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AccueilNuméros35La chanson de geste au xive siècleJourdain, Jourdaine

La chanson de geste au xive siècle

Jourdain, Jourdaine

Le lait de la parenté dans le Jourdain de Blaye en alexandrins
Yasmina Foehr-Janssens
p. 205-228

Résumés

Le remaniement en alexandrins de Jourdain de Blaye – exemple de la production épique de la fin du Moyen Âge – présente des traits typiques des textes contemporains puisqu’il exploite le conte type 938, « la famille séparée ». Partant du constat que les principales innovations introduites par le remanieur impliquent la descendance du héros, l’étude analyse le personnage de Jourdaine, la fille de Jourdain qui vient prendre la place de Gaudisse, la vertueuse héritière du seigneur de Blaye dans la chanson source.

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Texte intégral

  • 1 Voir Cl. Roussel, Conter de geste au xive siècle : inspiration folklorique et écriture épique dans (...)
  • 2 Voir L’Épique médiéval et le mélange des genres, éd. C. Cazanave, Besançon, Presses universitaires (...)

1Nombre de travaux récents sur la chanson de geste dite « tardive1 » ont démontré qu’à la fin du xiiie et au xive siècle, la production littéraire de genre épique en français, loin de présenter un état de déliquescence, connaît une période de grande faveur et de vitalité. Il n’est plus besoin aujourd’hui de développer longuement une défense et illustration de la geste de Nanteuil, du second cycle de la croisade, de Lion de Bourges, de La Belle Hélène de Constantinople ou encore de Florent et Octavien. Les reproches de décadence dont on a pu accabler ces œuvres n’ont plus cours. La présence de schémas narratifs dont on retrouve la trace dans le folklore ainsi que la prolifération de personnages féminins ne sont plus considérés comme des traits de nature exogène qui défigurent la pureté originelle du genre. D’emblée mélangée2, l’inspiration des chansons de geste se poursuit sans solution de continuité, malgré des modifications formelles, au premier rang desquelles il faut placer l’adoption de l’alexandrin.

  • 3 Il faut renvoyer ici aux ouvrages éclairants de S. Gaunt, Gender and Genre in Medieval French Lite (...)
  • 4 Les reproches martiaux de Guibourg à Guillaume cédant au désespoir dans la Chanson de Guillaume, l (...)

2Après avoir longtemps considéré que les chansons composées à partir du xiiie siècle ont subi l’influence du roman et de sa propension à conjuguer armes et amours, la critique reconnaît aujourd’hui que les relations hétérosexuelles ont joué d’emblée un rôle important dans la structuration du personnel narratif des chansons de geste. Les alliances matrimoniales comptent pour beaucoup dans le développement des intrigues et les héros savent se concilier l’amour et les faveurs de belles princesses, le plus souvent sarrasines. Néanmoins plusieurs études ont montré qu’il convient de distinguer les amours épiques de la doxa amoureuse des intrigues romanesques3. Le type de la jeune sarrasine amoureuse du héros chrétien incarne une figure qui s’inscrit sans difficulté dans le monde intellectuel et idéologique de la chanson de geste. La dame n’est pas ici le support fantasmatique d’une quête d’excellence dont elle dicte les exigences. Le flux de l’admiration change de direction : ce sont les jeunes filles fougueuses, Mirabel (Aiol), Josiane (Beuve de Hantone) ou dans le cas qui nous occupera ici, Oriabel, qui découvrent, éblouies, la prouesse incarnée dans le héros juvénile. Il n’est pas indifférent, de ce point de vue, que, par amour pour le chevalier franc, elles se convertissent : leur foi nouvelle atteste de la puissance séductrice du dogme chrétien. Les héroïnes épiques endossent sans reste la vision du monde et l’éthos des combattants et deviennent, comme Guibourg, des épouses irréprochables et des gardiennes de l’ordre social et moral4. La différence sexuelle n’est pas, dans la chanson de geste, le support d’un questionnement éthique sur le monde comme il va. Les valeurs des héroïnes n’offrent que rarement un espace de contestation aux impératifs de la guerre sainte et aux lois de l’honneur. Par contre, ces héroïnes gagnent en hardiesse et en mobilité ce qu’elles perdent en complexité. Leur liberté de parole et d’action bousculent de ce fait les préjugés des lecteurs et des critiques modernes habitués à voir dans les héroïnes médiévales d’inaccessibles idoles.

  • 5 Ami et Amile, éd. P. F. Dembowski, Paris, Champion, 1969 ; Jourdain de Blaye (Jourdains de Blavies (...)
  • 6 Le texte a été édité sur la base du seul manuscrit complet (Paris, Arsenal, 3144) ; voir Jourdain (...)
  • 7 Bertrand de Bar-sur-Aube, Girart de Vienne, éd. W. van Emden, Paris, SATF, 1977, v. 11.
  • 8 Jourdain de Blaye en alexandrins, v. 21-27.

3Au cours de la présente étude, nous aimerions concentrer notre attention sur le remaniement en alexandrins de Jourdain de Blaye. La petite geste de Blaye est modeste : elle se contente d’articuler les aventures de Jourdain, le petit-fils d’Ami, au récit de l’amitié irréprochable rapporté par la chanson d’Ami et Amile5. Ces deux chansons ont fait l’objet d’imposants remaniements en alexandrins. La réécriture de Jourdain de Blaye6 manifeste d’emblée une vaste ambition littéraire : en adaptant le célèbre prologue du Girart de Vienne de Bertrand de Bar-sur-Aube, elle prétend situer le récit des aventures et des conquêtes de Jourdain dans le vaste panorama épique des trois fameuses gestes « qui sont en France la garnie7 ». L’auteur du remaniement rattache Ami et Amile et Jourdain de Blaye à la geste de Doon de Mayence en faisant d’Ami et Amile les fils de deux des filles du héros éponyme8. La compréhension globalisante de l’univers épique français qui s’exprime dans le prologue trouve un écho à la fin de cette vaste compilation : une grande bataille rassemble tout le personnel de la geste française ; Charlemagne, les douze pairs et les Aymerides se joignent à Jourdain et à ses déjà nombreux alliés pour livrer un combat décisif contre les païens (v. 22305-23193).

  • 9 Voir Ch. Ferlampin-Acher, « À propos de Jourdain de Blaye : le genre épique et les personnages fém (...)
  • 10 Jourdain de Blaye en alexandrins, quatrième de couverture.

4Dès la chanson du xiiie siècle, les personnages féminins jouent un rôle important dans l’intrigue de Jourdain de Blaye. Christine Ferlampin-Acher leur a consacré un article9 qui pointe la ressemblance entre Erembourg, l’épouse fidèle du vassal Renier, et Guibourg. Oriabel, l’amie et la femme de Jourdain, représente le type de la jeune fiancée intrépide qu’incarnent aussi Mirabel dans Aiol ou Josiane dans Beuve de Hantone. Gaudisse enfin, la fille de Jourdain et d’Oriabel, se distingue par son irréprochable chasteté. Ces observations ne sont pas démenties à la lecture du remaniement en alexandrins, bien que la trame narrative accuse de nombreux changements, notamment en ce qui concerne le personnage de Gaudisse. Le « dynamisme et l’endurance exceptionnelle » des figures féminines sont relevées par les critiques et éditeurs du texte10.

  • 11 Suard, Guide de la chanson de geste, p. 295.
  • 12 Voir G. Lemieux, Placide-Eustache. Sources et parallèles du conte type 938, Québec, Presses de l’U (...)
  • 13 Tristan de Nanteuil présente une situation un peu exceptionnelle à cet égard. Le héros est bien no (...)
  • 14 Voir P.-O. Dittmar, C. Maillet, A. Questiaux, « La chèvre ou la femme. Parentés de lait entre anim (...)
  • 15 Voir les travaux de D. Lett sur la famille, les enfants et la parenté : Famille et parenté dans l’ (...)
  • 16 La première partie de l’ouvrage publié par V. Dasen et M.-C. Gérard-Zai, Art de manger et art de v (...)
  • 17 Voir D. Lett, « L’allaitement des saints au Moyen Âge. Un seul sein vénérable : le sein de la Vier (...)
  • 18 Voir Y. Foehr-Janssens, B. Roux et C. Venturi, « Représentations de l’allaitement au Moyen Âge : i (...)

