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La chanson de geste au xive siècle

Le château et la ville dans les chansons de geste du xive siècle

Dorothea Kullmann
p. 129-150

Résumés

À ce jour, il n’y a pas de consensus sur le contexte social des chansons de geste du xive siècle. Une comparaison du remaniement de Renaut de Montauban avec son modèle de la fin du xiie siècle montrera à la fois l’importance accrue des villes, des bourgeois et de l’argent dans les chansons de cette époque et l’émergence d’une nouvelle image du château, image qui relève plus de la littérature et du mythe que de la réalité et semble également ancrée dans un monde urbain.

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Texte intégral

1Les épopées françaises du milieu et de la seconde moitié du xive siècle, tout en traitant des sujets les plus divers, forment néanmoins un groupe étonnamment cohérent en ce qui concerne la langue et le style. Il n’y a guère de doute que toutes les chansons de gestes de cette période (on en connaît une vingtaine) proviennent d’une région relativement circonscrite du nord de la France, et il semble assez probable qu’elles appartiennent aussi à un contexte (politique et social) similaire. Sur le plan politique, ce renouveau surprenant du vieux genre épique, qui implique un intérêt pour les héros guerriers et pour les exploits militaires, ne saurait être dissocié du fait qu’on se trouve dans la première phase de la guerre de Cent Ans. Certes, ces textes narratifs généralement très longs ne sont pas des chansons de circonstance destinées à galvaniser immédiatement la résistance contre l’Anglais, ni même à critiquer ou à ridiculiser celui-ci ; les textes parvenus jusqu’à nous ne contiennent en effet guère d’éléments d’une propagande orientée. Leur intérêt politique se situe plutôt sur le plan social, dans le modèle de société qu’ils présupposent ou qu’ils préconisent et dans l’interaction des héros guerriers avec cette société. Toutefois, il n’y a à ce jour pas de consensus sur le milieu social qui a vu naître ces chansons ou auquel elles étaient originellement destinées.

2Dans ce qui suit, nous nous proposons d’examiner cet aspect à partir d’un exemple concret, le remaniement en vers de Renaut de Montauban. Nous comparerons les premiers épisodes de ce texte avec leurs antécédents dans la chanson de geste de la fin du xiie siècle, tout en regardant aussi le reste du remaniement, notamment les épisodes se déroulant à Trémoigne et en Orient, qui constituent des développements plus ou moins indépendants de l’ancienne chanson. Nous terminerons notre réflexion en confrontant nos résultats à quelques autres chansons de geste composées entièrement au xive siècle.

  • 1 Voir J. Thomas, L’Épisode ardennais de Renaut de Montauban. Édition synoptique des versions rimées (...)
  • 2 Voir Renaut de Montauban. Édition critique du ms. de Paris, B.N., fr. 764 (R), éd. Ph. Verelst, Ga (...)

3Le remaniement de Renaut de Montauban survit dans deux manuscrits, datant tous deux du xve siècle1, et dont l’un seulement (Paris, BnF, fr. 764, appelé R par Jacques Thomas) propose un texte presque complet (mais tronqué de la fin). L’autre (Londres, BL, Royal 16 G ii, connu sous le sigle B) ne contient que deux fragments du texte, servant à compléter une version en prose qui, elle, a sans doute été composée au xve siècle. Plusieurs chercheurs se réfèrent donc à notre remaniement comme à la « version en vers du xve siècle ». Cependant, comme Philippe Verelst l’a bien montré dans son édition du manuscrit R, il est plus que probable que ce remaniement de Renaut de Montauban remonte à la seconde moitié du xive siècle2 et fait donc partie du corpus qui nous intéresse ici.

Le château et la ville

4On connaît le rôle important que jouent les châteaux dans Renaut de Montauban, châteaux autour desquels s’articulent les épisodes principaux du récit. La construction de châteaux est l’un des thèmes centraux de l’ancienne version de Renaut de Montauban telle qu’elle nous est parvenue. En effet, par deux fois dans l’intrigue, Renaut et ses frères construisent un nouveau château, d’abord Montessor dans l’épisode ardennais, puis Montauban dans l’épisode gascon, et il y a un contraste assez frappant et sans aucun doute intentionnel entre ces deux constructions.

  • 3 Voir, par ex., D, v. 2840, 3519, 4147, 12312, 13452, 14091, 14242. Nous citons le manuscrit D d’ap (...)

5Les deux lieux possèdent certes une structure de base semblable : ce sont des villes fortifiées qui se composent, d’une part, d’un château-fort servant de résidence seigneuriale et, d’autre part, d’une ville entourée de remparts. Le terme chastel désigne d’une manière cohérente l’ensemble formé par ces deux unités, alors que le terme vile est réservé à la partie se situant à l’intérieur des remparts et à l’extérieur de la résidence seigneuriale, qui est désignée, quant à elle, par les termes palés, tor ou mandement (lesquels ne sont pourtant pas forcément des synonymes exacts). Le lecteur n’apprend pas avec le même détail la structure des autres villes et châteaux qui jouent un rôle dans l’intrigue – Laon, Dordone, Bordeaux, Trémoigne, Jérusalem, Paris ou Cologne – qui tous sont appelés aussi cités3, terme qui semble habituellement réservé aux grandes villes. Pour désigner Trémoigne, lieu qui est au centre de l’épisode rhénan, le poète recourt cependant aussi aux mots de vile (par ex. D, v. 12475) et de chastel (par ex. D, v. 12648, 12657), et l’on y retrouve l’opposition entre la ville et le palés (D, v. 1250). En tout cas, à aucun endroit de la version ancienne de Renaut de Montauban, le chastel ne s’oppose à la vile, et il est évident que le château est essentiellement une ville fortifiée.

6Si le concept fondamental du château est bien le même dans les deux cas, les deux constructions s’opposent néanmoins sur le plan juridique. En effet, Montessor est une forteresse construite sans autorisation, et ce n’est pas par hasard si, au moment où les frères se décident à l’abandonner et où Renaut exprime son regret pour le château qui les a hébergés pendant sept ans, Aalart l’appelle, dans la quasi-totalité des manuscrits de la version ancienne, chastel bastart, donc castellum bastardum, terme technique pour une telle structure érigée sans l’aval du suzerain :

  • 4 Voir P, v. 1159 (t. II, p. 84) ; A, v. 1004 (t. II, p. 85) ; O, v. 1399 (t. II, p. 267) ; L, v. 11 (...)

.I. conseil vos dourai se croire me volez :
Ja por chastel bastart grant duel ne demenez. (D, v. 3054-3055)4

  • 5 Voir D, v. 2926 ; P, v. 1024 (t. II, p. 74) ; A, v. 876 (t. II, p. 75) ; O, v. 259 (t. II, p. 262) (...)
  • 6 L’emploi isolé du terme borc pourrait aussi être une trace d’une version plus ancienne perdue, qui (...)

