Le masque et le miroir dans Aquilon de Bavière
Résumés
À la fin du xive siècle, le roman épique franco-italien d’Aquilon de Bavièr propose une lecture originale de la légende carolingienne et des luttes contre les Sarrasins. Avec plus d’insistance que ses prédécesseurs franco-italiens, il souligne l’ambiguïté de ses héros, aussi bien en dévoilant leurs contradictions intérieures, à travers notamment des identités fragmentées, qu’en établissant entre eux des jeux de reflets révélateurs de ce qui lie et confronte des personnalités à la fois semblables et opposées.
Texte intégral
- 1 A. Malraux, Le Temps du mépris, « Préface », Paris, Gallimard, 1935, p. 8.
- 2 Aristote, Poétique, éd. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1961, 1448 b, l. 25.
- 3 J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélé (...)
1« Tenter de donner conscience à des hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux1 » : le mot célèbre de Malraux à propos de l’art convient à l’épopée, mieux peut-être qu’à tout autre genre littéraire. Assurément, depuis qu’avec elle est née la littérature de l’Occident, cette poésie se nourrit d’action, de ces « belles actions » qu’évoquait Aristote en songeant à Homère2 et dont l’éclat jusque dans la mort est la marque de l’excellence. Mais, à travers la figure sublime de ses héros, elle offre en même temps, de la condition humaine, une image stylisée qui pour son public est une image réflexive. Et comme toujours lorsque se confrontent un visage et son reflet, surtout si celui-ci est hyperbolique, le miroir épique est paradoxal car il propose une identification – « transformation produite chez le sujet quand il assume une image » disait Lacan3 – où se révèle une forme de mise à distance, la présence d’un je qui est aussi un autre.
- 4 C. Foligno, « Epistole inedite di Lovato de’Lovati e d’altri a lui », Studi Medievali, 2, 1906, p. (...)
- 5 Voir Niccolò da Verona, La Pharsale, v. 1946-1947, Opere, Pharsale, Continuazione dell’Entrée d’Es (...)
2Un tel dédoublement ne pouvait manquer de fasciner les auteurs franco-italiens qui, pendant tout le xive siècle, ont composé en Vénétie des œuvres qui s’inscrivent dans la tradition des chansons de geste françaises. Attentifs à l’ambiguïté qu’implique la rencontre avec une figure de soi qui n’est ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, ils en offrent l’illustration au cœur même de leurs textes, non seulement en associant, en une sorte de surimpression, l’univers de la légende carolingienne et le reflet de l’Italie communale du Trecento, mais aussi en choisissant consciemment d’élaborer pour cela un mélange linguistique artificiel et littéraire où se perçoivent aussi bien les échos des poèmes d’oïl que des accents proprement italiens. L’on ne saurait cependant soupçonner ces écrivains, souvent fort cultivés, de massacrer les « gallica gesta » par le « barbarico hiatu » que Lovato reprochait dédaigneusement à un médiocre jongleur de Trévise4. Leur manière délibérée, parfois teintée d’humour5, de remodeler le langage est simplement l’une des marques de l’intérêt très vif que leur inspire la relation déconcertante, à la fois étroite et distante, entre identité et altérité.
- 6 La Geste Francor, éd. L. Zarker Morgan, Tempe (Arizona), ACMRS, 2009, vol. II, v. 11396-11899. Voi (...)
- 7 Huon d’Auvergne est principalement conservé dans trois manuscrits inédits (à l’exception de quelqu (...)
- 8 La Chanson de Roland, éd. J. Dufournet, Paris, GF-Flammarion, 1992, laisse 131.
- 9 J. Bédier, Les Légendes épiques, vol. III, Paris, Champion, 1912, p. 439.
