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La chanson de geste au xive siècle

À propos des motifs rhétoriques dans quelques chansons tardives

Jean-Pierre Martin
p. 75-100

Résumés

Si les chansons de geste tardives connaissent les motifs rhétoriques traditionnels, elles en donnent un traitement très varié, qu’il s’agisse des contextes d’emploi, des dimensions comme de l’expression, généralement peu formulaire. De nouvelles variantes se développent ; certaines formules stéréotypées se répandent, souvent de façon isolée, sans s’intégrer à une série structurée. Chaque chanson exploite d’ailleurs les motifs d’une manière et dans des conditions qui lui sont propres.

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Texte intégral

1Il y a dans le style formulaire une certaine stylisation hiératique qui s’accorde bien à l’austérité de chansons comme Roland, Le Couronnement de Louis, La Chanson de Guillaume ou Raoul de Cambrai – notamment dans la première partie de ces deux dernières – et qui trouve un équivalent plastique dans l’art contemporain : la sculpture romane, les vitraux de Saint-Denis ou de Chartres. Ces premières chansons se signalent par la simplicité, la linéarité et la symétrie de leur contenu narratif, tant l’action en est unie et claire, monodique en quelque sorte. Jugées à l’aune de ces chefs-d’œuvre, les chansons tardives ont longtemps suscité le mépris de la critique pour le foisonnement et la fantaisie des aventures qu’elles relatent, de sorte que la conservation d’une forme fondée sur la succession de laisses monorimes pouvait alors paraître comme une sorte de vestige résultant d’un automatisme formel, ou la manifestation d’un illégitime désir de dignité.

  • 1 Voir notamment W. Kibler, « Relectures de l’épopée », Au carrefour des routes d’Europe : la chanso (...)
  • 2 Sur ce dernier point, je me permets de renvoyer à mon article, J.-P. Martin, « Variations stylisti (...)
  • 3 Je m’appuierai ici sur les textes suivants : Tristan de Nanteuil, chanson de geste inédite, éd. K. (...)

2La publication dont certains de ces textes ont fait l’objet pour la première fois au cours des cinquante dernières années a largement contribué à leur actuelle réhabilitation1 ; il apparaît plutôt que, en recourant à des procédés formels hérités des chansons les plus anciennes, loin de témoigner de la décadence du genre, ils en illustrent au contraire le renouvellement. Mais la multiplicité et souvent l’extravagance de leurs intrigues n’ont pas pu demeurer sans effets sur les conditions d’emploi d’une rhétorique caractérisée par une rigidité d’ailleurs plus apparente que réelle2. Je voudrais ici m’attacher à quelques réalisations des procédés formulaires, plus spécialement certains motifs rhétoriques, dans plusieurs chansons tardives pour évaluer la mesure dans laquelle les schémas anciens y ont été conservés, mais aussi comment ils ont été adaptés à des « matières » renouvelées. J’envisagerai successivement les récits de combat, le devenir de quelques autres motifs bien attestés dans les chansons anciennes, et certaines interventions codifiées du narrateur3.

  • 4 Cl. Roussel, Conter de geste au xive siècle. Inspiration folklorique et écriture épique dans La Be (...)
  • 5 Sur l’emploi de ce terme, voir J.-P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et ut (...)

3Comme il est naturel dans un genre originellement guerrier, ce sont les motifs servant à raconter les combats qui apparaissent avec le plus d’évidence, et l’on peut étendre à l’ensemble des chansons tardives ce que dit Claude Roussel à propos de la Belle Hélène de Constantinople : « bien qu’ils subissent quelques aménagements dus à la diversification de la scénographie guerrière, les motifs directement liés au combat sont [les] mieux représentés4 ». Il donne ensuite l’exemple du combat entre Antoine et le païen Abel (v. 442-452), qui reproduit effectivement les sept éléments – ou clichés5 – définis par Jean Rychner pour le motif de l’« attaque à la lance » (1. Éperonner son cheval, 2. Brandir la lance, 3. Frapper, 4. Briser l’écu de l’adversaire, 5. Rompre son haubert ou sa brogne, 6. Lui passer la lance au travers du corps, ou alors le manquer, l’érafler seulement, 7. L’abattre à bas de son cheval, le plus souvent mort), suivis du fréquent cri de victoire du vainqueur après le coup victorieux. Mais c’est la seule occurrence complète dans cette chanson. Aucune des autres ne présente l’ensemble des clichés ; elles se limitent souvent à quatre ou cinq, quand elles ne se contentent pas d’un résumé en deux vers :

Lors broche le destrier et s’abesse le lance,
A ung laron le fist passer parmy la panche.
(Hugues Capet, v. 424-425)

  • 6 D. Boutet, La Chanson de geste, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 89.
  • 7 Voir M. Rossi, Huon de Bordeaux et l’évolution du genre épique au xiiie siècle, Paris, Champion, 1 (...)

4Le trouvère n’actualise ici que trois des sept ou huit clichés. C’est ce que Dominique Boutet appelle la « forme squelettique6 » du motif, forme déjà bien attestée depuis la fin du xiie siècle : il suffit de faire ainsi allusion au motif pour que le lecteur reconstitue de lui-même les clichés absents7.

5Une autre variante du motif, également attestée depuis longtemps, mais qui semble se développer dans les chansons tardives, consiste à envisager à la fois le mouvement des deux adversaires, ainsi lorsque, dans Lion de Bourges, Raymond de Vauvenisse, pour affronter le bâtard de Calabre, vient de se procurer une grosse lance :

Le riche duc Raymon le prist tantost a baisier,
Ver le bastard s’an va pour cez homme vangier.
Le bastart vient a lui, ne lou volt resoingnier :
Li ung va ferir l’autre per moult grant desirier.
La lance au duc Raymon ne pot pais adressier :
Par desous lez essellez vai tout oultre mussier
Et li lance au bastard dont m’oiez plaidyer
Assenait si lou duc, que Jhesus puist aidier,
C’ou senestre costez passait sans esparrgnier
Que d’aultre parrt lez arme en parut ung quartier.
Se fuit es costez destre, mort fuit san recovrier,
Tout li mire dou monde n’i eussent mestier.
(Lion de Bourges, v. 11148-11159)

6On reconnaît les clichés 2, 3, 6 et même, à l’irréel, 7, « l’abattre mort ». Mais le fait d’envisager à la fois les deux adversaires aboutit à une formulation qui s’éloigne des stéréotypes traditionnels. Le procédé s’applique tout particulièrement lorsque l’un et l’autre sont des personnages importants, et c’est aussi pourquoi le motif se conclut souvent sans mort d’homme, comme dans l’épisode de Tristan de Nanteuil où le héros éponyme s’attaque à son père lorsqu’il le rencontre pour la première fois :

[…] quant il l’a veü, il a grant voulenté
De behourder a lui ; s’a l’escu acollé
Et a baissé la lance a panoncel doré
Et Guy vient contre lui, qui bien l’a regardé.
Ly ung en vient vers l’autre par droite poesté,
Ly filz contre le pere par tres grande fierté.
La se sont embeduy tellement encontré
Par poy qu’ilz ne se sont et occis et tué,
Mais Dieu ne le volt mye qui maint en Trinité.
Les lances sont brisees, ly tronçon sont volé […].
(Tristan de Nanteuil, v. 8904-8913)

  • 8 Voir Roussel, Conter de geste, p. 363.

7Absente de La Belle Hélène, cette variante du combat à la lance se rencontre aussi dans Hugues Capet, et six fois au moins dans Tristan de Nanteuil comme dans Lion de Bourges, dont deux fois lors du tournoi où Lion affronte aussi son père. Elle permet une sorte d’effet de suspens à l’envers, qui évite ou diffère la conclusion mortelle du combat ; elle témoigne du goût des chansons tardives pour la variété et les détails pittoresques, mais aussi du désir de renouveler des schémas stéréotypés qui pouvaient paraître usés alors même qu’on sentait encore le besoin d’y recourir8.

