Hernaut de Beaulande dans le manuscrit Cheltenham. Vestiges de la tradition épique et nouvelles tonalités
Résumés
Le récit d’Hernaut de Beaulande s’ouvre à des rencontres romanesques et à des considérations moralisantes. Le regard souriant du poète s’accompagne de nouvelles tonalités : violence associée à l’humour ; magie et fantaisie ; interventions piquantes. Les valeurs du passé se trouvent dispersées, associées parfois à d’humbles personnages qui prennent une place non négligeable aux côtés des protagonistes. La réécriture s’approche d’assez près des versions populaires de la Bibliothèque Bleue.
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- 1 Nous adressons nos remerciements les plus chaleureux à Catherine Jones, qui nous a guidé dans l’in (...)
- 2 Pour Hernaut de Beaulande, nos références renvoient à La Geste de Monglane, Edited from the Chelte (...)
- 3 Pour l’édition de 1966 : L. S. Crist, French Review, 40, 1967, p. 883-884 ; F. Lecoy, Romania, 88, (...)
- 4 Le Galien de Cheltenham, éd. D. M. Dougherty et E. B. Barnes, Amsterdam, John Benjamins, 1981.
- 5 Pour Hernaut de Beaulande, voir H. Gallé, « Le personnage d’Hernaut de Beaulande, de la Geste de M (...)
1Pendant très longtemps, le manuscrit Cheltenham est resté inaccessible à la communauté des chercheurs épiques. Sa numérisation a radicalement changé la situation. Dès lors, nous avons pu lire attentivement le texte1 sur lequel porte notre recherche présente et ne pas nous contenter des éditions de David M. Dougherty, E. B. Barnes et Catherine B. Cohen2. Elles sont considérées comme étant de qualité scientifique très médiocre. Si les comptes rendus qui ont été publiés sont sévères, qu’il s’agisse de l’édition de 1966 (contenant Hernaut de Beaulande, Renier de Gennes et Girart de Vienne3) ou de l’édition de 1981 (Galien4), on peut considérer, en fait, qu’ils sont d’une belle générosité. Manquant cruellement de toute expérience, les éditeurs ont constamment trahi le texte : syntaxe non dominée, fausses lectures courantes, donnant lieu à la création de mots qui n’existent pas, ponctuation évidemment très souvent défectueuse, corrections insolites ou inopportunes. Le manuscrit, qui mériterait une véritable édition, n’a été compris ni dans son esprit ni dans sa forme. Cette réécriture du quatorzième siècle, sans être d’une qualité exceptionnelle, mais néanmoins attachante à bien des égards, contient encore, dans son image de la société, de nombreuses traces de la vie passée, laisse une large place à la trahison et bouscule aussi les codes sociaux traditionnels. C’est ainsi que la conduite du récit s’ouvre à des décalages, des fractures, des rencontres romanesques, à un rôle majeur réservé à l’amour, tandis que le narrateur montre un penchant pour les considérations moralisantes. Le regard souriant s’accompagne de nouvelles tonalités : violence associée à l’humour ; magie et fantaisie ; apparence et travestissement ; interventions piquantes du menu peuple dans des scènes de la vie quotidienne5.
Images de la société d’Hernaut de Beaulande
- 6 Toutes nos références à l’éd. Dougherty, Barnes et Cohen indiquent le numéro de la laisse, puis le (...)
- 7 « De Hunault vous diray qui fut de faulce orine / De faire traïson tous les tours adevine, / Tout (...)
- 8 Dans l’ensemble de notre contribution, nous respectons la présentation habituelle du nom de ce per (...)
- 9 Voir HB, xcviii, v. 2826-2831.
- 10 Voir HB, cv, v. 3056-3057.
2Quand il est question de rendre compte de la vie guerrière et chevaleresque et de la société qui sert d’arrière-plan au récit, le narrateur d’Hernaut de Beaulande reste partiellement fidèle à la « manière » des œuvres épiques des douzième et treizième siècles. Cependant, très couramment, il ne se fait pas faute de s’en séparer, dans la forme et dans l’esprit. Les appels au lecteur jalonnent la réécriture : « Or escoutez de quoy son corps fut advisez…/ Or entendez pour Dieu qui en croix fut penez […] » (HB, xcii, v. 2679 et 2681)6. Toutefois, l’appel du récitant en faveur de sa glorieuse chanson peut se caractériser par de sensibles nuances : au lieu d’y associer, selon la tradition, un héros aux belles qualités, le propos mentionne Hunault, fieffé traître, qui a éloigné ses fidèles et reste seul à ourdir ses intentions maléfiques7. Certains jalons narratifs traditionnels subsistent : résumé de la situation concernant Hernaut et Robastre8 et leurs perspectives d’avenir9 ; en fin de laisse, mention des inquiétudes du héros, Hernaut, et propos rassurants destinés au lecteur10.
- 11 Girart de Vienne par Bertrand de Bar-sur-Aube, éd. W. van Emden, Paris, SATF, 1977 et traduction e (...)
- 12 Voir HB, v, v. 133-139.
- 13 Voir HB, xii, v. 313-317.
- 14 Voir HB, xii, v. 339-345.
- 15 Voir HB, xiii, v. 374-388.
- 16 Le voyage est mentionné comme il l’était dans les chansons de geste traditionnelles. C’est le moti (...)
- 17 Voir HB, xv, v. 467-475.
- 18 Voir HB, xvi, v. 490-500.
- 19 Voir HB, xvi, v. 512-516.
3La mentalité des jeunes générations de chevaliers (notamment celle de Girart et de Regnier) reste assez semblable au contenu de Girart de Vienne11. Girart estime que ses frères et lui ne gagneraient rien à rester auprès de leurs parents pour mener une vie paisible mais sans intérêt12. Plus tard, avec une immense audace, il se présente comme comte de Vienne, ayant l’intention de réclamer ce titre à Charlemagne, car celui-ci est à la tête de la France à la suite d’un cadeau de son père, Garin de Monglane (qui a battu l’empereur aux échecs)13. Constamment, Regnier, plus sérieux, tient des propos raisonnables, véritable philosophie de l’existence et du comportement14. C’est ainsi que ne manque pas de s’instaurer un dialogue qui oppose un jeune chevalier sûr de lui, volubile, vantard, fanfaron et dominateur (Girart) à un autre (Regnier) qui développe le langage de la modestie, de la prudence et d’une réserve de bon aloi, ayant l’ambition d’être marqué de hauteur et de grandeur15. Regnier et Girart se rendent à Paris auprès de Charlemaine16 ; ils se dirigent vers le palais où ils vont être reçus. Le souverain est entouré de grands vassaux dont le duc Naymes, Richart de Normandie, Doon de Nanteuil et Ganelon17. L’affrontement, d’abord verbal puis meurtrier, entre la garde du roi et Girart ne tarde pas. Le bacheler se montre arrogant et prétentieux, affirmant aux soldats qu’ils ont affaire au connétable et au chambellan de la cour. Très vite, le dialogue dérape. C’est la même violence que dans Girart de Vienne18. Parlant de lui à la troisième personne, Girart s’adresse au roi avec désinvolture et suffisance, le laissant dans l’incertitude de son identité, procédant comme s’ils étaient sur le même plan19. Avec un aplomb incroyable, il revendique sa filiation avec Garin de Monglane (ici appelé Guerin) :
« Sire, se dist Girart, ja celé ne sera,
C’est le bon duc Guerin qui Mabile espousa,
Qui Monglenne la tour sur payens conquesta,
Qui au geu des eschés vo couronne gaingna,
Le meilleur chevalier c’onques Jhesus fourma. » (HB, xvi, v. 523-527)
- 20 Voir HB, xvii, v. 538-541 et xvii, v. 546-547.
- 21 Voir HB, xxviii, v. 858-867.
4Regnier, beaucoup plus raisonnable, plaide pour que Girart soit pardonné pour son comportement provocant et irresponsable. De fait, Charlemaine accepte immédiatement20. Par ailleurs, si les héros épiques des anciennes chansons de geste ne se laissaient pas ébranler par les traverses de la fortune, il n’en est plus de même dans Hernaut de Beaulande. Prisonnier, Hernaut, démoralisé, s’abandonne aux lamentations, met implicitement en cause ses amours, trouve sa situation terriblement injuste. Par son attitude, il s’approche du statut d’un chevalier dépourvu de toute dimension notoire21.
- 22 Il s’agit de Blanchefleur, non nommée ici, qui épousera le roi Louis. Pour les quatre autres fille (...)
- 23 Voir HB, xxxix, v. 1184-1190.
5Le narrateur du manuscrit Cheltenham, chargé de mettre en scène le destin des ancêtres de la future Geste de Guillaume d’Orange, s’efforce à plusieurs reprises de se projeter dans l’avenir, en s’appuyant sur ce qu’il sait des descendants les plus célèbres. La laisse xxxix (pas très longue, v. 1173-1190, soit dix-huit vers) est consacrée à l’avenir de Frigonde et de Hernaut de Beaulande et, singulièrement, à Aymeri qui épousera Hermengart. Ils auront, dit le texte, sept fils et une fille22. En outre, il vante la matière de sa chanson (HB, xxxix, v. 1173-1180) et, dans le même élan, évoque les trois gestes épiques traditionnellement distinctes (du Roi, de Doon de Mayence et de Guillaume d’Orange23). Par la suite, le narrateur dresse un panorama du devenir de la famille : baptême de Frigonde ; mariage Hernaut-Frigonde ; conception d’Aymeri dès la nuit de noces. Cet épisode d’Hernaut de Beaulande est en quelque sorte l’acte fondateur de ce qui deviendra la Geste de Guillaume d’Orange :
Puis l’espousa Ernault, qui en fut desirant
Et coucha avec elle et en fist son commant,
Et en la premiere nuit fut Ernault engendrant
Ung hoir fier et hardy qui moult fut combatant :
Emery ot a nom, se nous dit li rommans,
Ce fut cil Emery qui ot les sept enfans,
Dont la loy Jhesuscript, qui sur tous est puissans,
Exauça durement sur la loy aux Perssans. (HB, cix, v. 3155-3162)
6La dernière laisse, cxiii, très brève (v. 3251-3263), clôt l’intrigue de la réécriture et résume la situation : Beaulande est conquise ; conversions multiples ; Hernaut, nouveau seigneur, s’empare de la totalité de la région ; Antheaume de Pavie s’en retourne ; Milon épouse la dame de Puille et ils créent une lignée. Le narrateur ne va plus parler d’Hernaut et de Milon. Il va se consacrer à Regnier et à Girart qui sont au service de Charles.
- 24 Hunault est considéré comme un usurpateur. La population n’en veut plus (HB, viii, v. 203-205). Il (...)
7Depuis la Chanson de Roland la trahison, en singulier contraste, est étroitement associée à l’héroïsme épique. Mais si Ganelon, malgré ses défauts, conservait une hauteur certaine, il n’en est plus de même avec Hunault, ignoble personnage, pétri de jalousie et motivé par de bas instincts. Dans Hernaut de Beaulande, les scènes de trahison, méticuleusement décrites, sont couvertes d’opprobre. Si Hunault, contrarié par l’arrivée de Hernaut, est décidé à faire preuve de duplicité24, en revanche, le récit fait un parallèle entre l’accueil qui est réservé au héros et celui dont bénéficia Jésus lors de son entrée à Jérusalem, le jour des Rameaux :
Tout ainsi comme firent le[s] faulx Juifz a Jesus,
Quant en Jerusalem fut sur l’asne venus,
Alerent contre Ernault en gettant l’erbe jus.
La le baisa Hunault, voyant grans et menus,
Et lui dist : « Beau cousin, bien soiés vous venus ! » (HB, ix, v. 238-242)
- 25 Ici appelé felon souldoyant (HB, xxiv, v. 757).