3Dès lors, parce qu’ils sont sensibles à une sorte d’intime étrangeté, les auteurs franco-italiens confèrent à leur univers poétique une tonalité parfois flottante en jouant avec les masques. À l’image d’une Italie familière se superpose par exemple celle d’une inquiétante contrée sarrasine lorsque, dans La Geste Francor, Vérone devient Marmora6. Et quand Huon d’Auvergne se rend à Athènes – et non à Constantinople –, car « iluech li sont li sages » qu’il veut consulter, et que sur la « place o ert le pople entor / un sage hom apelle qu’il vit por devant lor », une coloration intemporelle et bien peu byzantine baigne « l’amirable citee7 », hantée peut-être par une confuse réminiscence de l’antique agora. Mais plus que dans un travestissement superficiel des lieux et des époques, c’est sans doute dans la nature même de l’homme que s’observent les dédoublements les plus remarquables. En effet, à travers les méandres d’une fictive vie intérieure ou au fil des rencontres et des symétries d’une destinée arbitrairement tracée, certains des grands héros franco-italiens font l’expérience d’une confrontation avec leur propre image, et la découverte d’une forme de personnelle altérité. Même Roland ne présente plus le caractère entier, inaltérable, insensible au doute, dont témoignait jadis, face aux derniers reproches d’Olivier, le mémorable silence que lui prêtait Turold8, et que Bédier jugeait « la chose la plus sublime » du poème d’Oxford9. Dans le plus récent des textes franco-italiens, Aquilon de Bavière, comme auparavant dans L’Entrée d’Espagne, les guerriers épiques décèlent en eux-mêmes une complexité nouvelle et parfois douloureuse, aussi bien dans des moments de déchirement et de crise morale que lorsque des figures à la fois semblables et différentes leur renvoient un reflet problématique en une sorte de projection extérieure. Et peut-être ces dédoublements et ces jeux de correspondances éclairent-ils le renouvellement de la geste carolingienne, qui dans cette œuvre se transforme en prose romanesque, et dont l’action s’inscrit dans une vision nouvelle de l’Histoire, perçue comme universelle et complexe. Ne sont-ils pas, en effet, le signe que la stylisation héroïque ne dissimule plus désormais la diversité profonde et l’ambiguïté de l’homme ?
- 10 Aquilon de Bavière, éd. P. Wunderli, Tübingen, Niemeyer, 1982 (vol. I-II) et 2007 (vol. III), vol. (...)
- 11 AB, vol. II, p. 484.
- 12 AB, vol. II, p. 483.
- 13 AB, vol. II, p. 710-711.
- 14 AB, vol. II, p. 855.
4Sous leur apparente gratuité, les effets de miroirs auxquels se plaisent quelquefois les auteurs franco-italiens mettent discrètement mais profondément en question les repères stables qui longtemps ont structuré l’univers épique. Ils offrent en effet l’indice d’un monde mouvant, d’une humanité contradictoire, peut-être même d’une indécise vérité. Dans son Aquilon de Bavière Raffaele da Verona, dont la virtuosité et la fantaisie n’excluent pas une certaine gravité nostalgique, accumule des rencontres improbables et d’artificielles symétries où la personnalité de ses héros semble fragmentée par le chatoiement de facettes multiples. Réinventant la geste carolingienne à travers une longue série d’affrontements entre l’Europe chrétienne et « l’impire de tote la loi de Macomet10 », il ne cesse de brouiller la simplicité manichéenne de cet antagonisme traditionnel en dévoilant la complexité de protagonistes partagés entre des appartenances diverses. Fils de Naymes de Bavière, le héros éponyme est enlevé dès le berceau par les Sarrasins et devient, sous le nom d’Anibal, leur plus redoutable chef de guerre, l’égal et presque le sosie – momentanément – païen de Roland, avant de découvrir sa véritable origine, de redevenir chrétien et de finir pieusement sa vie à Saint-Denis sous l’habit monastique. Déchiré entre nature qui « li mostroit le amor de sa patrie11 » et noriture reçue de l’émir de Carthage qui « l’oit alevés por fil12 », il doit reconnaître en son âme, au terme d’une longue crise morale, l’ambiguïté d’un double attachement et même d’une double filiation impossibles à renier : « Come pere vos sempre amerai » dit-il au souverain sarrasin, avant d’implorer aussitôt le duc Naymes, en se jetant dans ses bras : « Pere, pardonés moi li grant mal che ai fet contre vos13 ». En même temps qu’elle s’inscrit au cœur d’une histoire collective élargie à l’orbis terrarum, la destinée d’Aquilon, qui finira par abandonner « les armes mondanes » pour recevoir « celle de la penitencie14 », s’organise ainsi autour d’une douloureuse révélation, non point seulement la découverte d’une seconde identité longtemps insoupçonnée et d’une nouvelle et édifiante vocation, mais plus profondément celle d’un irréductible conflit intérieur.