8Le combat à l’épée suit la même matrice, en général sans le cliché initial « éperonner » : la violence du choc, nécessaire à l’emploi de la lance, est sans utilité pour l’épée, et c’est souvent une fois démontés que les adversaires en font usage. Les clichés peuvent se définir ainsi : 1. Tenir ou lever l’épée. 2. Frapper l’adversaire, sur le heaume ou le bouclier. 3. Faire tomber les fleurs et pierres ou le cercle du heaume, ou trancher le bouclier. 4. Rompre la coiffe ou le haubert. 5. Fendre l’adversaire jusqu’aux dents ou lui plonger l’épée dans le corps. 6. Résultat. 7. Cri de victoire possible. Hugues Capet en donne un exemple assez conforme au schéma ancien, quoiqu’incomplet :

Beuve ly Tarsiiens ne se tint mie cois,
1. Entre cez mains tenoit ung bon branc vïanois,
2. Ung chevallier fery qui estoit d’Avallois,
4. Ly haubers jaserans n’y vally. i. tournois,
De l’achier ly trencha les maillez et lez plois,
6. Mort l’abaty ly bers devant ly celle fois,
Dont fu grande ly noise et hautaine ly vois […].
(Hugues Capet, v. 3951-3957)

9Autre exemple, plus resserré :

1. Le duc haulce l’espee[,] 2. sy le fiert roidement,
Au lez dessus l’espaulle l’assena tellement
4. Qu’armeüre que il eust ne lui vallut neant.
5. Plus de paulme et demie dedens la char le prent,
Le sanc lui raye a terre sur l’erbe qui resplent […].
(Tristan de Nanteuil, v. 4190-4194)

10L’expression des trois premiers clichés est encore assez formulaire, mais le dernier donne lieu en revanche à un développement plus spectaculaire. Des variations plus pittoresques se rencontrent, comme lorsque Lion affronte un géant :

Et Lion tint l’espee que d’un feivre achetait.
Tost et appertement ver le joiant s’an vait ;
Per dessus lez espaulle bien ferir le cudait,
Maix il estoit si hault, point ne li assenait.
Sur la hainche senestre vistement le fraippa.
Lez maille du haubert illuec li detrancha
Et plus de plainne palme en la chair entra.
Li joiant chiet a terre, maix tost se releva […].
(Lion de Bourges, v. 19336-19343)

  • 9 Voir Couronnement de Louis (Les rédactions en vers du), éd. Y. G. Lepage, Paris – Genève, Droz, 19 (...)

11Guillaume essayait en vain de frapper Corsolt sur le heaume9 ; Lion préfère attaquer directement son adversaire au milieu du corps et le texte développe ce détail sur trois vers, ce qui est une façon plaisante d’en rendre la taille sensible. On notera la formule de l’avant-dernier vers, très voisine de celle de l’exemple précédent, alors qu’elle représente elle-même une variation par rapport au schéma canonique : même les variantes sont susceptibles de produire des stéréotypes.

12La même matrice donne lieu à un motif qui tend à se développer au xive siècle, le combat à la hache :

Tristan haulce la hache, va ferir Glorïant,
Oncle roy Agrappart, sire de Belïant
Ou Jhesus Crist fut nez pour nous fere garant.
Et Tristan le fery par itel convenant
Qu’armeüre qu’il eust ne lui vallut ung gant.
La teste lui pourfent, jus le va tresbuchant.
(Tristan de Nanteuil, v. 14448-14453)

13On reconnaît les clichés 1, 2, 3, 5 et 6 du combat à l’épée, avec une conclusion plus définitive. Alors que, dans les chansons anciennes, le recours à la hache était exceptionnel, on le rencontre à plusieurs reprises dans chacun des textes examinés ici, avec plus ou moins de variété. Dans le dernier épisode de Tristan de Nanteuil en particulier, saint Gilles en fait un usage redoutable contre les Sarrasins. Autre exemple :

Une hache demande ; on ly a aporté ;
Il le prist a deux mains, s’a le ceval hurté,
Venus est a Butor, se ly a escrié :
« Par foy, roy d’Ermenie, che ne vous vault. i. dé.
Pas n’arés l’apostoles ne l’arés comparé. »
Dont fiert le roy Butor de telle volenté,
Ou lés devers senestre l’a sy bien asené
Le manche du haubert et l’ocqueton doré
Ly a par fine forche de l’achier entamé,
Et de la char ly a un grant bachon osté.
Pau s’en faut que le brac ne ly rua au pré.
(Belle Hélène, v. 3937-3947)

14La variation résulte ici notamment d’une inversion de l’ordre des clichés, l’apostrophe du héros à son adversaire précédant le coup qu’il lui porte. Mais si les différents éléments se reconnaissent assez bien, il n’en va pas de même concernant les formules proprement dites, la forme de l’expression manifestant une liberté accrue par rapport aux canons traditionnels.

  • 10 Voir Roussel, Conter de geste, p. 361.

15La hache n’est qu’une des armes qui servent à diversifier l’arsenal des chansons tardives. On rencontre encore des combats à la massue (Belle Hélène, v. 4056-4061 ; Hugues Capet, v. 2839-2842), au marteau (Hugues Capet, v. 4126-4130), et surtout au couteau (Belle Hélène, v. 1878-1886, 5897-5901, 15234-15238 ; Lion de Bourges, v. 16710-1671410). On assiste même, vers la fin de Lion de Bourges, à un duel judiciaire au bâton entre un messager et un clerc (v. 32819-32985), où la description des coups successifs s’inspire du combat à l’épée, arme dont sont évidemment indignes les deux adversaires.

  • 11 Voir Martin, Les Motifs, p. 193-195.

16En dehors des combats singuliers, les chansons de geste se sont aussi attachées, dès les plus anciennes, à décrire les affrontements guerriers en plan d’ensemble. J’ai autrefois montré que le motif rhétorique de la mêlée générale consistait plus en un stock de clichés susceptibles d’être combinés librement qu’en une matrice ordonnée comme celle des combats à la lance ou à l’épée11, certains clichés insistant sur les boucliers et les hauberts mis à mal et les armes qui les détruisent, d’autres sur les morts et les blessés, le sang et les membres tranchés, le point commun étant le recours à des quantifieurs marquant le haut degré tels que maint ou tant et des tours suscitant une évocation visuelle ou auditive, la veïssiez, la oïssiez. Bien entendu ces procédés se retrouvent dans l’épopée tardive :

La fu mains poing coppé et fu maint chief fendus
Et fu maint bon cheval a le terre estendus,
Mainte ensaingne versee et maint cheval mis jus,
Mainte lance brisie et faussé mains escus,
De cors et d’oliffans il fu moult grant ly hus.
(Hugues Capet, v. 4148-4152)

La oÿssiés paiens moult hault brere et crïer,
Et nos barons leur vont testes et bras couper,
Leurs buysines sonnerent pour Turs espouanter.
La veïssiés bataille qui moult fist a doubter,
Et sarrasine gent abatre et cravanter.
(Tristan de Nanteuil, v. 1245-1249)

17Les occurrences de ce motif sont d’autant plus fréquentes que les clichés en sont en quelque sorte détachables et peuvent intervenir isolément à n’importe quel moment du récit, qui dès lors consiste beaucoup moins en successions de combats singuliers qu’en représentations de masses qui s’affrontent ou de héros pris dans la multitude ennemie. Il en résulte à l’occasion des tableaux très vastes :

