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AccueilNuméros35Juan Huarte et les métiersL’avocat de Huarte

Juan Huarte et les métiers

L’avocat de Huarte

Véronique Duché et François Schroeter
p. 389-404

Résumés

Cet article examine le chapitre viii de l’Examen de ingenios. Il analyse les suggestions offertes par Huarte en vue de la formation d’un « parfait avocat » et évalue plus particulièrement le poids de la tradition philosophique, notamment aristotélicienne, dans le discours du médecin espagnol.

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Texte intégral

  • 1 Né en 1529 à Saint-Jean-Pied-de-Port, en Basse-Navarre, Juan Huarte de San Juan a vécu principalem (...)
  • 2 Huarte conçoit une théorie médico-politique des aptitudes fondée sur une philosophie de la nature. (...)
  • 3 Juan Huarte de San Juan, Examen de ingenios. Donde se muestra la differencia de habilidades que ay (...)

1S’inquiétant de l’incompétence des personnes en charge de la destinée du royaume1, le médecin et adepte de la « philosophie naturelle2 » Juan Huarte s’interroge sur les moyens de remédier à ce mal, et propose dans son Examen de ingenios3, publié en 1575, une méthode qu’il présente en ces termes à son souverain :

  • 4 Anacrise, fol. *5v. Texte original : « Para que las obras de los artífices tuviesen la perfección (...)

Sire, à fin que les ouvrages des artisans ayent la perfection, propre et convenable à l’usage et profit de la Republique, il me sembleroit estre besoin ordonner sur ce et establir une loy. Que le Charpentier ne fist l’office du Laboureur : le Tisserant de l’Architecte : l’Advocat du Medecin, ny le Medecin de l’Advocat : mais que chacun exerçast et fist profession seulement de l’art, qu’il ha aprinse, et à laquelle il est né, laissant à part toutes les autres4.

  • 5 « Finalmente todo lo que escribe Galeno en su libro es el fundamento desta mi obra » écrit Huarte (...)
  • 6 Il s’agit de la traduction par Chappuys (fol. 114v) du titre du chapitre viii, « Donde se da a cad (...)

2Se fondant sur les travaux de Galien5, Huarte associe étroitement corps et esprit et fonde les différences d’aptitudes sur les différences de tempéraments qu’il constate parmi ses contemporains. Comme l’indique le titre complet de son ouvrage, Examen de ingenios. Donde se muestra la differencia de habilidades que ay en los hombres, y el genero de letras que a cada uno responde en particular, son but est de montrer « quelle science correspond à chacun en particulier, en luy ostant celle qui luy est repugnante et contraire6 ».

  • 7 Dans l’édition princeps de 1575. Dans l’édition subprinceps (augmentée et expurgée après la mise à (...)
  • 8 Examen de ingenios, fol. 163r.

3Une réforme de la profession d’avocat lui paraît tout particulièrement nécessaire, comme le montrent les premières lignes de l’épître à Philippe II. Cette réforme fait l’objet du chapitre xi7, dédié aux hommes de loi : « Donde se prueva que la Theorica de las leyes pertenesce a la memoria ; y el abogar y juzgar (que es su practica), al entendimiento. Y el gobernar una republica, a la ymaginativa8 ». Il s’agira ici d’examiner les suggestions offertes par Huarte en vue de la formation d’un « parfait avocat » et plus particulièrement d’évaluer le poids de la tradition philosophique dans le discours du médecin espagnol. Une étude détaillée du vocabulaire employé par Huarte permettra ainsi de dégager les tâches de l’avocat ainsi que les qualités requises à cet office selon le médecin espagnol. La place particulière accordée à la faculté d’entendement et l’héritage aristotélicien seront ensuite explorés.

Le métier d’avocat selon huarte

  • 9 Examen de ingenios, fol. 137v « Capitulo Decimo, donde se prueva, que la Theorica de la Theologia, (...)
  • 10 Examen de ingenios, fol. 187r : « Capitulo Doze, donde se prueva que la Theorica de la medicina, p (...)

4La présence de l’avocat est très localisée dans l’Examen de Ingenios – il s’agit du chapitre xi essentiellement, avec quelques brèves mentions dans les chapitres viii et x et dans l’épître liminaire. Ce chapitre xi fait suite à un chapitre consacré à l’exercice, sur les plans théorique et pratique, de la théologie9 et précède celui qui est dévolu à la médecine10 : les lois des hommes viennent donc juste après celles de Dieu (chapitre x), et avant celles de la nature (chapitre xii). Suivront encore un chapitre consacré à l’art militaire (chapitre xiii) et un dernier consacré à l’office de roi (chapitre xiv).

Champ lexical

  • 11 Examen de ingenios, fol. 356r. Il s’agit là de l’une des fonctions traditionnellement attribuées à (...)
  • 12 Examen de ingenios, fol. 113r.

5Le champ lexical relatif à l’avocat développé par Huarte dans le texte de 1575 est assez limité. On relève le verbe « abogar (= plaider) », sous sa forme verbale (4 occurrences, la plupart à l’infinitif) ou nominale (« el abogar »). Le substantif « abogado (= avocat) » est utilisé au singulier (15 occurrences) ou au pluriel (8 occurrences). Il peut être complété par un adjectif qualificatif (« grande », « buen ») ou un groupe nominal prépositionnel (« de buen entendimiento », « de grande entendimiento »). On notera en outre, dans l’envoi final de l’ouvrage, une louange à la « la virgen sancta María, señora y abogada nuestra11 », dans laquelle la vierge Marie est qualifiée d’« avocate ». Enfin le substantif « abogacia [= profession d’avocat] », est utilisé à cinq reprises. Le chapitre viii l’accompagne d’une définition : « la practica de la Jusrispericia : que llaman abogacia12 ». On notera qu’à de nombreuses reprises, le substantif « abogado » est utilisé dans une paire où il est coordonné au substantif « juez [= juge] » : « juez ni/o abogado » (4 occurrences), « jueces o/y abogados » (4 occurrences). De même, le verbe « abogar » s’accompagne à trois reprises du verbe « juzgar » : « juzgar y/ni abogar ».