- 15 AB, vol. I, p. 7-12.
- 16 AB, vol. I, p. 201.
- 17 AB, vol. I, p. 196.
- 18 AB, vol. I, p. 37.
5Cette complexité ne tient pourtant pas seulement à la dimension, certes exceptionnelle, de ce héros dont un double et prodigieux avertissement surnaturel, éclairé ensuite par les prédictions des astrologues, avait annoncé l’avenir étonnant15, car le romancier établit de semblables contrastes entre les différentes facettes de personnages moins prestigieux. L’un d’entre eux, Rainer, présente comme Aquilon, mais plus sommairement et plus sereinement, une double identité de chrétien et de Sarrasin : aussi impulsif qu’Estout de Langres, dont il est le frère de lait et qu’il voulait soutenir, il avait devant toute la cour agressé Ganelon, dont la félonie n’était pas encore manifeste, et l’empereur l’avait banni16. Devenu, sous le nom de Gariet le Sauvage, un châtelain et corsaire païen « in despit de li roy de Franze », il va « robant por tot amis e anemis17 » – chrétiens ou non –, mais se range aux côtés de Roland et le seconde fidèlement quand les hasards de la navigation les conduisent à se retrouver. Les aléas quelque peu picaresques de telles destinées montrent aisément combien peut être incertaine et fluctuante l’appartenance à l’une ou à l’autre moitié du monde. Au début du roman, sans être chrétien « li roi Marsilie est home ligie de li roi de France18 », mais c’est peut-être Macomet lui-même qui offre la plus curieuse illustration du possible glissement, et donc du lien paradoxal, entre des images contradictoires :
- 19 AB, vol. I, p. 158.
Cist Macomet […] fu ome e fu cristians e fu mandé por part de l’apostoliche romans predicant por le mond sa sante foi, e fu alor che li concistorie de Rome li avoir promis che aprés la mort li apostoile il seroit apostoile. Et quand vint che l’apostoile passa de cist segle, les gardenals auront lor conseoil ch’il estoit por le meilor che Macomet remansist a predicher a les pagans por exaucer la foi de Crist e fist un autre apostoile. Quand Macomet intandi ch’il estoit inganés, il soi despera e fist intandre a ciascuns che ce ch’il avoir predichés non estoit voir19.
- 20 P. Wunderli, Die franko-italienische Literatur. Literarische memoria und sozio-kultureller Kontext (...)
- 21 Le Roman de Renart le Contrefait, éd. G. Raynaud et H. Lemaître, Paris, Champion, 1914, vol. I, p. (...)
- 22 Niccolò da Casola, La Guerra d’Attila. Poema franco-italiano, éd. G. Stendardo, Modène, Società Ti (...)
- 23 Voir P. Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, Aix-en-Provence, Publi (...)
6Assurément, la fable qui fait de cet imaginaire Mahomet un chrétien renégat est contée par Roland, et l’on y observe de « flagrante Propagandaelemente » et, une « Manipulation (…), die schlicht als Provokation angesehen werden muss20 ». Cependant l’auteur, sans doute séduit par le spectaculaire dédoublement d’un personnage équivoque, reprend ici une légende évoquée avant lui aussi bien en France dans Renart le Contrefait21 que dans l’Attila franco-italien de Niccolò da Casola22, et qui est connue avec diverses variantes par d’assez nombreux témoignages, littéraires ou non23. Il ne pouvait manquer, en effet, d’y retrouver avec quelque satisfaction une conception qui lui est familière, et qui inscrit la vérité d’une figure, vérité toujours imparfaitement saisissable, dans la confrontation de ses différents reflets.
- 24 AB, vol. II, p. 721.