Grande fuit la baitaille qui moult fuit a dobter.
La oyssiez busine et cor d’airain sonner,
Trompe, tabour, nocquaire et teille nose mener
Que de lue et demie lez pot on oyr cler.
D’espee et de branc oyssiez merteller
Que se trestout li feivre qui sont desa la mer
Estoient tout ansamble et volcissent ouvrer,
Ne porent il (mie) plux grant noise mie mener
Que li cop que on faisoit dez espees donner
Sur cez riche hialme qui lusoient si cler.
Le feir en veoit on per tout estinceller ;
Cez nobles chevalier lour limaux reteler ;
Ces destrier aufferant courrir et trestorner
Et contrevalz cez valz cez rengne trayner
Qu’il ne vont ramenant sergens ne baicheler,
Maistre ne chevalier qui lez puist gouverner.
La peussiez oyr moult hault braire et crier,
Et cez navré amont a lour grief fin pener,
Et lez plussour aussi raenson demander.
Et si s’anfuyent aussi li plus pour la vie salver
Maint gentilz chevalier qui ne vorent retorner.
La veyssiez morturaire que fist a redoubter,
Mainte lanse brisier et maint escu faulser,
Mainte riche banniere a la terre verser.
Nulz hons ne vous poroit dire ne recorder
La trez grande hideur que c’est a regarder.
(Lion de Bourges, v. 11096-11121)

  • 12 « Tant bon cheval sa regne traïner / Dont li signor gisent enmi le pré », Gerbert de Mez. Chanson (...)
  • 13 Voir Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy, trad. J. Dufournet, P (...)

18Cet extrait est particulièrement caractéristique, d’abord par l’importance qu’il donne à la perception auditive et, trait notable dans nos textes, aux instruments de musique ; mais aussi par le traitement qu’il applique au cliché des chevaux sans cavalier, certes connu des chansons plus anciennes – ainsi dans Gerbert de Mez12 – mais ici développé de façon moins formulaire. S’y ajoutent des éléments nouveaux comme les propositions de reddition (raenson demander) et la comparaison du combat avec le bruit de ferraille émanant d’un atelier de forgeron, variation sur la comparaison plus courante du combat avec le travail des charpentiers – cherpentement (Lion, v. 14177 et 15769), carpenterie (Belle Hélène, v. 3987), tant y ont charpenté (Tristan, v. 17350) – et qu’on trouve déjà au début du xiiie siècle, dans Guillaume de Dole13, comme métaphore clairement ironique à propos de la joute entre Guillaume et le chevalier de Ronquerolles :

Qui i fust, mout bien li samblast
Que ce fust gieus de charpentiers.

  • 14 Belle Hélène, v. 12049 ; même comparaison dans Lion, v. 17081, 31788, et Hugues Capet, v. 1328, 38 (...)
  • 15 Fierabras, éd. M. Le Person, Paris, Champion, 2003, v. 3396.

19On s’éloigne alors de la pure célébration des exploits héroïques avec cette image qui peut sembler peu glorieuse des combats, et à laquelle le contexte de la Guerre de Cent Ans n’est peut-être pas étranger. La formule assez fréquente come leux a brebis14 pour décrire une attaque, étant donné la symbolique négative du loup, pourrait relever d’une appréciation analogue. Les chansons plus anciennes usaient plutôt d’une comparaison évoquant, avec la chasse au vol, une scène plus positive de la vie courtoise – « Ansi fuient le conte conme aloe esprevier15 » – d’ailleurs attestée aussi dans Lion de Bourges aux vers 25292 et 31890-31891.

20En survolant ainsi ces quelques motifs de combat, on observe d’une part que les chansons tardives restent attachées à la tradition de la rhétorique épique, mais qu’elles s’efforcent d’en renouveler la lettre, soit en recourant aux formes brèves, soit en faisant apparaître de nouvelles variantes, soit encore en actualisant des clichés bien établis à travers des formulations nouvelles, moins stéréotypées dans le détail, ce qui n’empêche nullement que ces expressions plus originales cohabitent avec des formules tout à fait repérables et abondamment répétées.

21Avec des motifs moins marqués par la thématique guerrière, les choses sont plus contrastées. J’évoquerai quatre motifs appartenant à des registres variés, en commençant par le planctus, qui se signale par sa rareté ; je n’en ai repéré que deux occurrences dans Lion de Bourges, l’une après la mort de Thierry, le premier compagnon de voyage du héros, lorsqu’il se rend au tournoi de Monlusant dans l’espoir d’y gagner la main de la belle Florantine :

Dont revint a Thiery qui gist mort estandus,
Doulcement le regraitte li vaissalz esleus :
« A, dist il, damoisialz de tout bien pourveus,
Pour moy avés la mort, bien m’en sus perceus.
Certe, ceu poise moy qu’ansement sus tenus ;
Du tresor ne m’an chault, de vous m’annoie plux,
Car il avoir estoit et robés et tollut :
Se n’an fuit ja nulz hons en haulte honnour venus ;
Mais il m’annoie trop qu’ansi esteit perdut ;
La voustre arme puist estre en parraidis laissus ! »
(Lion de Bourges, v. 4526-4535)

  • 16 Voir P. Zumthor, « Étude typologique des planctus contenus dans la Chanson de Roland », La Techniq (...)

22On relève notamment le verbe regraitter au deuxième vers et la prière pour l’âme du défunt à la fin ; la plupart des clichés identifiés par Paul Zumthor dans les deux études qu’il leur a consacrées16 sont toutefois absents, et la moitié de la réplique porte sur un sujet annexe, la perte du trésor dérobé par les deux compagnons au sénéchal à qui Lion avait refusé de prêter allégeance pour le tournoi et qui avait essayé de se débarrasser de lui en le jetant dans un cachot dont Thierry l’avait libéré.

23La seconde occurrence est située après la mort du roi de Sicile, et c’est alors sa fille Florantine, désormais épouse de Lion, qui le profère :

Elle destorte cez pungs per vive poesteit,
La furent cez cheveux desront et desxirés. […]
« Elais, dit la damme, que lou mien perre ait tuér,
Tout le millour princier de toute la crestienter !
Laisse, que devanrait ? Vecy grant crualteit !
Ne sai que porait faire, j’ai tout demennevér. […] »
Elle tint en cez main ung coutelz acerér,
Jai l’eust en son corpz per grant ayr boutér […].
(Lion de Bourges, v. 15909-15922)

24On reconnaît le cliché des signes extérieurs de la douleur, ici redoublé, avec les poings tordus et les cheveux arrachés avant le discours direct, et le suicide esquissé ensuite ; l’éloge du mort, lui aussi redoublé par l’évocation de la détresse dans laquelle Florantine se trouve plongée ; l’expression de la douleur intérieure, ici exprimée par crualteit plutôt que par duel. Mais ni regreter, ni mare fus, ni même prière pour l’âme du défunt. Cette fois encore, le motif est réduit à quelques éléments, et ceux-ci dans une formulation renouvelée.

25Hugues Capet prononce aussi un planctus lors de la bataille contre le comte de Champagne et le duc de Bourgogne, pour déplorer la mort d’un grand nombre de ses chevaliers, dans une formulation tout aussi éloignée des stéréotypes traditionnels, le motif étant par ailleurs redoublé du fait de son emploi en enchaînement entre deux laisses :

Adont le rois de France en jeta ung soupir :
« Aÿ ! bons chevallier, or vous ay fait perir !
Certez ce poise moy qu’ensy vous voy finir.
Or say que gentilz homme m’ont enpris enhaÿr,
Se ne poray en pais du royaulme goïr. »
Moult fu dolans li rois, durement lui anoye,
Il regrete se gent qui sont sur l’erbe coie :
« Aÿ ! ma bonne gent, tout ainsi le songoie !
Dolans suy de vo mort, s’aidier vos en pooie ! […] »
(Hugues Capet, v. 5447-5455)

26Le planctus est en revanche absent de La Belle Hélène comme de Tristan de Nanteuil, malgré les nombreuses circonstances qui permettraient d’y recourir. Ces trois occurrences sont les seules à figurer dans les 80000 vers que totalisent les chansons examinées, et, du fait de leur formulation largement autonome, elles constituent plutôt des éléments textuels isolés, résultant du contexte narratif, que les actualisations d’un motif qui semble en quelque sorte avoir disparu du stock traditionnel.