7Auparavant, lors de la construction de Montessor, il n’est même pas fait mention d’une ville. Lorsque celle-ci est mentionnée au cours de l’intrigue, elle est tout d’abord appelée borc (et ce dans tous les manuscrits de la version ancienne5), si bien qu’on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une agglomération surgie après coup au pied des murs de la forteresse, étant donné que ce terme, en ancien français, désigne normalement le faubourg qui se situe à l’extérieur des remparts. Cependant, par la suite, le poète n’utilise plus que les mots vile ou chastel (ce dernier englobant la résidence seigneuriale), et le récit sur les combats décisifs contre les traîtres ne laisse aucun doute sur le fait qu’il s’agit bien d’une ville entourée de remparts6.

  • 7 Voir D, v. 2939-2940, 3018-3022.

8Cette ville de Montessor est considérée comme essentielle pour la survie des seigneurs du château : dans la version ancienne, c’est la destruction, par le feu, de la ville avec son marché qui amènera les frères à l’abandon de Montessor7, juste après que, en dépit d’une trahison, ils ont réussi à éviter de justesse la prise de la forteresse et de la ville par l’ennemi.

9En revanche, Montauban est non seulement fondé avec l’autorisation explicite du suzerain, le roi Yon de Gascogne, mais apparaît dès le début comme une ville : le roi Yon accorde aux habitants qui viendront s’y installer un affranchissement de tout impôt pendant quatorze ans (D, v. 4338-4340). En outre, il concède à Renaut un fief qui lui rapportera des revenus de dix marcs d’argent par jour (D, v. 4261, 4356-4357). Le poète insiste sur l’attractivité de cette fondation et donne une liste des métiers « bourgeois » s’y installent :

  • 8 Voir P, v. 1159 (t. II, p. 84) ; A, v. 1004 (t. II, p. 85) ; O, v. 1399 (t. II, p. 267) ; L, v. 11 (...)

Or est Montauben fet, le chastel et la tor ;
Li pople s’i herberge a force et a vigor ;
.V.C. borjois i ot de mult riche valor :
Li.c. sunt tavernier et li.c. pescheor
Et li.c. sut bochier et li.c. changeor
Et li.c. marcheant jusqu’en Inde major ;
Et .vij.c. en i a qui font autre labor :
Prez et vignes et terres laborent tote jor. (D, v. 4346-4353)8

  • 9 Plusieurs mss lisent cependant presteor au lieu de pescheor. Voir, par ex., N (Paris, BnF, fr. 766 (...)

10On voit qu’il s’agit de métiers qui garantissent l’approvisionnement et le commerce9. Si, dans les deux cas, les seigneurs dépendent des provisions que leur procurent les villes, le seigneur de Montauban pourra les payer grâce à ses revenus extérieurs (il ne freinera pas le développement de la ville par des impôts ni ne grèvera indûment le pays environnant : le fonctionnement durable de l’établissement est donc garanti). L’intérêt du poète pour l’aspect juridique de la construction des châteaux va de pair avec un intérêt pour leur fonctionnement économique.

  • 10 Voir D. Kullmann, « Renaut de Montauban et ses frères », L’Épopée romane au Moyen Âge et aux temps (...)

11On sait que les manuscrits de la version ancienne présentent parfois des différences sur le plan idéologique, quelques scribes effectuant des adaptations par de petites modifications du texte10. Dans l’épisode de Montessor on observe quelques modifications qui touchent à notre question.

  • 11 Voir Thomas, L’Épisode ardennais, t. II, p. 182.

12Nous ne nous arrêterons pas aux vers ajoutés dans le manuscrit Z (Metz, BM 192, perdu aujourd’hui, mais partiellement édité, et datant sans doute du xiiie siècle), qui fait intervenir non seulement des ouvriers, mais les frères eux-mêmes dans la construction de Montessor (v. 411-421, t. II, p. 182/184). Cet ajout isolé est sans doute dû à l’influence de l’épisode final de la chanson, comme J. Thomas l’a déjà suggéré11, et il semble obéir à une volonté d’accentuer le côté édifiant de l’histoire de Renaut plutôt qu’à un intérêt pour les questions économiques. Même M (Montpellier, Faculté de Médecine, H 247, datant sans doute du xive siècle), pourtant apparenté à Z, n’a ni les ouvriers ni la participation des frères à la construction.

  • 12 Voir Thomas, L’Épisode ardennais, t. I, p. 190.

13En revanche, d’autres manuscrits de la version ancienne, et plus précisément ceux-là (D, P, A) qui représentent, selon Jacques Thomas, le texte le plus ancien qui nous soit parvenu (même si l’un d’entre eux, A, n’a sans doute été copié qu’autour de 1400)12, insistent sur l’idée que la construction de Montessor se fait dans le secret :

La firent j. chastel qui Montessor ot non,
Si coiement le firent onques ne le sout on,
Quer cil cremoient mult l’emper[e] or Karlom. (D, v. 2265-2267)

La firent .i. chastel qui Montesor ot non,
Si coiement le firent c’onques ne le sot on,
Car forment redotoient l’empereor Karlon. (P, v. 285-287)

La firent ung chastel qui Montresor at non,
Si coiement le firent oncques nel sot nus hons,
Car il doutoient mont l’empereür Karlon. (A, v. 231-233)

14Les autres manuscrits de la version ancienne éliminent le deuxième de ces trois vers et ne mettent donc plus en évidence la construction illicite, même s’ils conservent, pour la plupart, l’adjectif bastart dans la réaction d’Aalart aux regrets exprimés par Renaut lors de l’abandon du château, que ce soit par négligence ou parce qu’ils l’interprétaient peut-être dans un sens moins technique et plus banal (« un misérable château »). Deux manuscrits du xive siècle suppriment cependant jusqu’à cet adjectif : le manuscrit M, que nous venons de mentionner, élimine l’ensemble de l’échange entre Renaut et Aalart sur le regret du château, si bien que le qualificatif bastart disparaît. La version franco-italienne V (Venise, Marciana, fr. xvi), copiée vers la fin du xive siècle, va encore plus loin, en ajoutant un vers qui mentionne l’accord donné par le seigneur de la région, révélant ainsi tout ce que la construction non autorisée d’un château pouvait avoir de choquant à l’époque :

La feront un chastel li chevalier baron
Par le comant au sire de celle region ;
Iluec se herbergierent li.iiij. filz Aymon. (V, v. 902-904)

15Apparemment toujours au fait de l’acception juridique du terme, le scribe de V élimine également, plus de mille vers plus tard, le qualificatif bastart, tout en conservant le regret de Renaut et la réplique d’Aalart : « Ja por icel chastel n’i ait duel demenez » (V 2012, Épisode ardennais, t. III, p. 77).

  • 13 Voir le texte de L dans La Chanson des quatre fils Aymon, éd. Castets, p. 421, qui donne également (...)
  • 14 N (Paris, BnF, fr. 766), fol. 82v ; C (Paris, BnF, fr. 775), fol. 29r-v.