5L’éditeur du remaniement propose de dater la chanson du xve siècle. François Suard s’en tient à « avant 1455 », date indiquée par le copiste, Druet Vignon11. Quoiqu’il en soit de cette proposition de datation assez basse, les caractéristiques du Jourdain de Blaye en alexandrins n’interdisent pas de lui donner une place dans un recueil d’études consacré aux chansons de geste du xive siècle. Cette œuvre foisonnante se structure, comme La Belle Hélène de Constantinople, Florent et Octavien ou Tristan de Nanteuil, à partir du modèle narratif fourni par le conte-type 938, « la famille dispersée », dont l’histoire de Placide-Eustache forme le paradigme occidental12. Le récit a notamment recours à un motif extrêmement fréquent dans les chansons susmentionnées, celui de l’exposition d’un ou de plusieurs enfants qui sont recueillis par un animal et nourris de son lait13. La prolifération de ce type d’épisodes dans les chansons du xive siècle est très remarquable et a suscité depuis peu l’intérêt de plusieurs chercheurs et chercheuses14. Dans le sillage de nouvelles recherches sur la famille et les relations de parenté au Moyen Âge15, on s’intéresse à la signification des liens créés par le don de nourriture lactée16. La symbolique du lait et de l’allaitement, longtemps concentrée dans la sphère religieuse autour de la figure de la Vierge17, connait une sorte de translation vers le monde profane à partir de la fin du xiiie siècle et les légendes épiques se présentent comme un puissant vecteur de ce nouvel imaginaire18.

  • 19 Tristan de Nanteuil se caractérise par un recours plus systématique à ce type de motifs.
  • 20 Valère Maxime, Dits et faits mémorables, éd. R. Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1995-1997, livr (...)

6Le cas de Jourdain de Blaye retient notre attention non pas tant par la profusion du recours à des motifs de lactations miraculeuses ou prodigieuses19, mais par la singularité de l’usage qui est fait de deux d’entre eux. D’une part, l’enfant rejeté et nourri de lait animal est, fait rarissime, une fille. D’autre part, la chanson propose un très intéressant réaménagement de la célèbre anecdote dite de la charité romaine dont la source se trouve chez Valère Maxime20. Loin d’être simplement citée comme exemple, comme c’est le cas dans le Girart de Roussillon en alexandrins, l’histoire de la jeune femme qui sauve la vie de sa mère (ou de son père) en l’allaitant secrètement dans sa prison est entièrement intégrée dans la trame du récit. Elle est en outre portée au crédit d’un personnage féminin dont le nom et la place dans la constellation des relations de parenté lui confère une importance stratégique pour la compréhension de la dynamique même du récit.

Délaisser Apollonius : Jourdaine, la fille de son père

  • 21 Ces chansons dites « d’enfance » ont été étudiées par F. Wolfzettel, « Zur Stellung und Bedeutung (...)
  • 22 Voir M. Delbouille, « Apollonius de Tyr et les débuts du roman français », Mélanges offerts à Rita (...)

7La chanson source, en laisses décasyllabiques (JBd), noue un récit d’usurpation de fief dans le goût de Beuve de Hantone, Daurel et Beton ou Orson de Beauvais21 à une reprise d’Apollonius de Tyr22.

  • 23 Voir Beuve de Hamptone : chanson de geste anglo-normande de la fin du xiie siècle, éd. J.-P. Marti (...)

8Les ressemblances entre Jourdain de Blaye et Beuve de Hantone23 sont frappantes. L’héritier de Blaye, comme celui de Hantone, est un orphelin en butte à l’hostilité d’un traître. Il quitte son fief et trouve au loin une épouse en se mettant au service d’un souverain étranger, puis rentre dans ses terres pour affronter son rival, qui est aussi le meurtrier de son père ou de ses parents. Au cours de ses pérégrinations, il perd sa femme et son (ou ses) enfants pour les retrouver ensuite et asseoir fermement la puissance de son lignage. Dans cette entreprise, il est fidèlement soutenu par ses parents adoptifs qui sont aussi ses parrain et marraine, Renier et Erembourc, dont la fidélité n’est jamais prise en défaut. Cette alliance indéfectible avec le vassal fidèle rappelle celle qui unit Beuve de Hantone à son précepteur Soibaut et joue un rôle prépondérant dans les réussites militaires et sociales et du héros.

9Le remaniement en alexandrins (JBa) se fonde plus fermement encore sur cet argument et organise une vaste geste se déployant sur trois générations, de Jourdain à son petit-fils Richart qui héritera finalement de Blaye et même à son arrière-petit fils, Thibaud. L’intrigue foisonnante est régie par le devoir de recouvrer Blaye, le fief d’Ami, perdu par le père de Jourdain, Girart, dont un traître usurpateur a fomenté le meurtre. À cette obligation centrale s’ajoutent d’autres nécessités qui nourrissent le récit et forment le cadre de nombreux épisodes : les relations complexes avec Charlemagne qui détient la couronne de France, la conquête de l’Écosse sur les païens et la défense des terres de Richart, roi de Gadres (Cadix), le bienfaiteur de Jourdain lors de ses premières errances et le père d’Oriabel, l’épouse du héros.

10Par contre, la reprise du récit d’Apollonius de Tyr ne semble pas avoir intéressé le remanieur. Dans le Jourdain de Blaye en décasyllabes, Jourdain et Oriabel n’ont qu’un enfant : la belle Gaudisse à laquelle la chanson prête le destin aventureux de la fille d’Apollonius. Jourdain a laissé l’enfant auprès du roi Cemaire. À douze ans, elle est devenue plus belle que la fille de ce dernier. Elle provoque la jalousie de la reine qui fomente une trahison contre elle. Elle est conduite à Constantinople où elle suscite le désir du fils de l’empereur auquel elle résiste : elle ne souhaite pas se marier avant d’avoir retrouvé son père. Cependant, afin d’éviter une mésalliance entre le prince et une femme « qu’est d’estrange contree » (JBd, v. 3365), l’empereur fait jeter Gaudisse dans un bordel. Jourdain qui, accompagné d’Oriabel, vient d’arriver à Constantinople, réussit à sauver sa fille de la prostitution.

11L’auteur de la version en alexandrins abandonne ce schéma narratif qui fait de la belle héritière de Blaye une héroïne persécutée. Il conçoit un récit plus fermement inscrit dans la continuité des chansons d’enfance. L’établissement d’un lignage nombreux et solide, basé sur des alliances matrimoniales et amicales sûres et indéfectibles, et fortifié par la naissance d’héritiers mâles, est au centre de ce type de récit. Cette primauté donnée aux fils s’exprime le plus souvent par le recours au motif de la famille dispersée qui voue les enfants à une mise à l’épreuve de leur haute naissance dans un univers hostile. Les enfants disparus puis heureusement retrouvés sont presque toujours des garçons. On ne s’étonnera donc pas que, dans la nouvelle version de la chanson, un fils soit donné à Jourdain et à Oriabel. Cet enfant porte d’ailleurs le nom de son grand-père assassiné, Girart.

12Cependant, la fille aînée du couple ne disparaît pas du récit, bien au contraire. Elle prend le nom de Jourdaine et devient un personnage de premier plan dans la chanson. À la fin du récit, elle tiendra tête seule contre les païens qui menacent l’Écosse dont elle est la souveraine puisqu’elle a épousé Sadoine, le meilleur compagnon de son père. Elle prend les armes et fait merveille au combat en portant les couleurs paternelles, si bien qu’elle se confond avec lui aux yeux de ses ennemis :

Kalefrin fu dolans quant le dame a coisie ;
Bien cuide que ce soit Jourdain ciere hardie. (v. 21496-21497)

  • 24 Voir JBa, l. 739, v. 21662-21702.