27Autre motif bien attesté dans l’épopée, le credo épique, ou « prière du plus grand péril », connaît une distribution très irrégulière. Totalement absent de Hugues Capet, il est vrai la chanson la moins longue du corpus envisagé ici, il n’apparaît véritablement qu’une fois dans Tristan de Nanteuil contre huit dans Lion de Bourges et quatorze dans La Belle Hélène. Chaque chanson l’exploite d’une façon qui lui est propre.

28L’unique occurrence de Tristan de Nanteuil se situe au moment où Blanchandine, toujours sous le nom masculin de Blanchandin, vient d’épouser Clarinde, la fille du soudant, et, alors qu’elle va entrer dans le lit, craint par conséquent d’être démasquée ; elle invoque alors la Vierge Marie, dont l’intercession s’impose dans la circonstance, puis Dieu lui-même, pour demander que la jeune épousée s’endorme immédiatement – et elle est aussitôt exaucée. La prière proprement dite occupe les vers 15420-15431, dimension très réduite pour ce motif :

Glorïeuse roÿne, je vous requier et prie
Qu’il vous plaise prïer le digne fruit de vie
Qui se lessa pener en la grant Croix fichie ;
Au tiers jour suxitas par divigne maistrie.
Hé ! Dieu, sy con c’est voir, et vous Vierge Marie,
Je vous prie et requier sans nulle villenye
Que je puisse gesir sans estre ravisee
Delez ceste roÿne qui est sy eschauffee
Et sur la convoitise d’estre depucellee,
Et qu’elle me puist estre bonne, doulce et privee,
Car je suis maintenant maisement aprestee
De fere son vouloir. Mye n’en suis garnye.
(Tristan de Nanteuil, v. 15420-15431)

  • 17 Voir A. Georges, Tristan de Nanteuil. Écriture et imaginaire épiques au xive siècle, Paris, Champi (...)

29Sans doute Blanchandine explique-t-elle que la situation crée pour elle un danger mortel. Il y a cependant quantité d’autres circonstances tout aussi périlleuses où ni Dieu ni Marie n’ont été ainsi mis en demeure d’intervenir d’urgence : ainsi, aux vers 20014 et 20071, Gilles, injustement condamné au bûcher, ne demande pas dans ses prières à échapper à son sort. Dans ces conditions, l’insistance sur la chaleur du désir qu’a Clarinde d’estre depucellee suggère un emploi quelque peu parodique du motif17. Pourquoi choisir spécialement d’y recourir dans cette seule circonstance, alors que la même chanson, l’une des plus longues de toutes, met si souvent ses protagonistes dans des situations pratiquement désespérées ? Plusieurs autres indices confortent cette interprétation. C’est d’abord le contenu du motif, réduit à sa plus simple expression : la mention d’un unique article de foi, certes parmi les plus fondamentaux de la religion chrétienne, et la formule sy con c’est voir, qui établit l’équivalence chez l’orant entre la vérité de sa foi et la sincérité de sa demande ; on a le sentiment que l’auteur a choisi de ne conserver que le minimum nécessaire pour que ces vers soient bien identifiés comme credo épique. C’est ensuite la complaisante description de la situation où se trouve la dame, avec l’euphémisme de la précision finale, qui prépare la description plus précise encore du changement de sexe dont elle va bientôt faire l’objet : Dieu lui envoie en effet

Toute nature de home tant que besoing en a
En manière d’un home et tout lui ottroya.
(Tristan de Nanteuil, v. 16198-16199)

30C’est-à-dire, explique le vers 16357, « le membre qu’estoit gros et quarrés ». C’est enfin le fait que, lorsque Clarinde se trouve abandonnée au gré des flots avec l’enfant issu de ce mariage, le futur saint Gilles, le credo épique est amorcé, mais délibérément évité avec l’absence de la formule si com c’est voir et de toute référence à l’Histoire Sainte :

Sire Dieu, sy con je croy en vous parfaitement,
Si gardés mon enffant ; de moy ne m’est neant,
Car j’ain mieulx a mourir qu’a vivre longuement.
(Tristan de Nanteuil, v. 18199-18201)

31Et son lait de jaillir aussitôt en abondance.

  • 18 Voir sur ce passage M. Gallois, L’Idéal héroïque dans Lion de Bourges, poème épique du xive siècle (...)

32Plus nombreux, les emplois de Lion de Bourges semblent plus conformes à la tradition. Par leur longueur : si l’on en trouve deux d’une brièveté certaine (v. 17781-17790, 21010-21017), trois frôlent la vingtaine de vers (v. 12364-12383, 17006-17024, 29924-29943), et trois autres en occupent entre 47 et 70 (v. 19440-19490, 28404-28473, 31529-31575). Mais plus encore par les circonstances dans lesquelles ils sont énoncés : cela se produit trois fois au cours d’un combat contre un ennemi sarrasin, dont un géant et un diable (v. 17006, 19440 et 28405) et une autre dans la perspective d’un affrontement armé, lorsque Lion se prépare, à l’incitation du Blanc Chevalier, envoyé de Dieu, à récupérer Bourges contre les usurpateurs qui oppriment la ville (v. 21012). À deux reprises, Joieuse a recours à cette prière, soit parce qu’elle vient d’être menacée de mort (v. 29924), soit alors qu’elle s’attend à être brûlée vive et ne demande qu’à pouvoir aller en paradis (v. 31529) ; Lion en fait usage pour la première fois alors que, privé de l’appui du Blanc Chevalier à cause de ses péchés, il se trouve vaincu, capturé par ses ennemis, pieds et poings liés et menacé d’être pendu, et implore alors le pardon divin (v. 1236418). Plus atypique est son utilisation par Florie qui n’est pas encore chrétienne lorsqu’elle demande à recevoir le baptême (v. 17781). On observera en passant que, à la différence des personnages féminins, c’est toujours dans un contexte guerrier que l’emploient les personnages masculins ; mais lorsque la duchesse Alis, sous une identité masculine, affronte un géant sarrasin à la demande de Dieu, la prière qu’elle prononce aux vers 1821-1822 est une prière de demande ordinaire, sans rien du credo épique, ce qui n’empêche pas qu’un nuage miraculeux vienne aussitôt la dérober au regard de son adversaire. Sur le contenu enfin, on note d’une part que les actes de foi recouvrent le plus souvent, soit la totalité de l’histoire sainte, soit au moins celle de la vie de Jésus, jusqu’à sa résurrection et au couronnement de Marie, et d’autre part que l’épisode apocryphe de Longin est mentionné dans six des huit occurrences. On constate ainsi que, si le contexte de son emploi n’est pas uniment celui du « plus grand péril », c’est-à-dire d’un combat qui pourrait paraître désespéré (circonstance au cours de laquelle seuls les héros masculins semblent ici pouvoir légitimement interpeller le Ciel sur ce mode), le credo épique est toujours employé dans des circonstances mettant en jeu la foi de l’orant, soit à cause de la nature des ennemis qu’il affronte, soit parce qu’il implique directement sa relation avec Dieu.

