecins aussi ne s’assujetissent à la lettre : pource que si Hippocrate et Galen et les autres graves auteurs de ceste faculté, disent et affirment une chose, et l’experience et raison monstrent le contraire, ils ne sont tenuz de les suivre, pource qu’en la medecine l’experience ha plus de force que la raison : et la raison, plus que l’autorité. »
50 S. Greenblatt, Renaissance Self-Fashioning : From More to Shakespeare, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 1980.
51 « A systematic archival inquiry », p. 29 et 35.
52 J. de Almeida, Catalogo dos livros que se prohibem nestes reynos e senhorios de Portugal, Lisbonne, António Ribeiro, 1581 ; G. de Quiroga, Index et catalogus librorum prohibitorum, Madrid, Alfonso Gómez, 1583 ; Gaspar de Quiroga, Index librorum expurgatorum, Madrid, Alfonso Gómez, 1584. Cité par J. Arrizabalaga, « Huarte de San Juan and the inquisitorial censorship ». Sur la censure des livres scientifiques en Espagne, voir J. Pardo Tomás, « Censura Inquisitorial y Lectura de Libros Científicos. Una Propuesta de Replanteamiento », Tiempos Modernos, 9, 2003-2004, p. 18. Sur la posture « subversive » de Huarte, voir G.-A. Pérouse, « Brève note sur l’“hétérodoxie” du Dr Juan Huarte de San Juan », Les fruits de la dissension religieuse, fin xve-début xviiie, éd. M. Clément, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1998, p. 59-63.
53 Voir J. Hernández, « Cristóbal de Vega, Catedrático de la Facultad de Medicina de la Universidad de Alcalá (1545-1557) », Universidad Carlos III de Madrid, Repositorio institucional e-Archivo, p. 3-18, ici, p. 8-10. Vega publie son premier livre, Liber prognosticorum Hippocratis (1551), à Lyon, ville qu’il privilégie, avec Venise, pour ses publications. En 1553, il publie un commentaire extensif du De differentia febrium de Galien et en 1554, une compilation de tout ce que le médecin grec a pu dire de l’uroscopie dans ses écrits, Commentarius de urinis. Sur son livre le plus original (Lyon, 1564), imprégné du Methodo medendi et des Aphorismes de Galien, ainsi que des Epidemies d’Hippocrate, voir encore J. Hernández, Cristóbal de Vega (1510-1573) y su Liber de arte medendi (1564), Valence, Universidad de Valencia, 1997.
54 J. M. López Piñero, Ciencia y técnica en la sociedad española de los siglos xvi y xvii , Barcelone, Península, 1979, p. 346.
55 J. Arrizabalaga, « Huarte de San Juan and the inquisitorial censorship ». Voir aussi R. Mandressi : « Dicho de otro modo, la originalidad reside más en el Proyecto que en los elementos medicos-filosóficos que le dan soporte », « The Best Physicians on Earth. The “People of Israel” in Examen de ingenios by Juan Huarte (1575) », Anuario Colombiano de Historia Social y de la Cultura, 43, 2, 2016, p. 59-87, ici, p. 71.
56 Anacrise, fol. 13v. Manchette : « En quel âge on doit escrire ».
57 Ibid.
58 Anacrise, fol. 65v.
59 Anacrise, fol. 74r.
60 Anacrise, fol. 73v.
61 Ibid.
62 Anacrise, fol. 75v.
63 Anacrise, fol. 75r.
64 Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 137.
65 Métaphysique, I, 2, 982b ; voir aussi Platon, Théétète, 155b. La citation est de Montaigne, Essais, éd. P. Villey, Paris, PUF, 1992 [1924, 1965], « Des boyteux », III, 11, 1030.
66 Anacrise, fol. 5v.
67 Pour une traduction moderne, voir Galien, L’Ame et ses passions : les Passions et les erreurs de l’âme. Les Facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps, trad. V. Barras, T. Birchler, A.-F. Morand, Paris, Les Belles Lettres, 1995.
68 Anacrise, fol. 130v.
69 Trois de ses textes les plus importants en font mention : La Méthode de l’Histoire (1566), Les six Livres de la République (1576) et Le Théâtre du monde naturel (1596). Isidore de Séville le précède sur cette voie. Sur la manière dont Bodin accueille les données antiques sur la théorie des climats, voir M.-D. Couzinet, Histoire et méthode à la Renaissance : une lecture de la Methodus de Jean Bodin, Paris, Vrin, 1996, p. 167.