8En fait, Hunault le pulent (HB, xvii, v. 550) devient le modèle du traître par excellence, faux, manipulateur sans scrupule, dépourvu de toute morale. Attirant Hernaut dans un piège, c’est lui qui parle de Frigonde avec un enthousiasme débordant (HB, xvii, v. 562-574). Alors que Hernaut ne songe qu’à établir un lien affectif avec la jeune fille (HB, xxiv, v. 745-751), Hunault se rend auprès du roi Florent25 à qui, en fieffé traître, il vient offrir ses services, sans préciser encore le contenu de leur future collaboration et alliance, les formules restant générales et les allusions mystérieuses (HB, xxv, v. 761-768). Le souverain accepte, sans réserve particulière (HB, xxv, v. 769-777). Dans un très long discours, le traître applique sa perfide stratégie : insinuations, incitation à la vengeance (Garin de Monglane ayant tué Gamadras), paroles fielleuses, haine inassouvie, jalousie inextinguible (HB, xxvi, v. 780-796 et 804-809). Jeté en prison, Hernaut se rend compte qu’il est victime d’une trahison (HB, xxvi, v. 823-825 et xxvii, v. 840-846). En fin de laisse, le récit annonce que Hunault va payer ses manigances. Seul, il se perd dans la forêt. Tout se passe comme si c’était un châtiment divin. Stylistiquement, l’extrait est caractérisé par la négativité :
Le droit chemin lessa, de chevaucher ne fine,
Il ne scet ou il va, ne cesse ne ne fine,
Ne nul homme vivant qui devers lui s’encline,
Ne ville ne chastel ne maison ne cuisine,
Ne treuve que menger que glans et la faïnne. (HB, xxix, v. 907-911)
- 26 « Ne m’en chault, dist Hunault, qui fut en repentance, / Je vouldroye estre mort a duel et a vieut (...)
9L’épisode qui suit est d’une ambiguïté digne du caractère trouble du personnage : ce dernier adresse une prière à la Vierge, en mentionnant sa trahison et en reconnaissant que, comme Judas, il mérite d’être puni. Clairvoyance et repentance ou peur et lâcheté devant une situation extrêmement difficile (HB, xxix, v. 912-917) ? De toute façon, la trahison est moralement condamnée, ce que prouve la rencontre, fruit d’un hasard romanesque, entre Hunault et un ermite (qui n’est autre que Robastre). L’infâme individu devrait se poser des questions, car l’homme est d’une taille particulièrement respectable. Implorant assistance et réclamant l’aumône, il se jette sans le savoir dans la gueule du loup (HB, xxx, v. 924-934). L’aveu de la trahison est rapidement suivi du châtiment suprême. L’apparent repentir n’y fera rien26. À la Cour, ce sont les deux oncles du traître qui animent l’hostilité déployée à l’égard de Hernaut. Elÿon est le plus virulent. La charge est d’une extrême violence, sans la moindre concession :
« Ernault est cy venus, ung orgueilleux garçons,
Moult fel et despiteux et si le prouverons,
Car meuldrier et traïstre, de tel fait l’occuppons,
Et a meuldry Hunault que moult bien amÿons.
Ce fut nostre nepveu, pour ce nous en plaignons,
Et nous en faictes droit, car nous vous en prïons. » (HB, lv, v. 1650-1655)
- 27 « Ce vilain qui est fort et carrez » (HB, xcii, v. 2653).
10L’affrontement, en grande partie, repose sur des échanges procéduriers. Elÿon (qui sans doute craint le combat) voudrait s’en tenir à une joute verbale, au cours de laquelle il prouverait qu’il a raison (HB, lv, v. 1670-1672). Hernaut refuse catégoriquement, se méfiant de l’esprit retors de son adversaire (HB, lv, v. 1673-1674). Il demande que, juridiquement, sa volonté soit respectée, car il veut montrer publiquement qu’il n’est pour rien dans la mort de Hunault. Elÿon, sans aucun doute impressionné par la taille de Robastre, refuse de donner foi aux aveux du bon géant (HB, xci, v. 2643-2647). Devant les échevins, il développe tout un roman. Il le fait avec assurance, suffisance, arrogance : selon lui, Hernaut a soudoyé ce guerrier hirsute et violent27, pour s’accuser du meurtre de Hunault (HB, xcii, v. 2651-2662).
11Conformément aux habitudes anciennes, Robastre lance des invectives contre les deux oncles mais – et c’est nouveau – il argumente et donne la raison pour laquelle il va s’engager (la trahison de Hunault). Comme, officiellement, il doit combattre pour avoir tué Hunault, il se démarque de ce qu’on veut lui imposer :
Robastre leur escrie : « Traïstre losenger,
Vous avez malmené mon seigneur droicturier,
Ernault, le filz Garin, le noble bacheller !
Vo nepveu le traÿ, Hunault le pautonnier,
Mais foy que doy a Dieu, le Pere droicturier,
Huy est venu le jour que le comparrés cher !
De vous je ne prendray ne maille ne denier ! » (HB, ciii, v. 2979-2985)
12Le combat tournant très vite en faveur de Robastre, le chastellain décide d’y mettre un terme (HB, civ, v. 3000-3003). Cependant, le récit va brutalement s’accélérer : dès que Robastre, croyant à l’abandon de son adversaire, s’est débarrassé de son tinel, le félon l’attaque par surprise. La scène est longuement décrite. Robastre frise la mort, mais il réagit avec la plus grande violence. Dissimulation, fausseté, lâcheté, trahison, naïveté et violence se côtoient. Ce mélange singulier aboutit à la pendaison des deux oncles, humiliation suprême pour des seigneurs (HB, civ, v. 3004-3010, 3012-3014, et 3016-3020). La société médiévale ne laisse place ni à la commisération ni à la pitié (HB, cv, v. 3036-3046).
- 28 Dès le début de l’œuvre, curieusement, c’est une chambrière qui donne à Mabilette une leçon de com (...)
13Dans Hernaut de Beaulande, très souvent, sentiments et réactions ne sont plus en harmonie avec le statut des personnages28 : les codes sociaux sont bousculés. Des rapprochements (qui vont parfois jusqu’à l’inversion des comportements) sont effectués entre le monde aristocratique et les sphères populaires. Hernaut s’étant mal comporté avec Robastre et celui-ci le lui reprochant amèrement, le héros lui répond avec désinvolture (en le jugeant sur l’apparence, très défavorablement). La charité chrétienne est totalement absente et c’est Robastre qui incarne le mieux la générosité et l’amour du prochain (HB, xliii, v. 1279-1285). La discussion se poursuit entre Hernaut (dont le comportement ne mérite aucune mansuétude) et Robastre qui ne manque pas de faire remarquer à son interlocuteur qu’il a bien connu Garin de Monglane et que, pour le moment, il a surtout été victime d’ingratitude (HB, xliii, v. 1286-1291). Un peu plus avant dans le récit, comme les prisonniers se réjouissent de l’arrivée de Frigonde et de Robastre, ce dernier leur offre un horizon qui bouscule l’habituelle hiérarchie sociale. De simples marchands vont devenir des chevaliers, à la condition de mettre en œuvre des qualités personnelles :
« Seigneurs, ce dist Robastre, attendez mon plaider !
Avez-vous en vo cuer vouloir de vous aider ?
Se hardement avez de guerre commencer,
Du plus povre de vous feray ung chevalier ! » (HB, xlviii, v. 1452-1455)
14À plusieurs reprises, le rôle du menu peuple est accentué dans le récit. Quand Robastre recherche Frigonde, c’est la petite servante de l’auberge qui lui fournit le renseignement essentiel (elle a fait fuir la jeune femme, déguisée en homme). Son intervention se termine par une prise de position d’une belle générosité, mais aussi d’une humilité louable :
Quant Robastre l’ouÿ adonc l’en mercïa,
Son or et son argent assez lui presenta :
« Allez vous ent, dist elle, vous n’y paierés ja,
S’en vie nous laissez, assez nous souffira. » (HB, lxxxii, v. 2414-2417)
- 29 « A tant est a l’ostel venu ung païsant, / Sur ung asne amenoit du charbon gros et grant. » (HB, l (...)
- 30 « C’est ung droit ennemy qui est venu d’enfer ! » (HB, lxxxvii, v. 2500). Pour l’ensemble de l’ext (...)
- 31 Le vers « Vueillez vous accorder et nous vous en prïon » (HB, cii, v. 2951) concrétise les intenti (...)
- 32 La scène est en tous points conforme à la tradition épique : rapidité et extrême violence du coup (...)
15L’intervention de celui que le récit appelle « le charbonnier » (HB, lxxxvii, v. 2490) est une nouvelle incursion d’un personnage très ordinaire venu du petit peuple. Le narrateur lui accorde une importance non négligeable, l’évoque avec un curieux pittoresque29. L’homme donne son avis, met en garde l’hôte vis-à-vis de Robastre, apportant des précisions inquiétantes : il a eu l’occasion d’être témoin de sa rudesse meurtrière. Le passage est une peinture au premier degré, fondée sur une précision naïve mais efficace. Le décor évoqué est ordinaire (solier) et les objets aussi (un banc transformé en arme redoutable). Les affirmations sont excessives, insultantes30, mais utiles. Le chastellain ayant tenté de corrompre Robastre, ce sera un échec retentissant : une nouvelle fois, le rôle dégradant est réservé à l’aristocratie (Le chastellain) et la hauteur morale incarnée par un membre des couches inférieures (Robastre). Dans le même ordre d’idée, le seigneur cherche à négocier un arrangement entre les deux oncles et Robastre, ce qui n’était guère dans les habitudes et la mentalité des anciennes chansons de geste31. Robastre répond avec une vive fureur et une orgueilleuse hauteur. La conclusion est une hyperbole fondée sur le recours à la divinité. En soi, totalement irrévérencieuse, elle est une véritable insulte (HB, cii, v. 2957-2964). Robastre étant touché au côté gauche par la lance d’Elÿon, sa riposte guerrière tient à la fois de la violence épique traditionnelle et de l’action débridée d’un homme du peuple ayant changé de statut social (HB, civ, v. 3026-3035). De fait, dans Hernaut de Beaulande, Robastre joue un rôle majeur. Tout au long du texte, le narrateur bouscule les codes épiques, puisqu’il désigne le sympathique géant par des tournures telles que « Robastre le gentilz » (HB, lxxxiv, v. 2432), « Robatre le gentilz » (HB, lxxxv, v. 2453) ou « Robastre le membrez » (HB, lxxxiv, v. 2442). Il arrive que le comportement de Robastre rappelle étrangement celui de Rainouart dans Aliscans, en particulier quand il refuse l’usage d’un cheval ou se contente d’un merrien pour se battre (HB, lxxii, v. 2191-2198). Mais sa personnalité comporte de multiples facettes. En face du désespoir de Hunault (peut-être simulé), il joue son rôle de religieux scrupuleux, véritable porte-parole de l’Église et de Dieu sur terre, développant l’esprit de générosité et de pardon de la religion chrétienne : redoutable guerrier, il est devenu une remarquable incarnation de l’esprit de l’Évangile (HB, xxxi, v. 945-952). En même temps, entré dans une fureur folle, il condamne le comportement de Hunault, l’accable de reproches moraux, souligne les calculs dérisoires et mesquinement humains du personnage, en les opposant au caractère limité et incertain du destin de tout homme ici-bas. Sortant de son rôle de confesseur, il déclare que s’il avait autorité judiciaire et politique, il pendrait le coupable sur-le-champ ! En fait, procédant à une exécution sommaire32, il agit sans état d’âme, avec une froide détermination, tranquillement et méthodiquement, continuant à filer la métaphore (de la confession qui aboutit à l’absolution-châtiment) liée au monde religieux qu’il est censé incarner. Humour, châtiment, punition, violence cruelle sont alors étroitement liés (HB, xxxiii, v. 997-1009 et xxxiv, v. 1015-1023).