  • 19 Voir Roussel, Conter de geste, p. 306-317, à qui j’emprunte les quelques remarques qui suivent.

33Avec La Belle Hélène enfin, on a non seulement une utilisation très importante du motif, presque une occurrence pour mille vers, mais aussi des conditions d’emploi largement renouvelées19. Les énonciateurs sont cette fois en majorité des femmes, et en deuxième lieu des « hommes de religion » : l’ermite Félix, Martin, le pape ; mais les deux principaux guerriers, l’empereur de Constantinople et le roi d’Angleterre, n’en prononcent aucun ; quand l’ancien roi d’Écosse Amaury, héros de la conquête de Jérusalem, y a recours, c’est alors que les païens qui l’ont capturé se préparent à le crucifier, et donc dans le moment où il devient un martyr de la foi. À part les vers 3916-3922, où le pape, ayant pris les armes contre les Sarrasins, s’adresse à Dieu pour conjurer le risque d’une défaite chrétienne, le seul emploi en contexte guerrier, et par un véritable homme de guerre, se trouve aux vers 9519-9528 dans la bouche de Clovis encore païen, dans un passage imité de la légende de sa conversion, puisqu’il y invoque le dieu de Clothilde pour obtenir de vaincre ses ennemis :

Or verray au jour d’uy, ains que soit l’avespree,
Se ly dieux ma moullier feroit pour my riens nee.
(Belle Hélène, v. 9527-9528)

34Dieu est bien bon de céder au chantage et de lui accorder aussitôt tout à la fois la victoire et les lys de France en remplacement des crapauds qui ornaient son écu. Ce n’est pas le seul moment où l’on peut se demander s’il n’y a pas une volonté de renverser les règles traditionnelles dans l’emploi du motif, avec parfois une vraisemblable intention humoristique. Lorsque Martin, ayant distribué toutes les réserves de l’évêque aux pauvres, évoque la vie de Jésus de l’Annonciation à la Pentecôte, pour demander à Dieu, sy vray que (v. 8002) le sont les épisodes mentionnés, dont bien entendu les Noces de Cana et la Multiplication des pains, de pourvoir au repas destiné aux deux souverains, on ne peut éviter de trouver là matière à sourire.

35Toutefois les circonstances d’emploi du credo épique demeurent généralement plus graves. J’ai déjà mentionné le martyre d’Amaury. Hélène deux fois, Plaisance une fois, y recourent alors qu’elles sont menacées de viol (v. 1009-1068, 9734-9742, 10477-10554), et invoquent particulièrement alors la Vierge Marie, Plaisance s’attardant même sur la virginité conservée de la mère du Christ après la conception (v. 9736-9738). Hélène invoque Dieu quand elle craint de périr noyée lors d’une tempête en mer (v. 878-885) ; lorsqu’elle redoute d’être découverte par ceux en qui elle voit deux persécuteurs, le père qui veut lui imposer un mariage incestueux et le mari qu’elle croit l’avoir condamnée au bûcher, elle s’en remet à Jésus en mentionnant en particulier la résurrection de Lazare (v. 14881-14887). On pourrait poursuivre. La chanson témoigne tout à la fois d’une connaissance précise de l’Ancien Testament comme de l’Évangile, mais aussi de l’interprétation qui peut en être donnée ; elle adapte avec à propos les épisodes bibliques évoqués à la situation dans laquelle la prière se trouve énoncée. Comme Lion de Bourges, elle reprend fréquemment l’épisode de Longin et celui de l’Assomption de Marie, mais l’usage qu’elle fait du credo épique est moins conforme à la tradition et témoigne d’une réelle recherche de renouvellement.

36Un troisième exemple sera celui des repas. Dans les chansons anciennes, le motif se construit essentiellement à partir de six clichés, dont on trouve rarement plus de deux ou trois actualisés ensemble : commander qu’on prépare le repas, disposer les tables / les nappes, demander/donner l’eau, s’asseoir à table, être servi (qui sert/tranche, nourritures), fin du repas (se lever / préparer les lits / rentrer chez soi). Son usage est le plus souvent décoratif : il peut être utilisé pour mettre en scène les occupants d’un château où arrive le voyageur auquel s’attache le récit, afin de leur donner à son entrée une épaisseur de vie, et en ce sens il contribue à une sorte d’effet de réel ; inversement, offrir un repas à un voyageur est une façon de l’accueillir. On trouve aussi ce motif comme marque temporelle : le soir on passe à table, puis on va se coucher ; il inscrit alors l’action dans la durée. Ces fonctions ne sont pas absentes des chansons du xive siècle. Lorsque Lion, avec l’aide des légions célestes conduites par le Blanc Chevalier, a débarrassé le roi de Chypre de ses ennemis, tous rentrent au palais, et

Dont s’aisit lez lou roy de qui fuit moult amér,
Et Garno et li aultre se sont assis delés.
La fuit chescun moult bien servir et honnorés.
Noble furent les més c’on lour ait apportér ;
Assés y ot beut viez vin et clarés.
Quant il orent mengiér li boin roy c’est levés […].
(Lion de Bourges, v. 17212-17217)

37Au soir de sa victoire sur les païens qui assiégeaient Rome, l’empereur Antoine est accueilli par le pape ; alors

Les tables furent mises, au mengier vont seant,
Et furent bien servy du tout a leur commant.
Aprés souper s’en vont as hosteux repairant.
(Belle Hélène, v. 618-620)

38On remarque dans ces exemples de simples allusions, peu formulaires, aux clichés traditionnels. À ce niveau, le caractère stéréotypé peut paraître incertain. La fête suivant les retrouvailles d’Alis et Herpin est plus détaillée :

Ensement se maintiennent desi a l’aneutier
C’on fist l’yauwe crier ; assis sont au mengier.
La furent bien servir tout a lour desirier,
De pain, de venison, de maint noble daintier.
Li rois fist apporter lez vins de son cellier,
Lez plus fort et les muedre et ceulz qu’il ot plus chier
Pour l’amour de Herpin qu’il vuelt bien festyer.
Aprés souper se print la court a eslongier ;
Chescun a son hosteilt se print a repairier.
Ons avoit fait ung lit moult bel apparrillier
Pour Herpin et pour sa dame ou n’ot qu’esliessier.
(Lion de Bourges, v. 19014-19024)

  • 20 Voir Boutet, La Chanson de geste, p. 90.

39Est ici utilisé particulier un procédé courant pour présenter le motif sous la forme ornée, le développement des clichés concernant les mets par la déclinaison d’éléments descriptifs20.

  • 21 Voir Martin, Les Motifs, p. 198-201.