70 Il s’agit d’une traduction en espagnol du Fasciculus Medicinae, compilation dont Johannes de Ketham possédait un manuscrit, publiée à Pampelune, chez Arnaldo Guillén de Brocar, où le traité 8 est consacré à la physiognomonie. Pour d’autres traités physiognomoniques, voir encore G. Rioux, L’œuvre pédagogique de Wolfgangus Ratichius, 1571-1635, Paris, Vrin, 1963, p. 259, note 120.
71 Physiognomonicis liber I. Andrea Lacuna interprete (Paris, 1535). Voir M. Porter, Windows of the Soul. The Art of Physiognomy in European Culture 1470-1780, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 123.
72 Une copie par Rodriguez Ginés de ce portrait de Brù a été éditée dans la revue Vida Vasca : Industria, comercio, arte, literatura, 1940, p. 187.
73 Anacrise, fol. 77v.
74 Par exemple Les Airs, les Eaux et les Lieux d’Hippocrate, le Problème xxx du pseudo-Aristote et la lettre à Damagète du pseudo-Hippocrate. Voir Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 116.
75 Anacrise, fol. 198r.
76 Anacrise, fol. 199r. Voir l’ensemble du chap. xii, « Comment se prouve qu’une partie de la theorique de Medecine appartient à la mémoire, l’autre partie à l’entendement, et la pratique à l’imagination ».
77 Pour Galien, le propre nom du médecin est « Inventor occasionis » (Anacrise, fol. 204v).
78 I. Maclean, Logic, Signs and Nature in the Renaissance : The Case of Learned Medicine, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 29 sq., 1.5.1 ; p. 68-69, 3.1.1 ; N. Siraisi, « Giovanni Argenterio and sixteenth-century medical innovation, between princely patronage and academic controversy », Osiris, 2d series, 6, 1990, p. 161-180.
79 Examen de l’Examen, chap. xxi, « De la Theorie et de la Practique de la Medecine » : « Pour estre bon Medecin, il faut estre tout, et sçavoir tout ce qui depend de sa profession » (p. 494). À ses yeux, Huarte discourt d’une profession « à laquelle il ne cognoist rien ».
80 Anacrise, fol. 201r.
81 Anacrise, fol. 194v ; fol. 195v.
82 Anacrise, fol. 196r.
83 Voir par exemple Anacrise, fol. 203r.
84 Anacrise, fol. 118r.
85 Le chiffre diffère selon López Piñero, Ciencia y técnica, p. 118-120 : de 1475 à 1600, 366 œuvres de médecine auraient été publiées comme première édition, et 69 en philosophie naturelle. Cité dans R. Carew, The Examination of Men’s Wits, éd. R. G. Sumillera, Londres, The Modern Humanities Research Association, 2014, p. 25, note 59.
86 L. S. Granjel, La medicina española renacentista, Salamanque, Université de Salamanque, 1980, p. 60-61. La fin du siècle (1565-1599) fut particulièrement productive avec 276 œuvres, soit plus de la moitié des œuvres recensées pour toute la période (p. 59). Granjel note aussi que beaucoup d’auteurs n’ont publié qu’un livre.
87 C. de Acosta, Tractado de las drogas y medicinas de las Indias orientales, 1578 ; N. Monardes, Historia Medicinal de las cosas que se traen de nuestras Indias Occidentales, publiée en trois parties, en 1565, 1571 et 1574.
88 Sur ces auteurs et le mouvement de vulgarisation médicale en espagnol, voir B. Okholm Skaarup, Anatomy and Anatomists in Early Modern Spain, Farnham, Ashgate, 2015, chap. « Early Modern Spanish Anatomy and “La polémica de la ciencia española” ». Plus généralement, sur la conception de la langue espagnole et du latin chez Huarte, voir E. Torre, Ideas Lingüisticas y Literarias del Doctor Huarte de San Juan, Séville, Publicationes de la Universidad de Sevilla, 1977, p. 88-93.
89 Anacrise, fol. 129r.
90 J. Du Bellay, La Deffence, et illustration de la langue françoyse et L’Olive, éd. J.-C. Monferran, Genève, Droz, 2007, p. 108. Sur ce chapitre, voir T. Cave, Cornucopia. Figures de l’abondance au xvie siècle, Paris, Macula, 1997, p. 86-103.