- 33 Il se dit en lui-même qu’il va utiliser le secret de la confession pour son entreprise (ce qui n’e (...)
16Robastre envisage de retrouver Perdigon dont l’aide lui sera précieuse. Sa détermination est sans faille et son monologue intérieur prend un tour assez drôle dans la mesure où il estime qu’il a déjà bien servi Dieu ! Ce dernier lui pardonnera (d’abandonner sa vie de reclus), car, estime Robastre, il n’aime pas les traîtres ! Il parle de Dieu d’égal à égal, comme s’il s’agissait d’une sorte de partenaire. D’ailleurs, il est persuadé que Dieu lui fait toute confiance (HB, xxxiv, v. 1035-1042). Hernaut de Beaulande donne parfois une image inattendue du rude géant : ce dernier, à la recherche de Perdigon, se livre en lui-même à des propos chargés de rancœur et d’amertume. Il est déterminé à sauver Hernaut, quand bien même il devrait tomber en damnation33. La réécriture donne aussi sur le passé de Robastre des informations qui relèvent d’une certaine fantaisie romanesque : à Beaulande, ville tenue par les Sarrasins et où il possède une maison, la population pense qu’il croit en Mahomet ; il va s’y installer et y vivre des dons de ses voisins (HB, xxxviii, v. 1154-1161).
- 34 Ce qui n’est pas banal de la part d’un homme essentiellement habitué au concret de la violence gue (...)
- 35 Robastre met explicitement en rapport son inquiétude et son rêve. Une interprétation est possible (...)
17Ce qui est surtout nouveau, c’est le sens de la comédie de Robastre. Il se présente devant Florent, sans difficulté, car il avait pris l’habitude de le faire. Il vient réclamer l’aumône ; celle-ci lui est accordée et le souverain lui offre aussi à dîner. Ensuite, il entre en contact avec Frigonde, lui faisant comprendre à demi-mots qu’il veut lui parler en privé, au sujet d’Hernaut (HB, xl, v. 1225-1230). Plus tard, devant le roi sarrasin, Robastre raconte un véritable roman pour se donner le beau rôle, pour se disculper et pour affirmer qu’il n’est pas chrétien, mais tout dévoué à Mahomet. Le souverain se montre quelque peu réticent, mais, un peu plus loin, Robastre et Perdigon parviennent néanmoins à jouer la comédie de l’affrontement entre eux. La situation est bien différente de ce que l’on pouvait trouver dans les chansons de geste traditionnelles (HB, lx, v. 1821-1833). Quand les assiégés de la tour (notamment Perdigon, Robastre et Frigonde) n’ayant aucune nouvelle d’Hernaut depuis cinq semaines, expriment leur inquiétude, Robastre est dans le même état d’esprit, d’autant qu’il va invoquer le monde onirique34. Il a été l’objet d’un rêve qui lui crée du souci35 :
- 36 Le sens de ce vers 2149 (« Je me doubte forment qu’i n’ait ennuy tres grant ») est « je crains viv (...)
Belle, forment me vais au cuer espouentant
D’Ernault le vostre amy qui ne va repairant !
Je me doubte forment qu’i n’ait ennuy tres grant36,
Car une advisïon m’est venue en dormant,
Que vëoye ung brachet legier et bien courant
Qui chassoit en ung boys fueillu et verdoient ;
Deux veneurs y venoient ; chascun aloit portant
Ung espieu merveilleux qui fer ot bien trenchant.
Le brachet debonnaire alloient assaillant. (HB, lxx, v. 2147-2155)
18À plusieurs reprises, dans la suite du récit, Robastre montre son caractère bien trempé : l’hôtelier étant très réservé à l’idée de l’accueillir dans son établissement, il s’exprime avec calme, ne cherche aucune provocation, même si l’on peut déceler une pointe de désinvolture tranquille. En outre, alors que son interlocuteur a un langage ambigu et le juge sur les apparences (Robastre est pauvre selon toute probabilité !), il se donne l’air d’un pilier de cabaret, tout en infligeant une leçon de morale, fondée sur l’expérience et le bon sens (HB, lxxxvi, v. 2460-2474). Plus tard, comme Hernaut est très inquiet du sort de Frigonde, Robastre, avec maîtrise, le rassure et lui affirme que la jeune femme, déguisée, arrivera à temps. C’est l’homme du peuple qui montre les qualités qui étaient, par le passé, réservées à l’élite aristocratique (HB, xci, v. 2616-2619).
- 37 Un regard de sanglier, selon la formule traditionnelle.
19Sur le point de combattre contre les deux oncles, Robastre les attend de pied ferme. Toute sa détermination et son hostilité se concentrent dans son regard37. Il crée l’effroi dans le cœur d’Elÿon. Ce dernier, aux antipodes de toute attitude chevaleresque (et qui serait digne du comportement des héros des anciennes chansons de geste), sans coup férir, se comporte en pitoyable pleutre : il refuse de se battre (HB, ci, v. 2921-2929) considérant le géant comme un diable venu de l’enfer (HB, ci, v. 2933-2940). En somme, tout le passage est fortement éloigné des normes du passé : exagérations ; incommensurable lâcheté des hommes venus des couches supérieures de la société (l’aristocratie) ; transfert du courage et de l’impétuosité ardente dans le personnage issu du peuple ; inversion des attendus sociaux ; le sérieux et le tragique sont irrémédiablement pimentés d’un comique subversif et dégradant.
Conduite du récit
20Dans Hernaut de Beaulande, on remarque, en rupture avec la tradition, certains rapprochements notoires (qui peuvent aller jusqu’à la confusion) entre les univers chrétien et sarrasin, des décalages avec les conceptions du passé et leurs oppositions flagrantes. Parfois, le manichéisme narratif n’est plus respecté et le Destin peut avoir partie liée avec l’inattendu extraordinaire.
21Lorsque Hernaut, Hunault et de leurs compagnons arrivent à Beaulande, assez curieusement, la ville est décorée, car le roi sarrasin a appris qu’un noble chrétien, de haute lignée, allait lui rendre visite ! Des tentures sont déployées partout. Mahomet est mis à l’honneur et la musique aussi. Les réjouissances s’emparent de la cité (HB, xix, v. 611-618). Un autre épisode surprend par sa tonalité nouvelle : Eliot, qualifié d’espie sarrasin de Frigonde, vient annoncer à cette dernière qu’il a récemment appris, en Acquictaine, qu’un prince chrétien allait se présenter à elle. Il fait de ce chrétien (ce sera Hernaut) un portrait dithyrambique (naissance, beauté, prestance) :
Et ouÿ deviser a la gent [baptisie]
Que ung prince vendroit cy de la loyal lignie,
Mais on dit proprement en icelle partie
C’onques puis que Mahom qui tant eust seigneurie
Fut estranglé des pors pour boire vin sur lie
Ne nasqui nul plus bel en ceste mortel vie.
Pitié est quant il croit en la geste Marie ;
Filz est au duc Guerin qui Monglenne maistrie,
Tout le plus redoubté d’avoir la char hardie
De la crestienneté, tant que le ciel tournie.
Eureuse sera celle qui devendra s’amye
Et qui d’un tel vassal pourra estre [embrassie]. (HB, xix, v. 633-644)
22L’éloge est déjà en soi surprenant, mais très curieusement, il fait allusion à la mort de Mahomet dans des termes que ne renieraient pas les chrétiens les plus hostiles au monde sarrasin (voir v. 636-637). À la suite d’une question de Frigonde, Eliot dresse une véritable généalogie de la famille d’Hernaut :
Il a a nom Ernault, ainsi l’ouÿ nommer ;
Filz est au duc Guerin, le hardy et le ber ;
Sa mere la duchesse sçay [je] moult bien nommer,
Mabilette a a nom, ou monde n’a son per,
De beaulté et de scens on n’y scet qu’amander. (HB, xx, v. 648-652)
23Il poursuit en mentionnant le nom des quatre frères qui seront considérés par la suite comme les piliers de la Geste (comme le font habituellement les chrétiens qui rappellent fièrement leurs origines nobles et prestigieuses !) : Hernaut, Milon, Regnier et Girart (HB, xx, v. 653-657).
- 38 Dans le vers 693, nous retrouvons l’habituel remplacement (dans le manuscrit Cheltenham) de qui pa (...)
24Dans le même ordre d’idée, la scène de réception de la délégation chrétienne par le roi sarrasin Florent est pour le moins étrange et en rupture totale avec les habitudes des anciennes chansons de geste, notamment dans le domaine religieux. Hunault, dans son discours d’adresse et sa mise sous protection de la divinité, se place sous le double label de Mahomet et du Dieu chrétien, comme si cela était tout naturel38 :
Hunault parla premier qui pensa folecté
Et dist : « Cil Mahommet du plain de la cité
Gart le roi de Beaulande et tout son parenté !
Et le Dieu qui moureust pour nostre sauvetté
Et qui resucita par sa grant dignité
Il gard le mien cousin que j’ay cy amené
Et tous les crestïens qu’ilz sont crestïenné ! » (HB, xxii, v. 687-693)
25Dans sa réponse le roi Florent se situe dans la même perspective. Il se réfère (s’appuyant sur une formule ambiguë : Cellui par qui sommes sauvé) à une divinité qui pourrait correspondre au Dieu chrétien (alors que lui-même est sarrasin !), mais il va plus loin, en associant Chrétiens, Sarrasins et Juifs dans une sorte de syncrétisme religieux et en souhaitant une réconciliation générale des adeptes de ces religions et croyances :
Hunault, se dist le roy, vous avez bien parlé,
Que pleüst a Cellui par qui sommes sauvé
Et par qui nous avons et le pain et le blé,
Que trestous crestïens qui aujourd’ui son[t] né
Et tous les Sarrazins qui seroient trouvé
Et les Juifz aussi feussent si bien advisé
Que on sceust des trois lois toute la verité
Et les quieulx en ce fait si sont les mieulx fondé,
Si que jamais n’eüst entre nous cruaulté
Et qu’en la fin feussons trestous sauvé ! (HB, xxii, v. 694-703)
26Concernant l’univers sarrasin, les vues du narrateur sont plus nuancées que par le passé. Ayant appris de quelle manière Frigonde l’a trompé (HB, l, v. 1518-1520), le roi païen se livre à un constat amer vis-à-vis de la trahison. La tonalité du passage est différente de celle que l’on trouvait dans les anciennes chansons de geste. Sans faire montre d’une violente colère, le souverain réfléchit sur la confiance aveugle qu’il a accordée à sa fille, sur la douceur de son éducation, puis confronte ces éléments avec ce qui s’est passé : elle a trahi en faveur d’un chevalier qui ne croit pas en leurs dieux. Qui plus est, elle ne l’avait jamais vu ! Cette douleur et cette incompréhension d’un père blessé sont plutôt légitimes (HB, l, v. 1521-1526).
- 39 Le substantif féminin haterie est mis pour hasterie (que le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch trad (...)
27Les accents narratifs peuvent être déplacés. Ainsi se trouve valorisé un épisode qui n’aurait pas été considéré comme crucial dans les chansons de geste antérieures : Frigonde et Robastre décident d’aller libérer les prisonniers chrétiens dont ils vont avoir besoin. Le narrateur donne force détails sur l’épisode (nombre de prisonniers ; joie des captifs ; dialogue entre Robastre et leurs représentants ; optimisme du héros concernant la conquête de Beaulande). En outre, les propos des prisonniers sont chargés d’un humour grinçant (voir l’utilisation de festoyer et de haterie paier)39 :
Cinquante marchans sont, tous nez de Monpelier,
Et quatre pelerins qui estoient paumier,
De France estoient nez par devers Mondidier.
