Navigation – Plan du site

AccueilNuméros35La chanson de geste au xive siècleFaire du vieux avec du neuf ou l’...

La chanson de geste au xive siècle

Faire du vieux avec du neuf ou l’épopée tardive, écho de l’histoire contemporaine

Denis Collomp
p. 185-203

Résumés

Les chansons de geste tardives ne trouvent pas leur inspiration seulement dans le romanesque : elles s’inspirent des faits historiques contemporains de manière allusive et reflètent la vie sociale de leur temps. Les exemples de Theseus de Cologne et du Couronnement de Louis soulignent la fécondité des échanges entre histoire et littérature mais aussi la difficulté à déceler les allusions. La transdisciplinarité peut permettre d’ouvrir quelques pistes.

Haut de page

Texte intégral

1Si évoquer le lien étroit entre épopée et histoire est un truisme, l’étude de la chanson de geste s’est longtemps appuyée sur des explications historiques faisant la part belle à des événements lointains puisés à des sources ancienne : l’archétype de La Chanson de Roland, les plausibles rapprochements avec des faits historiques avérés ont fini par façonner une épistémologie du genre épique, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire un discours omniscient sur ce que doit être une épopée, en oubliant souvent que la création littéraire se nourrit aussi de l’air du temps, de la société contemporaine et de l’actualité la plus brûlante.

2Ceci explique encore davantage que l’épopée tardive (du xiiie mais surtout du xive siècle) ait longtemps fait l’objet de jugements réprobateurs parce que, plus ou moins implicitement, on lui reprochait entre autres de ne pas plus répondre à l’historicité attendue. Mais c’est peut-être précisément parce qu’elle ne se masque plus derrière de prétendus faits historiques plus ou moins crédibles que le romanesque débridé qui l’habite souligne de façon plus évidente le témoignage qu’elle apporte sur la société contemporaine, témoignage propre à intéresser les historiens tout autant que les littéraires.

3En effet, les chercheurs sont certes sensibilisés à la perméabilité des frontières entre chant épique et champ historique quand il s’agit de dater un texte littéraire qu’on édite et traquent alors la moindre allusion historique permettant de fixer des termini, mais les études que nous avons menées nous ayant quelque peu transformé en travailleur-chercheur transfrontalier – pour filer la métaphore –, nous voudrions montrer que l’actualité peut inspirer la créativité non seulement de l’auteur mais également du copiste et combien le genre épique reflète, dans ses dernières productions, une société en pleine mutation, voire se fait littérature engagée.

4En analysant deux exemples littéraires tirés de Theseus de Cologne et du Couronnement de Louis, nous nous attacherons à cerner les difficultés méthodologiques rencontrées dans une démarche aux frontières de la littérature, où le passage d’octroi entre histoire et littérature diffère selon le sens de la démarche entreprise. Pourtant, l’approche de quelques pistes déjà exploitées ou encore à explorer montrera qu’on ne peut se passer d’une approche historique dans une production épique à l’apparence romanesque trompeuse et nous permettra de cerner les difficultés méthodologiques que cela suscite.

De l’allusion à la hardiesse

  • 1 R. Bossuat, dans le Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1992, p. 142 (...)
  • 2 Voir D. Collomp, « L’écho des bourgeois de Calais dans Theseus de Cologne et Ciperis de Vignevaux  (...)

5Robert Bossuat présentait déjà Theseus de Cologne comme un « exemple caractéristique des procédés en usage chez les remanieurs du xive siècle […], comme la plupart des œuvres similaires conçues à l’attention de la foule, dans le dessein plus ou moins déguisé de peser sur l’opinion1 », et de fait, un des moyens pour marquer les esprits est sans doute l’allusion à des événements contemporains. C’est dans cette perspective que nous y avions étudié les modalités de reddition de Cologne en référence à l’épisode des bourgeois de Calais2.

  • 3 Jean Froissart, Chroniques, Livres I et II, éd. P. F. Ainsworth et G. T. Diller, Paris, Librairie (...)

6Mais le caractère allusif même invite le chercheur à la circonspection, comme le soulignait déjà Bossuat, et même si l’œuvre en question se fait souvent l’écho de la réalité, il faut être du côté anglais comme Élisabeth Rosenthal pour affirmer la chose de façon péremptoire. Il ne s’agit en effet que de deux alexandrins et l’attitude de pénitent est suffisamment répandue pour ne pas nécessairement s’imposer comme une évidence : on peut penser par exemple à celle des cardinaux Colonna faisant acte de soumission auprès de Boniface VIII, à Rieti. Ces similitudes avérées relèvent au fond pour un historien de circonstances logiques communes à bien des sièges qui s’éternisent : la famine qui en résulte et la crainte de gestes extrêmes propres à faire « perdre corps et ame par rage de faim », comme l’écrit Froissart3, les constructions en dur élevées par l’assiégeant, voire les expéditions de fourriers sans rencontrer de résistance.

  • 4 De fait, l’œuvre présente des traits picards : voir Theseus de Cologne, édition partielle d’une ch (...)

7Néanmoins, la similitude se fait plus grande quand c’est une défaite des troupes françaises venues secourir la ville qui amène à la reddition afin d’épargner la population et que s’y ajoutent la convocation d’une assemblée populaire, afin d’en annoncer les conditions, et les manifestations extrêmes de chagrin qui s’en suivent. Alors, tout en restant prudent, on se prend à y voir plus qu’une simple coïncidence quand on sait par ailleurs que la production épique finissante a trouvé refuge essentiellement en Picardie4, et surtout qu’à la périphérie de Calais se trouve le village de Coulogne, avec un relief de terrain faisant face à la ville où était établie une maison forte, prise par Philippe Auguste en 1205, et relevant du sénéchal du Boulonnais, mais détruite au milieu du xiiie siècle, par droit d’arsin, suite à un préjudice subi par l’abbaye bénédictine de Saint-Bertin à Saint-Omer.

8Tout cela peut laisser supposer que le toponyme était connu au moins dans les abbayes avoisinantes relevant du même ordre, comme Saint-Pierre de Corbie, et donc dans les scriptoria, favorisant le rapprochement dans l’esprit du poète ou du copiste, même si Froissart ne cite pas Coulogne alors qu’il connaît bien la géographie locale. Dans la mesure où il semble acquis que le texte originel de Theseus de Cologne ne puisse être antérieur à 1361 – ce qui rend donc l’allusion chronologiquement possible –, dans un contexte qui ne fait ni de ces bourgeois des protagonistes ni de leur présence une exigence de l’assiégeant, leur simple mention n’en est que plus significative dès lors que c’est le roi de Cologne qui a lui-même déjà la corde au cou et que la démarche religieuse de la reine se substitue à celle d’Eustache de Saint-Pierre.