91 Anacrise, fol. 128v.
92 Anacrise, fol. 131v.
93 Guibelet, Examen de l’Examen, p. 362.
94 Anacrise, fol. 101v.
95 Anacrise, fol. 84r.
96 Voir aussi la rubrique Discurso : « cours, discours, espace ».
97 Cette dimension viatique du raisonnement qui chemine, soulignée par la citation d’un adage d’Hippocrate (Animae deambulatio, cogitatio hominibus [ Épidémies VI, v, comm. 11], Anacrise, fol. 75r), n’est pas une simple image. Elle s’ancre très concrètement dans la topographie des ventricules du cerveau, fondamentale pour la théorie médicale de l’époque qui spatialise les fonctions mentales. Comme le souligne Huarte, « le cerveau a besoin de quatre ventricules, afin que l’ame puisse discourir et raisonner : l’un doit estre assis au costé droict d’iceluy : le second, en l’autre costé : le troisiesme, au milieu de ces deux, & le quatriesme en la derniere partie du cerveau » (Anacrise, fol. 31r). Au chap. v, l’auteur espagnol revient sur ces localisations : « quant aux trois petis lieux ou ventres de devant, je croy que Nature les a fayt pour discourir & philosopher » (Anacrise, fol. 59v), le quatrième ventricule situé à l’arrière de la tête servant ici seulement à la coction et conversion des esprits vitaux en esprits animaux. Mais il remet alors en cause les présupposés de la psychologie des facultés, héritée de la tradition théologico-médicale du Moyen Âge, qui distribue imagination, entendement et mémoire dans des ventricules séparés, et soustrait l’imagination au processus rationnel en vertu d’une hiérarchisation à la fois topographique et morale : sur cette tripartition, voir W. Sudhoff, « Die Lehre von den Hirnventrikeln in textlicher und graphischer Tradition des Altertums und Mittelalters », Archiv für Geschichte der Medizin, 7, 1914, p. 149-205, 151-154 ; H. A. Wolfson, « The Internal Senses in Latin, Arabic, and Hebrew Philosophical Texts », Harvard Theological Review, 27, 1935, p. 69-133. Tout comme Fernel (voir Fernel, Physiologia, 1555, V, viii et G. Castor, La Poétique de la Pléiade. Étude sur la pensée et la terminologie du xvie siècle, trad. Y. Bellenger, Paris, Champion, 1998, p. 211), Huarte préfère se rallier à la théorie galénique, selon laquelle les trois pouvoirs mentaux se trouvent dans chaque ventricule en proportions plus ou moins égales. Et se référant au De Anima d’Aristote, il considère même que l’âme ne pense jamais sans image, resolidarisant cogitation et imagination en faveur d’une conception matérialiste de l’âme : une puissance « ne peut exercer son office sans l’aide de l’autre » (Anacrise, fol. 60v). Au modèle statique, spatialisant strictement les étapes du processus cognitif, se superpose un modèle dynamique et interactif, où la mémoire « monstre et offre les figures et phantasies » (Anacrise, fol. 60r) à l’entendement, dont la puissance, chez le philosophe, est souveraine. Le trajet des esprits animaux qui « discourent » (dans le sens de parcourir) le cerveau permet à l’homme de « créer du sens » et de discourir à son tour, à partir d’images progressivement triées et dématérialisées qui constituent l’objet de la connaissance. Sur le chevauchement de deux modèles, statique et dynamique, voir M.-L. Demonet, « Le lieu où l’on pense, ou le désordre des facultés », Ordre et désordre dans la civilisation de la Renaissance, éd. G.-A. Pérouse et F. Goyet, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 1996, p. 25-47.
98 Anacrise, fol. 148r.
99 Anacrise, fol. 136v.
100 Anacrise, fol. 135v.
101 Anacrise, fol. 105v. Sur le talent poétique selon Huarte, voir M.-L. Demonet, « La poésie spontanée et son explication médicale », Juan Huarte au xxie siècle, p. 137-167.
102 Anacrise, fol. 175v.
103 Aristote, Poétique, I, 1447 a-b 17, trad. M. Magnien, Paris, Le Livre de poche, 1990, p. 102. Voir aussi 1451 b-27-29 : « le poète doit être poète de fables plutôt que de vers, d’autant qu’il est poète en raison de l’imitation et qu’il compose des actions ». Sur cette question, voir D. Brancher, Équivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion à la Renaissance, Genève, Droz, 2015, « La Médecine dans le débat sur la poésie de la nature », p. 516 sq.