Et quant ilz ont ouÿ c’on les vient esveiller,
Ly ung a l’autre dit qu’on le vient festoyer :
« Je croy qu’on nous vendra de haterie paier ! » (HB, xlviii, v. 1442-1447)
28Par ailleurs, dans Hernaut de Beaulande, le Destin est lié à l’Extraordinaire : la mort de Perdigon, qui n’a pu maîtriser son cheval devenu furieux, surgit avec intervention probable du démon, dit le récit (HB, cxi, v. 3224-3229). Il est vrai que les pouvoirs magiques de Prodigon sont d’origine diabolique. Tout se passe comme si le diable faisait disparaître le personnage qui témoignait de sa présence invisible, mais prodigieusement efficace. Le texte suggère aussi la notion de Destin qui arrive à son accomplissement. La mort, toute puissante et surgissant de manière inexorable, peut frapper un héros à tout moment (HB, cxii, v. 3230-3234).
- 40 Au vers 628, car est utilisé à la place de que, conformément à une curieuse habitude syntaxique du (...)
29Dans Hernaut de Beaulande, l’amour exerce une influence majeure, sans qu’il soit libéré du poids religieux : si Hernaut souhaite ardemment se rendre à Beaulande pour rencontrer Frigonde, il songe aussi à la convertir, avant de l’épouser (HB, xviii, v. 583-587). Quand le récit s’attarde sur la présentation de Frigonde, les éléments fragmentaires qui cherchent à la valoriser ne s’éloignent pas à l’excès des portraits « classiques » que l’on trouvait dans les anciennes chansons de geste (avec notamment la mention de tissus précieux, de riches bijoux et l’emploi de comparaisons laudatives40) :
- 41 Au demeurant, Frigonde, fine mouche, fait preuve d’une belle indépendance. Si elle accepte de rece (...)
Frigonde la pucelle ou bonté multiplie
C’estoit moult noblement en sa chambre jolie
Vestue d’un sendal de l’œuvre de Marie
Et d’esmeraude fut par dessus atachee
Que partout reluisoit com soleil qui flambie ;
D’une couronne estoit si bien appareillie
D’or et de perles fut ordonnee et bastie
Par dessus ses cheveulx estoit si bien polie
Tant estoit de beaulté, de noblesce garnie
Car d’elle ce sembloit d’ymaige entaillie. (HB, xix, v. 619-628)41
30En revanche, lors de l’entrée dans Beaulande de la troupe conduite par le traître Hunault, le portrait qui est consacré au jeune Hernaut rompt avec la tradition des anciennes chansons de geste, puisqu’il est fondé sur l’éclat, la beauté, la prestance. L’accent est mis sur une élégance sophistiquée et non sur les qualités physiques d’un guerrier aguerri :
- 42 Dans ce vers 674, le mot car est mis pour que. Voir la note 39.
- 43 Nous traduisons les deux derniers vers (« Car il vient äorer Tervagant et Mahom / Et dire que leur (...)
Moult les vont regardant paiens et Esclavon.
Ernault venoit devant sur un destrier gascon,
Le damoysel avoit osté son chaperon ;
Ses cheveulx reluisoient comme plume de paon,
Un chappel sur son chief avoit tout environ,
Dix pierres y avoit de si noble façon
Car plus fort reluisoient que ung feu de charbon42.
Beau fu le damoysel, durement le prise on,
Mesmes les payens de celle regïon
Disoient c’onques mais en aucune saison
Ilz n’avoient vëu nul plus beau dansilon.
Ly ung a l’autre dit : « Vecy noble baron,
Il avra Frigonde a la clere façon,
Car il vient äorer Tervagant et Mahom
Et dire que leur loy ne vault plus ung bouton. » (HB, xxi, v. 668-682)43
- 44 Le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch traduit maisniee privee par die Vertrauten unter der Dienersc (...)
31Pendant le repas, Frigonde apparaît dans toute sa beauté. Hernaut en tombe immédiatement amoureux et elle ne semble pas insensible à sa personne. Le trouvère rend compte de ce coup de foudre en termes fleuris, avec recours à des images comme Frigonde la pucelle qui est blanche que fee (HB, xxiii, v. 709) ou des métaphores : Ung dart d’amour luy vint de telle randonnee (HB, xxiii, v. 711). Il ajoute des notations physiques traduisant les émotions des deux partenaires : Qu’aussi vermeil devint que la fleur en la pree (HB, xxiii, v. 713) ou encore Qu’elle devint au vis ardante et enflambee (xxiii, v. 715). La réserve de la jeune fille indique sa bonne éducation (HB, xxiii, v. 716). Les deux jeunes gens, subjugués par la passion naissante, mangent très peu. Toutefois, si l’Amour s’empare d’eux, ils vont le payer très cher. Le trouvère termine la laisse par une sorte d’aphorisme : une chose qui n’a pas été payée cher n’a pas de valeur (HB, xxiii, v. 723-726)44 !
32De fait, l’amour est obstacle au succès d’essence guerrière. Comme Hunault désire ardemment la mort de son cousin Hernaut, il va l’attaquer, alors que Hernaut, en galante compagnie, prend du bon temps avec celle qu’il aime d’amour tendre (HB, xxvii, v. 836-837). Pour la défense nécessaire de l’amour, Frigonde est sans aucun doute la plus efficace. C’est elle qui corrompt le gardien, pour que son bien-aimé ne souffre pas des mauvaises conditions de sa captivité (HB, xxxviii, v. 1164-1168) et pour obtenir des rencontres secrètes (HB, xl, v. 1191-1198). Le roi Florent, l’ayant appris, veut mettre un terme à ces visites incongrues à ses yeux. Il interroge donc sa fille sur ses motivations (HB, xl, v. 1199-1203). Celle-ci, avec beaucoup de finesse et d’habileté, reconnaît ce qu’elle ne peut nier (les visites), mais elle laisse croire à son père qu’elle a réussi à convertir Hernaut. N’avouant pas son amour pour le chrétien, elle se place simplement dans le registre de la pitié et déplore que le chrétien ait été trahi. Selon elle, ce serait une excellente recrue pour l’entourage du roi. Elle ment en tous points, en affirmant avec vigueur qu’elle ne saurait mentir (HB, xl, v. 1204-1211) ! Néanmoins, le roi lui fait promettre de ne plus rendre visite à Hernaut. Elle accepte sans barguigner (HB, xl, v. 1212-1214). Si Robastre et Frigonde ont agi de concert pour l’élargissement d’Hernaut (HB, xli, v. 1251-1257 et xlii, v. 1261-1265), en revanche, c’est elle qui, planifiant ce qu’il faut faire pour fuir et échapper aux Sarrasins, donne toutes les informations souhaitables (HB, xlvi, v. 1387-1395). Quand elle estimera qu’Hernaut ne lui montre pas suffisamment sa reconnaissance, elle lui rappellera, avec une pointe d’amertume, tout ce qu’elle a sacrifié pour lui et les risques qu’elle encourt si elle retombe aux mains de son père (HB, li, v. 1550-1553). La jeune femme conserve la maîtrise de la situation jusqu’aux retrouvailles émues et affectueuses des deux protagonistes :
Ernault ala baiser la pucelle senee
Et lui dist doucement : « De bonne heure fus nee !
Or serés temprement baptisee et levee,
Si vous espouseray, sans nulle demoree ! »
Et la pucelle s’est de grant joye pasmee. (HB, cviii, v. 3122-3126)
33Les considérations à tendances moralisantes représentent une caractéristique très nette de la réécriture. Cependant, nous avons dû écarter de notre analyse un assez grand nombre de passages qui manquaient de clarté. Le style d’Hernaut de Beaulande, souvent maladroit, est parfois confus, notamment quand apparaissent images et métaphores cherchant à donner une dimension philosophico-morale au récit. Elles se rattachent à la morale individuelle, aux sentiments et au monde féminin, à la religion, à l’âme humaine et à ses calculs.
34Au début de l’œuvre, curieusement, c’est une chambrière qui donne à Mabilette une leçon de comportement (dignité, calme et mesure) et c’est elle qui, d’un ton assez pompeux, ponctue son propos d’une formule populaire d’allure proverbiale :
Ma dame, advisez vous, et que vault ung beau chats
Pour ce dit qui ne prent les souris et les ras ? (HB, i, v. 11-12)
- 45 Nous traduirions volontiers les v. 265-266 (« Oncle, se dist Millon, la vertu souveraine / Si vous (...)
35Milon de Pouille s’est rendu en Lombardie auprès de son oncle Anthiaume de Pavie. Comme ce dernier lui annonce qu’il le fera cappittaine de l’ensemble de son pays, Milon en est très satisfait45 :
Oncle, se dist Millon, la vertu souveraine
Si vous vueille envoyer bonne vie et longtaine
Car le saige nous dit, en l’escripture plaine,
Qui desire la mort de creature humaine
Que la sienne lui est, se dit on, plus prouchaine. (HB, x, v. 265-269)
- 46 Car est utilisé à la place de que. Voir les v. 628 et 674 (notes 39 et 41).
- 47 Ce que nous comprenons de la manière suivante : « Car on dit bien souvent qu’il faut considérer co (...)
36L’affirmation à couleur proverbiale peut être d’une extrême banalité, comme lorsque Hunault conseille à Hernaut d’épouser Frigonde : « Et on dit ung parler que je croy fermement, / Car de bonne semence voit on le bon fourment » (HB, xvii, v. 573-574)46. C’est encore une réflexion populaire, à tonalité philosophique ou morale qui est émise (en fin de laisse) par le narrateur à propos de l’entrée en moniage après une vie agitée : « Car on dit bien souvent que on doit tenir saige / Cellui qui est mauvais qui laisse fol couraige. » (HB, xxxv, v. 1066-1067)47.
37Le narrateur ne se fait pas faute d’exprimer son avis sur les femmes. Il lui arrive de mettre en évidence leur détermination, soulignant, à l’aide de quelque formule lapidaire, leurs dons pour la réussite :
Et on dit bien souvent, advenir le voit on,
Que femme vient souvent en son entencïon,
Et ce qu’elle emprent, soit folie ou raison,
Acomplist en la fin, a qui poise pou non. (HB, xxxviii, v. 1169-1172)
38Mais cela ne va pas non plus sans une pointe d’antiféminisme flagrant. Comme Frigonde demande à Robastre la faveur de l’accompagner, il lui répond avec une joyeuse désinvolture, s’appuyant sur une sorte d’aphorisme populaire :
Et Robastre lui dist : « Trop m’alez argüant,
Car mettre me voulez en ung travail moult grant :
Li homs qui maine femme et asne va cachant,
Il ne va pas du jour sans grant paine yssant ! » (HB, lxx, v. 2165-2168)
39Souvent dans le manuscrit, l’analyse particulière d’une situation ou de sentiments débouche sur une réflexion plus générale, comme si le narrateur cherchait à se donner un air de philosophe pessimiste. L’apport de l’amour dans la vie intérieure (ici, de Frigonde) peut être négatif et chargé de déception :
Et li amour de lui si tres fort l’embrasoit
Que bien voulsist o lui et sentir chault et froit,
Car la vertu d’amours maint loyal cuer deçoit. (HB, xli, v. 1255-1257)
40Le monde de l’au-delà, qui pèse sur le destin des individus, ne saurait être absent de ces préoccupations : la vision du narrateur est très manichéiste. Les bons chrétiens ont tout intérêt à rester fidèles à Dieu et à s’éloigner du démon. Si Hernaut est emmené par les hommes de Hunault, il n’est pas nécessaire de s’en soucier, car la divinité ne manque pas de se préoccuper de ceux qui se conduisent bien :
- 48 Dans cet exemple, c’est Hunault qui se réjouit du malheur qui risque d’accabler Hernaut (v. 855).