13La belle princesse persécutée et avilie se mue en forte femme. Le récit de cette bataille va même jusqu’à solliciter le motif bien connu de la rencontre belliqueuse entre le père et le « fils » qui se combattent sans se connaître, moyen bien connu d’avérer, par l’égalité des forces en présence, l’excellence du lien de filiation. Jourdain, accompagné de Sadoine et de Richard son petit-fils, se rend à Beruic (Berwick) et s’apprête à porter secours aux assiégés. Il engage la bataille contre un chevalier revêtu de ses propres armes qu’il prend pour un ennemi déguisé. Il s’agit en réalité de Jourdaine qui se précipite vers lui à bride abattue24. La vaillance de la fille qui porte le nom de son père dit assez combien, dans l’esprit d’une geste féodale basée sur le motif de la famille dispersée, on attend d’un enfant premier né qu’il s’agisse d’un garçon. Ces retrouvailles guerrières révèlent d’ailleurs la place déterminante qu’occupe Jourdaine dans le lignage, puisque sa bravoure émerveille tant son père, que son mari et son fils (v. 21686-21694).

14Jourdaine est au centre de l’édifice narratif et lignager de la chanson. Autour d’elle s’articulent les trois générations qui affirment leur pouvoir sur le fief familial et sur les terres conquises.

Navigations et naufrages : naissance et enfance d’une fille de biche

15Une comparaison entre la chanson du xiiie siècle et la version en alexandrins fait apparaître que c’est précisément autour du personnage de Jourdaine que s’élabore le travail de remaniement le plus spectaculaire de la chanson. L’abandon du modèle fourni par l’histoire d’Apollonius de Tyr entraîne toute une série d’ajustements symptomatiques qui nous permettront de remonter vers les enjeux tant idéologiques qu’esthétiques de ce remarquable travail de réécriture.

  • 25 Les circonstances qui entourent la séparation de Jourdain et de son épouse suivent le modèle fourn (...)
  • 26 Voir P. McCracken, « Engendering sacrifice : Blood, Lineage and Infanticide in Old French Literatu (...)

16Les circonstances dans lesquelles Jourdain est séparé de sa femme et de sa fille sont au cœur de cet important réaménagement. Dans la chanson en décasyllabes, Oriabel enceinte tient à accompagner son mari lorsque celui-ci décide de partir à la recherche de Renier et Erembourg dont il a été séparé. Elle accouche de sa fille sur la mer. Une tempête se déclenche après la naissance de l’enfant. La cause en est curieuse, mais, comme on le verra, elle est déjà connue du lecteur ou de l’auditeur de la chanson : la mer a horreur du sang et rejette violemment tout corps atteint d’une hémorragie. Pour éviter le naufrage du navire, la parturiente est alors confiée aux flots dans un coffre25. Or l’incompatibilité entre le sang et l’eau de la mer a déjà été mise à profit lors d’une précédente navigation. Jourdain a dû fuir la France et le fief de son parrain Renier parce qu’il avait tué sans le savoir le fils de Charlemagne, Louis. Il s’embarque avec Renier et Erembourc, mais le navire subit une attaque de pirates. Jourdain parvient à atteindre la terre ferme en s’infligeant une blessure au bras, car il sait que la mer a horreur du sang et, en effet, une vague l’emporte jusqu’au rivage (JBd, v. 1212-1271). Les deux navigations se font donc écho en réitérant le motif du sang répandu, même si les blessures de l’homme et de la femme ne sont pas de même nature, comme l’a démontré Peggy McCracken. Jourdain s’inflige volontairement une blessure, alors que le corps d’Oriabel saigne du fait de la parturition26.

17Cette double référence au sang versé en mer disparait du remaniement en alexandrins, sans que pour autant ne s’estompe le jeu de réminiscence entre les deux navigations dont la fonction dans l’économie du récit perdure. Le premier voyage en mer a lieu dans les mêmes circonstances dramatiques que dans la chanson source. Jourdain est contraint à l’exil pour avoir causé la mort du fils du roi Charles. Il s’embarque en compagnie de Thibaut, le neveu de sa marraine Erembourc, qui s’est distingué dans les luttes contre le traître Fromont, l’assassin des parents de Jourdain. Une tempête se lève, le navire se brise contre des récits et Jourdain sera le seul survivant. Il échoue près du bord de mer, après avoir assisté, impuissant, à la noyade de Thibaut. Il est sauvé par une biche blanche qui le tire hors de l’eau :

Une cerve moult blanque, qui a lui ariva,
Les cornez li tendy et Jourdain escapa
Et s’afie en son cuer que moult bien les tenra.
Tant le maine le serve que de mer le rosta,
A tiere a mis Jourdain, ou sablon le lessa. (v. 3122-3126)

18La seconde navigation cause la séparation de Jourdain et d’Oriabel, mais, dans ce cas, la jeune mère n’a pas encore accouché. Elle souffre d’un mal de mer si tenace que son malaise révulse les flots. La tempête menace et les marins, persuadés que la mer réclame Oriabel, obligent Jourdain à se séparer d’elle. Elle est déposée dans un tonneau. Elle accostera à Pise où elle sera recueillie par un meunier qui exposera sa fille après sa naissance, en prétextant une mise en nourrice. L’enfant sera sauvée par un miracle semblable à celui qui a permis de préserver la vie de son père. Une biche prendra en charge l’éducation de l’enfant et la nourrira de son lait :

Or oiiez de l’enfant, mais qu’il ne vous anoit,
Qu’en la forés parfonde sur le sablon gisoit.
La fust mors et transis, mais Dieux y envoioit
Une cherve qui moult bien enpissee estoit.
L’enfant pris a ses dents, mie ne le bleçoit ;
Par dedens son repaire esramment le portoit
En une haute roche ou une kave avoit
Grande, lee et parfonde, et la le nourissoit. (v. 9856-9863)

19Cet épisode du salut offert par la biche à l’enfant exposé est particulièrement significatif en ce qui concerne la composition interne de l’œuvre, mais aussi d’un point de vue externe. Le recours à l’une des plus importantes innovations narratives proposées par les gestes du xive siècle fait apparaître des affinités entre la continuation tardive de la geste de Blaye et la production épique qui lui est contemporaine. Au moment où le récit bifurque de sa source et renonce à suivre l’intrigue d’Apollonius de Tyr, l’exposition de l’enfant et la protection que lui offre une nourrice animale relient explicitement la chanson avec le vaste ensemble de récits apparentés à la légende de Placide-Eustache.

  • 27 L’affinité du lion avec les représentations de la royauté et de la noblesse ou avec celle de l’éth (...)

20Cependant, dans le cas de Jourdaine, le bestiaire convoqué n’est pas aussi prestigieux que celui qui préside à l’éducation sylvestre des futurs souverains que sont les fils de la Belle Hélène de Constantinople, ou Octavien ou encore Lion de Bourges dont le père ou la nourrice sauvages sont des lions ou des lionnes27. La fille de Jourdain se contentera d’une biche, selon une tradition dont l’origine hagiographique ne fait pas de doute comme en témoignent les vies de saint Gilles ou de saint Étienne. Il n’en demeure pas moins que le sort de Jourdaine est singulier puisqu’il place la petite fille dans une position que la tradition narrative réserve le plus souvent à des enfants mâles. À notre connaissance, la seule autre fille à faire l’expérience d’une enfance de ce type appartient à un groupe de septuplés : il s’agit de la sœur du chevalier au cygne.