7Cette confrontation devient particulièrement subtile et révélatrice lorsque, au flottement des identités, se combine la fiction d’une représentation picturale. Ainsi, alors que Roland, sous l’apparence d’un païen « de les giant l’amirant de Cartagine24 », séjourne incognito avec quelques compagnons chez un bailli du roi du Maroc, c’est la rencontre avec leur propre image, fidèlement reproduite dans les fresques murales du château, qui mettra en évidence l’artifice d’un complexe jeu de masques. En effet,
- 25 AB, vol. II, p. 723.
li bailis li mostre son palés tot depint as beles istories, e sacés ch’il non estoit feit guerre in Cristentés che cist bailis non l’aust feit metre in cist pallés in pluxor sales che li furent25.
- 26 Voir M. Boni, « Note sull’Aquilon de Bavière (a proposito delle reminiscenze della Chanson d’Aspre (...)
- 27 AB, vol. II, p. 722, 724.
8Comme s’il offrait une mise en abyme de l’œuvre même du romancier – ut poesis pictura… – le programme iconographique qui décore ce palais sarrasin célèbre la geste carolingienne et les hauts faits de ses héros, notamment la guerre d’Aspremont, l’une des grandes sources d’inspiration de Raffaele26. Les visiteurs peuvent ainsi contempler la mort du prince païen Eaumont, « e coment Roland li feroit del torson de la lanze », et même, dans une autre salle plus discrète, Charlemagne sur son trône entouré de Roland et des autres pairs, « tant propiemant lavorés ch’il n’a ome al mond che non dist ch’il fust cellor27 ». Et il faut toute l’exactitude de ces portraits, en quelque sorte plus vrais que nature, pour dissiper une double illusion et susciter une bien tardive mais générale reconnaissance. En effet, tandis qu’avec leurs hôtes le bailli et son épouse admirent ces peintures,
- 28 AB, vol. II, p. 722-723.
la dame garde li cont [Roland] che parloit cum son segnor, e pois garde la figure, la guarde li marchis Oliver e pois la figure, e insimant Rainald e les autres. E allor giete un grans cris e dist : « Ai sire Donis, nos avons in notre maxon cellor che tant amés ! Non li cognosé vos28 ? »
- 29 AB, vol. II, p. 723.
- 30 AB, vol. II, p. 724.
9Sans doute avait-elle d’abord eu la vague impression « che elle aust gia veus algun de lor, mes non soi poit arecorder29 », et curieusement c’est la médiation de l’œuvre d’art qui parvient seule à éveiller un souvenir trop dilué pour s’imposer d’emblée. Pourtant cette châtelaine exotique est en réalité la sœur d’Olivier, mariée à l’ancien sénéchal de Girart de Vienne. Mais même dans les regards les plus familiers c’est ici, par une remarquable inversion, la « figure » fictive qui est véridique, et non point le visage, que semble voiler une opaque altérité. C’est pourquoi Olivier, ne pouvant se référer à une image peinte, éprouve beaucoup d’hésitation et d’étonnement à reconnaître celle qui prétend être sa sœur : « Oliver […] la guarde in le vixagie, et por coi elle l’oit apellés frere, il soi redust a memorie e dist : “Dame, seristes vos Isabete, ma sorelle30 ?” ». Il est vrai que tous les masques finiront par tomber au terme de ces retrouvailles – délibérément – invraisemblables, mais ce ne sera pas sans laisser la marque d’une incertitude, comme si à travers l’artifice du jeu sur les apparences le romancier laissait percevoir la possible présence, dans l’âme de ses personnages, d’une plus profonde dualité.
- 31 Huon d’Auvergne, fol. 48v, v. 6907.
- 32 Voir J.-C. Vallecalle, « Ordre terrestre ou sainteté : l’épilogue de Huon d’Auvergne », Études off (...)
- 33 Huon d’Auvergne, fol. 44r, v. 6229-6232.
- 34 Huon d’Auvergne, fol. 63r, v. 9045.
- 35 Huon d’Auvergne, fol. 62v, v. 9015-9017.
- 36 Huon d’Auvergne, fol. 63r, v. 9076. Voir Le Moniage Guillaume, éd. N. Andrieux-Reix, Paris, Champi (...)
- 37 Huon d’Auvergne, fol. 8r, v. 1030.
