Introduction
Texte intégral
1La civilisation de la Renaissance, qui a affectionné les modèles globaux d’explication, a élaboré des méthodes pour dégager un ordre de la nature et de la société. Elle s’est efforcée de préciser les notions d’« ordres » et d’« états » et même parfois de mettre en évidence des hiérarchies universelles. La médecine, appuyée sur les théories d’Hippocrate et de Galien, appréhendait les comportements humains à l’aide de ces catégories que sont les tempéraments, les sexes, les âges de la vie, les climats. Dans ce contexte, les métiers étaient l’objet d’un intérêt particulier : l’habileté professionnelle résulte-t-elle du hasard ? d’une vocation ? d’une prédisposition naturelle ? d’une pédagogie ? Le médecin d’origine basque Juan Huarte de San Juan (c. 1529-c. 1588) avance qu’elle procède de la différence des esprits : chacun devrait être orienté vers un certain type de profession, selon qu’il est plus apte aux efforts de l’imagination, de l’entendement ou de la mémoire. Dans son Examen des esprits, il établit ainsi une correspondance entre une typologie des caractères et une typologie des métiers. Pour novatrice qu’elle soit, la pensée de Juan Huarte rejoint partiellement la tradition de la revue des états du monde, dans laquelle s’inscrivent, entre le xiie siècle et le début du xviie, des centaines d’ouvrages qui, dans une perspective morale ou politique, décrivent les conditions sociales. Pourtant, elle rompt aussi avec le passé : alors que certaines « revues des états » se servent des métiers pour décliner le thème moraliste de la vanité humaine, la perspective adoptée par Huarte le conduit à porter un regard plus positif sur les métiers ; L’Examen des esprits, qui entend servir le roi en attribuant à chaque sujet le métier qui lui correspond le mieux, présuppose l’utilité sociale de chacune des carrières considérées. En cela, Huarte innove doublement : d’une part, il prend en considération une large sélection des métiers existants, sans se limiter à la liste des disciplines enseignées dans les universités ; d’autre part, il oppose à l’idée humaniste de l’encyclopédie, qui établit que les disciplines intellectuelles forment un cercle et que nul ne peut se dire savant sans les maîtriser toutes, l’impossibilité d’une compétence universelle et la nécessité de la spécialisation, et fonde ainsi la relation entre les savoirs sur la complémentarité plus que sur l’interdépendance.
2Dans son maître ouvrage, Huarte situe sa réflexion à la croisée de la psychologie, de la médecine, de la pédagogie, de la sociologie, de la politique. Nous avons pris en compte ces perspectives diverses et parfois divergentes, mais nous avons adopté le parti de nous concentrer sur un objet essentiel de sa pensée, le métier, car il permet une plongée dans son anthropologie.
3L’article de Marina Mestre soulève le caractère problématique de la question des métiers dans l’Examen des esprits : si la volonté de destiner à chaque homme la situation professionnelle qui lui convient le mieux est au cœur du projet de Huarte, la méthode préconisée par le médecin espagnol est difficile à établir, du fait de la nouveauté de son anthropologie, de la variété des termes utilisés pour évoquer les métiers, mais surtout, de la sélectivité du panorama des situations professionnelles. En effet, alors que le chapitre viii de l’Examen associe à chaque « esprit » les métiers qui lui correspondent, il n’étudie en détail (dans les chapitres ix à xiv) qu’une partie d’entre eux et choisit de mettre en relief ceux qui lui semblent les plus utiles à la société. Le cas des métiers d’imagination est, à cet égard, emblématique, et met en évidence l’originalité du classement de Huarte. En se concentrant sur les usages positifs de l’imagination, le médecin enseigne comment faire le meilleur usage d’une faculté capable du pire ; ainsi, il apprend à composer avec les faiblesses inhérentes à la nature humaine depuis la Chute. Cette étude montre que l’Examen des esprits opère « un changement dans la perception de l’être humain et de ses facultés », et traduit une « nouvelle façon de concevoir la vie en société et son fonctionnement » : le médecin espagnol bouleverse la « psychologie des facultés » traditionnelle, d’inspiration aristotélicienne, et établit une « séparation radicale entre l’au-delà et l’ici-bas » pour penser la condition de l’homme expulsé du Paradis terrestre.
4Ricardo Saez montre que le métier de prédicateur, dans la représentation que s’en fait Huarte, fait appel aux trois facultés de l’âme rationnelle : la mémoire est nécessaire pour connaître les langues des textes sacrés – hébreu, grec, latin – et pour retenir les sermons ; l’entendement, pour tenir des raisonnements théologiques ; l’imagination, pour être éloquent. Dans la prédication, ces facultés, cessant d’avoir des développements antagonistes, coopèrent pour permettre le surgissement de la vérité de la Révélation. La technique n’est pas à négliger : l’Examen des esprits contient toute une homilétique, qui accorde la première place à l’action, mais donne de l’importance aux exemples et à la propriété du langage. Comme les trois facultés atteignent rarement la perfection dans un même individu, la sélection des candidats peut être décourageante. L’exemple de saint Paul enseigne que la bile noire favorise la collaboration de l’entendement et de l’imagination, qui peut palier les insuffisances de la mémoire. C’est donc cette dernière faculté qui est la moins utile.