  • 5 Froissart, Chroniques, p. 648.

9Au demeurant, nous en tenant alors plutôt à l’histoire littéraire, nous avions eu l’occasion de montrer que l’allusion se retrouvait dans d’autres œuvres du cycle de Dagobert : c’est par la reprise de cette scène d’Épinal que s’affirme la prégnance de l’imagerie populaire, malgré les variantes de détails. Ainsi, dans Ciperis de Vignevaux, même si leur tenue vestimentaire n’est pas évoquée, apparaissent six bourgeois, parmi les plus riches de la ville, pour présenter aux côtés de leur archevêque les clés de Cantorbéry ; par un effet de miroir y répondent les douze riches bourgeois livrés aux Français par la population de Londres, propres à rappeler ce que précise Froissart à propos des trente-six familles envoyées par Édouard III pour s’approprier Calais : « Et par especial il y aroit douze bourgois, riches hommes et notables de Londres5 ».

  • 6 Voir Froissart, Chroniques, l’index. On sait que c’est le blocus maritime qui fera tomber la ville (...)

10S’il faut s’en convaincre, il suffit de s’intéresser à l’onomastique ; le choix de Cantorbéry n’est sans doute pas innocent, même s’il est logique sur la route de Douvres à Londres : en effet, son archevêque mène pour la reine d’Angleterre un corps de troupes à la bataille de Neville’s Cross, gagnée sur les Écossais pendant le siège même de Calais. Ce rapprochement pourrait paraître sujet à caution si, parmi les victimes de la vindicte française, on ne trouvait des seigneurs de Lancastre et de Vuarvic : or, le comte de Derby, futur duc de Lancastre et cousin du roi, et le comte de Warvich, amiral de la mer, sont de proches conseillers du roi Édouard III et jouent un rôle important pendant le siège de Calais6 et l’on sait la large diffusion qu’ont connue lesdites chroniques. Par ailleurs, cette revanche purement littéraire sur les Anglais, en pleine débâcle sous le règne de Charles VI (puisque le texte est daté du début du xve siècle), permet en outre d’affiner le stemma des mises en prose par la vérification de la présence d’une telle allusion historique.

  • 7 Voir Collomp, « L’écho des bourgeois de Calais », p. 191. Si l’on s’appuie sur le Nouveau répertoi (...)
  • 8 Voir par exemple A. Jouanna, La France du xvie siècle (1483-1598), Paris, PUF, 2015.

11L’image d’Épinal est telle que toute impression même fugace relie assurément le texte épique au fait historique, ce qui est propice à analyser la transmission littéraire. C’est sans doute à cause de cet inévitable effet allusif que les mises en prose du xve et du début du xvie siècle préfèrent gommer l’épisode, leurs auteurs semblant s’être rangés à l’évidence : Calais reste anglaise, et notamment après le traité de Picquigny (1475) ; il est donc inapproprié d’évoquer, même très allusivement, l’épisode des bourgeois de Calais, souvenir douloureux au regard de l’actualité, surtout dans un genre littéraire destiné à exalter la chevalerie française et, pour le coup, l’actualité voile un fait historique vieux d’un siècle. En revanche, la mise en prose de 1534, celle de Longis et Sertenas, se montre non seulement fidèle à la version rimée mais prend la peine de préciser que ce sont les bourgeois qui remettent les clés, ce qui ne peut que confirmer le rapprochement7 : ce rappel n’a alors rien d’étonnant à une période où se réveillent les hostilités et que les incursions anglaises menacent la Picardie et Paris8.

12Si une allusion supposée peut amener à s’interroger, à investiguer et avancer des conclusions prudentes, il est une hardiesse dans la littérature épique qui, par son évidence même, a rendu les chercheurs assez muets, du moins à notre connaissance. Il s’agit de la fin du Couronnement de Louis donnée par la version C, celle du manuscrit 192 de la bibliothèque municipale de Boulogne. Elle illustre combien l’actualité la plus brûlante peut venir discrètement renouveler une épopée pourtant connue, parmi les plus anciennes du cycle et répondant aux attendus du genre avec une action se déroulant sous les Carolingiens.

13En rassemblant douze textes du cycle des Narbonnais, essentiellement autour du petit noyau de Guillaume d’Orange, l’ouvrage présente des particularités fort intéressantes : d’une part, un colophon permet de le dater précisément du 16 avril 1295 et d’autre part figure dans Le Couronnement de Louis un épisode apparemment secondaire, absolument pas mentionné dans les autres manuscrits, et assez unique dans l’épopée pour ne pas passer inaperçu, à savoir l’élection d’un pape :

  • 9 Les Rédactions en vers du Couronnement de Louis, éd. Y. G. Lepage, Genève, Droz, 1978, v. 2675-270 (...)

Tot li jurerent et foi et sairement.
Tels li jura qui mout bien li atent,
Et tels li jure qui ains li puet li ment,
Si se parjurent vers lui à enssïent.
« Loeÿs, sire », dist Guillelmes, « entent :
Ores avés Romme en vostre casement,
Faire en poés vostre commandement,
Si comme cil a qui l’onors apent.
Or savons nos tres bien a ensïent
Que d’apostole n’a a Romme noient ;
Cil qui mors est le tin mout longement.
Metés i, sire, apostole briefment,
A eslichon en sommes plus de cent. »
Illuec estoit li fiex Milon d’Aiglent ;
Plus sage clerc n’ot dusqu’en Bonivent.
En la caiere l’asissent hautement.
Nostre empereres par son avisement
L’avoit eslit a son avisement.
Par le conseil dant Guilleleme et sa gent.
La terre en fu gardee sauvement.
Quant trestot furent doné li casement,
Li rois apele, si parla belement :
A l’apostole, a qui la lois apent.
De ses prisons le grant raenchon prent,
Si le donna à Guillelme et sa gent,
Onques blasmé n’en fu, mon ensïent9.