21Plusieurs fils du récit s’entrecroisent donc pour tisser autour de la naissance de Jourdaine et de son enfance sylvestre tout un réseau de motifs qui soulignent les liens de filiation entre la fille et son père, en ayant recours à une tradition qui sert le plus souvent à annoncer, dès son plus jeune âge, la gloire d’un héros masculin. D’ailleurs, la scène au cours de laquelle Jourdain découvrira la jeune fille nourrie aux mamelles de la biche salvatrice offre l’occasion de faire apparaître le bestiaire masculin et royal en usage dans les chansons contemporaines. Jourdain et son compagnon Sadoine partent à la chasse au sanglier, Jourdain suit les traces de la bête et s’éloigne du groupe des chasseurs. Il est bientôt attaqué par deux ours et deux léopards qu’il tue avec l’aide d’un lion providentiel. Il suit ensuite les traces du sanglier et le met à mort. Une clairière et une fontaine se présentent alors à lui et il y aperçoit la biche nourricière (« une cherve escornee / qui est en tous païs bisse appiellee / […] le bisse voit qui fu crasse, grosse et ronee », v. 13892-13893 et 13899), puis la jeune fille. Les retrouvailles avec l’enfant perdu ont pour unique témoin toute une ménagerie chevaleresque qui manifeste sa révérence et fait bientôt cortège au roi et à sa fille :

Jusques a la fontainne ne cesse ne detrie
Ou son destrier trouva paissant le praierie
Et le lïon roial qui le bon roy festie
Et le bisse qui vers le bielle s’umelie
Et le saingler qui gist mort en le praierie.
Et sur le gran lion qui viers lui s’umelie
Fist monter le pucielle qui tant fu eschevie,
Puis monta o destrier par ginple orfroissie
Par derriere le porc de grande sigourie,
Et se met o cemin viers Pise le garnie. (v. 14010-14019)

  • 28 Voir Foehr-Janssens et al., « Représentations de l’allaitement ».
  • 29 Voir L. Strivay, Enfants sauvages : approches anthropologiques, Paris, Gallimard, 2006.

22Cet épisode confirme les enseignements que l’on peut tirer de la lecture de la plupart des épisodes similaires présents dans les chansons du xive siècle : l’éducation sylvestre d’enfants nobles a pour principale fonction de consacrer la distinction sociale dont leur lignage se réclame. Si les enfants cygnes, les fils de la Belle Hélène ou encore la belle Jourdaine sont nourris d’un lait animal, celui-ci avère bien plus la grandeur et l’élévation de leur nature qu’il ne provoque un quelconque ensauvagement des nourrissons. En outre, le détour par la forêt est aussi l’occasion, notamment dans La Belle Hélène de Constantinople, d’insister sur la filiation paternelle qui s’affirme symboliquement par la présence de l’animal noble et par le don d’une nourriture d’origine non domestique28. En ce sens, ces récits d’enfances animales ne répondent pas au même paradigme que celui qui régit les récits d’enfants-loups ou d’enfants-ours en vogue à partir des xvie et xviie siècles29. L’apparentement avec des animaux issus du bestiaire de la noblesse (cerf et lion notamment) s’inscrit dans une dialectique complexe entre sauvagerie et majesté que les paroles de Jourdaine révèlent bien, lorsqu’elle se reconnait simultanément comme la fille de la biche et celle de la Vierge Marie :

N’ai mere autre que lui [= le bisse] dont je soie infourmee,
Fors le Vierge Marie. (v. 13908-13909)

23En infléchissant légèrement l’architecture générale de la chanson par la suppression de certains motifs (le sang versé en mer) au profit d’autres (la biche salvatrice), le travail de réécriture procède par petites touches à une transformation complète du personnage de la fille aînée de Jourdain de Blaye. D’une part, l’appartenance de l’aîné des enfants de Jourdain au sexe féminin, imposée par la reprise du modèle d’Apollonius de Tyr dans la chanson en décasyllabes, est régulièrement contredite par l’émergence de modèles narratifs qui pointent vers un éthos épique et viril (l’enfant cerf, l’amazone). Cette stratégie permet de façonner, comme le choix du prénom de l’héritière l’annonce et comme l’enfance sauvage le confirme, une figure qui vient redoubler celle du héros masculin. La fille est invitée à devenir le fils de son père.

24Mais dans le même temps, Jourdaine occupe, en tant que fille, épouse et mère, une place centrale dans l’économie lignagère de la chanson. Parce qu’elle est une femme, elle peut se tenir, comme on l’a vu, au point d’articulation entre les générations, mais aussi entre les maisons alliées, celle de son père, bien entendu, en vertu du droit d’aînesse, mais aussi celle de son grand-père maternel, dont son fils porte le nom, Richard, et celle de son mari, le compagnon d’armes de son père, le païen écossais converti au christianisme. C’est donc par elle, plus que par tout autre acteur du récit, que s’effectue la jonction des royaumes de Gadres et d’Écosse avec la seigneurie de Blaye et que s’affirme la puissance militaire et politique que les exploits de Jourdain ont permis d’édifier.

La charité de Blaye : trouble dans la parenté

25Si l’effort de réagencement des aventures de Jourdaine laisse entrevoir une volonté de remodeler le personnage de l’héritière de Blaye selon le canon de la bravoure paternelle, la chanson en alexandrins n’éradique pourtant pas tout à fait le souvenir de la belle Gaudisse, la fille de Jourdain dans la chanson en décasyllabes. Son nom, du moins, fait retour pour désigner un personnage apparemment secondaire, mais dont l’emploi revêt une signification cruciale, comme nous aimerions le montrer à présent. Gaudisse est la fille de la nourrice à laquelle Jourdain confie son second enfant, Girart. Elle vient donc prend place dans une configuration parentale parallèle à celle de la parenté de sang. Elle est la sœur de lait du jeune prince :

La mere au valeton que Gerart on lomma
N’avoit point de marit, a ce tans trespassa ;
Cel enfant de .iiii. ans de lui li demora
Et s’ot une fillette que Gaudisse on nomma,
Qui n’avoit que .ii. ans a che c’on me conta ;
Comme le sien enfant de bon cuer l’alaita.
Jourdain en une cambre demourer les rouva
Assez pres de se fame, a norir li donna
Gerardin le sien fil que son cors engendra. (JBa, v. 13625-13633)

26De plus, son frère utérin a transmis son nom de baptême à l’enfant royal, nom qui pourtant n’est autre que celui du père de Jourdain.

  • 30 Voir R. Köhler, « Die Beispiele aus Geschichte und Dichtung in dem altfranzösischen Roman von Gira (...)

27Les premières indications concernant ce personnage nous sont données au moment où le récit aborde la naissance de Girart (v. 13628), mais ce n’est que deux mille vers plus loin que se situe l’anecdote qui donne véritablement chair à cette figure. Gaudisse devient en effet l’héroïne d’un petit récit adventice, sorte d’exemplum enchâssé, dont la présence dans la chanson ne se laisse pas facilement expliquer au premier abord. La fille de la nourrice endosse le rôle que Valère Maxime assigne à Péro ainsi qu’à une figure restée anonyme dans ses Dits et faits mémorables, V, 4, 7 : elle nourrit de son lait sa mère emprisonnée et la sauve ainsi de la famine. La reprise de ce récit antique au cœur d’une chanson de geste a de quoi étonner, même si de nombreuses versions de l’exemplum de la charité romaine circulent à partir des xiie et xiiie siècles30. Que vient faire ici cette histoire ? Pourquoi reprendre le nom de la chaste héroïne persécutée de la chanson en décasyllabes pour l’appliquer à une icône de la pitié filiale et de la maternité triomphante ? Autant Jourdaine se tient éloignée des stéréotypes les plus attendus de la féminité, autant Gaudisse semble vouée à les incarner les uns après les autres.

28Pour tenter de donner sens à l’insertion de cet élément narratif étranger, il nous faut appréhender plus précisément la mécanique narrative de la chanson. Quel est le fil conducteur de l’histoire ?

Le traumatisme et ses répliques

29Les ressemblances structurelles entre Beuve de Hantone et Jourdain de Blaye permettent d’éclairer les lignes de force du récit. Dans l’une comme dans l’autre geste, la mort violente du père ou des parents, représente, au début du récit, un événement qui détermine l’ensemble de l’intrigue en lui donnant d’emblée une tonalité dramatique. Le héros, orphelin déshérité, victime d’un usurpateur criminel, ne cessera, tout au long du récit, de retourner à la scène primitive que constitue ce meurtre. La structure mentale qui régit le projet de vengeance définit Beuve et Jourdain dans leur être narratif, si bien que ce ne sont pas seulement les personnages qui se trouvent affectés par l’impératif vindicatif qui motive leur action. Le récit lui-même et les formes de sa diction dépendent de ce noyau proprement traumatique de l’intrigue. L’itinéraire qualifiant des héros est aussi un récit de résilience.

  • 31 Voir Heintze, König, Held und Sippe, p. 47-48.
  • 32 Voir Ami et Amile, v. 3168-3241.