10C’est là en effet, dans les textes franco-italiens, un aspect essentiel de l’homme, qui révèle toute sa portée aussi bien à travers d’improbables rencontres que dans le dévoilement de failles intérieures. Huon d’Auvergne propose ainsi l’exemple édifiant d’une permanente tension entre sa condition de chevalier et son aspiration à une sainteté de tonalité érémitique. Son seigneur le roi Charles Martel, qui désire le perdre, le contraint à accomplir une mission impossible et à se rendre en enfer pour exiger la soumission de Lucifer. Et durant les sept années de son long voyage, le messager va faire preuve d’une vaillance extraordinaire et d’une aveugle fidélité vassalique que, face à l’injustice dont il est victime, même les exhortations du pape et du Prêtre Jean n’auront pu entamer. Cependant il s’impose aussi constamment les plus redoutables pratiques ascétiques, jeûnes et mortifications si graves que quelquefois « par un petit non pasme de dolor31 ». Son élan vers l’absolu s’inscrit donc dans deux perspectives différentes, mais qu’il envisage de manière tout aussi exigeante et qu’il subordonne l’une à l’autre, faisant de l’héroïsme chevaleresque l’instrument d’une quête de perfection conçue selon un modèle clérical32. En retour c’est sa sainteté, clairement reconnue dès le début de ses aventures, et supérieure même à celle de Galaad33 qui lui permettra de mener finalement à bien son entreprise surhumaine, en lui assurant la bienveillance divine et la protection d’un « sainct spirt34 », Guillaume d’Orange revenu du paradis pour le guider. Et rien, peut-être, n’illustre mieux que leur rencontre la manière dont une existence aristocratique engagée dans le siecle se conjugue avec une orientation ascétique qui vise à s’en affranchir. En effet, par delà leur commune appartenance au lignage de Narbonne, et comme dans une surprenante image spéculaire, une ressemblance plus profonde se révèle entre ces deux héros qui transcendent également la condition chevaleresque par une démarche érémitique : « d’une fontaine […] / sembla qe incist […] / un vieuç hermit a une barbe florie35 ». La silhouette qui émerge du miroir liquide est évidemment celle du Guillaume du Moniage, dont le seul exploit évoqué ici est son triomphe final sur le diable qu’il enferma « por dedanç li gravoy36 » ; mais c’est aussi un reflet et comme une projection de la personnalité véritable de Huon, qui, sous ses armes de baron, « de hermit […] maine vie et de grant penetant37 ». Sa vocation véritable se dessine dans la semblance même de l’envoyé céleste, qui est pour lui bien plus qu’un guide quand il parcourt l’enfer, et un exemple sur la voie du paradis : le face à face du héros avec cette apparition est en fait un face à face avec lui-même.
- 38 Voir J.-C. Vallecalle, « Roland dans Aquilon de Bavière », Epic Connections / Rencontres épiques, (...)
11Un tel effet de miroir, que suscite la troublante présence d’un alter ego, constitue un procédé particulièrement apprécié par Raffaele da Verona. Ce romancier dévoile en effet la vérité ambiguë de ses personnages non seulement à travers les intimes contradictions qui les déchirent, mais aussi à travers la matérialisation extérieure de leur image suscitée par certaines rencontres. L’on sait comment Aquilon et aussi Galaad deviennent des reflets de Roland, et dévoilent des traits essentiels de sa personnalité et de son destin38. Dans la perspective même d’un récit
- 39 AB, vol. II, premier épilogue, p. 858, v. 51-54.
Che trata le gran prove e. l gran ardire
De quel Orlando pien de zentileza,
E de Renaldo, quel vertuoxo sire,
Con quel ducha Aquilon pien de prodeza39,
- 40 AB, vol. I, p. 161.
12la longue histoire du fils de Naymes trouve son sens et sa justification dans le jeu insistant des similitudes qui font de lui un second Roland, mais un Roland sarrasin. Leurs qualités guerrières sont égales, au point qu’il est impossible sur le champ de bataille de « conosre le meilor40 », et leur nature n’est pas intrinsèquement différente. Ce qui les distingue tient seulement à leur appartenance à des camps opposés, et il est significatif que le rôle d’Aquilon passe au second plan dès sa conversion et son retour parmi les chrétiens. Mais jusqu’à ce moment sa présence dénonce la part d’ombre d’une destinée de guerrier que Fortune aurait pu tout aussi bien attribuer à son double, le neveu de l’empereur. Et dans la superposition de leurs deux silhouettes, le romancier laisse ainsi percevoir ce que peut receler d’équivoque et même de contradictoire une humanité qu’il sait diverse et ondoyante.