Mais ce lui advendra que advenir lui doit,
De faire traÿson le faulx homs delictoit,
Car Dieu paye en la fin quant la droicture voit ;
Dieu est si droicturier qu’il paie ce qu’il doit. (HB, xxvii, v. 854-857)48
- 49 Nous traduisons ce vers par « En agissant follement, on ne va pas de l’avant ».
- 50 Au vers 891, l’hémistiche « se fait li (est) Ennemis » signifie « c’est ce que fait le diable ».
- 51 Notamment, un messager vient annoncer qu’un secours va venir de la part de Milon (de Puille), frèr (...)
- 52 « Du lignaige Hunault n’y fut nul demourans / Qu’on ne les ait bannis, et femmes et enfans, / Affi (...)
- 53 Il reconnaît cependant, du bout des lèvres, que des êtres exceptionnels peuvent donner naissance à (...)
41En revanche, Hunault qui a placé toute sa confiance dans le Mal, se précipite vers une fin désastreuse : « De follement ouvrer ne vient nul en avant » (HB, xxiv, v. 760)49. D’autant que l’Ennemi ne récompense pas ses suppôts : « Il cuide bien aler, mais certes il va pis ; / Son paÿement va querre ; se fait li (est) Ennemis / Qui paye mauvaisement ceulx dont il est servis. » (HB, xxviii, v. 890-892)50. Les noirs calculs des âmes basses sont fustigés. Et pourtant, l’homme ne sait pas quand son destin prend fin, la mort emportant tout. Il est donc inutile de se montrer avide, égoïste et mesquin : « Trestoute la richesse et tout ce qu’on a vaillant / Couvient trestout laissier et si ne sçavons quant ! » (HB, xxxii, v. 995-996). Le récit, à la fin d’une laisse, avec quelque distance, s’éloigne du roi sarrasin qui croit avoir pris une bonne décision en faisant confiance à Perdigon : « Or cuide bien le roy qu’il œuvre saigement : / En Prodigon s’alloit fïant parfaictement, / Mais il faisoit du leu son berger proprement. » (HB, lxi, v. 1885-1887). Vers la fin de la réécriture, la laisse cvi, qui contient donc d’assez nombreux nouveaux éléments narratifs51, se termine par une réflexion du narrateur qui est dépourvue de toute illusion sur l’âme humaine : « Puis que ungs homs devient riche et qu’i va conquerant / Tous les biens de ce monde lui viennent acourant. » (HB, cvi, v. 3091-3092). Lorsque tout le lignage de Hunault est banni52, le narrateur approuve le rejet en s’appuyant sur une véritable philosophie de la descendance : les fils d’êtres ignobles, ne peuvent être que de la même trempe53. De fait, c’est la négation pour tout individu d’avoir la possibilité d’être différent de son lignage. C’est la disparition de toute liberté individuelle dans l’élaboration de son destin :
Car tousjours se retrait la nature et le sangs,
Ou en bien ou en mal, ja n’en soiés doubtans !
Ainsi le nous aprennent les saiges clercs luisans. (HB, cix, v. 3147-3149)
Un certain regard souriant
- 54 C’est Robastre qui fait preuve d’esprit : Hernaut, dans un acte sauvage et irréfléchi, lui a mis l (...)
42Comme dans les chansons de geste traditionnelles, la violence est éminemment présente dans la plupart des péripéties d’Hernaut de Beaulande. Mais l’état d’esprit a changé. Si les faits sont mentionnés avec la terrible rudesse d’antan, tout se passe comme si le récit adoptait un point de vue distancié. Le regard souriant modifie la tonalité des événements. Robastre a été précipité dans la prison d’Hernaut avec lequel s’établit rapidement un dialogue chargé d’un humour quelque peu rugueux. Aux gestes vifs d’Hernaut, Robastre répond par jeu dans le registre de la métaphore54 :
Ernault saisi ung cierge qui ardoit clerement,
En la barbe lui ala bouter villainement,
Et Robatre escrïa a sa voix clerement :
« Je ferai vostre barbe sans raseur vrayëment ! » (HB, xlii, v. 1273-1276)
- 55 L’emploi contextuel du substantif souldee est ici aux antipodes de sa signification propre !
43Dans le même ordre d’idée, Frigonde s’étant plaint d’un geôlier peu coopératif, Robastre, avec un cruel humour, lui déclare qu’il va régler le problème : « Et Robastre lui dist : ‘ Cil avra sa souldee !’ » (HB, xlvi, v. 1375)55. Sans le moindre état d’âme, il tue le chartrenier (HB, xlvii, v. 1423-1425). Pour faire bonne mesure et qu’il n’y ait pas de témoin, dans un acte véritablement ignoble, il va tuer aussi la femme et l’enfant du gardien. L’extrait est marqué de cynisme, mais aussi de détails dérisoires (sont aussi tués un chat et un lévrier !). Le commentaire de Frigonde, choquant pour un esprit moderne, est d’une cruauté infinie ; il est dépourvu de toute humanité (le monde sarrasin ne mérite aucune mansuétude). Elle est d’autant plus cruelle que, née dans l’univers sarrasin, c’est une transfuge :
Robastre si tüa la femme du tournier
Et l’anfant, ensement un chat et ung levrier.
« Ha, Dieu, se dist Frigonde, com vecy bon boucher !
– Dame, se dist Ernault, il est tres bon ouvrier,
Ne cessa oncques encores que de gens mehaingner. » (HB, xlviii, v. 1430-1434)
44À deux reprises, Robastre est amené à raconter comment il a tué Hunault. En premier lieu, dans une confidence faite à Hernaut, puis au sein de la Cour, pour être désigné comme champion du combat judiciaire. En utilisant abusivement le secret de la confession, il a châtié Hunault pour ses crimes et son comportement de traître. Avec un humour cruel et déplacé, il n’hésite pas à recourir à la métaphore absolucïon pour désigner la mort infligée :
Et quant j’ouÿ de lui vostre ennuy recorder,
Si dolent fu au cuer que je [ne] peulz durer ;
Pour assauldre Hunault m’alay tantost lever,
D’une arbre en alay une branche tirer,
Tel coup lui en alay en la teste frapper
Que je lui fis du chief tost les yeulx voler !
Autre absolucïon je ne lui sceu donner ! (HB, xliv, v. 1324-1330)
45Le même humour froid et distancié est au cœur de sa confession devant les échevins. Il file même la métaphore, s’appuyant sur les substantifs absolucion et pardon pour désigner le coup mortel infligé. L’âme sereine et tranquille, il ne manifeste aucun signe de remords. Le choc est terrible entre l’image de la cervelle répandue sur le sable et les emplois métaphoriques :
Quant je l’ouÿ compter de tel percucïon,
Erraument lui donnay tel absolucïon
Que d’une grosse branche lui donnay tel pardon
Que je fis sa cervelle verser sur le sablon.
On n’en doit demander a homme se moy non,
Si qu’a grant tort tenez Ernault a vo prison ! (HB, lxxxix, v. 2571-2576)
46La magie ou illusion diabolique, dans Hernaut de Beaulande, est souvent associée à un art de la mise en scène ou à la fantaisie. Dans un premier temps, Robastre ne parvient pas à convaincre Perdigon d’utiliser ses pouvoirs extraordinaires. Le cœur marri, il renonce à sa demande (HB, xxxvii, v. 1131-1133). À la cour, les graves difficultés rencontrées par Perdigon vont amener ce dernier à renoncer à son serment. En effet, sans ménagement, il est appréhendé et traîné devant le roi sarrasin. L’entourage du souverain, en rappelant que Perdigon leur a créé beaucoup d’ennuis dans le passé, préconise immédiatement que le prisonnier soit exécuté. Le roi donne son assentiment et, informé de la sentence, Perdigon se rend compte qu’il va lui être très difficile de rester fidèle à son vœu. Avec beaucoup de recul, de maîtrise de soi et d’humour, Perdigon prend la décision de se défendre :
A soy mesmes a dit : « Je suis mal arrivez !
Mieulx vault que me parjure que je soye finez !
On dit que le pechié est de Dieu pardonnez
Mais on voit pou de mors estre resucitez ! » (HB, lvii, v. 1742-1745)
- 56 Néanmoins, il le fait mettre en prison en attendant que ce qui est prévu se réalise (HB, lviii, v. (...)
47En fait, Perdigon use de son pouvoir de communication et de persuasion pour abuser du roi. En mettant en avant une part de la vérité (il déclare qu’il est chrétien), il va le convaincre de lui faire confiance. Perdigon s’appuie sur une condition (il veut garder la vie sauve !), mais, dès lors, il promet de « rendre la tour », avec tout ce qu’elle contient. Et il promet aussi au roi sa fille qui l’a trahi. Perdigon se comporte en véritable félon, ce qu’il n’est pas. Avec une facilité dérisoire et une réelle naïveté, le roi sarrasin entre dans son jeu (HB, lviii, v. 1756-1759)56. En prison, Perdigon, très détendu, parle aux gardiens et se moque d’eux, sans qu’ils s’en aperçoivent. Sûr de ses pouvoirs magiques, il ne se sent nullement en danger. Son ironie, même subtile, est bien réelle :
- 57 Nous traduirions volontiers ce vers 1767 (« Vueillés penser de moy et ne l’espergnez ja ! ») par « (...)
Il a dit au[x] payens : « Oiiez c’om vous dira.
Vueillés penser de moy et ne l’espergnez ja57 !
Si bien vous paieray quant mon corps partira
Que de moy vraiement nul ne se louera. » (HB, lviii, v. 1766-1769)
- 58 Le substantif tribulacïon signifie « affliction, tourment ».
48Frigonde est désespérée. Jusqu’aux environs de minuit où Perdigon va user d’un « charme », l’atmosphère est à la désolation : « La furent toute nuit en tribulacïon58. » (HB, lxii, v. 1898). Avec l’aide de Belzébuth, il ouvre la prison de Robastre et l’opération est marquée par un certain humour, ainsi que l’indique le tableau insolite du vers 1904 :
Mais environ minuit, si com[me] nous trouvon,
Fist son enchantement l’ermite Prodigon ;
L’Ennemy conjura, Belezebus eust nom,
Par ung conjurement fist ouvrir la maison ;
Robatre se dormoit et tous ses compaignon
Et Prodigon lui vint monter sur le crepon. (HB, lxii, v. 1899-1904)
- 59 Le larron et enchanteur célèbre qui aida le jeune Charles. À propos de Basin, voir Elie de Saint G (...)
49Perdigon a pleinement conscience de l’efficacité de ses pouvoirs ; c’est ce qu’il ne manque pas de dire aux prisonniers libérés (HB, lxiii, v. 1925-1928). De concert, les deux héros vont se présenter au roi sarrasin et c’est par un nouveau « charme » que Perdigon ouvre la porte des appartements royaux en adressant au souverain tout un discours de tromperie : leur combat judiciaire se serait déroulé ; Perdigon aurait gagné ; Robastre reconnaîtrait ses torts ; il faut donc l’élargir (HB, lxiii, v. 1936-1940). Au cours du dialogue qui s’instaure ensuite entre Robastre et Florent, le roi, contre toute attente (totale inversion des mentalités traditionnelles) fait preuve d’une belle ouverture d’esprit ! Sans doute est-ce dû (sans que cela soit dit) au « charme » exercé par Perdigon (HB, lxiv, v. 1942-1948). Ensuite le roi s’endort ! Ce qui laisse toute latitude aux protagonistes. Enthousiaste devant les capacités extraordinaires de son compagnon, Robastre le déclare supérieur à Basin59 :
Ha ! Dieu, se dist Robatre, le preux et le membrus,
Ne Basin ne Golant ne valent deux festus
Encontre Prodigon ! Que bien soit il venus ! (HB, lxiv, v. 1952-1954)
50Nos héros s’étant présentés au pied de la tour, sont interpellés par la gaite chrétienne, qui fait vigilance. L’un des gardes s’étonne que Robastre soit libéré. Ce dernier explique sans hésiter sa libération par l’influence des démons, commandés par Perdigon :
Et Robastre lui dist : « Amis, s’a fait Cachus,
Pyllate et Noiron, Ebreu, Belzebus,
Car le bon Prodigon, leur maistre, est venus ! » (HB, lxiv, v. 1969-1971)
51Quand l’assaut contre la tour se poursuit (HB, lxvi, v. 2020-2043), Perdigon, pour la deuxième fois, use de ses pouvoirs magiques, incité par Robastre qui considérait qu’il tergiversait par trop. L’enchantement est mis en scène : nous avons affaire à un spectacle meurtrier (il est clairement dit que c’est le diable qui est l’inspirateur des événements). Avant l’action, il est annoncé qu’un grand nombre de Sarrasins vont mourir ; saisis d’une illusion (qui va les conduire à leur perte), les Sarrasins croient que la tour est en feu :
- 60 Accord du verbe au singulier, car il s’agit d’un collectif.