14Malgré l’indéniable originalité de l’événement, comme il se situe à l’extrême fin du Couronnement, qui est suivi du Charroi de Nîmes, il n’est pas retenu par le programme iconographique car, d’une part, celui-ci privilégie l’articulation entre les œuvres en introduisant une vignette montrant l’entrée de Guillaume dans Nîmes à la tête du convoi – une illustration explicite avec les tonneaux sur la charrette – et, d’autre part, cette élection pontificale devait laisser suffisamment perplexe non seulement par son originalité mais aussi par ses modalités pour ne pas l’illustrer. L’épisode occupe toute la laisse lv dont seuls les deux premiers vers sur l’allégeance à Louis trouvent une correspondance dans les familles A et B : à cet égard, par ses pages blanches, l’édition synoptique donne à voir l’évidente originalité du manuscrit C. L’esprit créatif du copiste est d’ailleurs déjà bien avéré puisque, quelques dizaines de vers auparavant, sa réécriture du combat entre Guillaume d’Orange et Gui d’Allemagne est si originale qu’elle a nécessité d’être mise en appendice.

  • 10 Voir D. Collomp, « Le motif du pape combattant dans l’épopée », Le clerc au Moyen Âge, Senefiance,(...)

15Ce passage retient notre attention depuis que, à propos du motif du pape combattant10, nous nous sommes intéressé à l’onomastique parce que les textes du xive siècle donnent des prénoms réalistes de papes contemporains : Alexandre, Jean, Urbain, Clément nous semblaient déjà autant d’allusions à la réalité historique, cependant que le manuscrit 192 se contentait encore du prénom de Milon, traditionnel dans l’épopée classique, même s’il l’attribue non pas au clerc lui-même mais à son père ; pour autant, cette laisse lv n’entrait pas alors dans notre problématique. Cependant, l’épisode nous avait intrigué du fait de la date donnée par le colophon, propice à faire le rapprochement avec la renonciation de Célestin V au trône de saint Pierre, quatre mois à peine après son élection, et l’élection de Boniface VIII à la veille de Noël 1294, à Naples. Mais tout au plus nous nous étions contenté alors de vérifier en combien de temps la nouvelle avait bien pu parvenir dans le nord de la France, puisque la langue du manuscrit est résolument picarde. Les études consultées donnaient deux mois et demi environ, dès lors l’allusion semblait plausible.

  • 11 Journée d’étude et assemblée générale du réseau Ménestrel, Boulogne-sur-Mer et Saint-Omer, 2 et 3 (...)
  • 12 Les deux cents premiers feuillets sont de la même main ; pour la pratique du changement de texte e (...)

16Cependant la réflexion menée sur « Les frontières disciplinaires au pays des médiévistes », à Boulogne même11, nous a ramené à étudier de plus près ce passage insolite dans ses rapports avec l’histoire contemporaine, l’accès au manuscrit étant devenu plus aisé par sa numérisation. Le Couronnement de Louis venant en deuxième position dans l’enchaînement des douze textes, le colophon est loin de résoudre complètement les problèmes de date d’achèvement de chaque texte avant même l’assemblage. En outre, l’épisode n’est plus suivi que de quinze vers avant la vignette en bas de colonne a marquant le passage au Charroi de Nîmes, qui commence réellement à la colonne suivante ; on est au milieu du cinquième quaternion (fol. 38r) et l’enchaînement des deux œuvres ne laisse guère imaginer un ajout de dernière minute destiné à combler la colonne. En effet, dans les familles A et B, l’histoire s’achève en une petite quarantaine vers, soit assez précisément le contenu d’une colonne, et cette substitution du manuscrit C qui tourne court laisse l’histoire inachevée, surtout en ne mentionnant pas le mariage de Louis avec la sœur de Guillaume12.

17Le caractère improvisé du passage, qu’on ne peut guère attribuer qu’au copiste, qui vient déjà d’ajouter quatre-vingt-six vers au combat final, affleure également par quelques maladresses de forme et de sens. Si la rime du même au même entre les vers 2692 et 2693 (avisement répété) peut reposer sur une nuance de sens, le lien logique avec la mention du dialogue établi entre le roi et le nouveau pape est délicat à établir. Le possessif de « ses prisons » doit logiquement renvoyer au roi et non au pape fraîchement élu, car il s’agit sans doute des otages livrés avant le combat de Guillaume contre Gui d’Allemagne (v. 2338, 2376, 2652 de la version C).

18S’il fallait se convaincre de l’originalité du passage, l’argumentaire de Guillaume pour élire un pape s’avère singulier (v. 2688) ; le glossaire établi par Lepage reprend le dictionnaire de Godefroy pour donner à la locution a eslichon le sens de « en grand nombre » (Godefroy donne aussi « à pouvoir choisir »). Mais les autres dictionnaires – que ce soit le Tobler-Lommatzsch, le DMF de l’ATILF ou le FEW – retiennent le sens d’élection pour esliçon. Si l’on avait le verbe avoir, on pourrait penser qu’il s’agit soit des candidats possibles (ce qui pour autant ne conviendrait guère au contexte de choix du plus sage clerc), soit des membres du Sacré Collège, nombre bien supérieur à ce qu’il pouvait compter au Moyen Âge, même y voyant une exagération épique !

19Mais le fait que Guillaume parle à la première personne et use du verbe être, indiquant clairement qu’il s’inclut dans cette centaine de personnes, confirme qu’il s’agit plutôt des électeurs, laïcs compris. Nous voilà avec un oxymore fonctionnel que l’index souligne sans remise en question : « Milon d’Aiglent (li fiex –) C 2689 pape intronisé par Louis ». D’une part, cela ne souligne pas la distorsion apportée à ce qui est traditionnellement le prénom du pape dans l’épopée classique, et d’autre part, la glose met en lumière une aberration au regard de l’histoire : on aurait un conclave fait largement de laïcs, Louis et ses vassaux, alors que ce serait au pape d’introniser l’empereur, dans la plus pure tradition carolingienne et épique, plutôt que l’inverse.

  • 13 Toute proportion gardée, et dans un contexte de diffusion de l’information totalement différent, o (...)