  • 13 Comme le montre cet exemple : « si el letrado tuviere mucha memoria no vale nada para juzgar ni ab (...)
  • 14 Le texte original porte : « En lengua española no debe carecer de misterio » (Examen de ingenios, (...)
  • 15 Juan Huarte de San Juan, Examen des esprits pour les sciences, tr. J.-B. Etcharren, Biarritz, Atla (...)
  • 16 On rappellera la distinction fondamentale entre « justicia letrada » et et « justicia non letrada  (...)

6Le mot « letrado » est parfois utilisé par Huarte comme synonyme, ou bien comme hyperonyme, et peut également désigner le juge13. Bien que « quelque peu mystérieux14 », ce terme désigne « un spécialiste du droit15 », c’est-à-dire celui qui a étudié le droit romain de Justinien avec les commentaires médiévaux et les lois royales ou princières qui ont adapté le droit romain16.

  • 17 Examen de ingenios, fol. 170v.

7Enfin le mot « legista » s’emploie également parfois comme hyperonyme, même si Huarte prend soin de le distinguer les « letrados » des « legistas », lesquels ne sont que des « legisladores, o jurisconsultos17 ».

  • 18 On recensait à la fin du Moyen Âge six chaires de droit canon et sept de droit civil ; voir à ce s (...)

8On notera en outre que la ville de Salamanque, célèbre pour sa faculté de droit18, désigne par métonymie les étudiants en droit.

Les tâches de l’avocat

  • 19 On se rappellera que sous la plume de Thomas More, lui-même juriste, les « avocats […] sont absolu (...)

9Quelles sont les tâches de l’avocat selon Huarte ? Et quel rôle l’avocat joue-t-il dans la « république19 » ?

  • 20 Il s’agit bien sûr d’une étymologie fantaisiste, le substantif étant dérivé du latin litteratus.

10C’est tout d’abord en tant que « letrado » que l’avocat se voit présenté. Comme la prétendue étymologie20 de son nom l’indique, le « letrado » se doit de suivre « à la lettre » les « loix et reigles de droict » :

  • 21 Examen de ingenios, fol. 165r. « […] Il est facile […] de savoir pour quel motif le légiste s’appe (...)

es cosa muy clara, saber ya: por que razon el legista se llama letrado, y no los demas hombres de letras: y es : por ser (a letra dado), que quiere dezir: hombre que no tiene libertad de opinar con forme a su entendimiento, sino que por fuerça ha de seguir la composicion de la letra21.

  • 22 Anacrise, fol. 171v.

« C’est une chose fort claire de sçavoir, pourquoy le Legiste s’appelle Letrado, et non pas tous les autres hommes de lettres : c’est pource qu’il est (a letra dado) adonné à la lettre, c’est à dire, homme qui n’a liberté d’opiner selon son entendement, mais qui est contraint de suyvre la composition de la lettre22. »

  • 23 Anacrise, fol. 180r ; Examen de ingenios, fol. 173r : « la fuente y origen, de donde los Abogados (...)
  • 24 Anacrise, fol. 174v ; Examen de ingenios, fol. 168r : « la verdadera interpretación de las leyes [ (...)
  • 25 Anacrise, fol. 181r. Examen de ingenios : « si el juzgar y abogar se hace distinguiendo, infiriend (...)

11Ces textes de loi sont selon Huarte « la fontaine et l’origine, d’où les advocats tirent leurs argumens et raisons, pour prouver ce qu’ils veulent23 ». La tâche de l’avocat consiste donc à interpréter le droit, ce qui se fait en « distinguant, inferant, discourant, jugeant et élisant24 ». La même énumération, diminuée de l’un de ses constituants, se lit de nouveau quelques pages plus loin pour définir la profession : « la maniere de juger et advocacer, se fait en distinguant, inferant, discourant et élisant25 ». Les avocats se distinguent ainsi des législateurs, qui eux ont l’autorité d’amender les lois :

  • 26 Anacrise, fol. 177r-177v. Examen de ingenios, fol. 170v : « Porque si ellos tienen poder y autorid (...)

[…] s’ils ont pouvoir et autorité de les [= les lois] interpreter, referrer, amplifier, et d’en tirer exceptions, s’ils les peuvent corriger et amender, je dy bien qu’ils semblent Legislateurs26.

  • 27 Anacrise, fol. 179v.
  • 28 Anacrise, fol. 178r.

12Plus généralement, le rôle de l’avocat est de « conseill[er]27 » et « defend[re] les causes28 ». Le défi consiste alors à trouver la loi qui correspond le mieux à la cause plaidée :

  • 29 Anacrise, fol. 189r.

Aux causes et plaidoyers, chaque Advocat donne son advis, le mieux fondé en droit qu’il peut29.

  • 30 Anacrise, fol. 178r-178v.

13La situation toutefois se complique du fait que l’avocat n’est pas seul, et doit tenir compte de la partie adverse, « en distinguant, limitant, amplifiant, inferant et respondant aux argumens de la partie contraire30 ». Huarte souligne qu’il ne s’agit pas d’un pur débat intellectuel, mais bien d’un procès :

  • 31 Anacrise, fol. 192r-192v.

Mais quand un advocat parle pour une partie : et un autre, pour l’autre, et qu’entre eux il y a un juge pour decider le different : c’est un vray proces, où n’est parlé comme si l’on escrimoit sans adversaire31.

14L’avocat dépend donc également de l’« opinion » du juge, ce qui n’est pas sans créer de problème :

  • 32 Anacrise, fol. 189r.

La sentence du juge ne demonstre la vraye justice, et ne se peut appeller succes : pource que la sentence est pareillement opinion, et qu’il ne fait qu’aprocher et se joindre à la cause de l’un des deux advocats32.

15La versatilité des juges, qui complique la tâche de l’avocat, est dénoncée par Huarte :

  • 33 Anacrise, fol. 190r.

Les advocats voyant la grande diversité des entendemens des juges, […] comme aujourd’huy ils concluent, par un argument, et un autre jour, par le contraire, se hazardent à deffendre chacun proces, pour la partie affirmative et negative : voyans mesmement par experience, que des deux manieres ils obtiennent sentence en leur faveur33.

16De grands désordres sont donc créés dans le monde judiciaire, ce que le médecin espagnol déplore amèrement.