40Appliqué aux différents éléments d’un motif, ce procédé, qui permet par exemple de transformer le motif de l’armement en véritable séquence lors d’un épisode très orné d’adoubement, en commentant chacune des pièces de l’équipement21, peut aboutir à l’éclatement du repas entre les divers épisodes d’une scène qui se déroule autour de la table :

Et furent au disner tous ensemble seant,
Car ce jour tenoit court pour l’onneur Tervagant.
Droit au jour Tervagant qu’aorent Sarrasin,
Tenoit le soudant court dedens son tref senguin ;
La vint roy Murgaffier avecques Corsabrin,
Et Tristan et Doon qui s’ayment de ceur fin,
Et s [‘]y fut la roÿne en abit de meschin ;
Ly doy frere loyal l’appeloient Blanchandin. […]
Soudant sist par devant en ung siege d’or fin,
Delés lui sist sa fille qu’il ama de ceur fin,
D’autre part Aiglentine vestue d’un samin,
Son filz Tristan la sert sans penser mal engin,
Et le gentilz bastart, qui Dieu doint bonne fin !
D’aultre part Murgaffier avecques Corsabrin,
La furent bien servy et de pain et de vin.
En icelle journee que soudant celebroit
La feste Tervagant en qui moult se fïoit […].
(Tristan de Nanteuil, v. 12918-12937)

Ainsy furent servy ly baron la endroit.
Chascun y ot assés de ce que desiroit,
Se ce ne fut Clarinde qu’a Blanchandin pençoit.
Quant ilz orent souppé, chascun d’eulx se levoit,
Puis vont esbanoier pour le jour qu’i estoit.
(Tristan de Nanteuil, v. 12973-12977)

41C’est entre les vers 12937 et 12973 que Clarinde tombe amoureuse de Blanchandin, alias Blanchandine. On repère quelques-uns des clichés dispersés ainsi sur une soixantaine de vers et trois laisses successives. Le motif rhétorique du repas n’est plus ici limité à une fonction en quelque sorte périphérique par rapport à l’action ; il permet de raconter comment le coup de foudre de Clarinde peut se produire. D’où, par exemple, l’importance attachée au détail du placement des convives, qui va permettre d’insister sur les longs regards qu’elle pose sur le prétendu Blanchandin, et de déclencher l’ensemble des événements conduisant au changement de sexe de la dame. Dans des conditions analogues, lors du repas qui suit ses premiers exploits, Hugues Capet, lorsqu’on lui sert un paon, formule le vœu d’effectuer une sortie dans le camp des assiégeants malgré leur supériorité numérique, vœu dont la réalisation sera récompensée par l’attribution du duché d’Orléans : avec les compléments qui permettent cette fonction nouvelle, le motif se développe alors sur une vingtaine de vers (Hugues Capet, v. 1528-1646).

42Le dernier exemple sera celui des portraits. Malgré les développements « romanesques » et la multiplication de protagonistes parmi lesquels on risque parfois de se perdre, on est frappé par leur rareté et leur sobriété. Voici Hélène à sa naissance :

Dieux, con l’enfes fu biaux et de bouce et de vis !
Elle avoit les yeux vairs comme faucons polis,
Et s’estoit aussy blanche comme la fleur de lis.
(Belle Hélène, v. 106-108)

43Et à l’âge où son père envisage de la prendre pour femme :

Quant Elaine ot .xiii. ans, moult fu ses corps masis,
Et parcreüs et grans, et de biaulté garnis.
N’avoit sy belle femme jusqu’au port a Brandis :
Droite est, et alignie, s’avoit les yeux traitis.
Oncques Dieus ne fist dame, puis qu’a le mort fu mis,
Qui passast la biaulté d’Elaine dont je dis.
(Belle Hélène, v. 124-129)

44Hugues Capet, après son couronnement à Reims :

Bien sambloit Huëz rois et plain de grant renon,
Il ot le regart fier que lupart et lÿon,
Sy cheviel ly estoient plus gaune que laiton,
S’avoit lez yeulz plus vairs qu’esprevier ne faucon.
Bien samble gentilz hons a sa noble fachon.
(Hugues Capet, v. 4661-4665)

45Tristan, lorsqu’il vient de violer Blanchandine – qui ne lui en tiendra pas rigueur :

Il avoit beau vïaire et plus blanc que coton,
Ly eul lui sont ou chef aussy vert que faucon.
(Tristan de Nanteuil, v. 4550-4551)

  • 22 Voir A. Moroldo, « Le portrait dans la chanson de geste », Le Moyen Âge, 86, 1980, p. 387-419 et 8 (...)

46Comme ceux des chansons les plus anciennes, ces portraits se bornent à décliner les trois ou quatre éléments relevés par Aldo Moroldo22 : cheveux (blonds), teint (clair), regard (vif), prestance (noble), à quoi s’ajoutent, pour les personnages féminins, vêtements et bijoux. C’est dans Lion de Bourges que, à deux reprises seulement sur plus de 34000 vers, on rencontre des portraits plus détaillés. D’abord celui d’Olivier, alors qu’il vit encore chez ses parents nourriciers et y garde les vaches :

Moult estoit Ollivier en biaulteit figuréz :
Il estoit loing et droit et parcreus et molléz,
S’ot la bouche petite et bien li sist li neif,
Les yeulx vars et riant comme ung faulcon mués ;
Plainne palme ot de front, moult fuit establissés.
Mais sachiez qu’il estoit moult nissement parrér :
Il n’avoit nulle braie, dont moult fuit ahontéz […]
D’un solleilz grant et hault a nowet taconnés ;
C’estoit son chaiperron en maint lieu desxirés.
Une cotte ot de toille li damoisialz loér.
(Lion de Bourges, v. 24155-24164)

47Mais c’est évidemment le contraste entre l’allure noble résultant de ses origines aristocratiques et sa défroque rustique due au milieu où il a été élevé – entre la nature et la norreture – qui motive ici l’abondance des traits relevés. Si traditionnels que puissent être les détails (ainsi par exemple la largeur du front, souvent mentionnée dans les portraits romanesques), ils n’en sortent pas moins des schémas stéréotypés et sont effectivement destinés à produire un effet de rupture par rapport aux portraits épiques habituels, non sans doute sans quelque intention plaisante. Quant à celui de Joieuse :

Belle fuit la pucelle dont je fais mencion :
Li yeulle li sont ou chief aussi vair que faulcon,
Droit est et alignie et s’ot fourchus menton,
Lez dent petit et blant que lenne ne couton,
Bouche riant, vermeille, de petite faisson,
Graicieuse et bien faite de toute condicion ;
Saige, bien enparlee, et de doulce raison ;
Biaul piet et bien agensis et a petit tallon ;
Lez mains tanre et blanche et lez dois deliez enson ;
Graicieuse de vis et droite que ung bougon.
Oncque Dieu ne fit damme de si gente faisson ;
Nulz hons ne la veoit n’eust curtasion,
De l’amour de la damme grant deziracion.
(Lion de Bourges, v. 27842-27854)

  • 23 Voir Philippe de Beaumanoir, Œuvres poétiques, éd. H. Suchier, vol. 1, La Manekine, Paris, SATF, 1 (...)
  • 24 La Manekine, v. 1577-1579.

48Sa longueur pourrait bien tenir au fait que, dans l’épisode de la fille à la main coupée, l’auteur de Lion, même s’il connaît La Belle Hélène, s’inspire en priorité de La Manekine de Philippe de Rémi23. À part les pieds et les mains, tous les traits mentionnés figurent dans les vers 1567-1610 du roman ; l’ordre même dans lequel les traits sont déclinés, du haut vers le bas, correspond à la tradition du portrait romanesque. Mais la comparaison entre les deux passages se signale en outre par deux détails : d’une part, le début du vers 27844 se comprendrait mieux si l’on intercalait avant lui un vers évoquant le biau nes, a point plantés, ne trop cours ne trop lons de Joie24 ; d’autre part, le début du vers 27855, Ses perre le regarde, indique que la description est énoncée dans une vision orientée par le désir, et précisément, dans le roman, le portrait est situé à l’intérieur du monologue au terme duquel le roi d’Écosse décide d’épouser l’héroïne. L’inscription du portrait dans la vision d’un personnage n’est pas exceptionnelle ; c’est par exemple Thierry, le premier compagnon de voyage de Lion, qui lui décrit Florantine aux vers 4336-4343, en évoquant successivement son teint, sa bouche, ses dents et ses yeux ; et le premier portrait de Hugues Capet, aux vers 969-973, est peint à travers le regard de la reine ; c’est néanmoins le narrateur qui le plus souvent prend ce motif en charge.