16Nous n’avons pu comparer les leçons de tous les manuscrits de la version ancienne pour ce qui est du récit de la fondation de Montauban, pour lequel on ne possède pas d’édition synoptique. Les variantes que nous connaissons semblent moins importantes. La période pendant laquelle les habitants seront exempts d’impôts et le montant des revenus de Renaut varient d’un manuscrit à l’autre13. Les manuscrits N et C suppriment certes toute la laisse contenant le récit de la construction proprement dite et celui de la visite du roi Yon pendant laquelle celui-ci donne son nom à Montauban et accorde la franchise d’impôts, mais ils maintiennent l’aval donné par le roi à la construction et la rente journalière accordée à Renaut et donc l’autorisation et l’appui officiels du suzerain dont jouit cette fondation14.

  • 15 Voir infra.
  • 16 Voir infra et, par ex., v. 14294-14295.

17Tournons-nous maintenant vers notre texte principal. Le remaniement connaît toujours l’ensemble formé par une résidence seigneuriale fortifiée et une ville fortifiée ; cette structure bipartite est même un élément essentiel de l’intrigue dans l’épisode oriental très développé qui caractérise cette version : une grande partie de cet épisode est consacrée aux combats opposant les troupes de Renaut, qui ont rapidement conquis le château d’Angorie et s’y sont retranchées, aux Sarrasins qui tiennent toujours la ville du même nom. En quelques endroits de l’épisode gascon, on s’aperçoit encore que Montauban possède la même structure15. Cependant, il est manifeste que le mot « château » n’a plus le même sens que dans la version ancienne. Il ne désigne en effet plus que la forteresse où réside le seigneur et n’englobe plus la ville. Au contraire, c’est maintenant la ville qui peut englober le château16. Ce changement fondamental de la terminologie s’accompagne, on le verra, d’un glissement assez important dans la fonction prêtée au château, glissement qui est particulièrement sensible dans l’épisode ardennais.

18L’aspect juridique de la construction de châteaux est complètement absent du remaniement. Ni l’accord donné par le seigneur dans le cas de Montauban, ni l’absence d’un tel accord dans le cas de Montessor ne sont évoqués. En revanche, les deux constructions se font sur le site de structures anciennes ; il s’agit d’une « tour » en ruine dans le cas de Montessor et d’une ville ancienne du nom de Norart dans le cas de Montauban. Simple intérêt d’antiquaire pour les ruines, élément prouvant l’aptitude du site ou justification de la construction, qui ne serait plus qu’une restauration ou une refondation ? Cependant, notre remanieur n’adopte pas la solution des scribes de M et de V, qui doivent être plus ou moins ses contemporains ; son remaniement de l’épisode de Montessor ne vise nullement à supprimer tout élément illégal dans le comportement de Renaut. Examinons son récit en détail.

19Lors du choix de l’emplacement, le remaniement insiste encore plus que la version ancienne sur la position imprenable de la forteresse, dont l’accès peut aisément être défendu par dix hommes (v. 521-549). À aucun moment du récit n’est évoquée une ville (ni même un « bourg ») de Montessor, ni lors de la construction, ni plus tard dans l’intrigue. En revanche, sont introduits des hameaux dans le pays environnant qui, cibles de razzias, fournissent aux protagonistes vivres et autres nécessités. Ces hameaux apparaissent dès avant la construction de Montessor :

Il ont pris soudoyers en icelle partie,
La grant terre d’Ardanne ont fustee et honnie
Et de pluseurs hemmiaux ont la proye ravie
Et amenee au bois en une menandie ;
La font telle provanche n’est nulz qui le vous die,
De char, de venoison et de bon vin sus lie,
De fourment et d’espiautre, de bonne artillerie.
Au lez devers Maisires ont le terre honnie ;
N’i ose demourer nuls homs qui soit en vie. (v. 511-519)

20Mais la situation reste la même après la construction du château, à ceci près que les quatre frères et leurs chevaliers s’aventurent maintenant jusqu’en Île-de-France :

Puis serchierent Ardenne decy jusqu’a Buillon,
Avecques eulx avoient bien .vij.c. compaingnion,
Ne laisserent ou paÿs ne vache ne mouton,
N’espiautre ne fourment de coy le pain fait on,
Ne servoise ne vin dont il y ot foyson,
Ne bonne artillerie ne aultre garison
Qu’il n’aient amené dedens leur mancion ;
Por bien fornir .iiij. ans ont fait leur garnison.
Puis alerent en France a force et habundon,
S’il truevent chevalir il est mis en prison,
Ne leur puest escapper sans payer raensson ;
Trestous les riches hommes qu’i truevent environ
Amainent en leur tour en le carchere en prison. (v. 567-579)

  • 17 Voir aussi v. 550-553.
  • 18 Voir, par ex., Ph. Contamine, M. Bompaire, S. Lebecq, J.-L. Sarrazin, L’Économie médiévale, Paris, (...)

21En fait, dans le remaniement, Montessor n’est plus que le repaire d’un groupe de chevaliers pratiquant banditisme et exactions17. Si Renaut paie correctement les ouvriers qui construisent le château, il le fait avec le fruit de ses razzias : « Les ouvriers du païs quanqu’il en y avoit / Y vienrent tous ouvrer, car Regnaut les payoit / De l’or et de l’argent qu’ou royaume fustoit » (v. 556-558). Nul effort visant à établir un système économique durable n’est décrit. Au contraire, le remanieur insiste sur le fait que Montessor est appelé ainsi parce qu’il prive le pays de ses ressources : « pour ce qu’on assorboit / Le païs tout autour de quanqu’il y avoit » (v. 563-564). Assiégés par Charlemagne, les frères abandonnent d’ailleurs le château lorsque les provisions amassées sont épuisées, une « tres longue saison » (v. 1022) après l’épisode de la trahison de Hervis, et non plus suite aux destructions résultant de celle-ci. L’insistance du poète sur la pratique du brigandage est frappante. Il est clair que nous avons ici un reflet direct de l’époque du remanieur, marqué par les compagnies de « routiers » vivant de pillage et de rapines18.

22Si la ville de Montauban ne disparaît pas complètement de la version remaniée, elle y a moins d’importance. Montauban aussi est essentiellement un château-fort. Le choix de son emplacement correspond toujours à un besoin de sécurité vis-à-vis de Charlemagne, comme dans la version ancienne, mais il s’accompagne d’une réflexion nouvelle :

Sus l’yaue de Gironde qui ne queurt mie lent
Ont veüe une roche haulte mont diuement ;
Tour y avoit heü ja anchiennement.
Et quant Regnaut la vit si a dit haultement :
« Signeurs, s’a dist Regnaut, par le mien serrement,
« Vecy ung des fors lieux qui soit ou firmament :
« Qui aroit ung chastel la fermé noblement,
« Il s’i pouroit tenir bien et seürement ;
« Et sachiez, bieaux signeurs, n’en celeray nient,
« Se le roy Karlemaine qui nous hest durement
« Savoit que nous fussiens en cestui chasement,
« Il n’y esparneroit ne or fin ne argent
« Ains qu’il ne nous eüst a son commandemen ;
« Et antre tant de peuple comme a Bordiaux s’ estent
« Ne puet estre q’il n’ast de la mavaise gent,
« Et on n’est pas amé de tous communement :
« Mieulx vauldroit en chastel prendre herbergement
« Qu’estre en tel cité ou il a tant de gent. » (v. 3241-3258)

23On a donc ici une opposition très nette entre château et ville, motif parfaitement inconnu à l’ancienne version, où la fondation de Montauban représentait une récompense du suzerain pour l’engagement militaire de Renaut qui a sauvé la ville de Bordeaux d’un agresseur redoutable. Cette récompense était certes particulièrement importante (et plutôt mal vue par les autres barons), mais normale dans son genre : qu’un grand seigneur soit établi dans un fief à l’extérieur de la ville de résidence de son suzerain allait de soi.