- 41 AB, vol. II, p. 793.
- 42 AB, vol. I, p. 312.
- 43 Voir La Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1980, p. 28 ; M. Pastoureau, Ar (...)
13Cependant le jeu des reflets est plus complexe encore car, par une sorte de symétrie, une autre image surgit, qui dévoile la part lumineuse du destin promis à Roland. Pour le secourir contre les païens qui ravagent l’Italie, Galaad est envoyé par Dieu depuis le paradis et, assurant miraculeusement la victoire chrétienne, il apparaît comme un héros de la croisade plutôt que de la quête. Ainsi métamorphosé en guerrier épique, il devient un modèle, ou un double, surnaturel du martyr de Roncevaux dont il annonce la sublime destinée : « cum corone de martire verais a li regne ou tant is aspetés41 ». Par un effet de miroir comparable, l’apparition de Guillaume en ermite éclairait la vocation de Huon d’Auvergne, mais de manière alors moins explicite que ne le sont ici la prédiction du saint et les indices qui font de lui, à côté d’Aquilon, une seconde image de Roland. Celui-ci n’a-t-il pas reçu par une insigne grâce céleste, et comme marque évidente d’identification, un « escus blans come nef, et dedans avoit une crox vermoile42 », l’écu depuis longtemps reconnaissable du bon chevalier arthurien43 ? Une telle assimilation ne va certes pas sans artifice mais, avec la connivence du lecteur, Raffaele se plaît à multiplier dans son récit les rencontres invraisemblables ou les ressemblances arbitraires. Cela n’a cependant rien d’une naïveté maladroite ou d’une fantaisie gratuite, car il s’agit plutôt d’une explicite et habile convention romanesque. Grâce à elle, en effet, l’auteur peut concilier tradition et renouvellement : sans renoncer complètement à la simplicité manichéenne qui structurait la geste carolingienne, il parvient, à travers les images opposées et complémentaires du païen et du saint, à évoquer les nuances, les contradictions, les déchirements de l’un de ces héros qui ne peuvent être, dans l’Italie de son temps, ni tout à fait bons ni tout à fait méchants.
- 44 L’Entrée d’Espagne, vol. II, v. 11526-11527, 11884-11885, 12138.
- 45 Voir J.-C. Vallecalle, « Sainteté ou héroïsme chrétien ? Remarques sur deux épisodes de L’Entrée d (...)
14Jeux de masques, jeux de reflets singularisent ainsi Aquilon de Bavière, sans pour autant que cela distingue totalement ce récit des poèmes franco-italiens qui l’ont précédé. Raffaele a pu notamment en trouver l’exemple dans L’Entrée d’Espagne, qui est l’une de ses sources de prédilection. L’on sait en effet comment dans ce poème, après une querelle avec l’empereur, une profonde crise morale suscite le départ de Roland pour l’Orient puis son séjour auprès d’un ermite. Dans cet épisode fameux il connaît l’expérience des identités flottantes – se prétendant « un Saracin / de ceste Espaigne » nommé tantôt Bacharuf, tantôt Lionel44 –, et il éprouve d’abord la séduction d’un épanouissement terrestre et courtois à la cour de Perse, puis la tentation de la retraite ascétique auprès de l’austère anachorète45. Et un ensemble de relations complexes le relie à Sanson, le jeune prince persan dont il devient le mentor, et à un autre Sanson, le vieil ermite dont il pourrait devenir le disciple, jusqu’à ce que finalement se découvre sa vocation, un héroïsme chrétien également éloigné de ce qu’incarnent ces deux images opposées de son possible destin, une chevalerie par trop profane et une ascétique fuga mundi. Dans ce poème comme dans Aquilon de Bavière, la destinée du héros s’accomplit non seulement à travers son action sur le monde, mais aussi à travers une prise de conscience de lui-même. Cependant cette connaissance implique nécessairement la confrontation de ses diverses images, projetées ou reflétées dans le regard des autres et du public, car, pour les auteurs franco-italiens, c’est ainsi seulement que peut être débusqué ce qui fait l’équivoque vérité d’un être, son intime et souvent douloureuse altérité.