20On constate donc bien que le passage comporte quelques maladresses, corroborant par là-même l’absence d’un passage de manuscrit à recopier et une créativité très empirique pour laquelle le lecteur moderne ne trouve pas d’explicitation dans l’édition scientifique. Pour autant, cette hardiesse littéraire, historique et canonique peut trouver une explication dans l’actualité. Si nous pensions au départ aux circonstances de l’élection de Boniface VIII, l’allusion du vers 2685 à un pape décédé après un long apostolat ne peut s’appliquer à Célestin V. Dans les décennies précédentes, les longues vacances et les mesures prises par Grégoire X avaient sans doute sensibilisé les clercs à cette vacance du pouvoir pontifical, avant même que la renonciation de Célestin V ne vînt frapper les esprits13. De fait, c’est le décès de son prédécesseur, Nicolas IV, qui ouvre une nouvelle longue vacance sur le trône de saint Pierre et son pontificat, si bref nous paraisse-t-il, est effectivement le plus long depuis plus de trente ans.

21Mais au-delà, le texte donne la primauté au pouvoir temporel sur le pouvoir spirituel, rappelant ainsi bien des démêlés entre le Saint-Empire germanique et la Papauté. C’est là que le recours aux sources historiques est précieux mais prend parfois beaucoup de temps car il ne s’agit pas tant de connaître la vérité historique que d’appréhender ce que pouvait en connaître les contemporains, surtout dans une telle immédiateté.

  • 14 Voir A. Paravicini Bagliani, Boniface VIII. Un pape hérétique ?, Paris, Payot & Rivages, 2003.

22Autrement dit, pourrait-on voir là une allusion au rôle joué par les Capétiens de Naples, et particulièrement Charles II le Boiteux, dans l’élection de Célestin V ? Plus que la venue du roi et de son fils Charles Martel à Pérouse, pour s’adresser au consistoire, plus de trois mois avant l’élection de Célestin V, on retiendra les circonstances de celle-ci au 5 juillet : le récit de la vision reçue par un saint ermite et rapportée par le doyen du Sacré Collège revêt une dimension épique propre à imputer le subterfuge au roi Charles, même si l’on ne peut méconnaître le jeu d’une réécriture de l’histoire sujette à caution chez les historiens de l’époque et notamment Stefaneschi14.

23Mais que pouvait en savoir un malheureux copiste au fin fond de son scriptorium ? C’est là souvent le problème du littéraire confronté à entrer dans le détail de nombreux livres d’histoire, au pire pour ne rien trouver et au mieux pour aboutir à quelques lignes dans une note, un renvoi ou mieux encore à un paragraphe dans une édition ou un article, tout en devant éviter le piège d’une interprétation littérairement séduisante mais historiquement peu vraisemblable. C’est sans doute pourquoi le passage n’a pas vraiment suscité de commentaires. Toutefois, le délai de neuf mois entre l’élection de Célestin V et le colophon, et le fait que ce pieux ermite, vivant à Morrone, terre angevine, ait appartenu à l’ordre bénédictin (avant de fonder les célestins) rendent plausible cet éclairage historique.

  • 15 Voir Paravicini Bagliani, Boniface VIII, p. 76-77 ; Dizionario Biografico sur le site de l’éditeur (...)

24Qui plus est, la mention de Bénévent, même si elle est appelée par la rime, n’est sans doute pas innocente. On sait que le manuscrit C a appartenu à l’abbaye bénédictine de Saint-Bertin ; or Bénévent est toute proche du Mont-Cassin, lieu fondateur de l’ordre. De surcroît, c’est à Bénévent qu’est livrée en 1266 la bataille qui assoit définitivement la prise de possession de Naples par les Angevins, et la principauté est, en cette fin du xiiie siècle, l’objet d’une querelle sans merci entre la Papauté et les Angevins, à un point tel que l’archevêque bénédictin Giovanni de Castroceli y instaure en 1289 un gouvernement éphémère partagé entre laïcs et clercs, au grand dam de Nicolas IV ; cependant, le prélat est nommé cardinal par Célestin v et se trouve propulsé à la tête de la chancellerie pontificale sous l’influence de Charles II, avant de participer à l’élection de Boniface VIII15 : trop de curieuses coïncidences pour ne pas y voir un écho de l’actualité.

  • 16 Voir D. Collomp, « Le Couronnement de Louis et les tiroirs de l’histoire », Lectures du Couronneme (...)

25Ce contexte historique nous semble s’inscrire dans l’esprit même du Couronnement de Louis, qualifiée d’épopée à tiroirs par Jean Frappier. En effet, sa mise au programme d’agrégation de lettres, dans la version AB, a été pour nous l’occasion de refouiller en 2013 dans les tiroirs de l’histoire. Nous avons voulu montrer combien, sous le vernis carolingien, perçait la réalité capétienne et sa stratégie de transmission de la couronne mise en place dès les débuts de la dynastie, notamment par l’association au trône. Le contexte difficile de celle du très jeune Louis VII (comme son surnom le souligne) est assez évident après l’épisode du cochon régicide (pour reprendre l’expression de Michel Pastoureau) ; nonobstant la liberté qu’apporte la création littéraire, bien d’autres détails corroborent la chose, comme la présence du pape à Reims, l’exposition des regalia sur l’autel et bien d’autres16.

26Mais on peut également constater que le manuscrit C gomme ou atténue certaines images négatives de la royauté. On pourrait penser que la suppression du vers 1306 de la version AB (« Rois a corone ne doit estre loié »), propos prêté au roi sarrasin Galabre, ne relève que de la tendance à l’abrègement pratiqué par le copiste de C, mais on constate que celui-ci atténue également l’image dégradée du roi Louis fuyant à travers son campement devant Rome :

Famille AB (v. 2286-22887)

Manuscrit C (v. 2178-2179)

Et Looÿs s’en vet fuiant a pié,

Et Loeÿs s’en fuit tous eslaissiés

De tref en autre se vet par tot muchier.

Qui paor ot de la teste trenchier.

  • 17 Voir Collomp, « Le Couronnement de Louis », p. 29 et 34.
  • 18 Voir D. Collomp, « Épopée française et mystique de la royauté », Année mille, An Mil, éd. Cl. Caro (...)