104 De même la sagesse s’obtient par un travail assidu qui dessèche le cerveau, et non par les qualités innées du tempérament sec. Voir Examen de l’Examen, chap. xxi « De l’imaginative et des sciences qui luy appartiennent. Si l’imaginative est contraire à l’entendement et à la memoire. De la grande science d’Homere. De l’eloquence d’Hippocrate, de Platon, d’Aristote, de Virgile, de Ciceron ». Sur ce médecin d’Évreux, on connaît très peu de choses, comme en témoigne la notice que lui consacre P. Dandrey dans son Anthologie de l’humeur noire : écrits sur la mélancolie d’Hippocrate à l’Encyclopédie, Paris, Gallimard, 2005.
105 Examen de l’Examen, p. 363.
106 Examen de l’Examen, p. 365-367.
107 Examen de l’Examen, p. 370.
108 Examen de l’Examen, p. 373.
109 Examen de l’Examen, p. 374.
110 Examen de l’Examen, p. 375.
111 Pérouse, « L’homme qui écrivait », p. 16.
112 Huarte, Anacrise, fol. 152v ; fol. 135v.
113 Anacrise, fol. 153r.
114 Anacrise, fol. 49r.
115 Sur cette notion, voir les articles fondamentaux de N. G. Siraisi, « Girolamo Cardano and the Art of medical Narrative », Journal of the History of Ideas, 52, 4, 1991, p. 581-602 ; et de G. Pomata, « The Uses of Historia in Early Modern Medicine », Historia, Empiricism and Erudition in Early Modern Europe, éd. G. Pomata et N. G. Siraisi, Cambridge (Mass.) – Londres, The MIT Press, 2005, p. 105-146 ; « “Observatio” ovvero “Historia”. Note su empirismo e storia in età moderna », Quaderni Storici, 31, 1996, p. 173-198.
116 Anacrise, fol. 206v-208r. Sur cet épisode et les liens entre expertise professionnelle et identité religieuse, voir S. Kimmel, « Tropes of Expertise and Converso Unbelief : Huarte de San Juan’s History of Medicine », After Conversion, chap. xii, p. 336-357 ; Mandressi, « The Best Physicians on Earth », p. 59-87.
117 Anacrise, fol. 211v.
118 Anacrise, fol. 207r.
119 Anacrise, fol. 249v.
120 Anacrise, fol. 123v.
121 Anacrise, fol. 133v. Sur la fortune de ce nom dans la littérature postérieure, et les analogies avec Don Quichotte, voir l’édition de Guillermo Serés, Huarte de san Juan. Examen de ingenios, Madrid, Cátedra, 1989, p. 420-421, note 77.
122 L’Examen des esprits, chap. i, p. 6.
123 Ibid. : « […] pour tirer une copie qui revienne bien à l’original, il est besoin d’assembler un nombre infiny d’esprits qui travailleront long temps, et apres tout ne conceveront et ne produiront que mille extravagances ».
124 Anacrise, fol. 147r : « Tout ce qui est dit bonne figure, bon propos et suject, qui est bien compris et deduit, depend des graces de l’imagination, comme les faceties, louanges, broquards, figures et comparaisons » ; fol. 157r : « les bonnes proprietez de nature que doit avoir l’orateur parfait, viennent pour la plupart de la bonne imagination, et aucunes de la memoire. » Voir encore fol. 152v.
125 Guibelet, Trois discours philosophiques. De la comparaison de l’Homme avec le Monde. Du Principe de la generation de l’Homme. De l’Humeur Melancholique, Évreux, Antoine Le Marié, 1603.
126 Anacrise, fol. 7v. Voir aussi : « On doit prendre les mesmes soins pour faire que la semence humaine se rende feconde et polifique [sic] qu’ont les jardiniers pour les graines qu’ils veulent garder ; ils attendent qu’elles soient meures et seches ; car s’ils les recueillent de la plante, devant le temps et le point necessaire, l’année d’après, ils auront beau les semer, elles ne pousseront aucun fruict. C’est pourquoy j’ay remarqué qu’aux lieux où Venus s’exerce beaucoup, on fait moins d’enfans, que là où l’on use de plus de continence » (L’Examen des esprits, seconde partie, p. 349-350).