30Dans Jourdain de Blaye, la valeur traumatique de la trahison initiale prend une ampleur inédite. Dès la chanson du xiiie siècle, le méfait répond à une logique d’amplification et de dramatisation : non content d’assassiner froidement les parents de Jourdain, Girart et Hermenjart, Fromont le félon prétend aussi attenter à la vie de leur fils. Il persécute et torture le parrain et la marraine de l’enfant, Renier et Erembourc, pour les forcer à remettre entre ses mains le nourrisson dont ils ont la garde. Afin de préserver la vie du fils de leur seigneur, les malheureux décident alors de livrer leur propre enfant au bourreau. Ce motif, comme l’a bien vu Heintze31, se trouve dans Daurel et Beton. Mais l’infanticide sacrificiel n’est pas inédit dans la geste de Blaye. Dans Ami et Amile, la chanson qui en marque le point d’origine, Amile décide de décapiter ses fils afin de pouvoir, grâce à leur sang, guérir Ami de la lèpre. Le contexte est certes différent ; il se peut toutefois que la présence de cette thématique dans la première chanson du cycle ait frayé la voie à la représentation de l’infanticide dans la continuation. Tout, dans Ami et Amile, et notamment cet épisode sanglant, tend à démontrer la précellence d’une parenté de cœur et d’élection sur la parenté de sang. Amile sacrifie ses enfants au nom de l’amitié sacrée, forgée sur un paradigme de sainte fraternité, qui le lie Ami et cette loyauté absolue fera son salut : les enfants ressuscitent pour la plus grande joie de leurs parents et de toute la cité32.

  • 33 McCracken, « Engendering sacrifice », p. 56, fait remarquer que la ligne de démarcation entre sacr (...)

31Jourdain de Blaye infléchit notablement cette posture idéologique. D’une part, la mort violente de l’enfant n’est suivie d’aucun miracle, d’autre part, les valeurs qui gouvernent le choix sacrificiel sont d’une autre nature. Renier et Erembourc, par leur dévouement au fils du seigneur de Blaye, inaugurent un modèle au sein duquel les obligations vassaliques prennent le pas sur tout autre attachement33. Ils rabattent l’idéalisation des liens de l’amitié spiritualisée qui prévaut dans Ami et Amile sur le système d’alliances féodales et d’obligations sociales que la chanson source du cycle s’applique à dénoncer. En l’épargnant, ils désignent Jourdain comme leur fils préféré, au détriment leur propre progéniture et, ce faisant, ils confondent jusqu’à les rendre inextricables, les devoirs de vassalité et ceux de la parenté. Ce mouvement n’est pas étranger aux chansons apparentées à Beuve de Hantone. Le maître de Beuve, Soibaut, et son fils Thierry mettent tous leurs talents au service du lignage de Hantone et le dénouement de la chanson, qui multiplie les alliances entre Thierry et Beuve, plaide en faveur d’une équivalence entre amitié, vassalité et parenté voire d’une absorption de l’une dans l’autre. Fondée narrativement sur un crime de sang, la geste de Hantone semble chercher à retisser par tous les moyens la trame d’une parenté déchirée quitte à agréger aux liens agnatiques tous les autres types d’apparentement.

  • 34 Renier et son épouse élèvent Jourdain comme s’il s’agissait de leur propre fils Girart.

32Dans Jourdain de Blaye, la cruauté des meurtres liminaires a pour corollaire un renforcement de cette tendance, non sans conséquences sur la conduite du récit. L’aggravation de la forfaiture initiale place Jourdain dans une position particulièrement délicate et douloureuse du point de vue de la parenté. L’orphelin est doublement redevable de sa vie, à ses parents décédés tout d’abord, mais aussi à l’enfant sacrifié à sa place, avec lequel il se confond34, et à ses parents adoptifs. Le deuil du père se réfracte dans celui du pair et la dette du fils se redouble.

33Le meurtre de l’enfant sacrifié fait l’objet d’une description pathétique dans chacune des deux versions. Dans la plus ancienne, Fromont, sourd aux supplications de ses barons, se saisit de son épée et décapite froidement l’enfant. Le ciel s’ouvre et des anges apparaissent pour en emporter l’âme au paradis, assimilant la victime aux saints Innocents (JBd, v. 700-708).

34Dans la chanson en alexandrins, la mise à mort est plus cruelle encore. Après avoir tranché la tête de l’enfant sous les yeux de ses parents, Fromont découpe l’enfant en trente morceaux :

Yl a mandé son branc, on li a aporté ;
Que vous aroie jou lonc conte devisé ?
De l’espee a l’enfant Gerart le quief copé
Devant Renier qui l’ot de se char engendré.
Encor ne soufist pas au glout desmesuré,
S’en .xxx. piecez n’a l’enfançon decopé. (JBa, v. 1524-1532)

35Si l’enfant sacrifié ne ressuscite pas, son supplice fait de lui, à coup sûr, un martyre. Sa mort devient le symbole d’un tort irréparable dont l’enfant survivant doit porter le poids. La version en alexandrins s’attache à souligner l’intrication de ces relations marquées par la perte grâce à une stratégie de nomination particulièrement insistante. Dans la chanson du xiiie siècle, le fils de Renier s’appelle Garnier, mais le remanieur, lui, n’y va pas par quatre chemins : il rebaptise le nourrisson sacrifié et lui fait porter le même nom que le père de Jourdain, Girart. Un tel redoublement donne des indications précieuses sur la portée du récit. Plus encore que la version antérieure, la chanson ouvre la voie, par ces jeux de superpositions nominales, à un brouillage entre les générations et les modes de la parentalité. La dynamique même du récit s’en trouve contaminée : les pertes ne cessent de se multiplier et de se recouvrir les unes aux autres.

36À ce titre, la façon dont le Jourdain en alexandrins réinvestit le récit de la première navigation malheureuse du héros se révèle particulièrement significative. On se souvient que, dans la version antérieure, Jourdain voyage avec ses « parents » Renier et Erembourc. Il les perd au cours d’une attaque de pirates. La façon dont il s’inflige une blessure et est « jeté à la rive » par la mer (JBd, v. 1271) retrace certes une tentative réussie de sauvetage, mais celle-ci s’opère par des actions, automutilation et rejet, qui sont pour le moins ambivalentes. Cet épisode est très profondément remanié dans la version en alexandrins qui profite des circonstances dramatiques d’un naufrage pour remettre en scène les données du traumatisme inaugural. On se souvient que Jourdain est accompagné du neveu d’Erembourc, Thibaut, qui se noie sous ses yeux :

Tous furent perilliez que nulz n’en escapa,
O les waghez floterent, mais Jourdains rewarda
Et voit Tiebaut noiier, qui en mer effondra. (JBa, v. 3118-3120)

37Comment ne pas voir que la mort de Thibaut réactive celle du jeune Girart ? La suite du récit associera avec insistance cette mort par noyade à la double perte des deux Girart, le père et le quasi frère, et au meurtre involontaire du fils de Charlemagne. Plusieurs récits rétrospectifs ponctuent l’action de la chanson qui tous reviennent, un peu à la manière d’un refrain, sur les malheurs de Jourdain, au nombre desquels on retrouve avec constance la mention de la noyade de Thibaut (par exemple v. 7727-7777). Parfois, la mention de la mort du jeune Girart disparaît, mais celle du neveu d’Erembourc revient avec insistance :

De Gerart li souvint, son pere le baron.
Et de dame Ermengart, se mere o le crin blon,
Que Fromon eut murdri par nuit en traïson ;
Et de Tiebaut li membre, le jone dansillon
Qui fu noiiés en mer tout par son ocoyson
Et de chou qu’il avoit ochiz le fil Charlon
Et qu’il avoit guerpy le soie estrassïon,
Se tiere et son païs et Renier le baron. (JBa, v. 4055-4062 ; voir aussi v. 7647-7661)

38Ces listes associent par le souvenir les morts subies et les torts infligés, si bien que ces récits de vie qui ont, par ailleurs, pour fonction de rappeler au lecteur de cette fiction au long cours les grandes lignes de l’intrigue, tiennent de la plainte aussi bien que de la mise en accusation. Du même coup, le récit de vengeance prend des allures d’anamnèse. C’est toute la poétique mémorielle de la chanson, faite de retours en arrières et de reprises formulaires que ce ressassement prendre à sa charge.