27Or les deux éléments supprimés pourraient se rattacher à la même mésaventure de Louis VI à la bataille de Brémule, largement diffusée par les chroniques17. Sans doute que l’adage affirmé par un roi païen n’était plus opportun et aurait mieux trouvé sa place dans la bouche de Louis, si la trame du récit s’y était prêtée, mais l’image d’un roi obligé de fuir de tente en tente était d’autant moins flatteuse en cette fin du treizième siècle qu’on la savait encore évoquer des souvenirs plus récents liés à un Capétien, alors même qu’en un siècle et demi l’image du souverain a considérablement évolué, sous l’effet de la puissance grandissante de la dynastie capétienne. À cet égard, Le Couronnement de Louis dans sa version du manuscrit C nous semble révéler, même si c’est encore faiblement, la capacité d’adaptabilité au contexte contemporain et montre les premiers signes d’une créativité littéraire qui va prendre un tour résolument original au siècle suivant, ne fût-ce déjà que sur le plan générique. On peut s’en convaincre avec le fragment D du Couronnement de Louis, de la fin du xiiie siècle également, qui introduit, par la mention de l’ange, le caractère divin et la primauté de la monarchie française. Malgré sa brièveté, il donne à voir une problématique nouvelle, évoquée dans des textes contemporains comme La Geste Francor, Anseïs de Carthage ou Les Enfances Ogier18.

Des pistes ouvertes ou à défricher

28La mystique de la royauté constitue une thématique qui illustre parfaitement l’esprit d’innovation à l’œuvre dans la production épique du xive siècle : quelle que soit la façon de la dénommer – épopée, chanson de geste, chanson d’aventures –, l’introduction de personnages fictifs ou nouveaux sur le plan historique, le mélange des genres et des thèmes rendent plus perceptibles encore les échos contemporains.

  • 19 Voir Ph. Ménard, « La légende de Clovis dans les chansons de geste », Clovis, Histoire et mémoire,(...)

29Pour rester dans la tonalité du Couronnement de Louis, il est évident que la problématique de la succession au trône se révèle la plus liée à l’actualité en raison de l’établissement des Valois sur le trône de France. Au-delà des motifs que nous avons déjà pu étudier, la créativité s’impose d’emblée en transportant l’action non plus sous les Carolingiens mais sous les Mérovingiens, voire en abordant la mise en place des Capétiens, et l’imagination la plus débridée, réprouvable aux yeux des classiques, donne encore plus à voir le message subliminal : comme le souligne Philippe Ménard, cette transposition va permettre de voir fleurir (sic) toute une poétique autour des symboles de la monarchie française19.

  • 20 Voir La Belle Hélène de Constantinople, éd. Cl. Roussel, Genève, Droz, 1995, v. 9531-9546.
  • 21 Voir Hugues Capet, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1997, v. 3676-3680, 4172-4178 ; D. Collomp, (...)

30Si la substitution des fleurs de lys aux crapauds20 est le symbole de la métamorphose de l’âme noire et puante du païen en celle pure et radieuse du premier roi chrétien, la réduction des fleurs de lys au nombre de trois, justifiée par la sainte Trinité, aurait permis également de donner un terminus a quo si nécessaire. Dès lors, les armes de France incarnent avec l’oriflamme la monarchie sur le champ de bataille comme le souligne Hugues Capet. En effet, comme pour Clovis avec le baptême, le saint-chrême de l’onction royale induit la transformation du souverain, et c’est en cela que le sacre à Reims, lié au baptême fondateur, s’impose comme une nécessité, qui ne cessera d’être réaffirmée pendant toute la monarchie21.

  • 22 Voir D. Collomp, « Sacre et royauté dans l’épopée tardive : l’exemple de Dieudonné de Hongrie », R (...)
  • 23 Voir Ciperis de Vignevaux, éd. W. S. Woods, Chapel Hill, University of North Carolina, v. 7799-780 (...)
  • 24 Voir Hugues Capet, v. 4601-4618.

31Cet éclairage par la mise en place d’une propagande pro-Valois et d’une mystique de la royauté appelée à perdurer dissipe l’apparente incongruité que constitue le début de Dieudonné de Hongrie. En effet, le choix divin qui se porte sur un païen devenant Charles le Chauve et se concrétise par l’envoi de la sainte ampoule évoque clairement la conversion de Clovis et les circonstances de son baptême22. L’enchaînement du baptême et du sacre ne peut que rappeler plus clairement le miracle de la sainte ampoule, élément essentiel du sacre des rois de France ; et, de fait, on voit apparaître de plus en plus les termes d’onction et de sacre dans ces textes tardifs. Cette chanson de geste a en particulier une bonne connaissance de l’ordo du sacre, et connaît notamment le serment royal auquel Charles le Chauve se réfère ensuite. Mais surtout, le texte affirme comme Hugues Capet la nécessité du couronnement à Reims. Inutile d’épiloguer sur l’enjeu que celui-ci a constitué pour les Valois pendant toute la guerre de Cent Ans, et ce n’est pas sans raison qu’on le retrouve dans Ciperis de Vignevaux, écrit sous le règne de Charles VI23. Bien plus, Hugues Capet, pour mieux justifier du couronnement du héros éponyme et non de son épouse, héritière légitime du trône, évoque la loi salique24. L’évidence du contexte historique est telle qu’il est difficile de ne pas se documenter pour contextualiser l’œuvre littéraire. Mais ce sont souvent des détails plus infimes qui peuvent échapper.

  • 25 Voir Florent et Octavien, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1991, v. 1659-1660. Il est intéressa (...)

32En effet, l’onomastique reflète également l’actualité. Si le déroulement de l’action en France ou en Angleterre suffit à justifier les toponymes, leur caractère récent est un élément important pour la datation de Hugues Capet ; selon la même démarche, on pourrait s’interroger sur la mention du Petit Pont et du Petit Châtelet dans Florent et Octavien25, ouvrages architecturaux construits ou restaurés sous Charles V. Il faudrait également plonger dans l’histoire de Boulogne, dont la topographie est bien connue de La Belle Hélène de Constantinople (v. 1778-1901), afin de voir notamment si la bataille au Pont de Brique n’évoque pas quelque chose ; on peut en effet remarquer que Boulogne est assiégée par des Flamands païens, or on sait le rôle des Flandres dans les conflits du nord de la France sous les premiers Valois. Il faudrait également suivre les pérégrinations des jumeaux dans cette région.

  • 26 Voir notre édition des fol. 49-87 de Dieudonné de Hongrie, Lille, Centre National de reproduction (...)
  • 27 Voir Dieudonné de Hongrie, v. 10416 et 10435.
  • 28 Voir Jean Froissart, Chroniques, index, p. 1201. Le nom de Clisson reste attaché au camp des traît (...)