24On remarquera aussi que l’ordre des événements change d’une version à l’autre : le mariage de Renaut avec la sœur du roi, qui dans l’ancienne version ne se faisait qu’après la fondation de Montauban, la précède dans le remaniement. Ce mariage remplace en fait l’octroi du fief comme récompense des services rendus. Le récit de la fondation elle-même ainsi que des privilèges accordés ne disparaît pas complètement, mais se trouve complètement subordonné à l’explication de l’étymologie du nom, alors qu’il n’est plus du tout question d’un quelconque concours du suzerain dans cette fondation, ni même de son autorisation :

Seigneurs, en celui lieu fisset li filz Aymon
Fremer .i. fort chastel, ains si fort e vit hon ;
Et qunt il fu fermé se lil donnerent non :
Moult Auben l’apelerent li chevalier baron.
Une ville y avoit que Norart apell’ on,
Mais se fu Mont Auben pour celle establison
Pour ce que trestout cil de celle nacion
Qui vouloient ileuc prendre habitacion
Avoient bois pour neent por charpeter maison :
Les bois furent auben entour et environ,
Et pour ce Mont Auben le castel nomma on.
Bien l’ordena Regnaut a sa devision
Et si le proveÿ de bonne garnison ;
Ileucques fu Regnault en sonsolacion
Et y mist sa moullier a la clere fasson. (v. 3265-3279)

25Le poète ne donne aucun détail ni sur la construction du château ni sur le plan de la ville. Lors de la mise en état de défense de Montauban, il n’est question que de la tor et du castel majour :

Ains a fait pourveïr de Mont Aben la tour
De quennons, d’espringales, d’arbalestes atour,
De vitaille foison et de maint vavassour
Qui bien deffendront le grant castel majour. (v. 3670-3673)

26Ce n’est que plus tard (v. 5012, 6360, 6374) que le poète mentionne aussi bien le « château » que la « ville » de Montauban. Il est clair alors que pour lui, c’est la « ville » qui englobe le « château » et non l’inverse :

La [scil. au Mont Auben] est entrez Regnault et trestoute sa gent,
La ville ont bien fermee avironneement.
Venus sont au castel a leur commandement (v. 6359-6361)

27Même si la ville de Montauban subsiste dans le remaniement, nous n’apprenons donc rien sur ses rapports économiques avec le seigneur. Ce n’est que dans le prolongement oriental que le poète s’intéresse à cette question, et encore est-ce dans un seul cas, assez particulier. Dans l’épisode d’Angorie, le roi païen Danemont, retranché dans la ville et attendant des secours, offre une trêve à Renaut qui occupe le château avec ses troupes. Renaut refuse d’abord parce qu’une trêve l’empêcherait de procurer, par des sorties armées, des vivres à ses troupes et aux autres résidents du château. Il accepte finalement lorsque les païens lui promettent que ses hommes ne seront pas inquiétés s’ils entrent dans la ville (à condition qu’ils y circulent sans armes) et qu’ils pourront ainsi acheter des vivres. Or les païens approvisionneront par la suite la ville en cachette, en faisant entrer toutes les denrées par des souterrains, si bien que les hommes de Renaut ne les verront pas et ne trouveront rien à acheter. La garnison du château sera ainsi sur le point d’être affamée à la fin de la trêve (v. 18927-18958).

28Que la ville fournisse le château en provisions contre paiement est donc bien considéré comme un système normal et acceptable en temps de paix. Ne sont cependant décrites, dans le remaniement entier, que deux autres situations : celle où le château s’approvisionne manu militari et celle où la ville se refuse à l’échange économique pacifique, mettant en place un système qui garantit l’embargo contre le château. Pour le héros, le moyen normal de s’approvisionner reste la razzia dans le plat pays et l’attaque de caravanes.

Les bourgeois

29Nous avons vu que dans la version ancienne de la chanson, le poète insiste sur le grand nombre de bourgeois et d’autres personnes qu’attire la fondation, donnant une liste intéressante des métiers qu’il considère comme « bourgeois » et qu’il place à un échelon supérieur de la hiérarchie sociale que les agriculteurs. Cependant, les « bourgeois » aussi semblent essentiellement considérés du point de vue de leur utilité sur le plan de l’approvisionnement et du commerce. Ce passage important disparaît dans la version remaniée.

30Cependant, il est un autre endroit dans la version ancienne qui est révélateur de l’appréciation du poète des différentes couches sociales : la dispute de Renaut avec son père, lors de leur bref passage à Dordone après leur séjour dans les Ardennes. Le père suggère essentiellement que ses fils auraient dû s’en prendre aux religieux et aux chevaliers (avec quelques petites variations dans les manuscrits concernant ces derniers), et Renaut répond qu’ils n’épargnent en général personne, sauf sur les terres de son père. Il inclut les bourgeois dans le groupe de ceux qui sont visés par leurs razzias :

Trop par estes chaitif, mauvés et recreant,
Vos ne valez tuit .iiii. la monte d’n besant :
Donc ne trovïez moine ne convers ne serjant
Qui vos doinst raançon ou d’or fin ou d’argent ?
– En la moie foi, pere, dist Renaut le vaillant,
Se vos marches sunt quites par tot comunalment,
Ce ne sunt pas les autres, par le mien escient :
Asez puet on aler et arriere et avant,
Ne troverez i. home, chevalier ne serjant,
Clerc, provoire ne moine, ne nul borjois vaillant,
Fors celx qui es chasteaus sont fuï maintenant. (D, v. 3674-3684)

31La plupart des manuscrits de la version ancienne ajoutent les marchands aux bourgeois :

  • 19 Voir aussi A, v. 1578-1582 (t. II, p. 135) ; M, v. 920-922 (t. II, p. 213) ; O, v. 2076-2079 (t. I (...)