Gaudisse ou le lait de (re)naissance

  • 35 Voir TL viii, c. 1089-1092.

39Nul doute, de ce point de vue, que la naissance du fils de Jourdain, prénommé lui aussi Girart, ne revête une importance stratégique dans le long parcours du héros. La venue au monde de l’héritier mâle, qui est propre à la chanson en alexandrins, permet de faire revivre le père assassiné : tel est, au sens fort, la signification du verbe restorer35 (v. 13604). Pourtant, le choix du nom qu’il convient de donner à ce fils providentiel ne s’impose pas d’emblée à Jourdain. La remémoration du nom du père passe par la médiation de la famille nourricière à laquelle appartient précisément le curieux personnage de Gaudisse, sorte de personnage-fantôme qui avère la présence de la chanson source dans le corps du texte remanié.

40Au moment de la naissance de son fils, Jourdain rencontre une femme et son enfant, nommé précisément Girart :

.I. venredi matin, du moustier revenoit,
Voit une povre fame qui .I. enfant tenoit ;
A Jourdain pour Jesus l’aumonne demandoit,
Et Jourdain li demande comment son fieux nommoit.
« Sire, Gerart ot non quant on le baptisoit. »
Quant Jouradin l’entendy, de pité larmioit,
Du père li souvint qui son père engenroit ;
Adont en soy meïsmez disoit et affioit
Qu’en l’onneur de Jesus son fil nommez seroit
Gerart pour cel enfant qui assez povre estoit,
Pour restorer son père que Fromon mourdissoit. (JBa, v. 13594-13604)

41La présence de l’enfant Girart qui devient le parrain du Girart nouveau-né réactive, sans le nommer explicitement, le souvenir de l’autre victime du traître Fromont : le fils sacrifié de Renier et Erembourc. Si la naissance de Girart permet d’affirmer le rétablissement du lignage meurtri par la trahison, l’entremise nécessaire de l’enfant pauvre active un second devoir qui reste inavoué : redonner un fils au père ou aux parents endeuillés. Les crimes de Fromont, sa volonté d’exterminer le lignage de Blaye, ont placé Jourdain devant un devoir de mémoire presque insurmontable qui confond les générations, puisque l’objet de la perte est tout à la fois un père révéré et un nourrisson martyrisé.

42Dans la chanson du xiiie siècle, le dénouement prend en compte cette perturbation généalogique. En l’absence d’un héritier mâle, Jourdain cède son fief héréditaire, Blaye, à Renier et devient roi sur le trône du père d’Oriabel. La chanson se clôt sur une reconnaissance explicite de la dette de Jourdain à l’égard de ses parents adoptifs :

Renier appelle a la chiere menbree
Et sa marrine la cortoise senee.
« Sire parrains, n’a mestier celee,
Par Deu et voz est ma vie sauvee,
Par moi avéz mainte paingne enduree,
Ja n’en seroit la vertéz acontee.
La granz amors que vos m’avez monstree
Ne porroit pas iestre guerredonnee ;
Mais puis c’or est la chose ainsiz alee
Que li rois Marques a sa vie afinee,
Cuite vos doins ceste cité löee,
Toute ma terre vous soit abandonnee,
Vostre soit lige, bien l’avez achatee. » (JBd, v. 4199-4211)

43Jourdain reconnait le prix de la filiation d’adoption qui le lie à Renier. Mais l’expression de cette gratitude a aussi ceci de singulier qu’elle implique un bouleversement de la logique héréditaire, puisque la transmission remonte le cours des générations : c’est à son père-parrain que Jourdain transmet son héritage.

  • 36 Voir JBa, v. 15359-15427.

44Le remaniement en alexandrins, quant à lui, resserre les liens d’équivalence entre le père assassiné et le fils sacrifié en les assimilant l’un à l’autre par leur nom. Il monumentalise ainsi la figure du père défunt et donne au second crime l’allure d’une réplique du premier. Il dote ensuite le héros d’une descendance plus nombreuse, appelée à assurer la continuité de son pouvoir retrouvé et amplifié : son fils Girart, mais surtout, comme on l’a vu son petit-fils Richart, né de l’union de Jourdaine et de Sadoine et son arrière-petit-fils Thibaut, fils de Richart et de la belle Soline. Ce déploiement du lignage en ligne directe marque la primauté de la restauration féodale qu’implique la mémoire du père et tend à encrypter du même coup celle de l’enfant démembré, qui fait pourtant retour sous la figure du jeune compagnon disparu dans le naufrage. Il est symptomatique, de ce point de vue que Jourdain renonce à faire de son fils son héritier36 et privilégie la lignée de sa fille, comme si l’option narrative principale qui consisterait à mettre en œuvre le rétablissement de la lignée dans le fief de Blaye, que la chanson source ne prévoit pas, se heurtait malgré tout à un obstacle.

45C’est ici que le récit enchâssé dont Gaudisse est l’héroïne prend tout son intérêt. L’histoire de la fille qui nourrit sa mère offre en effet une image frappante du trouble de la parenté qui affecte le lignage de Jourdain. Plus exactement, ce qui est en jeu ici, c’est l’inversion des rapports de filiation : la fille nourrit sa mère, elle fait remonter, avec le lait offert pour la survie maternelle, la piété filiale à son origine. Gaudisse agit donc selon une logique similaire à celle qui motive Jourdain dans la chanson en décasyllabes lorsqu’il privilégie la mémoire du fils de Renier et la parenté d’eau baptismale par rapport aux liens du sang en offrant son fief à son père de cœur. En enchâssant le récit exemplaire dans sa trame, la chanson en alexandrins ménage une place à une voie narrative qu’elle n’emprunte plus, mais dont la logique est pourtant indispensable au dénouement de l’action.

  • 37 Le sens de la justice de Jourdain est mis à l’épreuve au cours de cette anecdote : il se doit d’ag (...)

46Il faut prêter attention aux circonstances qui ont valu à la mère de Gaudisse son emprisonnement : la malheureuse est responsable de la mort par noyade d’un enfant ! Le récit de ce drame adventice mérite notre intérêt, car il évoque le célèbre jugement de Salomon37. Il se situe au moment où les enfants, Gaudisse, Girart, son frère utérin et Girart son frère de lait, sont devenus adultes. La mère de Gaudisse et de Girart a une voisine qui vient d’avoir un enfant. Lors des relevailles de la jeune mère, les deux femmes prennent ensemble un bain. La plus jeune des deux femmes s’absente pour acheter du pain et du vin et laisse l’enfant sous la surveillance de sa voisine. Celle-ci s’endort et, à son réveil, elle constate à son grand dam que l’enfant s’est noyé :

Ens es bains s’en dormy et l’enffant effondroit,
Noiiez fu sans respit quant celle s’esvilloit ;
Vos poez bien savoir que grant deuil demenoit. (JBa, v. 15473-15475)

47Il est sans doute inutile d’insister sur le fait que la mort de cet enfant fait écho au naufrage de Jourdain et à la noyade de Thibaut, dont nous avons vu qu’il fait office de souvenir écran et oblitère la mémoire de la mort atroce de Girart, l’alter ego de Jourdain, tout en la réactivant sans cesse.

48Le cas est porté devant Jourdain, la mère réclame justice et le seigneur est obligé, à regret, de condamner la nourrice de son fils à « pourrir en prison » (v. 15500). Elle sera astreinte à un régime alimentaire très sévère qui la condamne à mourir d’inanition. Gaudisse, de son côté, s’est mariée, mais elle est veuve et a perdu un enfant qu’elle allaitait encore. Elle se rend donc chaque jour, à la prison et sustente sa mère de son lait :

Ses mamellez ataint, par pité les bailla
Et celle par famine .I. petit en tasta,
Et quant tastee en ot, assez tos recouvra. (JBa, v. 15529-15531)

  • 38 Par deux fois, Jourdain fait pénitence : lorsqu’il s’astreint au mutisme pour avoir infligé une dé (...)