33L’enquête, pour être délicate, est néanmoins plus facile pour les toponymes que pour les patronymes, tant les rapprochements peuvent être fortuits, comme le montre l’exemple des seigneurs anglais fourni par Ciperis de Vignevaux, mais plus fructueux pour la datation. Ainsi, pour reprendre l’exemple de Dieudonné de Hongrie, nous avons pu le dater des années 1360-136526 en nous appuyant sur un possible terminus a quo grâce à une allusion au renforcement des fortifications de Reims, réalisé juste à temps avant le terrible siège de 1359 par les Anglais, Edouard iii tentant de s’y faire couronner. Mais dans ce contexte et pour cette période ne peut être tout à fait fortuit le choix significatif du nom de Montfort pour désigner le traître prétendant au trône, contre Charles le Chauve, et meurtrier du dernier héritier légitime, titré duc de Bretagne… Cette allusion historique à la guerre de succession dudit duché se trouve corroborée par la mention d’Amauri de Cliçon parmi les traîtres27. On sait le rôle joué par la famille de Clisson dans la guerre de succession de Bretagne ; qui plus est, Froissart fait mention d’un Amauri de Clisson dans le camp des Montfort28. La disparition de Charles de Blois à la bataille d’Auray en 1364, l’existence du premier traité de Guérande en 1365, et le ralliement ultérieur d’Olivier de Clisson à la cause de Charles V, rendant alors plus difficile son positionnement dans le camp adverse, sont venus heureusement conforter une datation qui reposait sur des éléments plus ténus, du fait d’une édition partielle.

34Mais certaines investigations s’avèrent disproportionnées au regard du rôle qu’elles jouent dans l’établissement d’une édition. Pourtant, nous avons l’intuition qu’une étude des noms de fiefs attribués pourrait révéler bien des choses. Ainsi, dans Hugues Capet, les comtes de Bar, de Champagne et Huëz de Besançon se trouvent dans le camp des traîtres, au regard de la régence de Yolande de Flandre pour Bar ou du passage de la Champagne à la maison de Bourgogne, détentrice également de la Franche-Comté ; et il en est de même pour le duc de Berry, à un moment où Jean Ier se trouve sans doute otage en Angleterre. Ce n’est là qu’un exemple, mais sans doute applicable à bien des textes épiques du xive siècle.

35Sur ce point, si, pour un littéraire, l’allusion à un personnage historique peut être difficile à repérer, il est encore moins aisé pour un historien de savoir que celui-ci a marqué la littérature, surtout si l’allusion n’est pas signalée par l’éditeur scientifique, au moins dans l’index. L’onomastique restant cependant la porte d’entrée la plus évidente, il apparaît clairement que les outils imprimés comme le précieux Répertoire des noms propres d’André Moisan, du fait même de la tâche qu’ils impliquent, vieillissent trop vite. Et c’est pourquoi voudrions-nous suggérer, puisqu’il est question de créativité, qu’un Onomasticon epicum, sur le modèle de l’Onomasticon Arabicum de l’IRHT, serait un outil précieux pour les chercheurs, sans méconnaître les problèmes que cela soulèverait.

36Sur cette lancée, et pour revenir un instant au Couronnement de Louis, on pourrait peut-être appliquer la démarche aux épopées plus anciennes et suggérer des rapprochements intéressants entre héros littéraires et personnages historiques contemporains de la création de l’œuvre et non de l’histoire antérieure : si, pour les Narbonnais, la référence à la maison vicomtale de Narbonne, et notamment aux Ermengarde de cette famille, s’impose, s’est-on interrogé sur ce qu’implique le mariage d’Aimeri ier avec Mahaut de Pouille, fille de Robert Guiscard, duc d’Apulie, et d’une princesse lombarde (comme Ermengarde) ? Cette alliance crée un pont entre les Narbonnais et les Hauteville, or il est un trait que les deux fratries littéraire et historique partagent : ce sont les aînés qui sont appelés à la diaspora pour se conquérir des fiefs sur les païens, cependant que les benjamins sont susceptibles de recueillir le fief. Le parallèle semble alors intéressant à développer.

37Comme chez les Narbonnais, les fils de Tancrède sont plus nombreux que les filles. Coïncidence curieuse, Guillaume d’Hauteville est surnommé Bras de fer, cependant que notre héros littéraire est dit Fierebrace (ce qui est aussi la forme italienne pour Guillaume d’Hauteville), et la politique d’alliance d’Aimeri par ses filles, ou de Guillaume mariant sa sœur au roi Louis, n’est pas sans évoquer l’époustouflante ascension sociale de ces Hauteville qui, auréolés eux aussi de leurs conquêtes sur les sarrasins, s’allient en deux générations aux plus grandes familles princières et notamment aux empereurs de Constantinople, du Saint-Empire germanique et fondent la principauté d’Antioche. Or, cette réalité historique au début du xiie siècle correspond à la période de création des petits cycles d’Aimeri et de Guillaume. Il y a d’autant plus là matière à investigation que la situation trouve un écho moins d’un siècle après, à un moment où s’étoffe le cycle, avec les alliances menées par Raimond-Béranger iv, comte de Provence, avec les familles royales occidentales et le Saint-Empire. Ainsi, l’émerveillement qui naît de la découverte des palais sarrasins épiques comme Gloriette pourrait trouver sa source dans celle des palais d’Italie du sud et de Sicile tant par les Normands que par les participants à la première croisade.

38Dans un autre ordre d’idée, et pour évoquer les recherches difficiles à mener, voir apparaître une description d’armoiries dans un texte littéraire est pour un éditeur scientifique un casse-tête rarement résolu, et même si internet ouvre de nouvelles possibilités, il n’en reste pas moins que l’enquête pour déterminer s’il y a allusion ou non à des armoiries réelles aboutit rarement. On voit combien le travail minutieux d’Annette Brasseur dans La Chanson des Saisnes est assez exceptionnel pour avoir été salué par les comptes rendus. Et pourtant, la mention d’armoiries ayant existé peut se révéler riche d’enseignements. Mais là encore, l’accès à une documentation électronique fait défaut.

  • 29 Voir D. Collomp, « Le personnage du sénateur hospitalier dans les chansons de geste du xive siècle (...)