49Reste que, dans l’ensemble, les portraits sont rares, et que les indications descriptives concernant les personnages se réduisent le plus souvent à des formules, voire à des chevilles, l’une des plus notables étant, pour les personnages féminins, avec des variations de détail, que blance fu que fee (Belle Hélène, v. 749) : 4 occurrences dans La Belle Hélène, 6 dans Tristan, 1 dans Hugues Capet, et 18 dans Lion.

50Ces observations sont assez voisines de celles qu’a permises l’examen des récits de combat, quoique avec quelques traits particuliers. On constate en effet l’aptitude des chansons tardives à développer considérablement tel ou tel motif comme à éviter tel ou tel autre. Certaines, d’autre part, ne cachent guère, par rapport aux stéréotypes dont elles usent ou qu’elles adaptent, une certaine distance humoristique, sinon presque ironique, même si les plus débridés d’entre eux donnent une place essentielle à l’histoire des saints et se veulent en même temps récits hagiographiques autour de figures aussi importantes que saint Martin et saint Gilles. On sent ici des choix d’écrivain, plus encore que pour les motifs de combat.

  • 25 Voir Martin, Les Motifs, p. 215-216 et 220-253.
  • 26 Voir Georges, Tristan de Nanteuil, p. 187-197.

51Enfin les « interventions de jongleur » – pour autant que le terme soit pertinent – constituent une autre catégorie de motifs rhétoriques, les motifs extradiégétiques25. La multiplication des personnages, l’extension de l’espace où se déroulent les divers épisodes à travers l’Europe et un Orient largement fantaisiste et la complexification des intrigues qui en résulte nécessitent le recours fréquent à la transition explicite, le plus souvent construite sur le modèle largement répandu dans le roman en prose : « cessons à présent de parler de X, nous allons parler de Y26 ». Ainsi :

De la damme vous volrait ung petit laissier,
Et dirait de Clarisse la belle au corpz ligier
Que lou belz Lion fist estuver et baingnier
Et pués li fist venir abit de chevalier.
(Lion de Bourges, v. 10018-10021)

52Les transitions explicites comportent parfois un élément d’anticipation, en général de portée immédiate :

Mais je vous en lairay, il y a occoison ;
Se vous voray conter le grande traÿson
Qu’Elaine le roïne souffry en le saison,
Et par le fausse dame, le mere sen baron.
(Belle Hélène, v. 2512-2514)

53Mais ce peut aussi être l’occasion d’embrasser des ensembles beaucoup plus vastes, comme après la fuite d’Hélène et l’évocation des réactions de son père :

Il a fait sen harnas et querquier et tourser.
A grant chevalerie se vault acheminer.
.xxxiiii. ans ala, che peult on bien prouver,
Ains qu’il reuïst se fille que le viaire ot cler.
Depuis le retrouva, si com m’orés conter,
Mais enchois li couvint moult de paine endurer.
Or est drois que d’Elaine vous doye recorder,
Comment Jhesus le volt par se grace sauver,
Et comment le roÿne ot maint mal a porter.
Oncques tant n’en ot dame, che peult on bien conter,
Mais Jhesus li a fait che fait gueredonner,
Sainte est en paradis, en ses flans vault porter
Le vray corps saint Martin ; sen mantel vault cauper […].
(Belle Hélène, v. 828-840)

54Et de nous donner encore des précisions pendant plusieurs vers. Ici le motif est pris entre deux anticipations, portant chacune sur le protagoniste du passage où elle se trouve, le père avant la transition, la fille ensuite. De telles projections vers l’avenir reviennent ainsi fréquemment.

  • 27 Voir J.-P. Martin, « Dire l’avenir. À propos des procédés d’anticipation dans les chansons de gest (...)

55La part des anticipations est importante dans toutes les chansons de geste27 ; chaque épisode est annoncé largement à l’avance. Dans Tristan de Nanteuil, la descendance de Tristan et Blanchandine est ainsi évoquée dès les vers 4565-4571, alors même que la demoiselle vient d’être enlevée par la cerve qui nourrit le jeune sauvage :

Celle nuyt engendra Tristan le duc Raymon
Qui ot de Valvenise la duchesse en son non
– Parise fut clamee, la dame de renon –
et pour cë en fut duc de la grant regïon,
Ainsy que vous orrés es vers de la chançon,
Et fut duc de Saint Gille et sire d’Avignon,
Car la terre lui vint de son estracïon.

56Le changement de sexe de Blanchandine est de même annoncé très tôt dans la chanson, et revient à de nombreuses reprises, constituant ainsi comme une sorte de leitmotiv, une annonce récurrente. Dans La Belle Hélène, alors que, à la veille d’épouser sa fille, Antoine va lui souhaiter la bonne nuit, le narrateur en profite de même pour évoquer, sommairement certes, la totalité du temps couvert par la chanson :

Li rois va a se fille le congiet demander,
Mes che fu de telle heure que de ly vault sevrer
Dedens .xxxiiii. ans n’y porra mais parler.
(Belle Hélène, v. 705-707)

57L’anticipation est aussi une des fonctions des prologues internes, fondés sur la reprise, en cours de récit, des clichés constitutifs du prologue : adresse à l’auditoire, bénédiction, éloge de la chanson, dénonciation des mauvais jongleurs, annonce de ce qui va être raconté, formule de commencement (or/huimais comence + chançon). Deux ou trois seulement sont en général actualisés :

Seigneurs, or entendés, pour Dieu le tout poissant,
Sy diray d’Onnoree comment alla ouvrant
Ne par quelle maniere ot Guy a son talant.
(Tristan de Nanteuil, v. 512-514)

Seigneurs, or entendés, que Dieux vous beneÿe !
Grande fu le bataille et fiere l’estourmie.
(Belle Hélène, v. 6239-6240)

58Le prologue comportant le plus souvent une annonce, les anticipations peuvent aussi s’intégrer à un prologue interne :

Or entendés a moy, pour Dieu et pour son non,
Et je diray ystoire ou il n’a se voir non :
Cë est des nobles hoirs dame Aye d’ Avignon.
Par temps orrés conter par quelle oppinïon
Tristan rot le scien pere c’on appella Guyon,
Que le roy Murgaffier tenoit en sa prison
Par dedens Rochebrune en grant chetivoison.
(Tristan de Nanteuil, v. 13104-13110)

59Mais dans les chansons tardives, le prologue interne peut prendre des dimensions plus vastes :

Signour, or antandés glorieuse chanson :
Maint menestrés si ont chantéz du duc Lion,
Comment sonnait le cors a Bourges sa maison,
Et comme il guerriait l’emperreour Charlon ;
Mais ains ne vous en dirent la droite estracion,
Ne la fin ansement, ne lou maistre quoron. […]
Mais si androit orés, si il vous vient a bon,
Tout le livre ordonnés san folle avision,
Des l’ancommancement de sa rengnacion
Tant qu’il allait a ffin, Dieu li faice pardont.
A ma droite matiere ferait reparison […].
(Lion de Bourges, v. 6518-6537)

60Or les deux épisodes mentionnés aux vers 6520-6525 se situent aux vers 21070 à 22200 : il ne s’agit donc plus seulement d’annoncer un épisode prochain, mais bien d’un jeu d’annonces à distance destinées à assurer la cohérence d’une histoire complexe dont les dimensions et l’enchevêtrement risquent d’égarer le lecteur.

61La fonction d’ouverture qui caractérise le prologue interne explique aussi qu’on en rencontre certains éléments dans les transitions explicites :

Or vous traiés en ça, sergent et chevalier.
Ystoire vous diray qui moult fait a louer,
D’Aiglentine la belle je vous vourray parler,
Nouvelles ot oÿes que forment doit amer ;
Mais au gentil bastart me vourray retourner,
Qui fut en Ermenye ou se fist meciner.
(Tristan de Nanteuil, v. 9315-9320)

  • 28 Voir J. Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz – Lille, (...)
  • 29 Georges, Tristan de Nanteuil, p. 195, cite à ce propos E. Kennedy, « Les structures narratives et (...)