Ung enchantement fist Prodigon la endroit,
Par art de l’Ennemy qui adont lui aidoit.
L’enchantement fut tel que Sarrazin cuidoit60
Que la tour proprement en leur presence ardoit
Et que tout le chastel de feu resplendissoit. (HB, lxvii, v. 2054-2058)
52Dès lors, les assaillants, violemment perturbés par ce qu’ils croient être un incendie, tombent des échelles dans le fossé et se tuent en grand nombre (HB, lxvii, v. 2059-2064). Le récit note les réactions du roi sarrasin et de Perdigon : le roi se réjouit (ce qui est une erreur grossière d’appréciation), car il pense que la tour va être détruite. Il ne semble pas beaucoup se soucier du sort tragique de ses hommes (HB, lxvii, v. 2065-2066). Plus naturellement, Perdigon est ravi par l’efficacité de son « charme ». Il interpelle Frigonde pour la prendre à témoin, mais celle-ci est décontenancée, puisqu’elle ne voit aucune flamme (HB, lxvii, v. 2067-2073). Alors que les Sarrasins se lancent à nouveau à l’assaut de la tour, Perdigon demande à ses compagnons, montés sur les remparts, s’ils veulent qu’il ait recours, pour la troisième fois, à ses pouvoirs. Il le fait sur un ton enjoué. Le « charme » cette fois prend une dimension quasi cosmique : les éléments naturels se déchaînent, ce qui provoque une véritable panique chez les Sarrasins. Le narrateur s’attarde longuement sur la description de la tempête et de ses conséquences (débauche de couleurs, de mouvements ; la mort rôde, mais tout se passe comme si c’était un jeu) :
Adonc fist ung carin de tel condicïon
Que le temps se changa sans point d’arrestoison :
Rouge sembloit le ciel, plus que feu de charbon,
Et puis devint si noir que goute ne vit on,
Puis se leva ung vent a force et a bandon
Si que ne demoura paien sur eschielon
Que es fossez ne cheust, ou il voulsist ou non.
Li ung rompoit le doz, li autre le crepon
Et mesmement le roy et trestous ses baron
S’en coururent fuyant a force et a bandon. (HB, lxix, v. 2109-2118)
53Avec beaucoup d’humour, Robastre se réjouit d’avoir un compagnon si efficace et dont les qualités sont si précieuses (ce que son statut de religieux ne laissait pas soupçonner !) :
Quant Robastre l’ouÿ si prent a resjouÿr :
« Ha ! dist il, quel hermite pour Jhesuscript servir !
Dieu ne l’a mie fait pour les sierges räemplir ! » (HB, lxxi, v. 2188-2190)
54Une dernière fois, Perdigon fait preuve de forfanterie et met en exergue son sens de la provocation : au lieu de laisser partir Robastre et Frigonde dans la discrétion, il monte sur les créneaux et harangue les assiégeants sarrasins pour se moquer d’eux. La fin de laisse se caractérise par une joyeuse atmosphère, car Robastre, entendant cela, ne peut s’empêcher de chanter :
Tantost a haulte voix se print a escrïer :
« Or avant, Sarrazins ! Pensez de vous garder,
Car Robastre s’en va le secours amener,
Et la fille du roy en fait o lui aler ! »
Quant Robastre l’ouÿ si a prins a chanter. (HB, lxxii, v. 2205-2209)
- 61 « “Ha ! Dieu, amis Robastre, ou estes vous alez ? / Le chastellain soit mort qui nous a desevrez ! (...)
55Dans Hernaut de Beaulande, le motif du déguisement, avec la dissimulation de la personnalité, ouvre des perspectives souriantes : des statuts sociaux fort éloignés l’un de l’autre sont fugitivement rapprochés. C’est la servante d’une auberge qui, spontanément, se met au service de Frigonde, en l’aidant à fuir par un jardin, après lui avoir procuré des vêtements d’homme. Dans une atmosphère qui devrait être sérieuse et épique, le changement de sexe, même si cela n’est que dans l’apparence vestimentaire, ne peut être que source de situations incongrues, d’autant que l’héroïne, au moment où elle s’éloigne, est désespérée d’être séparée de Robastre61. Grâce aux vêtements d’homme, la tristesse se mue très vite en touche comique, car Frigonde, arrivée à son hôtel dans la cité, se fait servir vin et nourriture, comme un homme l’aurait fait ! En outre, sans que sa pudeur en souffre, elle a tout loisir de poser discrètement des questions concernant Hernaut et Robastre et chercher comment délivrer son bien-aimé (HB, xcii, v. 2668-2678). Personne ne saurait deviner sa condition de femme.
56S’étant rendue à la Cour de Pavie, Frigonde cherche à rencontrer Milon qui est en train de dîner. Un varlet déclare que personne ne peut s’approcher de lui, à moins d’être un homme de spectacle. Avec aplomb, Frigonde se fait passer pour un trouvère, ce qui lui ouvre les portes des appartements (HB, xcv, v. 2757-2762). Lors des premiers contacts, Milon est trompé par les apparences et la jeune femme ne lui apporte aucun démenti ! En elle-même, et en se fondant, elle aussi, sur l’aspect physique de Milon et sur son comportement chaleureux, elle a le sentiment d’avoir affaire à une famille digne et de très bonne tenue. D’ailleurs, c’est la famille de son bien-aimé, Hernaut ! À ses yeux, c’est déjà un critère déterminant ; elle se félicite qu’il soit issu d’une excellente lignée :
A soy mesmes a dit : « Or voy je bien au cler
Que bonne amour m’a fait haultement marïer,
En noblesse et en sang qui moult font a louer !
Par cestui damoisel doy bien considerer
Que noble sang a fait mon amy engendrer ! » (HB, xcvi, v. 2784-2788)
57Hernaut de Beaulande contient des intermèdes souriants qui sont autant de tranches de la vie quotidienne très éloignées de la tradition épique et qui ne sont pas sans rappeler, par leur tonalité populaire, des situations caractéristiques du théâtre artésien. C’est ainsi que Perdigon interpelle Robastre, prisonnier, sur un ton à demi ironique, bien fait pour tromper les païens. Le roi voudrait que le géant avoue bien connaître Perdigon et reconnaisse aussi qu’il est chrétien. Robastre résiste et refuse de se soumettre. Il rejette Perdigon dans la catégorie des larrons (HB, lx, v. 1847-1851). La confrontation, imaginée par les deux compères, se transforme en scène de comédie, puisqu’ils jouent à se dévaloriser l’un l’autre devant le roi sarrasin (HB, lxi, v. 1852-1857). Et la scène se prolonge, Robastre se promettant à lui-même de punir le roi qui a décidé de le faire pendre (HB, lxi, v. 1861-1863). Les deux hommes parviennent à leur but : obtenir de se battre en combat rituel (HB, lxi, v. 1879-1884).
- 62 « Il ne trouva maison si bien edifiee / Ou il ne s’abessast ou il feïst folie, / Car a l’entrer de (...)
58Robastre et Frigonde ont voyagé de concert et sans rencontrer personne. Qu’ils soient amenés à se restaurer conduit le récit à se consacrer à une piquante scène de taverne : un individu, attiré par la beauté de la jeune femme et plein de mépris pour l’apparence grossière de Robastre, vient le provoquer. Son attitude est promise au châtiment. L’homme est déjà copieusement aviné (HB, lxxiii, v. 2232-2238). Le récit s’attarde à faire une sorte de portrait burlesque de Robastre (vêtements grossiers ; allure générale ; taille immense ; membres disproportionnés62). Le dialogue mifigue mi-raisin qui s’ébauche entre Robastre et le varlet est caractérisé par une agressivité réciproque, à fleurets mouchetés. Il finira par s’orienter vers la violence, l’individu tenant des propos insultants (HB, lxxiv, v. 2250-2257). Le grossier personnage ne se fait pas faute d’ajouter des paroles grivoises concernant Frigonde :
- 63 Dans ce vers 2260, le substantif houlier signifie « débauché, souteneur ».
Ou avez-vous emblé celle dame plaisant
Qui l’avez fait conduire ? Ou l’alez vous menant ?
Elle vous est livree d’un fort houlier et grant63 !
– Tu dis voir, dist Robatre, or la me va tollant.
– Par Dieu, dist le varlet, j’ay .iiii. soubz vaillant
Qu’avec vous buray, s’i vous vient a tallant,
Mais que je pense faire ce que je vois pensant.
Tu scez que je vueil, je ne dy plus avant !
– Tu veulx ung horion et tu l’avras si grant
Que bien t’en souvendra desormais en avant. (HB, lxxiv, v. 2258-2267)
59Ostensiblement, Robastre ne se place pas dans le même registre. Il prend les mots au sens littéral, refusant de comprendre les sous-entendus du malandrin (HB, lxxiv, v. 2268-2274). Au cours du repas qui suit, même la servante de l’auberge a tendance à mépriser Robastre. Celui-ci répond avec calme et humour (il n’a nulle intention d’avoir des relations amoureuses avec Frigonde !) :
Dieu, dist la chamberie, quel sergent je voy la !
Mauldite soit la fame qui s’amour li donrra !
– Amie, dist Robastre, savez comment il va ?
Au boire me tendray, autre amour n’y avra ! (HB, lxxv, v. 2280-2283)
- 64 Le narrateur s’est amusé à utiliser des termes décalés par rapport à la réalité sociale : Robastre (...)
- 65 « Quant le chastellain ouy Robastre le baron, / Qui sembloit au parler la chiere d’un griffon, / L (...)
- 66 Dans le vers 2333 (« Quant le chastellain oyt la courtoise meschine »), le narrateur prend le cont (...)
60Le seigneur des lieux veut se rendre compte de la beauté de Frigonde et de la médiocrité de son accompagnateur (Robastre) : « (Et) quant le chastellain l’ot a rire commença ; / Il fut bien couvoiteux, la belle couvoita. » (HB, lxxv, v. 2294-2295). Il se rend sur place, flanqué de quatre hommes, ce qui donne lieu à une nouvelle scène de taverne qui met en relation un noble et un milieu populaire digne des fabliaux et du théâtre artésien (HB, lxxvi, v. 2303-2309). C’est un véritable choc social. Le dialogue s’engage sous le signe de l’hypocrisie réciproque64. Dès qu’il aperçoit Frigonde, le chastellain a le cœur embrasé et se met à la désirer. Il s’adresse à Robastre dans un style solennel et distant, s’appuyant sur un vocabulaire totalement décalé (ce preudoms utilisé pour désigner Robastre et conjointement avec celle dame désignant Frigonde). Robastre est loin d’être dupe et répond avec enjouement et désinvolture (HB, lxxvi, v. 2312-2318). Le contraste est curieux entre des détails qui renvoient au monde aristocratique et chevaleresque et d’autres à celui des contes et du menu peuple. Un heurt, qui paraissait inévitable, a lieu entre le chastellain (qui continue à pratiquer une hypocrisie suintante) et Robastre, au francparler et qui ne s’en laisse pas conter65. Un nouveau détail s’ajoute qui caractérise encore mieux cet affrontement verbal insolite ; la servante de la taverne66 se mêle de la conversation et donne un conseil de comportement au chastellain :
Adonc la chamberie s’escrïa a hault son :
« Haÿ ! Franc chevalier ! Pour Dieu et pour son nom,
N’aprouchez point de lui, pour Dieu vous en prïon !