39À ces difficultés d’élucidation pour un littéraire répond pour un historien celles de suivre l’évolution sociale que donne à voir l’épopée tardive, qui présente un monde profondément modifié et assez loin de l’univers chevaleresque. Il peut parfois s’appuyer également sur l’index, pour autant que celui-ci intègre les personnages anonymes, comme par exemple celui du sénateur. Il n’est point de sénateur dans l’épopée classique, même quand l’action se déroule à Rome, comme dans Le Couronnement de Louis. Or on voit fleurir dans l’épopée tardive des sénateurs offrant l’hospitalité à des héros et surtout à des héroïnes. Comment l’expliquer autrement que par la réactualisation du titre qui se fait au xiiie siècle, titre déjà porté par Charles Ier d’Anjou et que son fils va obtenir grâce à Célestin V, qui lève l’interdiction d’un de ses prédécesseurs, Nicolas III, d’élire à cette fonction un roi ou un prince. L’importance de la titulature dans les actes officiels pourrait avoir joué un rôle dans la diffusion du titre même de sénateur29.

  • 30 Voir D. Collomp, « Le développement des batailles navales dans l’épopée du xive siècle », La Chrét (...)

40Mais la quête de faits de société est plus délicate et impose souvent de lire des analyses de récit complexes, difficiles à mémoriser, avec le sentiment de chercher une aiguille dans une meule de foin. C’est néanmoins par ce biais qu’on finit par constater par exemple que l’épopée tardive recourt aux combats navals, alors que les combats de l’épopée classique se déroulent essentiellement sur terre. La description des combats sur mer se fait des plus précises, que ce soit dans l’affrontement à distance ou lors de l’abordage. Il est fait usage de la hache, que ce soit dans cet abordage ou dans le combat individuel, comme on le voit dans Florent et Octavien. Au demeurant, cela va de pair avec les pérégrinations des héros tout autour de la Méditerranée, objet d’une reconquête toute littéraire face au recul chrétien en Orient30, et reflète sans doute la réalité des Croisades.

  • 31 On peut se reporter à D. Collomp, « Mendier ou se suicider : le choix douloureux de quelques princ (...)

41Enfin, les études ont déjà abondamment montré la tendance à l’hagiographie. Mais l’édification du héros et surtout de l’héroïne passe notamment par une déchéance sociale, qui pour n’être pas nouvelle, n’en est pas moins renouvelée : il ne s’agit plus guère d’une éventuelle couverture, destinée à assurer sa sécurité, dans un refuge stable, mais d’une plongée, accompagnée de nombreuses vicissitudes, dans un monde urbain fait de gueux, d’estropiés ou de mendiants, qui constituent souvent une menace. Cette vision d’un monde populaire, reflet de la misère du temps, des vicissitudes du xive siècle, des dommages de guerres qui s’exercent désormais sur le territoire national, mais aussi du développement urbain, est précieuse pour les historiens, mais elle se prête difficilement à un repérage aisé et synthétique, car c’est au fil d’œuvres touffues, au détour de péripéties affectant les personnages centraux qu’elle surgit dans des scènes plus ou moins fugaces, peuplées de personnages sans nom et donc échappant une fois encore à la table des noms propres. De même, la violence qui sévit, notamment à l’égard des femmes, n’est pas soulignée en tant que telle dans un univers épique, pourtant elle est aussi le reflet des vicissitudes de l’époque31.

Conclusion

42Les quelques pistes esquissées plaident pour ne pas enfermer la production épique tardive dans l’abâtardissement d’un genre moribond, parce que trop hybride, mais pour l’inscrire dans une hypertextualité qui puise ses sources dans l’actualité et la société contemporaine, tout comme les archétypes du genre dépeignaient le système féodal sous couvert de geste carolingienne. Elles engagent également à un travail interdisciplinaire, propice à révéler toute la richesse de ces textes, dans leur engagement à créer un sentiment national et à en diffuser les symboles.

  • 32 Voir La Chanson de Bertrand du Guesclin de Cuvelier, éd. J.-Cl. Faucon, Toulouse, EUS, 1991, t. 3, (...)

43S’ils ne chantent pas directement des événements réels et relativement récents, comme l’illustre le genre épique depuis La Pharsale de Lucain jusqu’à certains récits africains ou des Balkans encore à l’heure actuelle, ils reflètent non seulement l’actualité mais aussi toute la vie sociale qui accompagnent leur création. S’ils n’avaient pas trouvé leur public, les mises en prose n’auraient pas nourri les premiers récits imprimés propres à perpétrer l’esprit chevaleresque au xvie siècle. S’il fallait une preuve que l’épopée en vers peut définitivement rejoindre l’actualité en ce xive siècle, il suffirait de citer d’une part le poème de Cuvelier consacré à son contemporain Bertrand du Guesclin, poème qui sans s’en donner le nom se présente comme une épopée32, et d’autre part celui de Guillaume de La Penne qui, pour être en octosyllabes, n’en est pas moins qualifié de Gestes des Bretons en Italie, du fait même de son contenu. Au moins cela donne-t-il à comprendre que la création épique se nourrit d’actualité en débit des contraintes génériques qui la distingue de la chronique.

44Quand on songe que Sangatte est déjà cité chez Froissart et constitue le point d’affrontement entre Français et Anglais devant Calais, on se prend à sourire, mais ces ponts jetés entre les périodes nous rappellent une réalité de l’écriture romanesque, celle d’une littérature qui s’écrit dans son temps et qui, même sans vouloir s’en inspirer, s’en imprègne ; et l’air du temps ne peut s’éclairer et se comprendre que par le regard croisé des disciplines.

Haut de page

Notes

1 R. Bossuat, dans le Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1992, p. 1422.

2 Voir D. Collomp, « L’écho des bourgeois de Calais dans Theseus de Cologne et Ciperis de Vignevaux », Plaist vos oïr bone cançon vallant ? Mélanges de langue et de littérature médiévales offerts à François Suard, éd. D. Boutet, M.-M. Castellani, Fr. Ferrand et A. Petit, Lille, UL3, 1999, p. 183-195, ici p. 184 : « Trente bourgois y ot au livrer en present / Tous nudz en leurs chemises y vindrent humblement », ms. BnF., n.a.f. 10060, fol. 26v, v. 26-27.

3 Jean Froissart, Chroniques, Livres I et II, éd. P. F. Ainsworth et G. T. Diller, Paris, Librairie générale française, 2001, p. 638.

4 De fait, l’œuvre présente des traits picards : voir Theseus de Cologne, édition partielle d’une chanson de geste du xive siècle, éd. M. Bacquin, Lund, Lunds Universitet, 2008, p. 96.