Plus de.lx. lieues poez aler avant,
Home n’i troveroiz, borjoiz ne marcheant,
Clerc ne prestre ne moigne, ne chevalier vallant,
Forz icels des chastiaus, qui mult se vont gardant. (P, v. 1863-1866, t. II, p. 13419)

32Dans la laisse suivante, Aymon dit expressément à ses fils de prélever des rançons de prisonniers des terres de Charles, ou de manger des moines directement :

Quel guerre faites vos l’empereor Karlon ?
Ne trovez en sa terre donc aiez garison,
Chevalier ne borjois donc aiez raançon ?
N’estes pas chevalier, anceis estes garçon !
Ja a il assez gent dedenz sa region,
Clers, provoires et moines de grant relegion,
En cler saïn lor gisent le foie et le pomon :
Mieldres est moine en rost que cisne ne poon ! (D, v. 3701-3708)

33Les bourgeois apparaissent donc déjà comme des payeurs de rançons intéressants, et Renaut ne les respecte pas plus que les moines ou les chevaliers. On notera également que tout ce monde-là peut se retirer dans des lieux protégés qui sont toujours appelés « châteaux ». Néanmoins, en dehors de ces quelques mentions, les bourgeois ne jouent aucun rôle dans l’ancienne version de la chanson.

34Dans ce passage, le remanieur semble vouloir directement contredire son modèle. Bien que, dans l’épisode de Montessor, les frères aient été présentés comme pillant le pays et faisant des prisonniers, Renaut refuse maintenant l’idée de s’en prendre à la population, et ce en dépit du fait qu’Aymon n’a même pas encore formulé son exhortation à procéder de la sorte :

Se Karle avers nous a pris dissencion
Et il nous a bennit de France le royon,
Qu’i ont a conparer escuier ne garsson,
Bourgoisses ne bourgois, chevalier ne baron
Ne les bons marchans du païs environ ?
Se seroit grant pechié selon m’entencion. (v. 1778-1783)

35Lorsque leur père leur propose effectivement de piller et de s’attaquer aux chevaliers, aux bourgeois et aux religieux (sans aller jusqu’à leur dire de manger des moines comme dans l’ancienne version – le sacrilège est évité), Renaut menace de le faire dans les propres terres de son père :

Enprins avés la guerre que faire ne savés.
Vous dussiés chevaliers avoir prins et pillés
Et bourgois et marchans et moinnes et abbés.
Car tout est a Karlon la grande royaultez :
Il n’y a homme en France tant y soit honnorez
Que se Karle vouloit qu’il n’en feïst ses grés.
Et quant il sont Karlon, pourquoi ne les avez ?
– Sire, s’a dist Regnaut, j’en sui mal advisés !
Et puis que Karle est de tous sires clamés,
Ossy estes vous sires de ses grans herités.
Et quant vous serés mors et de vie finnez
Tout revenra a nous quancque voir vous avés.
Par la foi que je doy au Roy de majestés,
Je laisseray l’autrui que prendre me louez
Et si prendray du mien, se je puis, a tous lez :
Il n’ara en vostre terre homme tant soit rentés
Dont je n’aye l’avoir se vous ne m’en donnés. (v. 1812-1828)

36Le refus de Renaut de s’en prendre aux bourgeois n’est cependant pas exclusif ; il les met toujours sur le même pied que les religieux et les chevaliers, ajoutant simplement les écuyers et les serviteurs ainsi que les bourgeoises.

37Cependant, dans le remaniement, les bourgeois apparaissent bien plus souvent en compagnie des chevaliers qu’ils ne le faisaient dans l’ancienne chanson. Le poète les inclut explicitement dans le public auquel il s’adresse (v. 3, 51). On les trouve à la cour d’Aymon, assis au dîner avec les nobles et les clercs (v. 62). En arrivant à Dordone après leur séjour dans les Ardennes, les quatre frères sont si noirs qu’ils ne ressemblent plus ni à des chevaliers ni à des bourgeois ou des marchands (v. 1510). Dans la défense des villes, les bourgeois participent régulièrement aux combats (v. 1523, 2701, etc.). Les bourgeois de Trémoigne promettent loyauté à Renaut et lui offrent « leur fiés et leur terres tout a sa volenté » (v. 7274, cf. v. 8986). Il est certes moins surprenant que les héros nobles descendent chez un hôte bourgeois en arrivant dans une ville, que ce soit à Dordone (v. 1543 sqq.), à Bordeaux (v. 2071 sqq.), à Paris (v. 3465 sqq.) ou à Acre (v. 9355 sqq.), mais dans l’ancienne version, il ne le faisaient ni à Dordone ni à Bordeaux, se rendant directement chez les personnes qu’ils voulaient voir, à savoir leur mère et le roi Yon (l’épisode d’Acre est nouveau dans le remaniement). Dans tous les quatre cas, le rôle de l’hôte ne se réduit plus à leur offrir un logement, mais est développé : Renaut a connu l’hôte de Dordone toute sa vie et est le parrain de son fils (v. 1544, 1553, 1568) ; il obtient d’être hébergé sans se faire connaître, en prétendant être un ancien page de Renaut. À Bordeaux, l’hôte bourgeois sera celui qui annoncera la venue des frères et de leur cousin Maugis au roi de Gascogne (v. 2136). L’hôte parisien discutera avec Renaut de son cheval et lui déconseillera de se présenter à la course. Enfin, celui d’Acre, Jozeré, ne s’occupera pas seulement de Renaut pendant la grave maladie qui le retiendra longtemps dans cette ville, mais sera ensuite adoubé avec ses fils, pour devenir l’un de ses plus fidèles compagnons de combat pendant tout l’épisode oriental. Il sera souvent nommé dans les listes des commandants de ses troupes, et ce au même titre que les divers rois qui soutiennent Renaut après avoir été vaincus par lui et s’être convertis au christianisme.

38Certes, aucun de ces motifs n’est complètement nouveau. Des bourgeois hébergeant des héros chevaliers ou défendant des villes se trouvent dans les chansons de geste depuis le xiie siècle. Guillaume d’Orange adoube déjà chevalier un « portier » dans le Couronnement de Louis. Le remanieur connaît même encore un motif qui accentue la différence des classes sociales, en ridiculisant un bourgeois : lors de l’épisode de la course des chevaux, un bourgeois de Paris se moque du cheval de Renaut, Bayart, dont les jambes sont liées de sorte à le faire boiter, et il est tué par le cheval lui-même (v. 3452). Il n’empêche que les bourgeois agissent de façon bien plus autonome que dans les chansons des xiie et xiiie siècles et que leur présence aux côtés des héros nobles semble maintenant aller de soi. Le cas de Jozeré, bourgeois d’Acre, et de ses fils est emblématique : ce sont des bourgeois qui entrent en contact avec Renaut en tant que tels, mais qui arriveront à combattre à ses côtés au même titre que les autres héros nobles.

L’argent

39Dans la version ancienne de Renaut de Montauban, l’argent n’est guère thématisé. Le poète fait allusion à des rançons, à l’absence d’impôts à Montauban et aux revenus de Renaut, au prix que remportera le vainqueur de la course à cheval (D, v. 4800-4857) ou au prix payé pour le passage en Terre sainte (D, v. 3858). S’il n’évite pas de donner des montants exacts, chiffrés en marcs d’argent ou en sous, il peut aussi arriver qu’il ait recours à des expressions plus vagues. Ainsi la mère des quatre frères leur donne « or et argent » (D, v. 3813), alors que leur cousin Maugis leur apporte un « trésor » qu’il vient de voler et qui contient également « or et argent » (D, v. 3841-3845).