Les facultés requises pour le métier d’avocat

17Selon Huarte, la République court un grand danger si elle ne sélectionne pas soigneusement ses hommes de loi :

  • 34 Anacrise, fol. 189v.

si on permet […] que les hommes entrent en ces charges, à la foule, sans faire preuve de leur esprit (comme maintenant est la coustume) tousjours adviendront les desordres et erreurs que nous avons noté [sic]34.

18Il est donc nécessaire selon Huarte de recruter des personnes suffisamment qualifiées pour remplir les fonctions d’avocat. Dans une visée pragmatique, Huarte explore donc les différents types d’esprits (ingenios). On se rappelle les trois conclusions – ou plutôt assomptions – auxquelles il aboutit et qu’il expose dans son épître « Au lecteur » :

  • 35 Anacrise, fol. **2r-**2v ; Examen de ingenios, fol. 5r-5v : « La primera es, que de muchas differe (...)

La première est que de plusieurs differences d’esprit, que l’on trouve au genre humain, tu n’en peux recevoir qu’une principalle et eminente […]. L’autre, que à chacune difference d’esprit respond principallement une seule science et non plus […]. La troisiesme, que ayant entendu quelle science est la plus conforme à ton esprit, il te reste une autre difficulté à souldre, encores plus grande, qui est de sçavoir si ton esprit s’accommode plustost à la pratique qu’à la theorique, pource que ces deux parties en quelque genre de lettres que soit, sont tellement opposees, et requierent telle difference d’esprits, que l’une est nuisible à l’autre, comme si elles estoient totallement contraires35.

  • 36 Sur le rôle joué par la mémoire, on pourra notamment consulter E. Berriot, « La mémoire, trésor ou (...)
  • 37 Anacrise, fol. 169v : « Comme la theorique des loix appartient à la memoire : l’advocacer et juger (...)

19Huarte dégage ainsi trois dispositions principales – mémoire, entendement et imagination36 – et s’attache à distinguer celle qui est nécessaire pour chacun des métiers. Le chapitre viii fait l’inventaire des « arts et sciences » et opère un classement des disciplines intellectuelles en fonction de la faculté qui leur correspond. On notera qu’une même discipline peut relever de l’une ou de l’autre des facultés, selon qu’il s’agit de sa théorie ou de sa pratique : ainsi la théorie de la médecine repose sur l’entendement, sa pratique sur l’imagination. De la même façon, la théorie du droit se fonde sur la mémoire, sa pratique sur l’entendement, comme le souligne d’emblée le titre du chapitre xi37.

20L’entendement est donc la faculté essentielle dont l’avocat doit être pourvu. Un éventuel défaut de cette disposition entraînera des conséquences dommageables :

  • 38 Anacrise, fol. 177v-178r. Examen de ingenios, fol. 171r : « Y si el juez, o abogado, no tiene ente (...)

Et si le juge ou l’advocat n’a bon entendement, pour tirer de la loy, soustraire et adjouster ce qu’elle ne peut dire par parolles, il fera beaucoup de fautes, suivant la lettre38.

  • 39 Anacrise, fol. 174v.

21Dans un premier temps de sa démonstration, Huarte s’attache à exclure les dispositions non requises. Ainsi, contrairement aux idées reçues, la mémoire n’est pas une faculté nécessaire à l’avocat. Loin d’être un atout, la mémoire est même un grave inconvénient, car « le lettré ayant grande memoire ne peut faire [la vraye interpretation des loix] en sorte quelconque39 ». Huarte recourt à une comparaison amusante pour illustrer son propos :

  • 40 Anacrise, fol. 175r.

si le lettré a tout l’art en la memoire, et que l’entendement et l’imagination luy defaillent, il n’a non plus d’esprit et moyen de juger et advocacer, que le Code mesme et le Digeste, lesquels comprenants toutes les reigles et loix du droict, ne peuvent neantmoins faire un escrit40.

22Huarte recourt en outre à une autorité philosophique pour exclure la faculté de mémoire, celle de Platon. S’appuyant sur le témoignage de ce dernier contenu « Au livre des loix », il dénigre « le lettré, qui [sait] beaucoup de loix par cœur » :

  • 41 Anacrise, fol. 174r -174v.

[Platon] vid seulement par experience que les Legistes ayans bonne memoire, qui venoient deffendre une cause ou la juger, n’appliquoyent le droict tant bien qu’il estoit convenable41.

23Pour affermir sa démonstration, Huarte développe une longue comparaison vestimentaire :

  • 42 J. Huarte, L’examen des esprits pour les sciences, tr. Charles de Vion d’Alibray, Paris, J. Guigna (...)

On compare celuy qui sçait beaucoup de Loix par cœur, au Frippier qui a dans sa boutique quantité de sayes couppez au hasard, et qui pour en donner un qui soit propre à celuy qui en demande, les luy fait tous essayer l’un apres l’autre, et s’il n’en trouve pas un qui vienne bien, il renvoye le marchand [= le client] ; là où l’Advocat de bon entendement, est comme le bon Tailleur, qui a les ciseaux en main, et la piece de drap en sa maison : lequel ayant pris la mesure, couppe un saye selon la taille de celuy qui le veut. Les Ciseaux du bon Advocat, c’est un entendement aigu, avec lequel il prend la mesure convenable au fait dont il s’agit, et le revest d’une loy, qui luy vient bien, et s’il ne la trouve pas toute entiere pour le decider en propres termes, il bastit un accoustrement de pieces de Droict, pour couvrir et le defendre42.

24L’avocat est donc celui qui sait offrir du sur-mesure à son client.

  • 43 Il s’agit du titre du chapitre ix (Anacrise, fol. 134v). Examen de ingenios, fol. 130v : « Capitul (...)

25Ayant écarté le critère de la mémoire, Huarte refuse de même le critère de l’éloquence judiciaire. Comme il l’a démontré au chapitre ix, l’éloquence est incompatible avec l’entendement, puisque cette dernière requiert mémoire et imagination : « l’eloquence et netteté de parler, ne peut estre aux hommes de grand entendement43 ».

  • 44 Anacrise, fol. 181r-181v.