15Sans doute n’est-ce pas un hasard si, pour la plus tardive des œuvres épiques franco-italiennes, Raffaele da Verona a adopté une écriture en prose largement imitée des grands cycles arthuriens du xiiie siècle. Non point d’abord par un effet de mode, mais parce qu’il perçoit dans toute son ampleur une évolution déjà notable dans les poèmes de ses prédécesseurs du Trecento. La destinée du héros reste souvent pour eux inséparable de l’histoire collective, dont il est le principal acteur – et seule, peut-être, la perspective cléricale de Huon d’Auvergne en fait sur ce point une exception. Mais ce rôle et cet engagement dans la geste ne suffisent plus, pour les esprits éclairés d’une Italie préhumaniste, à définir pleinement un héros qui est aussi un homme. Et les insignes qualités de Roland, sa légendaire prouesse et même cette sagesse supérieure dont il est nouvellement pourvu en Vénétie, ne sauraient désormais dissimuler les fragilités plus profondes d’une personnalité complexe. C’est pourquoi, afin d’inscrire la confuse vérité d’une âme dans la dimension délibérément concrète où se joue l’action épique, Raffaele comme, parfois, certains de ses prédécesseurs choisit d’en manifester les ambiguïtés par le jeu des reflets et des masques. Mais cela ne va pas sans couler, dans le moule traditionnel des chansons de geste, un matériau nouveau qui s’y adapte mal, signe d’une subversion d’abord discrète et qui finit par se manifester bien plus nettement dans Aquilon de Bavière. Comme si en définitive, dans le miroir que constitue cette œuvre, son ultime monument, l’épopée elle-même donnait à voir son double, le roman.
Notes
1 A. Malraux, Le Temps du mépris, « Préface », Paris, Gallimard, 1935, p. 8.
2 Aristote, Poétique, éd. J. Hardy, Paris, Les Belles Lettres, 1961, 1448 b, l. 25.
3 J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Écrits i, Paris, Seuil, 1966, p. 93-101, ici p. 94.
4 C. Foligno, « Epistole inedite di Lovato de’Lovati e d’altri a lui », Studi Medievali, 2, 1906, p. 37-58, ici p. 49, ep. iii, v. 4 et 12-13.
5 Voir Niccolò da Verona, La Pharsale, v. 1946-1947, Opere, Pharsale, Continuazione dell’Entrée d’Espagne, Passion, éd. F. Di Ninni, Venise, Marsilio, 1992.
6 La Geste Francor, éd. L. Zarker Morgan, Tempe (Arizona), ACMRS, 2009, vol. II, v. 11396-11899. Voir J.-C. Vallecalle, « Marmora dans la chanson de geste franco-italienne d’Ogier le Danois », Provinces, régions, terroirs au Moyen Âge, éd. B. Guidot, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 1993, p. 253-261.
7 Huon d’Auvergne est principalement conservé dans trois manuscrits inédits (à l’exception de quelques passages), dont la publication est en préparation sous la direction de L. Zarker Morgan : Berlin, Kupferstichkabinett, 78 D 8 (olim Hamilton 337), manuscrit daté de 1341 ; Turin, Biblioteca Nazionale, N. III. 19 ; Padoue, Biblioteca del Seminario Vescovile, 32. Le texte sera cité ici à partir du manuscrit de Berlin : fol. 10v, v. 1416 ; fol. 12r, v. 1623-1624 ; fol. 10v, v. 1437.
8 La Chanson de Roland, éd. J. Dufournet, Paris, GF-Flammarion, 1992, laisse 131.
9 J. Bédier, Les Légendes épiques, vol. III, Paris, Champion, 1912, p. 439.
10 Aquilon de Bavière, éd. P. Wunderli, Tübingen, Niemeyer, 1982 (vol. I-II) et 2007 (vol. III), vol. I, p. 121 (ci-après AB).