127 Anacrise, fol. 147v.
128 J. Arrizabalaga, Huarte de San Juan and the inquisitorial censorship.
129 Anacrise, fol. 75v.
130 Anacrise, fol. 8v-9r, image reprise en fol. 193r.
131 L’Examen des esprits, seconde partie, p. 298-299.
132 L’Examen des esprits, seconde partie, p. 306.
133 Du Bellay, La Deffence et Illustration, chap. xi, p. 166.
134 Anacrise, fol. 148r : « La chaleur [est] l’instrument par lequel l’imagination exerce son office, pour ce que ceste qualité esleve les figures et les fait bouïllir : et pourtant se descouvre tout ce que l’on peut voir en icelles : et s’il n’y a rien plus à considérer, l’imagination est contrainte, non seulement de composer une figure qui s’accorde avec les autres, mais aussi de joindre celles qui sont estranges et impossibles selon l’ordre de nature, de maniere que d’icelles il vient à faire des montagnes d’or et des bœufs qui volent. » Dotée d’une créativité qui s’affranchit de l’impression sensible, et met à mal l’esthétique de la mimésis, l’imaginatio selon Huarte s’approprie ainsi la liberté inventive que la tradition réservait à la phantasia. Sur la théorie de l’imagination de Huarte, voir C. Müller, Ingenio y Melancolia, Una Lectura de Huarte de San Juan, Madrid, Biblioteca Nueva, 2002, chap. vi, 2, « Las teorias antiguas de la imaginacion y la imaginativa de Huarte », p. 113-116.
135 Anacrise, fol. 148r.
136 Anacrise, fol. 88r.
137 Anacrise, fol. 89v.
138 Sur cet aphorisme, « La pensée est promenade », voir Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 151-152 ; p. 137.
139 Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 140.
140 Anacrise, chap. xiv, fol. 164r.
141 Anacrise, fol. 351r.
142 Anacrise, fol. 164r : « il n’y a toutesfois reigle tant generalle en tous les arts, qui n’ait quelque exception ».
143 « La difficulté est plus grande [par rapport à Aristote], quand on vient à considerer que la melancholie est un humeur gros, froid, et sec, et la colere de substance delicate, et de temperament, chaud et sec : et ce neantmoins la melancholie est plus propre à l’entendement que n’est la colere », si l’on entend par mélancolie cette forme bien particulière qu’est la « colere brûlee. » (Anacrise, fol. 81v-82r). Sur l’ambiguïté doctrinale entre colère et mélancolie et la mélancolie aduste chez Huarte, voir Müller, Ingenio y Melancolia, chap. iv, « La melancolia en el Examen de los espiritus », p. 53-75, et plus particulièrement IV. 2. « Melancolia y colera » ; Müller, « Le mélancolique et la réflexion sur l’esprit chez Huarte de San Juan. Tempérament et facultés de l’âme dans le galénisme de la Renaissance espagnole », Gesnerus, 59, 2002, p. 187-197.
144 Anacrise, fol. 140r. Voir aussi : « Pour moy, je croy que la froideur est celle qui importe le plus à l’ame raisonnable pour conserver ses vertus en paix […], parce que, comme dit Galien, il n’y a point de qualité qui affoiblisse tant la faculté concupiscible et l’irascible comme la froideur, ny qui réveille tant la faculté raisonnable, au dire d’Aristote […] » (L’Examen des esprits, p. 73-74).
145 L’Examen des esprits, p. 213-214 ; Anacrise, fol. 106v. En revanche, la colombe ignore la colère, qui est l’instrument privilégié de malice et astuce. Voir aussi la lettre d’Hippocrate à Damagète, ou Démocrite voudrait anatomiser les hommes rusés comme il l’a fait avec le renard, le serpent et le singe (Anacrise, fol. 96v-97r).
146 Le Christ s’adresse à ses disciples : « Je vous envoye comme brebis au milieu des loups, soyez donc avisez comme serpens, et simples comme colombes » (Anacrise, fol. 230r). La sainte Écriture loue « la prudence et le sçavoir du serpent et de la fourmy, avec lesquelles, toutes bestes qu’elles soient, l’homme qui est dépourveu d’esprit, n’est point comparable. » (L’Examen des esprits, p. 23).
147 Huarte cite ici Nemesius, De la nature de l’homme (L’Examen des esprits, seconde partie, p. 599).
148 Mestre Zaragozà, Les enfants de la colère, p. 722 sq. Voir la « Digresión sobre el árbol vedado del Paraíso », qui clôt l’édition de 1594, après le chap. xxii, « Qué diligencias se han de hacer para conservar el ingenio a los niños después de estar formados y nacidos » (éd. Serés, Examen, p. 715-723).