26Dans un second temps, après avoir établi l’importance de l’entendement pour la pratique du droit (l’art de juger et de plaider), Huarte examine « les qualitez de l’entendement et toutes les differences d’iceluy, à fin que nous sçachions distinctement, à laquelle d’icelles les loix appartiennent44 ». Le médecin espagnol s’appuie sur l’autorité d’Aristote qui est mentionné à trois reprises.

L’héritage aristotélicien

27Pour définir les qualités de l’entendement, Huarte se réfère tout d’abord à Aristote pour établir un contraste entre l’entendement et les cinq sens.

  • 45 Anacrise, fol. 181v.
  • 46 Ibid.

28Selon Aristote (d’après Huarte), les cinq sens disent toujours vrai : « le sens est tousjours veritable45 ». Mais l’entendement (malgré sa noblesse et dignité) se trompe facilement au sujet de la vérité, et tient en général un mauvais raisonnement : « l’entendement, pour la plus part, discourt mal46 ». Huarte ajoute que l’expérience nous confirme ce point : du fait de leur usage de leur entendement, philosophes, médecins, théologiens, juristes, divergent dans leurs vues alors que la vérité est une :

  • 47 Examen des esprits, tr. J.-B. Etcharren, p. 225-226. On notera que Chappuys commet un contresens l (...)

L’expérience est là pour nous le montrer. S’il n’en était pas ainsi, y aurait-il parmi les grands philosophes, les grands médecins, les théologiens et les juristes célèbres, de si nombreuses divergences de vues, des opinions si contrastées, un tel amas de jugements et d’avis sur toute chose, alors que la vérité est une47 ?

  • 48 Anacrise, fol. 182r.

29Huarte explique ainsi le phénomène : « les objects des cinq sens et les especes par lesquelles ils se cognoissent, sont fermes et stables, naturellement que devant les cognoistre48 ».

  • 49 Analytiques Postérieurs, livre II, chapitre xix ; Métaphysique, livre alpha, chapitre 1.

30C’est bien en effet l’opinion d’Aristote, qui est un réaliste au sujet du contenu de la perception sensible49. Les objets et qualités que les sens nous présentent sont constitués indépendamment de nos facultés perceptuelles.

31En ce qui concerne l’entendement, en revanche, la vérité qui est son objet n’est pas constituée indépendamment de l’opération de ce même entendement. Huarte suggère ici une approche constructiviste (et donc opposée au réalisme de son approche de la perception sensible) : l’entendement n’a à sa disposition que des matériaux séparés qu’il s’agit d’assembler – à l’image d’une maison qui doit être rebâtie à partir de ses éléments. Contrairement aux sens, l’entendement ne peut pas simplement copier une réalité qui est constituée indépendamment de lui.

32C’est ainsi que selon Huarte s’expliquent les divergences de vues qui accompagnent l’opération de l’entendement : bien que la vérité soit une, différents individus construiront une maison différente à partir des matériaux qui sont à leur disposition.

  • 50 Anacrise, fol. 185r : « si nous assemblons cent hommes de lettres, et si nous leur proposons quelq (...)

33Le fait que l’usage de l’entendement génère si facilement des divergences de vues est important pour l’analyse de la pratique de l’avocat proposée par Huarte. Comme il est conscient du fait que différents individus déploieront leur entendement de manière différente50, le bon avocat ne concentrera pas son attention sur les arguments qu’il juge lui-même être les plus persuasifs. Au contraire, il ne négligera « aucun argument » dans l’espoir que l’un d’entre eux convaincra le juge.

  • 51 Ethique à Nicomaque, livre VI, chapitre ix.
  • 52 Anacrise, fol. 186r-186v : « La grande misere de nostre entendement qui compose et divise, argumen (...)

34Huarte va ici bien au-delà d’Aristote (qui ne propose pas de conception constructiviste des opérations de l’entendement). Si Aristote énumère bien différents types de fautes de raisonnement, en particulier dans le domaine pratique et éthique51 – par exemple choisir des moyens inadéquats à la fin que l’on s’est donnée, ou choisir des moyens appropriés, mais en vue d’une fin elle-même inadéquate, Aristote ne partage pas la vision négative de l’entendement proposée par Huarte dans ce chapitre, ni le contraste fort que le médecin espagnol introduit entre les différentes facultés humaines, ici entre la perception sensible et l’entendement52. Ce qui intéresse au contraire Aristote, c’est la façon dont les différentes facultés humaines s’intègrent harmonieusement chez les individus doués de sagesse pratique, comme nous le verrons plus loin.

35Allant plus loin dans sa réflexion sur l’entendement, Huarte se pose également la question de la vérité et se demande à qui l’on peut se fier.

  • 53 Anacrise, fol. 187v-188r.
  • 54 Anacrise, fol. 187r-187v.

36En matière juridique, les divergences de vue générées par le déploiement de l’entendement posent un problème de taille. Dans le cas de la médecine53, comme dans celui de la théologie54, nous pouvons faire appel à un critère indépendant pour vérifier laquelle des opinions contradictoires est vraie – la Bible pour la théologie, la survie du patient dans le cas de la médecine. Mais il ne semble pas y avoir de critère indépendant qui puisse, de manière similaire, permettre aux juristes de déterminer quelles sont les opinions vraies.

  • 55 Anacrise, fol. 188v.
  • 56 Anacrise, fol. 191v.

37Ici encore, Huarte fait appel à l’autorité d’Aristote pour asseoir son propos. En effet dans de tels cas, il faut, selon Aristote, s’en remettre à l’opinion commune, en privilégiant la qualité par rapport à la quantité : « pour trouver une verité plus cachée, vaut mieux un haut entendement que cent mille55 ». Il faut donc « élire personnages de grand entendement, pour estre jusges et advocats : car Aristote dit que les raisons et argumens de ceux là sont aussi certains et fermes que la mesme experience56. »

  • 57 Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre I, chapitre iv.

38La référence à Aristote est ici à nouveau correcte dans les grandes lignes. Dans l’Éthique à Nicomaque57, par exemple, Aristote souligne bien que l’opinion populaire joue un rôle déterminant dans la recherche de la vérité éthique. Aristote affirme également que c’est la qualité des individus consultés plutôt que leur nombre qui compte.