49Le récit de la charité de Blaye se déploie dans un contexte entièrement féminin : c’est au sens le plus propre qu’on puisse imaginer, une histoire de nourrices, de puériculture et d’allaitement maternel. Pourtant, du fait même de son contexte étranger au monde viril des guerriers, il offre à Jourdain un reflet exact de sa propre situation de héros endeuillé. Comme la nourrice coupable sans le vouloir d’infanticide, Jourdain porte la responsabilité de la mort des enfants que sont Girart et Thibaut. En condamnant la nourrice de son fils, il se condamne lui-même38 et agit avec rigueur. Mais l’attitude de Gaudisse ouvre la voie à une œuvre de miséricorde. Tout en mettant en œuvre une piété filiale parfaite, la fille allaitant sa mère agit au rebours de la sentence de culpabilité, elle préserve la vie en dépit du verdict de mort. En inversant le flux générationnel, en offrant à sa mère le lait qui aurait dû nourrir son enfant décédé, elle s’oppose à toute logique d’inculpation. Gaudisse, la joyeuse, prend la parenté à rebrousse-poil comme pour débarrasser le passé de sa pesanteur mortifère. En se faisant, comme fille, la mère de sa mère, elle ouvre le récit à tous les possibles du pardon et de la vie : son exemple permet finalement la libération de la nourrice (v. 15575-15597).

50Cette histoire enchâssée revêt un aspect emblématique et nous pouvons en trouver un indice supplémentaire dans une suite d’adjectifs destinés à qualifier l’embonpoint apparemment miraculeux de la prisonnière. En effet la manière dont est décrit le corps de la mère de Gaudisse permet de rattacher cet épisode à d’autres occurrences où une semblable œuvre de vie ou de survie se manifeste. Gaudisse sauve sa mère de la famine pendant un an et douze jours. Un jour, apercevant Gaudisse, Jourdain s’enquiert de la nourrice dont il pense qu’elle a été mise en terre depuis longtemps. Le gardien de la prison lui apprend qu’il n’en est rien :

Par foy, dist li touriers, ses cors est encor viz,
Si n’a but que de l’iaue et mengiet du pain biz,
Et c’est crasse et ronnee ! (JBa, v. 15563-15565)

51Ce qualificatif, ronné (TL viii, c. 1365, s.v. rodné, rosné), que le glossaire enregistre avec la signification de « rond, arrondi », apparait trois fois, associé à l’adjectif cras (complété deux fois par un troisième synonyme, gros). La première occurrence s’applique à un contexte tout à fait similaire à l’histoire de Gaudisse et de sa mère. Lorsque, au seuil du récit, Renier et Erembourc sont en prison, le corps de Renier résiste aux privations, conserve son embonpoint et suscite l’étonnement de Fromont :

Quant Fromon l’a veü, ne dist në o ne non,
Car Renier vit haitiet et sans corupcïon,
Cras et gros et roné et s’avoit char foison. (JBa, v. 1436-1438)

52Le corps non altéré de Renier atteste la résistance du vassal à l’égard de la tyrannie. Pour expliquer la conservation de sa bonne santé, malgré la rigueur du régime carcéral, Renier n’hésite pas à user du terme de surexion et à porter ce miracle au compte de Dieu et de sa femme :

Nulz n’a fait for ques Dieux ceste surexïon
Et me fame, qui a a Dieu s’intencïon :
Par ses prierez m’a fait ceste warison. (JBa, v. 1452-1454)

53Les prières d’Erembourc jouent le même rôle que le lait de Gaudisse, et, bien que la vertu des parents de Girart n’ait pas réussi à assurer la résurrection de leur fils, la belle corpulence du prisonnier témoigne de la vertu salvatrice du sacrifice consenti. La charité contient déjà en elle-même, le pardon de l’offense.

54La seconde occurrence de la suite cras, gros et roné est tout aussi significative, car elle concerne cette fois l’animal nourricier qui a préservé la vie de Jourdaine :

Le bisse voit qui fu crasse, grosse et ronee. (JBa, v. 13899)

55Le corps de la biche est comparable à ceux de Renier et de la nourrice nourrie du lait de sa fille. Sa rondeur vaut pour la plénitude du salut, donné ou reçu, c’est tout un, semble-t-il. Cette reprise formulaire, qui lie la référence à l’allaitement à la présence d’un corps bienheureux parce que bien nourri, permet d’établir un lien ferme entre les deux épisodes qui mettent en œuvre le motif de l’allaitement et d’en comprendre la signification. La biche et Gaudisse avèrent la valeur cardinale de la lactation héroïque ou miraculeuse : la relation allaitante instaure un paradigme de la charité parentale qui peut, en dépit de la violence meurtrière, s’exercer entre les générations, tant dans l’ordre descendant qu’ascendant : elle offre donc un remède au ressassement du deuil en faisant espérer une « restauration » de la perte. La reprise du récit de la charité romaine a une fonction de symbolisation des enjeux de la chanson. Au gré des effets de parallèles que présente cette aventure avec la situation de Jourdain, on pourra considérer que Gaudisse incarne la force vive de la chanson.

56À partir des données de la chanson source, le remaniement en alexandrins procède à une dramatisation des conséquences du drame initial. La superposition du père assassiné et du frère sacrifié, la noyade de Thibaut, le neveu d’Erembourg, et la création du personnage de Girart, le fils censé prendre la relève des proches défunts, installent la narration dans une logique de la remémoration accablante, particulièrement sensible dans les plaintes auto-accusatrices du héros. Cependant, de même que la trame narrative fait alterner remémorations douloureuses et exploits remarquables, de même, en se reconfigurant, la descendance de Jourdain divise l’héritage traumatique pour confier à Jourdaine le pouvoir d’un rétablissement du lignage et à son alter ego Gaudisse, celui d’une réparation heureuse et l’espoir d’une parenté accomplie par les bienfaits d’un lait offert pour le salut de tous.

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Notes

1 Voir Cl. Roussel, Conter de geste au xive siècle : inspiration folklorique et écriture épique dans « La Belle Hélène de Constantinople », Genève, Droz, 1998 ; Fr. Suard, Guide de la chanson de geste et de sa postérité littéraire ( xie-xve siècle), Paris, Champion, 2011, troisième partie : « L’épopée à la fin du Moyen Âge », p. 271-280 ; M. Bacquin, « La chanson de geste “tardive” : décadence ou développement du genre ? L’exemple de Theseus de Cologne », Le Moyen Âge par le Moyen Âge, même. Réception, relectures et réécritures des textes médiévaux dans la littérature française des xive et xve siècles, éd. L. Brun, S. Menegaldo, A. Bengtsson et D. Boutet, Paris, Champion, 2012, p. 83-96.

2 Voir L’Épique médiéval et le mélange des genres, éd. C. Cazanave, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2005, notamment l’introduction de C. Cazanave, p. 5-25, et l’article de Fr. Suard, « Impure, en son début même, la chanson de geste… », p. 27-46.

3 Il faut renvoyer ici aux ouvrages éclairants de S. Gaunt, Gender and Genre in Medieval French Literature, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 et de S. Kay, The Chansons de Geste in the Age of Romance : Political Fictions, Cambridge, Clarendon, 1995, insuffisamment cités dans les études francophones.

4 Les reproches martiaux de Guibourg à Guillaume cédant au désespoir dans la Chanson de Guillaume, l’acquiescement de Bélissant au sacrifice de ses enfants dans Amile et Amile, celui d’Erembourc au meurtre de son fils dans Jourdain de Blaye montrent combien les personnages féminins défendent de manière exemplaire les valeurs féodales et guerrières des chansons.

5 Ami et Amile, éd. P. F. Dembowski, Paris, Champion, 1969 ; Jourdain de Blaye (Jourdains de Blavies), éd. P. F. Dembowski, rééd. Paris, Champion, 1991. Les citations de ce texte sont tirées de cette édition.

6 Le texte a été édité sur la base du seul manuscrit complet (Paris, Arsenal, 3144) ; voir Jourdain de Blaye en alexandrins, éd. T. Matsumura, Genève, Droz, 1999, 2 vol., p. xi-xiii. Les citations du texte sont tirées de cette édition.