11 AB, vol. II, p. 484.
12 AB, vol. II, p. 483.
13 AB, vol. II, p. 710-711.
14 AB, vol. II, p. 855.
15 AB, vol. I, p. 7-12.
16 AB, vol. I, p. 201.
17 AB, vol. I, p. 196.
18 AB, vol. I, p. 37.
19 AB, vol. I, p. 158.
20 P. Wunderli, Die franko-italienische Literatur. Literarische memoria und sozio-kultureller Kontext, Paderborn, Schöningh, 2005, p. 27.
21 Le Roman de Renart le Contrefait, éd. G. Raynaud et H. Lemaître, Paris, Champion, 1914, vol. I, p. 351-352.
22 Niccolò da Casola, La Guerra d’Attila. Poema franco-italiano, éd. G. Stendardo, Modène, Società Tipografica Modenese, 1941, vol. I, ch. iii, v. 48-102.
23 Voir P. Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1982, vol. I, p. 343-345 ; Arieh Graboïs, Le Pèlerin occidental en Terre sainte au Moyen Âge, Bruxelles, De Boeck, 1998, p. 203-205.
24 AB, vol. II, p. 721.
25 AB, vol. II, p. 723.
26 Voir M. Boni, « Note sull’Aquilon de Bavière (a proposito delle reminiscenze della Chanson d’Aspremont) », Studia in honorem prof. M. de Riquer, éd. C. Alvar, Barcelona, Cuaderns Crema, vol. II, 1987, p. 511-532 ; « Reminiscenze della “Continuazione” franco-italiana della Chanson d’Aspremont nell’Aquilon de Bavière », Miscellanea di studi romanzi offerta a Giuliano Gasca Queirazza, éd. A. Cornagliotti et al., Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1988, p. 49-74.
27 AB, vol. II, p. 722, 724.
28 AB, vol. II, p. 722-723.
29 AB, vol. II, p. 723.
30 AB, vol. II, p. 724.
31 Huon d’Auvergne, fol. 48v, v. 6907.
32 Voir J.-C. Vallecalle, « Ordre terrestre ou sainteté : l’épilogue de Huon d’Auvergne », Études offertes à Danielle Buschinger, éd. F. Gabaude et al., Amiens, Publications du Centre d’Études Médiévales de Picardie, 2016, vol. I, p. 400-409.
33 Huon d’Auvergne, fol. 44r, v. 6229-6232.
34 Huon d’Auvergne, fol. 63r, v. 9045.
35 Huon d’Auvergne, fol. 62v, v. 9015-9017.
36 Huon d’Auvergne, fol. 63r, v. 9076. Voir Le Moniage Guillaume, éd. N. Andrieux-Reix, Paris, Champion, 2003, v. 6785-6848.
37 Huon d’Auvergne, fol. 8r, v. 1030.
38 Voir J.-C. Vallecalle, « Roland dans Aquilon de Bavière », Epic Connections / Rencontres épiques, éd. M. J. Ailes et al., Edimbourg, British Rencesvals Publications, 2015, vol. II, p. 717-729.
39 AB, vol. II, premier épilogue, p. 858, v. 51-54.
40 AB, vol. I, p. 161.
41 AB, vol. II, p. 793.
42 AB, vol. I, p. 312.
43 Voir La Queste del Saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1980, p. 28 ; M. Pastoureau, Armorial des chevaliers de la Table Ronde, Paris, Le léopard d’or, 2006, p. 39.
44 L’Entrée d’Espagne, vol. II, v. 11526-11527, 11884-11885, 12138.
45 Voir J.-C. Vallecalle, « Sainteté ou héroïsme chrétien ? Remarques sur deux épisodes de L’Entrée d’Espagne », PRIS-MA, 16, 2000, p. 303-316.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jean-Claude Vallecalle, « Le masque et le miroir dans Aquilon de Bavière », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 | 2018, 271-281.
Référence électronique
Jean-Claude Vallecalle, « Le masque et le miroir dans Aquilon de Bavière », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 35 | 2018, mis en ligne le 29 août 2021, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/15473 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.15473
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