39La question importante est cependant de savoir comment identifier les individus de « grand entendement » auxquels il convient de faire confiance. Sans un critère d’identification, l’injonction de s’en remettre aux individus de grand entendement quand il s’agit de la recherche de la vérité serait en effet vide de contenu. C’est à ce point précis que la divergence d’approche entre Aristote et Huarte est la plus marquée.

  • 58 Anacrise, fol. 191r.
  • 59 Anacrise, fol. 191r-191v : « La facile escriture et les bons traits de lettres découvrent une gran (...)
  • 60 Anacrise, fol. 191r : « Et estant mis à la Grammaire, s’il l’aprend aisement, s’il parle latin en (...)
  • 61 Anacrise, fol. 192v.

40Pour Huarte, on l’a vu, une forte mémoire entraîne un manque d’entendement : « s’il a grande memoire, nous avons dejà prouvé autrefois, que par consequent il ha faute d’entendement58 ». Les différentes facultés de l’esprit (mémoire, imagination, entendement) ne peuvent toutes être florissantes chez le même individu. Elles semblent au contraire être en concurrence et requérir des dispositions mutuellement incompatibles. Ainsi, pour repérer les manifestations précoces du talent d’avocat, on examinera avec soin si un enfant acquiert facilement une belle écriture (disposition qui requiert l’imagination). Dans ce cas il faudra conclure qu’à moins d’un miracle l’enfant est sûrement dépourvu d’entendement59. La même conclusion s’impose si plus tard le jeune homme apprend avec facilité la grammaire (disposition qui repose sur la mémoire). Comme il manquera d’entendement, cet individu ne sera jamais un bon juge ni un bon avocat60. Par contre, « si l’enfant ne profite bien en la Grammaire, il y a soupçon qu’il puisse avoir bon entendement61 ».

  • 62 Ethique à Nicomaque, livre VI, chapitre viii.

41Pour Aristote au contraire, la recherche de la vérité repose sur l’intégration harmonieuse des différentes facultés de l’esprit. Cette intégration nécessite expérience et ne peut s’effectuer que grâce à un long entraînement. Dans le domaine éthique par exemple, une bonne éducation, affinée par l’expérience, est la condition nécessaire à l’intégration harmonieuse des facultés émotionnelles et des facultés intellectuelles – tel l’entendement. Cette intégration, qui ne peut être atteinte dans la jeunesse, est la clé de la sagesse pratique, et donc de l’accès à la vérité dans le domaine pratique. L’individu doué de sagesse pratique sera capable de combiner harmonieusement expérience et arguments : il saura identifier les prémisses vraies, et en tirer les conclusions qui en découlent. C’est aux individus doués d’une telle sagesse pratique qu’il faut donc s’en remettre dans la recherche de la vérité éthique62.

42Huarte cependant peine à aller jusqu’au bout de son raisonnement, pour révoquer en une palinodie embrouillée ce qu’il s’était efforcé de démontrer.

43En effet, Huarte a du mal à s’en tenir à sa seconde règle (« à chacune difference d’esprit respond principallement une seule science et non plus »), qui, en matière de faculté fondamentale, prétend à l’exclusivité. Dans un raisonnement embarrassé, il convient que la faculté de mémoire est malgré tout nécessaire à l’avocat. Étant donné la nature particulière de la « science de droict » :

  • 63 Anacrise, fol. 174r.

chacune loi contient seulement un cas, sans que celle qui suit, en depende, combien qu’elles soient toutes deux souz un mesme tiltre. Et partant est necessaire sçavoir toutes les loix, estudier chacune particulierement, et les garder distinctement en la memoire63.

44Huarte concède donc la nécessité de cette faculté pour l’exercice de la profession d’avocat :

  • 64 Anacrise, fol. 178v-179r.

Car encores que nous ayons dit que l’advocat de bon entendement est maistre des loix, si est ce que toutes les raisons et argumens d’iceluy doivent estre fondez et appuyez sur les principes de cete faculté, sans lesquels ils sont de nul effect et valeur. Et à fin de pouvoir faire cela, il est besoin d’une grande mémoire, laquelle garde et retienne un si grand nombre de loix escrites aux livres. Cet argument prouve estre necessaire au parfait advocat d’avoir grand entendement et mémoire : ce que je confesse64.

45Le médecin espagnol, conscient de se désavouer, termine cependant sur une acrobatie verbale :

  • 65 Anacrise, fol. 179r.

Mais quant à moy je veux dire, que, là où ne se trouvera un grand entendement joint à une grande memoire (à cause de leur repugnance), il vaut mieux que l’advocat soit prouveu d’un haut entendement, et de peu de memoire, que d’une grande mémoire, ayant peu d’entendement : car pour supleer à la mémoire, il y a beaucoup de remedes, comme les livres, tables abecedaires et autres inventions des hommes : mais s’il ha faute d’entendement, il n’est possible d’y remedier65.

46Se fondant sur Aristote et Platon, il tente une nouvelle fois de justifier la place minimale de la mémoire parmi les compétences de l’avocat en introduisant la notion de réminiscence. Cette dernière apporte une « certaine connaissance confuse » et permet à l’avocat « faisant reflexion et raisonnant » de se « ressouvenir » de ce qu’il aurait « une fois veu, ouy ou leu ». Et Huarte de conclure :

  • 66 Anacrise, fol. 179v-180r.

Ainsi donc advient maintes fois qu’un Juge de bon entendement donne sentence, sans sçavoir la decision de la Loy, qu’il va trouver puis apres dedans les livres ; et ce que mesmes nous voyons advenir aux advocats, quand aucunefois ils donnent leur advis sur le champ66.

Conclusion

  • 67 Anacrise fol. 181v.

47Le chapitre xi de L’Examen des esprits se propose d’examiner les signes auxquels l’on reconnaît le futur avocat, et qui permettent de savoir si l’enfant possède « la difference de l’entendement » requis pour l’étude des lois. Huarte peine cependant à « dire et averer […] les qualitez de l’entendement et toutes les differences d’iceluy67 ». Sans doute dans le souci de s’en tenir à la méthode qu’il a mise au point, selon laquelle une faculté et une seule est requise pour chaque profession, il s’écarte des théories d’Aristote, lequel valorise l’expérience et l’intégration harmonieuse des différentes facultés de l’esprit.