5Véronique Duché et François Schroeter examinent la présentation que l’Examen des esprits fait du métier d’avocat. Huarte estime que, chez un avocat, l’entendement est la faculté essentielle, car c’est celle qui permet d’interpréter la loi de façon à la rendre applicable au cas considéré. Alors qu’il invoque fréquemment l’autorité d’Aristote, il se distingue de lui sur un point capital : si selon l’Éthique à Nicomaque l’excellence s’obtient par l’intégration harmonieuse des différentes facultés de l’esprit, il juge que les facultés qu’il distingue se développent concurremment et donc qu’il est rare de les porter toutes au même degré de perfection. En conséquence, il s’emploie à montrer que l’entendement souple de l’avocat n’est compatible ni avec une bonne mémoire, qui assujettirait le légiste à la lettre de la loi et annihilerait ses aptitudes herméneutiques, ni avec une vive imagination, qui l’orienterait vers une éloquence creuse. L’article montre cependant que, chemin faisant, Huarte, sans crainte de se contredire, concède que la mémoire et l’éloquence ne sont pas inutiles à l’avocat.
6Jon Arrizabalaga s’intéresse à la médecine, qui est à la fois le métier de Huarte et l’un de ceux qu’étudie son Examen des esprits. Huarte fonde son approche sur la distinction galénique entre la théorie et la pratique, et il montre que l’une requiert de la mémoire et de l’entendement et l’autre de l’imagination, et que, comme ces facultés se déploient rarement toutes dans un même esprit, il est peu de médecins qui accèdent à la perfection. Personnellement peu attiré par l’activité de praticien, il considère que le peuple espagnol, habitant entre les frimas du Septentrion et les chaleurs torrides du Midi, manque d’imagination et qu’il est donc impropre à la pratique médicale. En revanche, parce que les juifs ont dans l’antiquité vécu dans des régions sèches comme l’Égypte ou la Palestine, qu’ils ont bu l’eau du désert et mangé la manne, que l’exil, les souffrances, les famines, les mauvais traitements ont produit en eux une colère aduste, leur esprit s’est aiguisé et les a rendus aptes à de bons diagnostics. Juan Huarte considère donc que prédisposent au métier de médecin non seulement des facultés mentales, mais des origines ethniques.
7Dominique Brancher s’interroge sur le tempérament et le métier (ou diagnostic professionnel) qu’il conviendrait d’assigner à l’énonciateur de l’Examen des esprits : la figure de ce dernier est-elle cohérente avec le système proposé par l’ouvrage, ou défie-t-elle les catégories établies par Huarte ? D. Brancher prend soin de distinguer l’énonciateur de l’homme : en tant que praticien de la médecine, Huarte devrait se ranger parmi les hommes d’imagination ; or l’Examen des esprits, texte théorique, est, à première vue, plutôt l’œuvre d’un homme d’entendement (c’est d’autant plus manifeste que Huarte fait le choix d’écrire en espagnol, donc de renoncer au latin, langue des « hommes de mémoire »). Mais l’examen de la langue de Huarte conduit Dominique Brancher à souligner un autre paradoxe : l’imagination est présente dans le style de l’Examen, par le biais notamment des micro-récits dramatisés qui tiennent lieu d’exemples, et des figures. Cet aspect imaginatif entre en contradiction avec les principes théoriques de Huarte, qui « rend biologiquement impossible la figure du médecin-poète » : qu’il soit théoricien ou praticien, le médecin n’a pas, selon lui, « le degré nécessaire de chaleur à une production littéraire valable ». Cette polyvalence de l’énonciateur rend donc délicate son assignation à une des catégories décrites par l’Examen. Faut-il le classer parmi les « esprits inventeurs », qui sont dits « en langue toscane, tenir du caprice, c’est-à-dire d’une propre fantaisie » ? Parmi les mélancoliques adustes, à la fois chauds et froids, doués d’« entendement pour trouver la verité et d’une grande imagination pour la sçavoir persuader » ? Ou parmi les très rares figures d’exception, déséquilibrées par l’excès simultané et « merveilleux » des trois facultés, entendement, imagination et mémoire ? Cette dernière hypothèse est cependant contrariée par le fait que l’énonciateur assume le caractère « morbide », donc déséquilibré, de son tempérament, et revendique le fait qu’une faculté l’emporte sur les autres. La réflexion sur le tempérament de l’énonciateur permet de mettre en évidence les failles et exceptions que comporte le système de Huarte, et donc les difficultés que l’on peut rencontrer dans son application : par exemple, le fait que le médecin « milite pour la spécialisation des esprits et la répartition de compétences mutuellement exclusives, tout en donnant la palme à l’esprit polyvalent et encyclopédique (celui des grands rois, qui excellent à la fois par l’entendement, l’imagination et la mémoire) » (ce qui le réconcilie avec la tradition, qu’il dédaigne par ailleurs, d’Hippocrate et Galien, qui plébiscitent la crase idéale du tempérament modéré), et tout en valorisant le tempérament mélancolique, qui permet de réunir imagination et entendement.
8Ces lectures croisées de L’Examen des Esprits mettent finalement en valeur la plasticité du système de pensée qui s’y trouve exposé : partant d’une conception rigide qui pose comme extraordinaire le développement conjoint de la mémoire, de l’entendement et de l’imagination, et comme nécessaire la spécialisation des individus, Huarte accepte de nombreuses exceptions et reconnaît que si l’excellence est si rare, c’est qu’elle réside dans l’heureux concours de ces facultés.
Pour citer cet article
Référence papier
Alice Vintenon et Bruno Méniel, « Introduction », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 | 2018, 333-337.
Référence électronique
Alice Vintenon et Bruno Méniel, « Introduction », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 35 | 2018, mis en ligne le 29 août 2021, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/15493 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.15493
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