149 L’Examen des esprits, seconde partie, p. 597.
150 Pour un usage positif du mot, voir Proverbes, 14, 15 ; 14, 18 ; 22, 3 = 27, 12. Le mot hébreu pour serpent, na’hach, exprime en soi cette ambivalence. La racine na’hoch signifie en effet « deviner, supposer », au sens d’avoir l’intuition de quelque chose de caché. Joseph retrouvant la coupe qu’on l’accusait d’avoir volée dit à ses frères : je suis mena’hech – « je serpentine, je devine » (Genèse, 44, 15). Sur ce passage, voir A. La Coque et P. Ricœur, Penser la Bible, Paris, Seuil, 1998, respectivement « Lézardes dans le mur » (p. 19-56) et « Penser la création » (p. 57-102) ; C. Westermann, Genesis 1-11, ein Kommentar, Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1974 ; P. Trible, God and the Rhetoric of Sexuality, Philadelphie, Fortress Press, 1978.
151 Saint Jérôme loue la traduction grecque d’Aquila et Theodotion, qui proposent panourgon, « sournois, mauvais » (Saint Jerome’s Hebrew Questions on Genesis, trad. et comm. C. T. R. Hayward, New York, Oxford University Press, 1995, p. 32, 23, 3 : 1). Pour saint Augustin, qui ignore l’hébreu, la question se pose en termes de sémantique latine : le mot sapiens peut-il être employé en sens négatif (in malo) pour s’appliquer au serpent ? En définitive, il loue les manuscrits qui préfèrent astutior à la traduction usuelle, prudentissimus ou sapiens, fidèles à l’esprit plutôt qu’à la lettre du passage (De Genesi ad litteram, « I. Considérations sur l’origine et le mystère du Mal », II, 4, p. 235-237).
152 Commentaires sur l’Ancien Testament. Le Livre de la Genèse, t. I, éd. A. Malet, P. Marcel, M. Reveillaud, Genève, Labor et Fides, 1961, p. 63.
153 L’Examen des esprits, seconde partie, p. 606.
154 Sur la figure de saint Paul dans l’Examen des esprits, voir Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 132-133.
155 Voir J. L. Peset, « La críticas a la Universidad de Juan Huarte de San Juan », Las universidades hispánicas : de la monarquía de los Austrias al centralismo liberal, vol. I, éd. L. E. Rodriguez-San Pedro Bezares, Salamanque, Université de Salamanque, 2000, p. 390-391. Voir cependant l’Encyclopaedia Judaica, vol. IX, deuxième édition, Détroit etc., Thomson Gale, 2007, p. 575 : « The Theory of his Converso identity is based on the fact that his surname is found among Navarrese Judaizers ». Pour un état des lieux sur la question et une riche bibliographie, voir Sumillera, The Examination, p. 338-340.
156 Anacrise, fol. 273r-v.
157 Anacrise, fol. 271v.
158 Anacrise, fol. 283r.
159 Anacrise, fol. 295v.
160 Cité par Vion d’Alibray, L’Examen des esprits, « Au Lecteur », fol. [biiijr ]. Chez Guibelet, Examen de l’Examen, on trouve : « tant estimé des meilleurs esprits de toutes sortes de professions » (épître à Monseigneur François de Pericard, évêque d’Evreux, fol. [ã ijv]).
161 L’Examen des esprits, « Au Lecteur », fol. [biijr – fol. biijv].
162 F.-X. Putallaz, La connaissance de soi au xiiie siècle : de Matthieu D’Aquasparta à Thierry de Freiberg, Paris, Vrin, 1991, p. 91.
163 Voir l’épître au Roy de Vion d’Alibray : « La plus haute connoissance pour un homme, c’est de se connoistre soy-mesme, et la plus importante pour un Prince, c’est de connoistre ses sujets. Ce Livre enseigne l’un et l’autre » (L’Examen des esprits, fol. [ã ijV]).
164 L’Examen des esprits, p. 286.
165 Anacrise, fol. 71r : c’est une « chose merveilleuse » que de posséder les trois facultés.
166 P. Valéry, Cahiers, éd. J. Hytier, Paris, Gallimard, 1957, tome I, p. 87.
167 Voir L’Examen des esprits, seconde partie, p. 306-307.
168 Voir Pigeaud, « Fatalisme des tempéraments », p. 123.
169 Anacrise, fol. 196r-v.
170 Anacrise, fol. 140r.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Dominique Brancher, « Tel esprit qui croyait prendre. Les tempéraments du Dr Huarte, médecin et écrivain », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 | 2018, 427-464.
Référence électronique
Dominique Brancher, « Tel esprit qui croyait prendre. Les tempéraments du Dr Huarte, médecin et écrivain », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 35 | 2018, mis en ligne le 29 août 2021, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/15529 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.15529
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