  • 68 Anacrise fol. 191v.
  • 69 Anacrise, fol. 192r : « le lecteur expose le cas comme il luy semble, resoult les doutes et contra (...)

48Huarte procède par discrimination : si l’enfant a une trop grande mémoire, ce qui peut être détecté lors de l’apprentissage de l’alphabet, il est dénué d’entendement ; de même s’il est pourvu d’imagination et dessine bien ses lettres, « c’est un mauvais signe pour l’entendement68 ». Des compétences en grammaire et en latin sont également rédhibitoires. Enfin de longues études de droit semblent insuffisantes : l’étudiant n’est qu’un lecteur d’un « mediocre entendement », passif et incapable de contradiction69.

  • 70 Anacrise fol. 192v -193r.

49La « pierre de touche », c’est-à-dire la seule discipline scolaire apte à détecter le talent d’avocat, semble être la dialectique. Si l’étudiant est bon en dialectique, « c’est un argument infaillible, qu’il a un tel entendement que les loix demandent70 ». Huarte précise toutefois que l’enseignement de la dialectique ne doit être abordé qu’une fois la formation en arts achevée. Il agrémente sa démonstration d’une comparaison imagée :

  • 71 Anacrise fol. 193r.

Toutefois estimay-je qu’il vaut mieux ouir premierement tout le cours des arts : car la Dialectique n’est non plus à l’entendement, que le travers que l’on met aux pieds d’une mule, pour la faire aller l’amble, et d’une manière gracieuse et posee71.

  • 72 Anacrise fol. 193v. Huarte avait mentionné plus haut déjà cette possibilité : « Il s’en trouve d’a (...)

50Mais là encore, Huarte n’hésite pas à se contredire et imagine le cas d’un étudiant qui ne serait ni bon ni en latin, ni en dialectique, mais « prouveu de bonne imagination » et capable de faire « merveilles […] à l’advocacerie72 ». Bref, l’avocat semble se dérober à toute définition.

51Huarte n’a donc d’autre possibilité que de conclure son chapitre par une pirouette, en mentionnant l’existence de sujets exceptionnels, dotés de toutes les facultés, et excellant dans tous les domaines :

  • 73 Anacrise fol. 194r-194v.

Parquoy n’est ce chose repugnante d’estre grand advocat, et fameux gouverneur voire mesmes descouvrirons nous cy apres qu’estant la nature garnie de toutes les forces qu’elle peut avoir, et avec une matiere bien raisonnee, elle fera un homme de grande memoire, de grand entendement, et de grande imagination : lequel estudiant les loix, sera fameux lecteur, grand advocat, et non moindre gouverneur : mais nature forme tant peu de ceux là, que ceste reigle peut passer pour generalle73.

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Notes

1 Né en 1529 à Saint-Jean-Pied-de-Port, en Basse-Navarre, Juan Huarte de San Juan a vécu principalement en Andalousie. C’est au roi Philippe II qu’il dédie son ouvrage.

2 Huarte conçoit une théorie médico-politique des aptitudes fondée sur une philosophie de la nature. En témoigne le titre de la première traduction en français procurée par Gabriel Chappuys à partir de l’édition de Pampelune publiée en 1578 : Anacrise, ou Parfait Jugement et examen des esprits propres et nés aux sciences. Où par merveilleux & utiles secretz, tirez tant de la vraye Philosophie naturelle, que divine, est demonstree la difference des graces & habilitez qui se trouvent aux hommes, & à quel genre de lettres est convenable l’esprit de chacun […], Lyon, François Didier, 1580. Le mot savant qui figure en tête du titre choisi par Chappuys, Anacrise, est un substantif formé sur le grec ἀνάχρισις, et qui signifie « enquête », « examen ».

3 Juan Huarte de San Juan, Examen de ingenios. Donde se muestra la differencia de habilidades que ay en los hombres, y el genero de letras que a cada uno responde en particular, Baeza, Juan Baptista de Montoya, 1575, fol. 163. L’édition princeps date de 1575, celle dite sub princeps est posthume (Baeza, 1594). Nous citons l’exemplaire de l’édition princeps disponible en ligne sur le site de la Biblioteca Nacional de España. Nous consultons également la riche édition procurée par Guillermo Serés, Madrid, Cátedra, 1989.

4 Anacrise, fol. *5v. Texte original : « Para que las obras de los artífices tuviesen la perfección que convenía al uso de la república, me pareció, Católica Real Majestad, que se había de establecer una ley : que el carpintero no hiciese obra tocante al oficio del labrador, ni el tejedor del arquitecto, ni el jusrisperito curase, ni el médico abogase ; sino que cada uno ejercitase sola aquel arte para la cual tenía talento natural, y dejase las demás. » (fol. bi, omis sur le site de la Biblioteca Nacional de España, mais disponible sur celui de Cervantes virtual).

5 « Finalmente todo lo que escribe Galeno en su libro es el fundamento desta mi obra » écrit Huarte à la fin du chapitre ii (fol. 31v).

6 Il s’agit de la traduction par Chappuys (fol. 114v) du titre du chapitre viii, « Donde se da a cada diferencia de ingenio, la sciencia que le responde en particular ; y se le quita la que es repugnante y contraria » (fol. 112r).

7 Dans l’édition princeps de 1575. Dans l’édition subprinceps (augmentée et expurgée après la mise à l’Index de 1583), publiée de façon posthume en 1594, il s’agit du chapitre xiv.

8 Examen de ingenios, fol. 163r.

9 Examen de ingenios, fol. 137v « Capitulo Decimo, donde se prueva, que la Theorica de la Theologia, pertenesce al entendimiento, y el predicar (que es su practica) a la ymaginativa ».

10 Examen de ingenios, fol. 187r : « Capitulo Doze, donde se prueva que la Theorica de la medicina, parte della pertenesce a la memoria ; y parte al entendimiento ; y la practica, a la ymaginativa ».

11 Examen de ingenios, fol. 356r. Il s’agit là de l’une des fonctions traditionnellement attribuées à la Vierge Marie, intercédant en faveur des fidèles.