40Le remaniement reprend une partie de ces allusions (omettant toutefois le trésor volé) et en ajoute d’autres. Il se distingue néanmoins de l’ancienne version par une tendance à thématiser davantage l’idée du paiement. Dès le début, la duchesse de Dordone exhorte ses quatre fils à toujours payer tout ce qu’ils doivent, et ce de façon généreuse : « Payés tres largement se qu’estes redevans » (v. 124). Lorsqu’il décrit la construction de Montessor, le poète explique comment Renaut paie les ouvriers :

Les ouvriers du païs quanqu’il en y avoit
Y vienrent tous ouvrer, car Regnaut les payoit
De l’or et de l’argent qu’ou royaume fustoir. (v. 556-558)

41Dans la discussion avec son père, Renaut réclame explicitement de l’argent, menaçant de s’en prendre à la population des terres de son père s’il ne l’obtient pas (v. 1830). Lorsque les frères et Maugis partent en Gascogne, la duchesse leur donne encore une fois du « fin or », en insistant sur la nécessité des richesses pour l’ascension sociale :

Car ad ce ue je puis veïr et regarder
On ne prise nului, ne chevalier ne per,
S’il ne puest bien paier et largement donner,
Car par si fait estat se puest on monter ;
Ly homs qui pvres est a paine puest monter. (v. 1944-1948)

42Dans l’épisode de la course, le prix auquel Charles rachèterait sa couronne au vainqueur est chiffré, ce qu’il n’était pas dans le manuscrit D. Cela n’empêchera pas Renaut d’emporter la couronne pour sa valeur symbolique au lieu de se la faire racheter. Plus intéressant peut-être l’épisode dans lequel Renaut, sur le point de partir en pèlerinage, donne à un pauvre pèlerin un besant d’or, que celui-ci perdra au jeu le soir même, mais qui est néanmoins bien employé, selon le poète (v. 9032-9040). Le pèlerin, reconnaissant, accompagnera Renaut (qui se présente comme simple homonyme du duc) en Terre-sainte et lui apprendra à mendier. Il y a donc ici une réflexion sur la valeur de l’argent, et la valeur morale du don prime sur la valeur monétaire de la pièce donnée. À Angorie, dans un épisode déjà mentionné, l’achat de vivres ne fonctionnera pas.

43Dans le remaniement, l’argent monnayé joue donc un rôle un peu plus important que dans l’ancienne version, et il est considéré comme normal de payer en argent comptant les denrées alimentaires ou les travaux d’ouvriers. Néanmoins, l’idée de la largesse qu’un homme noble se doit d’exercer est toujours présente ; la duchesse de Dordone exhorte ses fils à donner « largement ». En outre, comme nous venons de le voir, on observe à quelques endroits une certaine méfiance vis-à-vis de la valeur réelle de l’argent. Il y a cependant un troisième aspect à prendre en compte dans ce contexte : le rejet de la valeur de l’argent peut revêtir une connotation religieuse, comme dans le cas du pèlerin de Trémoigne. Si le héros ne paie plus son passage en Orient en argent, mais en travaillant pour le propriétaire du bateau, cela rentre également dans l’idée de l’humiliation et de la pénitence, reprise à l’épisode final de l’ancienne version, mais plus accentuée dans le remaniement.

L’idéologie du remanieur

  • 20 Voir aussi J. Subrenat, « Les ‘fils et petits-fils Aymon’ en terre d’oc », Languedoc et langue d’o (...)
  • 21 Voir aussi v. 22176.

44Si la trame du remaniement reste sensiblement la même que celle de la chanson de la fin du xiie siècle, on observe donc des modifications qui laissent transparaître une réalité sociale bien différente de celle de la fin du xiie siècle. Mais la modernisation du texte n’est de toute évidence pas le seul mobile qui a amené notre remanieur à produire une nouvelle version de cette chanson répandue et populaire. Il nous semble évident que derrière ce remaniement, il y a des motivations politiques. La chanson de Renaut de Montauban présentait un intérêt particulier à l’époque : le conflit entre le roi de France et le roi de Gascogne devait forcément évoquer le conflit entre la France et l’Angleterre et la révolte d’un groupe de nobles qui se met, pendant un certain temps, au service du roi de Gascogne ne pouvait que faire penser aux factions politiques en place. Or le remanieur s’efforce de toute évidence de relativiser l’image négative du roi de France, de rendre celle du roi de Gascogne plus négative et de condamner plus clairement la révolte. Injuste au départ, intransigeant vis-à-vis de Renaut, ses frères et Maugis, et coupable de trop écouter Ganelon, Charlemagne peut à l’occasion montrer de la compassion envers la femme et les fils de Renaut (v. 24230-24232, 24669-24674, etc.20). Renaut subit une évolution morale : d’un chevalier-bandit, il devient un noble respectueux de son roi, un seigneur qui se préoccupe de la paix et du bien-être de la population ainsi qu’un homme soucieux du salut de son âme. Le séjour dans les Ardennes sert de période pénitentielle, après laquelle Renaut reconnaît ses fautes et avoue même que la haine que Charlemagne lui voue n’est pas complètement imméritée (v. 6993-6994, 8447-8448). Plus tard, il refusera d’aider ses propres fils, injustement accusés de traîtrise par des parents de Ganelon, jusqu’à ce que l’aîné, Yvonnet, ait prouvé leur innocence par un duel judiciaire où il doit affronter quatre adversaires (v. 23595-23604, 24215-24242, 24819-24823). Les membres de leur lignage avaient auparavant organisé un grand rassemblement de troupes pour les aider, rassemblement qui ne laisse pas d’impressionner le roi (v. 23875-23885), mais dont l’utilité restera néanmoins limitée. Ogier, porte-parole du lignage, menace bien de mettre sur le trône de France un autre roi, mais se contente de la proposition d’un duel judiciaire (v. 23899-23953). Renaut refusera même que des membres du lignage agissent comme garants pour Yvonnet avant ce duel (v. 24416-24431). Le roi Yon, quant à lui, n’est plus seulement un roi faible, influencé ou dominé par ses barons, mais sera considéré comme traître par les deux camps. Conscient du lien de parenté qui la lie à Yon, Renaut soupçonnera même sa femme de traîtrise (v. 2439021).

  • 22 Voir Renaut de Montauban, éd. Verelst, p. 45.

45Si on la compare à l’ancienne version de Renaut de Montauban, cette réécriture paraît plutôt favorable au roi de France. Mais à qui exactement s’adresse-t-elle ? Philippe Verelst a qualifié la version des manuscrits R et B d’« aristocratique », sans expliquer les raisons de cette interprétation22.

  • 23 Voir surtout v. 7473 sqq. et v. 8350 sqq.