7 Bertrand de Bar-sur-Aube, Girart de Vienne, éd. W. van Emden, Paris, SATF, 1977, v. 11.

8 Jourdain de Blaye en alexandrins, v. 21-27.

9 Voir Ch. Ferlampin-Acher, « À propos de Jourdain de Blaye : le genre épique et les personnages féminins », L’Information littéraire, 44, 1992, p. 42-45.

10 Jourdain de Blaye en alexandrins, quatrième de couverture.

11 Suard, Guide de la chanson de geste, p. 295.

12 Voir G. Lemieux, Placide-Eustache. Sources et parallèles du conte type 938, Québec, Presses de l’Université de Laval, 1970 ; C. Brémond, « La famille séparée », Communications, 39, 1984, Les Avatars d’un conte, p. 5-45.

13 Tristan de Nanteuil présente une situation un peu exceptionnelle à cet égard. Le héros est bien nourri de lait non humain et fait l’expérience d’une enfance sauvage, mais sa nourrice est une sirène. Plus tard, il séjourne dans la forêt sous la garde d’une cerve particulièrement féroce, qui le protège, mais ne le nourrit pas de son lait.

14 Voir P.-O. Dittmar, C. Maillet, A. Questiaux, « La chèvre ou la femme. Parentés de lait entre animaux et humains au Moyen Âge », Images Re-vues [en ligne], 9, 2011 ; P. McCracken, « Nursing Animals », From Beasts to Souls : Gender and Embodiment in Medieval Europe, Notre Dame (Indiana), Notre Dame University Press, 2013, p. 39-64 ; P. McCracken, « The Wild Man and His Kin in Tristan de Nanteuil », L’Humain et l’animal dans la France médiévale ( xiie-xve s.) / Human and Animal in Medieval France (12th-15th c.), éd. I. Fabry-Tehranchi et A. Russakoff, Amsterdam – New York, Rodopi, 2014, p. 23-42.

15 Voir les travaux de D. Lett sur la famille, les enfants et la parenté : Famille et parenté dans l’Occident médiéval : ve-xve siècle, Paris, Hachette, 2000 ; D. Alexandre Bidon et D. Lett, Les Enfants au Moyen Âge, rééd., Paris, Hachette, 2014. Pour prendre la mesure de l’importance des enquêtes menées dans ce domaine depuis une dizaine d’années, on peut se reporter à la liste des volumes parus dans la collection des éditions Brepols, « Histoires de famille. La parenté au Moyen Âge ».

16 La première partie de l’ouvrage publié par V. Dasen et M.-C. Gérard-Zai, Art de manger et art de vivre : nourriture et société de l’Antiquité à nos jours, Gollion, Infolio, 2012, est consacrée aux rapports entre allaitement, parenté et lien social. Une thèse de doctorat, consacrée à la fonction que peuvent prendre les scènes d’allaitement dans l’imaginaire lignager des chansons de geste, est en cours de rédaction sous la plume de Céline Venturi à l’Université de Genève dans le cadre d’un programme de recherche soutenu par le Fonds national de la rechercher scientifique suisse ; voir le site Lactation in history, consultable sur le site de l’Université de Genève.

17 Voir D. Lett, « L’allaitement des saints au Moyen Âge. Un seul sein vénérable : le sein de la Vierge », Allaitements en marge, éd. D. Bonnet, C. Le Grand-Sébille et M.-F. Morel, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 163-174.

18 Voir Y. Foehr-Janssens, B. Roux et C. Venturi, « Représentations de l’allaitement au Moyen Âge : invisibilité ou prolifération matérielle et légendaire », Allaitements et pratiques de sevrages : approches pluridisciplinaires et diachroniques, éd. I. Séguy et E. Herrscher, Paris, INED, 2016, à paraître.

19 Tristan de Nanteuil se caractérise par un recours plus systématique à ce type de motifs.

20 Valère Maxime, Dits et faits mémorables, éd. R. Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1995-1997, livre V, 4, 7, vol. 2, p. 108-109.

21 Ces chansons dites « d’enfance » ont été étudiées par F. Wolfzettel, « Zur Stellung und Bedeutung der Enfances in der altfranzösischen Epik », Zeitschrift für französische Sprache und Literatur, 83/4, 1973, p. 317-348 ; A. Adler, Epische Spekulanten, Munich, Fink, 1975 ; M. Heintze, König, Held und Sippe : Untersuchungen zur Chanson de geste des 13. und 14. Jahrhunderts und ihren Zyklenbildung, Heidelberg, Winter, 1991.

22 Voir M. Delbouille, « Apollonius de Tyr et les débuts du roman français », Mélanges offerts à Rita Lejeune, Gembloux, Duculot, 1969, t. 2, p. 1171-1204.

23 Voir Beuve de Hamptone : chanson de geste anglo-normande de la fin du xiie siècle, éd. J.-P. Martin, Paris, Champion, 2014 ; Der festländische Beuve de Hanstone, éd. A. Stimming, Dresde, Gesellschaft für romanische Literatur, Halle, Niemeyer, 1911-1920, 5 vol.

24 Voir JBa, l. 739, v. 21662-21702.

25 Les circonstances qui entourent la séparation de Jourdain et de son épouse suivent le modèle fourni par le Roman d’Apollonius de Tyr. Le héros embarque sur un navire pour retourner à Tyr en compagnie de sa jeune épouse enceinte. Celle-ci accouche pendant la traversée, mais une hémorragie la fait passer pour morte. Elle est confiée aux flots dans un coffre pour répondre aux craintes des marins.

26 Voir P. McCracken, « Engendering sacrifice : Blood, Lineage and Infanticide in Old French Literature », Speculum, 77, 2002, p. 55-75.

27 L’affinité du lion avec les représentations de la royauté et de la noblesse ou avec celle de l’éthos chevaleresque n’est pas à démontrer. Sans parler de l’exemple fourni par le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes, on peut invoquer un épisode de Beuve de Hantone au cours duquel Josiane et un écuyer sont attaqués par deux lions féroces, qui renoncent cependant à dévorer la princesse pour la raison que les lions ne s’en prennent pas aux enfants de roi (Beuve de Hamptone, v. 1666-1668).

28 Voir Foehr-Janssens et al., « Représentations de l’allaitement ».

29 Voir L. Strivay, Enfants sauvages : approches anthropologiques, Paris, Gallimard, 2006.

30 Voir R. Köhler, « Die Beispiele aus Geschichte und Dichtung in dem altfranzösischen Roman von Girart von Rossillon », Kleinere Schriften zur erzählenden Dichtung des Mittelalters, Berlin, 1900, II, p. 386-388.

31 Voir Heintze, König, Held und Sippe, p. 47-48.

32 Voir Ami et Amile, v. 3168-3241.

33 McCracken, « Engendering sacrifice », p. 56, fait remarquer que la ligne de démarcation entre sacrifice et infanticide tient dans la reconnaissance d’un bien ou d’un dessein supérieur qui vient justifier la mort de l’enfant.

34 Renier et son épouse élèvent Jourdain comme s’il s’agissait de leur propre fils Girart.

35 Voir TL viii, c. 1089-1092.

36 Voir JBa, v. 15359-15427.

37 Le sens de la justice de Jourdain est mis à l’épreuve au cours de cette anecdote : il se doit d’agir avec impartialité, malgré les liens qui l’attachent à la femme infanticide. L’autorité du roi David est invoquée (JBa, v. 15558).

38 Par deux fois, Jourdain fait pénitence : lorsqu’il s’astreint au mutisme pour avoir infligé une déception amoureuse à une jeune fille peu après l’épisode du naufrage tragique (JBa, v. 3465-3470) et, bien plus tard, vers la fin du récit, lorsqu’il quitte Gadres pour mener une vie érémitique avec Oriabel (JBa, v. 20592-20652, 20858-20924).

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Pour citer cet article

Référence papier

Yasmina Foehr-Janssens, « Jourdain, Jourdaine »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 | 2018, 205-228.

Référence électronique

Yasmina Foehr-Janssens, « Jourdain, Jourdaine »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 35 | 2018, mis en ligne le 29 août 2021, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/15461 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.15461

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Auteur

Yasmina Foehr-Janssens

Université de Genève

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