12 Examen de ingenios, fol. 113r.

13 Comme le montre cet exemple : « si el letrado tuviere mucha memoria no vale nada para juzgar ni abogar » (Examen de ingenios, fol. 171v).

14 Le texte original porte : « En lengua española no debe carecer de misterio » (Examen de ingenios, fol. 163v).

15 Juan Huarte de San Juan, Examen des esprits pour les sciences, tr. J.-B. Etcharren, Biarritz, Atlantica, 2000, p. 215. C’est ainsi que le traduit Jean-Baptiste Etcharren dans sa version du texte de Huarte. Les premiers traducteurs de Huarte ont hésité, optant parfois pour « lettré » et « homme de lettres ». Selon le Tesoro de la lengua castellana o Española de Sebastián de Covarrubias (Madrid, Luis Sanchez, 1611), le Letrado est « el que professa letras, y han se alçado con este nombre los Juristas Abogados ». Pour la différence entre letrados et gramáticos, voir l’édition citée de G. Serés, n. 1, p. 467. Serés renvoie par ailleurs aux travaux de F. Rico (« Laudes litterarum : humanismo y dignidad del hombre en la España del Renacimiento », Homenaje a J. Caro Baroja, Madrid, Centro de Investigaciones Sociológicas, 1978, p. 895-914) et de L. Gil Fernández (chapitre « Letrados, gramáticos y humanistas », Panorama social del humanismo español (1500-1800), Madrid, 1977, p. 229-250). Les « letrados » formaient une « classe moyenne » de petits nobles et de bourgeois instruits qui avaient étudié le droit civil et canonique. On les retrouve dans les principaux Conseils, Tribunaux et charges de corregidors sous Philippe II et Philippe III notamment. Ils perdront de leur influence dans la seconde moitié du xviie siècle (voir à ce sujet J.-M. Pelorson, Les Letrados : juristes castillans sous Philippe III. Recherches sur leur place dans la société, la culture et l’État, Le Puy, 1980). On notera que l’espagnol « letrado » désigne encore de nos jours un avocat ou un juriste.

16 On rappellera la distinction fondamentale entre « justicia letrada » et et « justicia non letrada ». Alors que, pour trancher les conflits, la « justicia letrada » se fonde sur le droit (romain), la « justicia non letrada » se fonde sur l’équité, c’est-à-dire sur ce qui paraît juste à l’arbitre, lequel n’a pas besoin de connaître le droit, mais d’être reconnu par la communauté comme honorable.

17 Examen de ingenios, fol. 170v.

18 On recensait à la fin du Moyen Âge six chaires de droit canon et sept de droit civil ; voir à ce sujet A. Vaca Lorenzo, « Le campus de l’université de Salamanque au Moyen Âge », Les universités et la ville au Moyen Âge. Cohabitation et tension, éd. P. Gilli, J. Verger, D. Le Blévec, Leiden, Brill, 2007, p. 20.

19 On se rappellera que sous la plume de Thomas More, lui-même juriste, les « avocats […] sont absolument exclus de chez les [Utopiens] » (« porro causidicos […] prorsus omnes excludunt », A. Prévost, L’Utopie de Thomas More, Paris, Mame, 1978, p. 125, l. 19-20.) More met ainsi en évidence, en usant du paradoxe, l’importance des avocats dans les sociétés d’Ancien Régime ; voir à ce sujet W. J. Bouwsma, « Lawyers and early modern culture », The American Historical Review, 78, 1973, p. 303-327.

20 Il s’agit bien sûr d’une étymologie fantaisiste, le substantif étant dérivé du latin litteratus.

21 Examen de ingenios, fol. 165r. « […] Il est facile […] de savoir pour quel motif le légiste s’appelle “letrado”, à l’exclusion des autres hommes de lettres. C’est qu’il est “a letra dado, adonné à la lettre, ce qui veut dire qu’il est un homme privé de la liberté de se faire une opinion personnelle selon son entendement : il est forcé de prendre le texte au pied de la lettre. » (Examen des esprits, tr. J.-B. Etcharren, p. 217)

22 Anacrise, fol. 171v.

23 Anacrise, fol. 180r ; Examen de ingenios, fol. 173r : « la fuente y origen, de donde los Abogados sacan los argumentos y razones para probar lo que quieren ».

24 Anacrise, fol. 174v ; Examen de ingenios, fol. 168r : « la verdadera interpretación de las leyes […] se hace distinguiendo, infiriendo, raciocinando, juzgando y eligiendo ». C’est, selon Huarte, la méthode requise pour accéder à la vérité, comme on peut le lire à la fin du chapitre ix consacré à « l’eloquence et netteté de parler » : « distinguiendo, infiriendo, raciocinando y juzgando se viene a saber la verdad y descubrir la mentira » (Examen de ingenios, fol. 137r). Traduction par Chappuys : « en distinguant, inferant, raisonnant, et jugeant se vient à sçavoir la verité et découvrir le mensonge. » (fol. 141v).

25 Anacrise, fol. 181r. Examen de ingenios : « si el juzgar y abogar se hace distinguiendo, infiriendo, raciocinando y eligiendo ». Notons que les mêmes verbes s’appliquent aux prédicateurs : « Et combien qu’en la chaire on doive distinguer, inferer, discourir, juger et élire pour tirer le vray sens de la loy » (Anacrise, fol. 192).

26 Anacrise, fol. 177r-177v. Examen de ingenios, fol. 170v : « Porque si ellos tienen poder y autoridad de interpretarlas, coaretarlas, ampliarlas y sacar de ellas excepciones y falencias, y las pueden corregir y enmendar, bien dicho está que parecen legisladores. »

27 Anacrise, fol. 179v.

28 Anacrise, fol. 178r.

29 Anacrise, fol. 189r.

30 Anacrise, fol. 178r-178v.

31 Anacrise, fol. 192r-192v.

32 Anacrise, fol. 189r.

33 Anacrise, fol. 190r.

34 Anacrise, fol. 189v.

35 Anacrise, fol. **2r-**2v ; Examen de ingenios, fol. 5r-5v : « La primera es, que de muchas differencias de ingenio que hay en la especie humana : sola una te puede (con eminencia), caber […]. La segunda, que a cada differencia de ingenio le responde (en eminencia) sola una sciencia y no más ; de tal condicion, que si no aciertas a elegir, la que responde a tu habilidad natural, ternas de las otras gran remission, aunque trabajes días y noches. La tercera, que despues de aver entendido, qual es la sciencia que a tu ingenio mas le responde, te queda otra dificultad mayor por averiguar, y es : si tu habilidad es mas acommodada a la pratica, que a la theorica, por que estas dos partes (en qualquier genero de letras que sea) son tan oppuestas entre si, y piden tan differentes ingenios, que la una a la otra se remiten, como si fueran verdaderos contrarios. »