46Au premier abord, les éléments que nous venons d’examiner ne semblent pas correspondre à une position idéologique cohérente. D’une part, les héros sont des nobles, vivant aux dépens des paysans, méprisant les villes ; de l’autre, ils respectent le Tiers-État, s’accommodent facilement d’échanges basés sur des paiements corrects et s’approchent volontiers des bourgeois, dont la présence, à leur côtés, semble aller de soi. Renaut et ses chevaliers survivent à Montessor ou à Angorie en faisant des incursions dans le pays environnant, incursions qui leur apportent du butin et des prisonniers susceptibles de payer des rançons, mais à Dordone, dans la discussion avec son père, Renaut rejette justement cette façon de procéder, préférant épargner la population, et à Trémoigne, il accepte de très dures conditions pour obtenir la paix, dans le but expressément déclaré de préserver le pays des exactions de l’armée de Charlemagne, se montrant donc encore une fois soucieux de la population23. Le remanieur supprime les détails d’ordre économique concernant les villes de Montessor et de Montauban, mais introduit des remarques du même ordre lors de la construction de Montessor et lors de la trêve à Angorie. Les villes sont les seuls refuges offrant de la protection contre les razzias des chevaliers, mais la grande ville de Bordeaux constitue aussi un danger pour les protagonistes. Essayons de démêler ces observations, en comparant notre texte à d’autres chansons de geste composées au xive siècle.

  • 24 Voir D. Kullmann, « Der entartete Sohn. Problematisierungen von Familienbeziehungen und sozialem S (...)
  • 25 D’autres éléments qui pourraient éventuellement appuyer cette interprétation sont l’importance acc (...)

47Nous sommes dans un monde où les villes ont acquis une importance primordiale, où les bourgeois jouent désormais un rôle de premier ordre et fraient avec les nobles, où il va de soi que les échanges commerciaux se font avec de l’argent comptant, où l’on peut concevoir l’idée de faire la guerre par embargo commercial, en se passant d’un siège en règle. D’autres chansons de geste, composées entièrement au xive siècle, reflètent une situation assez semblable. Qu’on songe à Tristan de Nanteuil, où les royaumes s’identifient généralement à des villes et où les bourgeois combattent également aux côtés des nobles. Plusieurs chansons de l’époque, la Chanson de Bertrand du Guesclin, Hugues Capet ou Lion de Bourges thématisent, dans leur partie initiale, le rapport problématique que leurs protagonistes respectifs ont avec l’argent : dans tous ces textes, les héros représentent en effet une idée révolue de la noblesse et se heurtent par leur largesse immodérée aux idées du monde moderne qui sont aussi celles de leur propre entourage familial24. Si, dans notre texte, le héros ne rentre pas en conflit avec sa famille sur ce point, mais accepte, comme celle-ci, à la fois l’idée de paiements en argent comptant et la notion de largesse, le narrateur exprime des réserves vis-à-vis de l’argent, dans des épisodes où les transactions financières sont rejetées ou ne fonctionnent pas comme prévu. Comme dans les autres chansons que nous venons de citer, il y a donc une ambiguïté dans le système des valeurs, et les valeurs morales traditionnelles semblent à plusieurs reprises prévaloir sur celles d’une comptabilité correcte. L’idée subsistante de la largesse et la méfiance vis-à-vis de la valeur de l’argent vont certainement dans le sens indiqué par Philippe Verelst25. D’un autre côté, on a aussi l’idée du statut social à acquérir ou à maintenir par la largesse, qui pourrait bien correspondre à une haute bourgeoisie désireuse des privilèges de la noblesse. On notera également que le refus de prendre en compte la valeur de l’argent n’est pas toujours lié à l’idée de la largesse, mais peut aussi se doter d’une connotation religieuse.

  • 26 Voir Kullmann, « Der entartete Sohn », p. 415-425.

48Le royalisme du remaniement s’aligne également sur ce qu’on trouve dans d’autres chansons de l’époque. Nous avons vu que c’est le roi, et lui seul, qui garantit la justice à la fin, indépendamment de toute injustice qu’il a pu commettre auparavant, injustice qui est même niée, à partir d’un certain moment, par le héros concerné. Cette revalorisation du pouvoir royal s’oppose ici en premier lieu aux visées d’un grand lignage noble, qui n’arrive plus à peser sur une décision par sa puissance politique et militaire, se voyant contraint de laisser faire la justice du roi. Nous retrouvons une relativisation semblable de la solidarité familiale ou lignagère au profit du pouvoir royal dans d’autres chansons de geste de cette période. Il suffit de songer au Bâtard de Bouillon, où le roi Baudouin refuse de gracier son fils coupable d’homicide, qui pourtant se réclame de la solidarité familiale, ou à Tristan de Nanteuil, où la solidarité lignagère reste singulièrement inefficace et où c’est le roi qui, à la fin, garantit l’investiture des héritiers légitimes dans leurs fiefs respectifs26.

49Néanmoins, notre remanieur ne s’en tient pas à cette idée générale d’un état monarchique où les grands lignages nobles n’exercent plus de véritable pouvoir, mais laisse transparaître des préoccupations plus concrètes qui lui sont propres. Il omet toutes les questions ayant trait aux châteaux et relevant du droit féodal, mais utilise l’ancienne caractérisation négative de Montessor pour sa condamnation du brigandage, qui se superpose aux données de l’ancienne chanson. Le château isolé prive le pays environnant de ses ressources, alors qu’un bon seigneur se doit de sauvegarder sa population contre de telles exactions. Contre le brigandage, seules les villes offrent une protection. Dans l’épisode gascon, le poète établit un lien entre le château et l’idée de la révolte : le château permet de mieux se soustraire au souverain que ne le ferait la ville. Par ailleurs, l’image du château est assez peu réaliste, étant donné l’effectif des troupes que le poète y fait héberger (plusieurs centaines dans le cas de Montessor, trente mille dans le cas d’Angorie). L’idée de la forteresse isolée repaire de chevaliers-bandits semble en tout cas relever davantage du mythe ou de la littérature que de la réalité.

50Il nous semble donc que les apparentes contradictions idéologiques que nous avons essayé d’analyser s’expliquent le mieux en assumant un contexte urbain pour la genèse de notre remaniement, un contexte où les questions de droit féodal intéressaient peu, où l’on ne faisait plus de la politique en faisant appel à des relations lignagères et où l’importance du château seigneurial comme moteur économique d’une région ou d’une ville n’était plus primordiale. Le brigandage des compagnies de mercenaires sans emploi était certes un problème d’actualité (qui concernait d’ailleurs en premier lieu les marchands et les paysans et ne touchait normalement les nobles que de façon indirecte). Toujours est-il que l’idée du chevalier résidant dans une forteresse isolée et vivant uniquement du butin d’incursions dans la région (sans se soucier d’établir un système économique durable) semble trop irréelle pour ne pas relever d’un imaginaire mythique ou littéraire.