Car sachez que il (l) a delez lui tel baston
Qu’il n’a en ce païs si fort destrier gascon
Qui n’en fust tout chergé ; ce n’est pas ung bourdon,
Ainçois est proprement le banc d’une maison ! » (HB, lxxvii, v. 2326-2332)
- 67 « Quant Robatre l’ouy n’eust pas la chiere encline/En estant se dreça, bien voit c’on le hutine. / (...)
- 68 Voir HB, lxxviii, v. 2348-2351.
61L’affrontement verbal entre le chastellain et Robastre prend un tour comique et quelque peu iconoclaste. C’est Robastre qui donne une leçon de bon comportement en société (on ne dérange pas un homme qui dîne !) et il parle par métaphore (« je vous donray l’estrine ») et c’est le seigneur qui montre au grand jour sa mauvaise foi, en même temps qu’il se drape dans les formules toutes faites comme « Par la vertu divine ». Les répliques sont vives et méchantes des deux côtés67. Ensuite, le chastellain s’adresse directement à Frigonde et tente de la persuader de le suivre (ce villain – Robastre – est vraiment indigne d’elle !)68. Avec une certaine dignité et surtout beaucoup de bon sens, Frigonde refuse de telles avances, allant jusqu’à lui dire qu’elle est mariée (HB, lxxix, v. 2356-2361).
62Au milieu des seigneurs de la cour, les moments qui précèdent le combat rituel donnent lieu à une scène comique, rocambolesque à souhait : Robastre se saisit d’un banc, ce qui provoque les rires de l’assistance qui le considère comme un diable venu tout droit de l’enfer (HB, xcix, v. 2885-2894). Le récit qui suit se caractérise par les disproportions comiques et par un soupçon de comportement héroïque, vus par un regard souriant. L’extrait n’est pas sans rappeler Rainouart dans les Aliscans – gigantisme, force extraordinaire déployée, forfanterie :
Quant ceulx virent a Robastre le grant merrien lever,
Esmerveillé s’en sont sergent et bacheller.
Quatre hommes n’eussent peu ung si grant fais porter
Et Robatre le va a ses deux mains courber
Et a dit haultement : « Vueillés moy amener
Les felons traïstres, je m’en vueil delivrer ! » (HB, c, v. 2895-2900)
63Hernaut de Beaulande rompt franchement avec la tradition épique en accueillant des interventions aussi déplacées que piquantes de certains personnages issus du menu peuple. Ces derniers n’auraient pas eu leur place aux siècles précédents. C’est ainsi que l’hôtesse se déchaîne contre son époux : il aurait manqué d’efficacité vis-à-vis des jeunes gens qui vont être logés. Une intervention de ce type n’est pas courante, et plus encore de la part d’une femme. La courtoisie habituelle en ce genre de circonstances (dans les chansons de geste et les romans) a disparu. La violence des propos est notoire. La vulgarité n’est pas absente :
- 69 « Par Dieu, ilz la vous ont anuit belle baillee ! » L’hôtesse veut dire que les deux jeunes gens o (...)
- 70 Ce vers 443 est un jugement moral de l’hôte ; il considère que sa femme n’a pas la moindre notion (...)
A son mary a dit, baissant a chiere yree :
« Ha, faulx homme meschant, filz de pute prouvee,
Comme avez eu vostre char si osee
Que ceste chose cy avez ainsi quictee ?
Se ne sont que trompeurs alans par la contree
Tromper les bonnes gens toute jour ajournee !
Qui bien saroit au vray leur cuer et leur pencee
On les merroit aux champs demain a l’ajournee !
Cuidez vous estre sire et tenir la contree ?
Par Dieu, ilz la vous ont anuit belle baillee69 !
– Taisiez vous, dist ly hostes, mau jour vous soit donnee,
Vous ne sçavez de bien demy une denree70 ! » (HB, xiv, v. 432-443)
64Dans un contexte tout différent, après de nombreuses pérégrinations, Robastre au cœur d’une forêt – cadre romanesque s’il en est ! – rencontre un forestier. Ce dernier prend peur et fuit. Si le héros tente de rassurer l’homme des bois, en faisant montre de ses bonnes intentions, l’autre ne change pas d’avis et tient un discours fondé sur les seules apparences, pour lui, horribles et effrayantes :
- 71 Dans ce vers 1084, le substantif loudier signifie, selon le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch, Lum (...)
- 72 Robastre répond ironiquement à l’homme, en soulignant son caractère pleutre : « Amis, alez a Dieu, (...)
Lors dist le forestier : « Je ne m’y puis fier,
Car en tout mon vivant ne vy si faulx loudier71
Qui devenist hermite pour Jhesuscript prier ;
Je croy que vous avez usé de maint mestier ;
Ung tel homs ne se doit o vous amesnager,
Car vous n’estes taillez que de gens desrober
Et garder une tour et ung chastel planier
Ou porter la baniere a l’estour commencer ;
Alez ens devant moy l’ermite trouver
Le trouverés pour vray car vela son clocher. » (HB, xxxvi, v. 1083-1092)72
65Lorsque Frigonde, femme d’action, décide d’aller chercher de l’aide à Pavie, elle loge chez un « riche bourgois et de noble lignee » (HB, xciii, v. 2697). L’épisode va donner lieu à une scène aussi insolite que nouvelle. La « franche bourgoise », séduite par la belle apparence de Frigonde – toujours déguisée en homme – lui fait une cour aussi ferme que discrète. Elle offre un très bel accueil dans l’hostellerie et quand Frigonde offre tout naturellement de payer son écot, la bourgeoise lui répond par une déclaration à peine voilée :
Et li hostesse dit : « Je seray bien paiee,
Que pleust a Jhesuscript, le filz saincte Marie,
Que le mary que j’ay en la moye baillie
Feust ausi bel que vous ; je seroye moult lie ! » (HB, xciii, v. 2708-2711)
66Avec la version d’Hernaut de Beaulande du manuscrit Cheltenham, la chanson de geste des douzième et treizième siècles est bien loin. De fait, la réécriture s’approche d’assez près des versions populaires de la Bibliothèque Bleue. Tout classicisme a disparu. La société, telle que la voit le narrateur, est en plein bouleversement. Son image est modifiée, au point que les habitués du monde épique, perplexes, ne reconnaissent plus les jeux de rôles attendus, ce qui ne signifie pas forcément déplaisir. Les valeurs du passé n’ont pas disparu mais se trouvent dispersées, associées parfois à des personnages qui, naguère encore, ne bénéficiaient d’aucune considération. Les humbles prennent une place non négligeable aux côtés des protagonistes et ces derniers n’en marquent aucune surprise singulière. À la joyeuse brutalité de Robastre se joint la désinvolture efficace de Perdigon qui use de ses pouvoirs extraordinaires avec fantaisie et virtuosité. Avant qu’il ne disparaisse soudainement et non sans artifice, sa présence est étroitement liée à un certain sourire.
Notes
1 Nous adressons nos remerciements les plus chaleureux à Catherine Jones, qui nous a guidé dans l’invraisemblable maquis informatique de l’Université d’Oregon.
2 Pour Hernaut de Beaulande, nos références renvoient à La Geste de Monglane, Edited from the Cheltenham Manuscript, éd. D. M. Dougherty, E. B. Barnes et C. B. Cohen, Eugene, University of Oregon Books, 1966. Le texte édité comporte 3263 vers. Par commodité, nous conservons la numérotation proposée, mais nous avons partout rétabli la version du manuscrit, sans préciser les différences. L’indiquer eût été un alourdissement colossal pour cet article.
3 Pour l’édition de 1966 : L. S. Crist, French Review, 40, 1967, p. 883-884 ; F. Lecoy, Romania, 88, 1967, p. 561-562 ; W. M. Hackett, Romance Philology, 22, 1968, p. 121-122 ; W. van Emden, Cahiers de civilisation médiévale, 11, 1968, p. 63-67 ; G. di Stefano, Studi Francesi, 37, 1969, p. 116 ; K. Baldinger, Zeitschrift für romanische Philologie, 86, 1970, p. 252-253. Le compte rendu de Wolfgang van Emden est le plus précis.
4 Le Galien de Cheltenham, éd. D. M. Dougherty et E. B. Barnes, Amsterdam, John Benjamins, 1981.
5 Pour Hernaut de Beaulande, voir H. Gallé, « Le personnage d’Hernaut de Beaulande, de la Geste de Monglane à Guerin de Montglave », Le Moyen Français, 72, 2013, p. 49-73. Du même auteur, on pourra consulter la notice « Garin de Monglane », Nouveau Répertoire de mises en prose ( xive-xvie siècle), sous la direction de M. Colombo Timelli, B. Ferrari, A. Schoysman et F. Suard, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 295-303.
6 Toutes nos références à l’éd. Dougherty, Barnes et Cohen indiquent le numéro de la laisse, puis les numéros de vers. Voir aussi : « Seigneurs, or entendez, pour Dieu le filz Marie, / Bonne chançon vaillant de la royal lignie, / Par qui la loy de Dieu fut si bien essaucie. » (HB, xciii, v. 2684-2686). De même : « Seigneurs, or faittes paix, seigneurs et chevalier, / Qui voulez bien ouïr et le mal delaisser, / A ma droicte matiere vous vouldray repairer. » (HB, cx, v. 3163-3165).
7 « De Hunault vous diray qui fut de faulce orine / De faire traïson tous les tours adevine, / Tout seul va chevauchant sans varlet ne meschine, / Toute sa gent s’en va qui sont plains de doctrine [= « bonne moralité, bonnes mœurs »] / Telle comme Hunault leur devise et destine. » (HB, xxix, v. 898-902).
8 Dans l’ensemble de notre contribution, nous respectons la présentation habituelle du nom de ce personnage, Robastre. Dans le manuscrit Cheltenham, nous trouvons tantôt Robastre tantôt Robatre, alternance que nous avons conservée dans les citations.
9 Voir HB, xcviii, v. 2826-2831.
10 Voir HB, cv, v. 3056-3057.
11 Girart de Vienne par Bertrand de Bar-sur-Aube, éd. W. van Emden, Paris, SATF, 1977 et traduction en français moderne par B. Guidot, Paris, Champion, 2006.
12 Voir HB, v, v. 133-139.
13 Voir HB, xii, v. 313-317.
14 Voir HB, xii, v. 339-345.
15 Voir HB, xiii, v. 374-388.
16 Le voyage est mentionné comme il l’était dans les chansons de geste traditionnelles. C’est le motif du voyage-éclair (HB, xv, v. 450-459).
17 Voir HB, xv, v. 467-475.
18 Voir HB, xvi, v. 490-500.
19 Voir HB, xvi, v. 512-516.
20 Voir HB, xvii, v. 538-541 et xvii, v. 546-547.
21 Voir HB, xxviii, v. 858-867.
22 Il s’agit de Blanchefleur, non nommée ici, qui épousera le roi Louis. Pour les quatre autres filles, dont le narrateur ne parle pas et auxquelles aucun texte ne donne de nom, voir A. Moisan, Répertoire des noms propres de personnes et de lieux cités dans les chansons de geste françaises et les œuvres étrangères dérivées, Genève, 1986, t. 2, vol. 5, p. 961 (Tableau généalogique de la famille d’Aymeri de Narbonne).