36 Sur le rôle joué par la mémoire, on pourra notamment consulter E. Berriot, « La mémoire, trésor ou entrave de l’esprit », Juan Huarte au xxe siècle, dir. V. Duché, Biarritz, Atlantica, 2003, p. 237-251 ; sur le rôle de l’imagination, voir C. Orobitg, « Del Examen de ingenios de Huarte a la ficción cervantina, o cómo se forja una revolución literaria », Criticón, 120-121, 2014, p. 23-39 et J. Biedma, « Poder de la imaginación y fecundidad del entendimiento en el Examen de Ingenios para las ciencias », Juan Huarte au xxe siècle, p. 213-236.

37 Anacrise, fol. 169v : « Comme la theorique des loix appartient à la memoire : l’advocacer et juger (qui en est la pratique) à l’entendement : et la maniere de gouverner une republique, à l’imagination. »

38 Anacrise, fol. 177v-178r. Examen de ingenios, fol. 171r : « Y si el juez, o abogado, no tiene entendimiento para sacar de la ley, o para quitar o poner, lo que ella no puede dezir con palabras : hara muchos errores, siguiendo la letra. »

39 Anacrise, fol. 174v.

40 Anacrise, fol. 175r.

41 Anacrise, fol. 174r -174v.

42 J. Huarte, L’examen des esprits pour les sciences, tr. Charles de Vion d’Alibray, Paris, J. Guignard le père et J. Guignard le fils, 1655, fol. 394-395. Nous utilisons exceptionnellement ici cette traduction, plus élégante. On appréciera les retouches stylistiques apportées par Vion à la traduction de Chappuys.

43 Il s’agit du titre du chapitre ix (Anacrise, fol. 134v). Examen de ingenios, fol. 130v : « Capitulo nono, donde se prueva, que la eloquencia y policia en hablar, no puede estar en los hombres de grande entendimiento ».

44 Anacrise, fol. 181r-181v.

45 Anacrise, fol. 181v.

46 Ibid.

47 Examen des esprits, tr. J.-B. Etcharren, p. 225-226. On notera que Chappuys commet un contresens lorsqu’il traduit ce passage, Anacrise, fol. 181v : « Ce qui se voit clairement par experience : car si ainsi n’estoit, on voirroit de grandes dissentions entre les graves philosophes, medecins, theologiens et legistes : on voirroit sur chacune chose diverses opinions et jugemens, attendu qu’il n’y a qu’une verité. »

48 Anacrise, fol. 182r.

49 Analytiques Postérieurs, livre II, chapitre xix ; Métaphysique, livre alpha, chapitre 1.

50 Anacrise, fol. 185r : « si nous assemblons cent hommes de lettres, et si nous leur proposons quelque question, chacun en juge particulierement, et en parle de diverse sorte ».

51 Ethique à Nicomaque, livre VI, chapitre ix.

52 Anacrise, fol. 186r-186v : « La grande misere de nostre entendement qui compose et divise, argumente et discourt, et despuis qu’il a conclud, n’a preuve pour cognoistre si son opinion est veritable ».

53 Anacrise, fol. 187v-188r.

54 Anacrise, fol. 187r-187v.

55 Anacrise, fol. 188v.

56 Anacrise, fol. 191v.

57 Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre I, chapitre iv.

58 Anacrise, fol. 191r.

59 Anacrise, fol. 191r-191v : « La facile escriture et les bons traits de lettres découvrent une grande imagination : et pourtant quand un enfant en peu de jours sçait bien asseoir la main, faire ses lignes droites et la lettre pareille, et de bonne forme et figure, c’est un mauvais signe pour l’entendement, pource que cest œuvre se fait par le moyen de l’imagination : et ces deux puissances son contraires, comme nous avons dit et noté. »

60 Anacrise, fol. 191r : « Et estant mis à la Grammaire, s’il l’aprend aisement, s’il parle latin en peu de temps, s’il l’escrit elegamment, et à l’imitation de Ciceron, il ne sera jamais bon juge ni asvocat, parce que c’est un signe qu’il ha une grande mémoire, de manière que c’est grand cas d’adventure, s’il n’est deprouveu d’entendement ». Toutefois Huarte ajoute aussitôt que l’inverse n’est pas vrai : une incompétence en latin n’est pas le signe d’un « bon entendement ».

61 Anacrise, fol. 192v.

62 Ethique à Nicomaque, livre VI, chapitre viii.

63 Anacrise, fol. 174r.

64 Anacrise, fol. 178v-179r.

65 Anacrise, fol. 179r.

66 Anacrise, fol. 179v-180r.

67 Anacrise fol. 181v.

68 Anacrise fol. 191v.

69 Anacrise, fol. 192r : « le lecteur expose le cas comme il luy semble, resoult les doutes et contrarietez à son plaisir, et donne son advis comme il veut, sans que nul luy contredise : à quoy suffit un mediocre entendement. »

70 Anacrise fol. 192v -193r.

71 Anacrise fol. 193r.

72 Anacrise fol. 193v. Huarte avait mentionné plus haut déjà cette possibilité : « Il s’en trouve d’autres qui ayant mal estudié à Salamanque ne laissent pas de faire des merveilles quand il faut plaider une cause » (Examen des esprits, p. 402).

73 Anacrise fol. 194r-194v.

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Pour citer cet article

Référence papier

Véronique Duché et François Schroeter, « L’avocat de Huarte »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 | 2018, 389-404.

Référence électronique

Véronique Duché et François Schroeter, « L’avocat de Huarte »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 35 | 2018, mis en ligne le 29 août 2021, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/15509 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.15509

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Auteurs

Véronique Duché

The University of Melbourne

François Schroeter

The University of Melbourne

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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