51Par ailleurs, le texte du remaniement offre aussi bien aux nobles qu’aux bourgeois des personnages avec qui s’identifier. Nous opterions donc plutôt pour un milieu de ville où une noblesse urbanisée se mêlait peut-être à la bourgeoisie, mais où l’on se souciait avant tout de la paix, de la protection contre le brigandage et d’un état monarchique bien organisé. L’image du château-repaire nous paraît exprimer une certaine méfiance envers une noblesse factieuse dont le comportement est peut-être acceptable en pays sarrasin, mais est considéré comme irresponsable et associé au brigandage lorsqu’il est exercé en France. À travers le personnage de Renaut, notre texte renvoie les grands seigneurs nobles à leur rôle de garants de la paix et de protecteurs de la population.

52Terminons par une remarque plus générale. Moins impliqués dans les conflits des factions politiques que les nobles, les bourgeois étaient aussi plus sédentaires ou du moins plus liés à leurs villes respectives, et pouvaient par conséquent facilement se voir contraints d’un jour à l’autre de composer avec l’ennemi d’hier ; les commerçants parmi eux avaient le plus souvent des clients dans les deux partis, clients qu’ils avaient tout intérêt à ménager. Une origine bourgeoise ou du moins urbaine expliquerait donc peut-être aussi la réticence des poètes épiques du xive siècle à faire de la propagande anti-anglaise, alors qu’ils se montrent généralement plutôt favorables au roi de France.

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Notes

1 Voir J. Thomas, L’Épisode ardennais de Renaut de Montauban. Édition synoptique des versions rimées, Brugge, De Tempel, 1962, 3 tomes, t. I, p. 38-42 et p. 123-124.

2 Voir Renaut de Montauban. Édition critique du ms. de Paris, B.N., fr. 764 (R), éd. Ph. Verelst, Gand, Rijksuniversiteit te Gent, 1988, p. 44-45.

3 Voir, par ex., D, v. 2840, 3519, 4147, 12312, 13452, 14091, 14242. Nous citons le manuscrit D d’après l’édition suivante : Renaut de Montauban. Édition critique du manuscrit Douce, éd. J. Thomas, Genève, Droz, 1989.

4 Voir P, v. 1159 (t. II, p. 84) ; A, v. 1004 (t. II, p. 85) ; O, v. 1399 (t. II, p. 267) ; L, v. 1115 (t. III, p. 149) ; N, v. 1340 (t. III, p. 286) ; C, v. 1371 (t. III, p. 287). À l’exception de D, et sauf indication contraire, les manuscrits de la version ancienne sont cités d’après l’ouvrage de Thomas, L’Épisode ardennais, t. I-III.

5 Voir D, v. 2926 ; P, v. 1024 (t. II, p. 74) ; A, v. 876 (t. II, p. 75) ; O, v. 259 (t. II, p. 262) ; M, v. 553 (t. II, p. 200) ; V, v. 1877 (t. III, p. 72) ; L, v. 977 (t. III, p. 144) ; N, v. 1091 (t. III, p. 268) ; C, v. 1122 (t. III, p. 269).

6 L’emploi isolé du terme borc pourrait aussi être une trace d’une version plus ancienne perdue, qui aurait été tournée davantage vers le monde germanique. Dans certains textes, certes plus tardifs, provenant du nord-est du domaine de langue d’oïl (par ex. Esclarmonde), le mot borc assume en effet le sens de chastel.

7 Voir D, v. 2939-2940, 3018-3022.

8 Voir P, v. 1159 (t. II, p. 84) ; A, v. 1004 (t. II, p. 85) ; O, v. 1399 (t. II, p. 267) ; L, v. 1115 (t. III, p. 149) ; N, v. 1340 (t. III, p. 286) ; C, v. 1371 (t. III, p. 287).

9 Plusieurs mss lisent cependant presteor au lieu de pescheor. Voir, par ex., N (Paris, BnF, fr. 766, consultable sur Gallica), fol. 82v ; C (Paris, BnF, fr. 775, consultable sur Gallica), fol. 29v, ainsi que l’édition de F. Castets, La Chanson des quatre fils Aymon, Montpellier, 1909, réimpr. Genève, Slatkine, 1974, p. 422.

10 Voir D. Kullmann, « Renaut de Montauban et ses frères », L’Épopée romane au Moyen Âge et aux temps modernes. Actes du xive Congrès International de la Société Rencesvals, éd. S. Luongo, Naples, Fridericiana Editrice Universitaria, 2001, vol. 1, p. 267-279.

11 Voir Thomas, L’Épisode ardennais, t. II, p. 182.

12 Voir Thomas, L’Épisode ardennais, t. I, p. 190.

13 Voir le texte de L dans La Chanson des quatre fils Aymon, éd. Castets, p. 421, qui donne également quelques variantes des mss M, A et Z.

14 N (Paris, BnF, fr. 766), fol. 82v ; C (Paris, BnF, fr. 775), fol. 29r-v.

15 Voir infra.

16 Voir infra et, par ex., v. 14294-14295.

17 Voir aussi v. 550-553.

18 Voir, par ex., Ph. Contamine, M. Bompaire, S. Lebecq, J.-L. Sarrazin, L’Économie médiévale, Paris, Armand Colin, 2003, p. 344 ; P. Spufford, « Trade in Fourteenth-Century Europe », The New Cambridge Medieval History, vol. 6 : c. 1300-c. 1415, éd. M. Jones, Cambridge, 2008, p. 156-208, ici p. 192-193 ; et M. Keen, « Chivalry and the Aristocracy », dans le même volume, p. 209-221, ici p. 218-221.

19 Voir aussi A, v. 1578-1582 (t. II, p. 135) ; M, v. 920-922 (t. II, p. 213) ; O, v. 2076-2079 (t. II, p. 291) ; N, v. 2169-2171 (t. III, p. 352) ; C, v. 2238-2240 (t. III, p. 353) ; V, v. 2694-2697 (t. III, p. 102).

20 Voir aussi J. Subrenat, « Les ‘fils et petits-fils Aymon’ en terre d’oc », Languedoc et langue d’oc, Perspectives médiévales, supplément au numéro 22, 1996, p. 197-209, ici p. 202.

21 Voir aussi v. 22176.

22 Voir Renaut de Montauban, éd. Verelst, p. 45.

23 Voir surtout v. 7473 sqq. et v. 8350 sqq.

24 Voir D. Kullmann, « Der entartete Sohn. Problematisierungen von Familienbeziehungen und sozialem Status in französischen Epen des 14. Jahrhunderts », Verwandtschaft, Freundschaft, Bruderschaft. Soziale Lebens-und Kommunikationsformen im Mittelalter, éd. G. Krieger, Berlin, Akademie Verlag, 2009, p. 408-426, ici p. 411-412 et 425-426.

25 D’autres éléments qui pourraient éventuellement appuyer cette interprétation sont l’importance accordée à la primogéniture ou la description d’un tournoi à Acre.

26 Voir Kullmann, « Der entartete Sohn », p. 415-425.

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Pour citer cet article

Référence papier

Dorothea Kullmann, « Le château et la ville dans les chansons de geste du xive siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 | 2018, 129-150.

Référence électronique

Dorothea Kullmann, « Le château et la ville dans les chansons de geste du xive siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 35 | 2018, mis en ligne le 29 août 2021, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/15437 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.15437

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Auteur

Dorothea Kullmann

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