23 Voir HB, xxxix, v. 1184-1190.
24 Hunault est considéré comme un usurpateur. La population n’en veut plus (HB, viii, v. 203-205). Il explique à ses fidèles sa stratégie du double jeu (HB, ix, v. 232-235).
25 Ici appelé felon souldoyant (HB, xxiv, v. 757).
26 « Ne m’en chault, dist Hunault, qui fut en repentance, / Je vouldroye estre mort a duel et a vieutance ; / Bien afferroit a moy que j’eusse grant grevance, / Car n’a si fort larron ou royaume de France » (HB, xxx, v. 939-942).
27 « Ce vilain qui est fort et carrez » (HB, xcii, v. 2653).
28 Dès le début de l’œuvre, curieusement, c’est une chambrière qui donne à Mabilette une leçon de comportement : dignité, calme et mesure (HB, i, v. 7-12).
29 « A tant est a l’ostel venu ung païsant, / Sur ung asne amenoit du charbon gros et grant. » (HB, lxxxvii, v. 2478-2479).
30 « C’est ung droit ennemy qui est venu d’enfer ! » (HB, lxxxvii, v. 2500). Pour l’ensemble de l’extrait, voir HB, lxxxvii, v. 2490-2505.
31 Le vers « Vueillez vous accorder et nous vous en prïon » (HB, cii, v. 2951) concrétise les intentions du suzerain. D’ailleurs, le motif de négociation est en dissonance totale avec le contexte du combat judiciaire ; le vocabulaire est également décalé dans son emploi (« Robastre le baron », HB, cii, v. 2945).
32 La scène est en tous points conforme à la tradition épique : rapidité et extrême violence du coup porté ; accompagnement verbal ; terrible résultat : « De la branche lui a ung si grant coup baillé / Que devant lui luy a le chief espautré ; / A terre chaÿ mort par delez ung fossé. / “Oultre, s’a dit Robastre, a vo malle santé !” » (HB, xxxiv, v. 1024-1027).
33 Il se dit en lui-même qu’il va utiliser le secret de la confession pour son entreprise (ce qui n’est pas très orthodoxe !) (HB, xxxviii, v. 1147-1151).
34 Ce qui n’est pas banal de la part d’un homme essentiellement habitué au concret de la violence guerrière.
35 Robastre met explicitement en rapport son inquiétude et son rêve. Une interprétation est possible : le brachet est peut-être lui-même et les deux veneurs seraient les deux oncles contre lesquels il va devoir se battre.
36 Le sens de ce vers 2149 (« Je me doubte forment qu’i n’ait ennuy tres grant ») est « je crains vivement qu’il n’ait de très graves difficultés ».
37 Un regard de sanglier, selon la formule traditionnelle.
38 Dans le vers 693, nous retrouvons l’habituel remplacement (dans le manuscrit Cheltenham) de qui par qu’ilz. De très nombreux exemples jalonnent le texte de la réécriture (ainsi aux v. 1976, 2008, 2036, 2059).
39 Le substantif féminin haterie est mis pour hasterie (que le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch traduit par Drängen = « poussée violente plus ou moins intempestive ») et le verbe paier a ici le sens de austeilen (Hiebe, Schläge) = « distribuer des coups ». Je traduis le vers 1447 par : « Je crois qu’on vient ici pour nous rouer de coups ! ».
40 Au vers 628, car est utilisé à la place de que, conformément à une curieuse habitude syntaxique du manuscrit Cheltenham.
41 Au demeurant, Frigonde, fine mouche, fait preuve d’une belle indépendance. Si elle accepte de recevoir Hernaut, elle le fait avec recours à une formule imagée qui dit clairement qu’elle calquera son comportement sur celui du chrétien : « Voulentiers je l’orray et le verray parler / Selon qu’il chantera me couvendra noter » (HB, xx, v. 661-662).
42 Dans ce vers 674, le mot car est mis pour que. Voir la note 39.
43 Nous traduisons les deux derniers vers (« Car il vient äorer Tervagant et Mahom / Et dire que leur loy ne vault plus ung bouton ») par « Car il vient adorer Tervagant et Mahomet et dire que la religion des chrétiens ne vaut pas plus qu’un bouton ».
44 Le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch traduit maisniee privee par die Vertrauten unter der Dienerschaft, in der Umgebung eines Herrn = « ceux qui vivent dans l’entourage, dans l’intimité d’un seigneur ». C’est ce qui nous amène à traduire le vers 723 du manuscrit de Cheltenham (« Ensement print Amours sa mesgnie privee ») par « C’est ainsi qu’Amour prit toutes ses aises (dans leur cœur) ».
45 Nous traduirions volontiers les v. 265-266 (« Oncle, se dist Millon, la vertu souveraine / Si vous vueille envoyer bonne vie et longtaine ») par « Mon oncle, dit Milon, que Dieu veuille vous attribuer une vie agréable et de très longue durée ».
46 Car est utilisé à la place de que. Voir les v. 628 et 674 (notes 39 et 41).
47 Ce que nous comprenons de la manière suivante : « Car on dit bien souvent qu’il faut considérer comme sage celui qui, après avoir été mauvais, abandonne les folles tendances » [ou encore « les penchants dépourvus de sagesse »].
48 Dans cet exemple, c’est Hunault qui se réjouit du malheur qui risque d’accabler Hernaut (v. 855).
49 Nous traduisons ce vers par « En agissant follement, on ne va pas de l’avant ».
50 Au vers 891, l’hémistiche « se fait li (est) Ennemis » signifie « c’est ce que fait le diable ».
51 Notamment, un messager vient annoncer qu’un secours va venir de la part de Milon (de Puille), frère d’Hernaut, et de la part d’Antheaume, oncle d’Hernaut.
52 « Du lignaige Hunault n’y fut nul demourans / Qu’on ne les ait bannis, et femmes et enfans, / Affin que la racine n’y soit plus demourans. » (HB, cix, v. 3144-3146).
53 Il reconnaît cependant, du bout des lèvres, que des êtres exceptionnels peuvent donner naissance à des hommes possédant les mêmes qualités.
54 C’est Robastre qui fait preuve d’esprit : Hernaut, dans un acte sauvage et irréfléchi, lui a mis le feu à la barbe ; le géant promet au protagoniste de s’occuper de la sienne ! Cela sous-entend une riposte violente.
55 L’emploi contextuel du substantif souldee est ici aux antipodes de sa signification propre !
56 Néanmoins, il le fait mettre en prison en attendant que ce qui est prévu se réalise (HB, lviii, v. 1763-1765).
57 Nous traduirions volontiers ce vers 1767 (« Vueillés penser de moy et ne l’espergnez ja ! ») par « Ayez la bonté de bien vous occuper de moi ! N’hésitez aucunement ! »
58 Le substantif tribulacïon signifie « affliction, tourment ».
59 Le larron et enchanteur célèbre qui aida le jeune Charles. À propos de Basin, voir Elie de Saint Gilles, nouvelle édition par B. Guidot d’après le manuscrit BnF, fr. 25516, Paris, Champion, 2013, note, p. 291-293.
60 Accord du verbe au singulier, car il s’agit d’un collectif.
61 « “Ha ! Dieu, amis Robastre, ou estes vous alez ? / Le chastellain soit mort qui nous a desevrez !” / Ainsi s’achemina les grans chemins ferrez. / Le corps de lui [on attendrait de li] estoit si fort espouëntez / Qu’elle ne scet ou (elle) va ne en quel heritez. / Tendrement va plourant, moult fut grande pitiez. » (HB, lxxx, v. 2368-2373).
62 « Il ne trouva maison si bien edifiee / Ou il ne s’abessast ou il feïst folie, / Car a l’entrer dedens ce fust teste blecie. / Et avec sa haulteur avoit pance fournie / Et avoit une jambe moult grosse et moult taillie / Et les bras longs et grans et une main fournye : / Il n’y avoit cheval en aucune partie, / Se du poing le frappast qui ne perdist la vie. » (HB, lxxiii, v. 2239-2246). Au vers 2239, on pourrait attendre trouvast au lieu de trouva. Au vers 2241, ce est la graphie habituelle pour se dans Hernaut de Beaulande.
63 Dans ce vers 2260, le substantif houlier signifie « débauché, souteneur ».
64 Le narrateur s’est amusé à utiliser des termes décalés par rapport à la réalité sociale : Robastre le bel (v. 2308), Robastre le ber (v. 2316), Robastre le baron (v. 2319), Bien resemblez baron (v. 2321).
65 « Quant le chastellain ouy Robastre le baron, / Qui sembloit au parler la chiere d’un griffon, / Lors lui dist fierement : “Bien resemblez baron ! / – Vous mentez, dist Robatre, filz a putain, glouton ! / Or nous laissiez disner, se ce vous semble bon, / Du foy que doy a Dieu qui souffri passïon, / Sëans serés venu en vo maleïcion !” » (HB, lxxvii, v. 2319-2325).
66 Dans le vers 2333 (« Quant le chastellain oyt la courtoise meschine »), le narrateur prend le contrepied des habitudes de langage épique quand il désigne la servante par le membre de phrase « la courtoise meschine ».
67 « Quant Robatre l’ouy n’eust pas la chiere encline/En estant se dreça, bien voit c’on le hutine. / Au chastellain a dit : “Vuidez celle cusine ! / Doit on donc assaillir ung homme quant il disne ? / Se vous ne vous partez, je vous donray l’estrine”. / Lors dist le chastellain : “Par la vertu divine, / Faulx villain desloyal et de male couvine, / Plus avant ne merrés ceste mienne cousine ! / Avec moy l’en merray en ma chambre mabrine / Et si la vestiray de bonne robe fine.” » (HB, lxxviii, v. 2338-2347).
68 Voir HB, lxxviii, v. 2348-2351.
69 « Par Dieu, ilz la vous ont anuit belle baillee ! » L’hôtesse veut dire que les deux jeunes gens ont trompé son mari. Au xviie siècle, « dans le style familier ou juridique », l’expression la bailler belle ou encore en bailler signifie « dire à quelqu’un des mensonges pour des vérités ». Voir G. Cayrou, Le Français classique, Paris, Didier, 1923, p. 69-70 et A. Rey, Le Robert (petit format), t. 1, p. 297, à propos de bailler : « Il n’est vivant que dans la locution la bailler belle à quelqu’un (1594), expansion de en bailler (1545), “duper quelqu’un par de belles promesses, lui en faire accroire” ».
70 Ce vers 443 est un jugement moral de l’hôte ; il considère que sa femme n’a pas la moindre notion du Bien (opposé au Mal). Littéralement : « En matière de bien, vous ne savez pas la moitié de la valeur d’un denier ». L’image, suggestive, est chargée de cruauté.
71 Dans ce vers 1084, le substantif loudier signifie, selon le dictionnaire de Tobler-Lommatzsch, Lump (= « pouilleux, gueux »).
72 Robastre répond ironiquement à l’homme, en soulignant son caractère pleutre : « Amis, alez a Dieu, dist Robastre le fier, / Bon serés a l’assault pour alle[r] par derrier ! » (HB, xxxvi, v. 1093-1094).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Bernard Guidot, « Hernaut de Beaulande dans le manuscrit Cheltenham. Vestiges de la tradition épique et nouvelles tonalités », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 | 2018, 151-184.
Référence électronique
Bernard Guidot, « Hernaut de Beaulande dans le manuscrit Cheltenham. Vestiges de la tradition épique et nouvelles tonalités », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 35 | 2018, mis en ligne le 29 août 2021, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/15445 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.15445
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