5 Froissart, Chroniques, p. 648.

6 Voir Froissart, Chroniques, l’index. On sait que c’est le blocus maritime qui fera tomber la ville. S’il n’existe pas de seigneur de Cornouailles ou de Gloucester chez Froissart, ces toponymes sont mentionnés dans son œuvre.

7 Voir Collomp, « L’écho des bourgeois de Calais », p. 191. Si l’on s’appuie sur le Nouveau répertoire des mises en prose ( xive-xvie siècle), éd. M. Colombo-Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman et Fr. Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 849-864, la filiation établie par Mari Bacquin entre les mss de Paris, BnF, fr. 1473 et fr. 4962 et l’Histoire des comtes de Dammartin de Nicolas de Houssemayne, récemment achetée par la bibliothèque d’Angers à un particulier anglais et que nous n’avions donc pu consulter en 1999, ne remet pas en cause nos analyses.

8 Voir par exemple A. Jouanna, La France du xvie siècle (1483-1598), Paris, PUF, 2015.

9 Les Rédactions en vers du Couronnement de Louis, éd. Y. G. Lepage, Genève, Droz, 1978, v. 2675-2702.

10 Voir D. Collomp, « Le motif du pape combattant dans l’épopée », Le clerc au Moyen Âge, Senefiance, 37, 1995, p. 91-112.

11 Journée d’étude et assemblée générale du réseau Ménestrel, Boulogne-sur-Mer et Saint-Omer, 2 et 3 octobre 2015.

12 Les deux cents premiers feuillets sont de la même main ; pour la pratique du changement de texte en cours de feuillet, voir M. Tyssens, La Geste de Guillaume d’Orange dans les manuscrits cycliques, Paris, Les Belles Lettres, 1967, p. 379.

13 Toute proportion gardée, et dans un contexte de diffusion de l’information totalement différent, on a pu constater combien le bref pontificat de Jean-Paul Ier et la renonciation récente de Benoît XVI ont frappé les esprits, et pour celle-ci ramené pour un temps sur le devant de l’histoire le nom de Célestin V.

14 Voir A. Paravicini Bagliani, Boniface VIII. Un pape hérétique ?, Paris, Payot & Rivages, 2003.

15 Voir Paravicini Bagliani, Boniface VIII, p. 76-77 ; Dizionario Biografico sur le site de l’éditeur Treccani, s. v. Giovanni da Castrocielo.

16 Voir D. Collomp, « Le Couronnement de Louis et les tiroirs de l’histoire », Lectures du Couronnement de Louis, éd. D. Hüe, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 21-37.

17 Voir Collomp, « Le Couronnement de Louis », p. 29 et 34.

18 Voir D. Collomp, « Épopée française et mystique de la royauté », Année mille, An Mil, éd. Cl. Carozzi et H. Taviani-Carozzi, Aix-en-Provence, PUP, 2002, p. 123-148.

19 Voir Ph. Ménard, « La légende de Clovis dans les chansons de geste », Clovis, Histoire et mémoire, Paris, PUPS, 1997, t. II, p. 217.

20 Voir La Belle Hélène de Constantinople, éd. Cl. Roussel, Genève, Droz, 1995, v. 9531-9546.

21 Voir Hugues Capet, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1997, v. 3676-3680, 4172-4178 ; D. Collomp, « Hugues Capet : mystification ou mystique de la royauté ? », La Figure du roi, Bien dire et bien aprandre, 17, 1999, p. 63-75.

22 Voir D. Collomp, « Sacre et royauté dans l’épopée tardive : l’exemple de Dieudonné de Hongrie », Représentation, pouvoir et royauté à la fin du Moyen Âge, Paris, Picard, 1995, p. 279-294.

23 Voir Ciperis de Vignevaux, éd. W. S. Woods, Chapel Hill, University of North Carolina, v. 7799-7801.

24 Voir Hugues Capet, v. 4601-4618.

25 Voir Florent et Octavien, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1991, v. 1659-1660. Il est intéressant de voir la structuration donnée dans l’introduction aux « Perspectives historiques » avec la date de l’œuvre, l’actualité et le passé historique, ce dernier point étant six fois moins développé que le précédent.

26 Voir notre édition des fol. 49-87 de Dieudonné de Hongrie, Lille, Centre National de reproduction des thèses, 1987, partie « Contextes historiques », p. 33-35.

27 Voir Dieudonné de Hongrie, v. 10416 et 10435.

28 Voir Jean Froissart, Chroniques, index, p. 1201. Le nom de Clisson reste attaché au camp des traîtres après la condamnation d’Olivier iv de Clisson en 1343 et le passage de son fils aux Anglais.

29 Voir D. Collomp, « Le personnage du sénateur hospitalier dans les chansons de geste du xive siècle », Les Représentations médiévales de l’hospitalité, Littérales, 27, 2000, p. 91-108.

30 Voir D. Collomp, « Le développement des batailles navales dans l’épopée du xive siècle », La Chrétienté au péril sarrasin, Senefiance, 46, 2000, p. 9-26 ; « La reconquête de l’espace méditerranéen dans quelques épopées tardives », La Méditerranée médiévale. Perceptions et représentations, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, p. 33-50.

31 On peut se reporter à D. Collomp, « Mendier ou se suicider : le choix douloureux de quelques princesses dans l’épopée du xive siècle », Reines et princesses au Moyen Âge, Les Cahiers du Crisima, 5, 2001, p. 537-558 et « Joie et tristesse des pauvres dans l’épopée française en vers du xive siècle », colloque Le peuple : théories, discours et représentations organisé par le CAER, Aix-en-Provence, 10-12 mars 2016, actes à paraître dans les Cahiers d’Études Romanes.

32 Voir La Chanson de Bertrand du Guesclin de Cuvelier, éd. J.-Cl. Faucon, Toulouse, EUS, 1991, t. 3, p. 39-71.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Denis Collomp, « Faire du vieux avec du neuf ou l’épopée tardive, écho de l’histoire contemporaine »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 | 2018, 185-203.

Référence électronique

Denis Collomp, « Faire du vieux avec du neuf ou l’épopée tardive, écho de l’histoire contemporaine »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 35 | 2018, mis en ligne le 29 août 2021, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/15449 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.15449

Haut de page

Auteur

Denis Collomp

Aix-Marseille Université CIELAM

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search