62D’où la tendance assez nette à y recourir en vers d’intonation ou en enchaînement entre laisses, alors que, dans les chansons plus anciennes, les simples anticipations se situaient plutôt en fin de laisse28. Quant aux prologues internes, dont l’emplacement se distribuait assez également entre début et fin de laisse (sans compter un nombre plus réduit mais non négligeable d’occurrences en cours de laisse), les textes du xive siècle leur affectent en priorité les ouvertures et les enchaînements. Dans Tristan de Nanteuil, on ne trouve que deux prologues internes, dont l’un réduit à un seul vers, qui soient situés juste avant la fin d’une laisse (v. 1589 et 17765-17768), tous les autres figurant en ouverture (11 occurrences), en enchaînement (8 occurrences) ou en milieu de laisse (8 occurrences). Dans La Belle Hélène comme dans Lion de Bourges, la position en ouverture semble également privilégiée. Cela correspond à un usage de plus en plus marqué du prologue interne pour distinguer en quelque sorte les chapitres successifs, un peu à la manière des rubriques des romans en prose29. Ainsi les quatre prologues internes de Hugues Capet ouvrent successivement l’épisode du siège de Paris (avec le secours apporté à la fille du comte Sauvage – première demoiselle que le héros rencontre sans la laisser enceinte – dont le père lui viendra en aide lors d’une sortie : v. 402-406), la grande bataille qui aboutira à la défaite des prétendants au trône, permettant son mariage et son couronnement (v. 3896-3904), la trahison des seigneurs de Champagne et de Bourgogne et leur châtiment (v. 4835-4836), et la victoire des Vénitiens sur les Sarrasins grâce à l’aide qu’il leur a fournie (v. 6202).

  • 30 Roussel, Conter de geste, p. 383, en relève respectivement 17 et 12 dans La Belle Hélène. Si l’on (...)

63On voit ainsi petit à petit les fonctions des principaux motifs extradiégétiques se confondre et presque fusionner, sous l’effet d’une esthétique narrative qui tend à se rapprocher de celle des romans en prose, même si les thèmes en restent très différents. Et c’est dans les formules d’adresse au public auxquelles elles ont recours que les expressions formulaires semblent se conserver le mieux, sans doute parce que, aux yeux des auteurs, elles constituent des éléments en quelque sorte marginaux par rapport au récit proprement dit, presque des inclusions paratextuelles où par conséquent le stéréotype est à sa place parce qu’il n’affecte pas la recherche de variété dans l’expression dont peuvent témoigner les autres motifs. De là aussi la fréquente récurrence de chevilles anaphoriques telles que dont / que je fay mencion ou que / dont je vous signyffie30.

64L’examen de ces quelques motifs n’apporte pas de révélations capitales sur les chansons de geste du xive siècle. On constate d’abord une assez importante conservation des motifs rhétoriques traditionnels, ce qu’il convient de nuancer en tenant compte de la place qu’ils occupent dans des textes qui sont loin d’y recourir constamment. De plus cette conservation s’opère au prix d’un important niveau de variation dans le détail des clichés. Cela va parfois jusqu’à la limite de la parodie et la remise en question de l’idéologie guerrière qui caractérise ordinairement le genre. Car, à côté des inévitables scènes de combat, toutes les chansons ne recourent pas nécessairement aux mêmes schémas traditionnels, comme on a pu le voir avec les planctus.

65Il ressort de là que ces textes témoignent aussi d’une véritable autonomie dans l’utilisation des moyens proposés par les anciens poèmes, même si tous partagent, notamment pour trouver la rime et boucler les seconds hémistiches, une même série de chevilles. Hugues Capet est l’œuvre la moins éloignée, dans son organisation et son recours à la rhétorique épique, de l’esthétique des chansons ordinairement datées des environs de 1200. Lion de Bourges, malgré une histoire particulièrement accueillante pour des éléments merveilleux issus du folklore plutôt que de la tradition épique, montre finalement moins d’originalité dans le traitement des motifs rhétoriques que La Belle Hélène et Tristan de Nanteuil. Ce sont ces deux chansons qui, au plan de l’expression, semblent présenter le plus d’innovations, mais dans des orientations différentes, l’une, fondée sur un conte traditionnel largement répandu, cherchant clairement à s’approcher des vies de saints telles qu’on peut les trouver dans La Légende dorée ; l’autre au contraire choisissant délibérément une inspiration hautement fantaisiste, fruit d’une imagination d’une extrême fécondité, non sans une certaine tendance à la parodie : on y trouve des situations qui ne dépareraient pas l’Orlando furioso, en même temps qu’un ton susceptible de rappeler parfois celui de certains fabliaux.

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Notes

1 Voir notamment W. Kibler, « Relectures de l’épopée », Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Aix-en-Provence, Publications du CUER MA, Université de Provence, 1987, t. I, p. 103-140, véritable défense et illustration des « chansons d’aventure ».

2 Sur ce dernier point, je me permets de renvoyer à mon article, J.-P. Martin, « Variations stylistiques dans l’épopée médiévale », La Variatio. L’aventure d’un principe d’écriture, de l’Antiquité au xxie siècle, éd. H. Vial, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 335-349.

3 Je m’appuierai ici sur les textes suivants : Tristan de Nanteuil, chanson de geste inédite, éd. K. V. Sinclair, Assen, Van Gorcum, 1971 ; Lion de Bourges, poème épique du xive siècle, éd. W. W. Kibler, J.-L. G. Picherit et T. S. Fenster, Genève, Droz, 1980, 2 vol. ; La Belle Hélène de Constantinople, chanson de geste du xive siècle, éd. Cl. Roussel, Genève, Droz, 1995 ; et Hugues Capet, chanson de geste du xive siècle, éd. N. Laborderie, Paris, Champion, 1997.

4 Cl. Roussel, Conter de geste au xive siècle. Inspiration folklorique et écriture épique dans La Belle Hélène de Constantinople, Genève, Droz, 1998, p. 360.

5 Sur l’emploi de ce terme, voir J.-P. Martin, Les Motifs dans la chanson de geste. Définition et utilisation, Villeneuve d’Ascq, Centre d’Études Médiévales et Dialectales de l’Université de Lille iii, 1992, p. 184-186.

6 D. Boutet, La Chanson de geste, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 89.

7 Voir M. Rossi, Huon de Bordeaux et l’évolution du genre épique au xiiie siècle, Paris, Champion, 1975, p. 162.

8 Voir Roussel, Conter de geste, p. 363.

9 Voir Couronnement de Louis (Les rédactions en vers du), éd. Y. G. Lepage, Paris – Genève, Droz, 1978, réd. AB, v. 1050-1052.

10 Voir Roussel, Conter de geste, p. 361.

11 Voir Martin, Les Motifs, p. 193-195.

12 « Tant bon cheval sa regne traïner / Dont li signor gisent enmi le pré », Gerbert de Mez. Chanson de geste du xiie siècle, éd. P. Taylor, Namur, Secrétariat des Publications des Facultés universitaires – Louvain, Nauwelaerts – Lille, Giard, 1952, v. 12286-12287.

13 Voir Jean Renart, Le Roman de la Rose ou de Guillaume de Dole, éd. F. Lecoy, trad. J. Dufournet, Paris, Champion, 2008, v. 2804-2805.

14 Belle Hélène, v. 12049 ; même comparaison dans Lion, v. 17081, 31788, et Hugues Capet, v. 1328, 3845 ; ou con ly leus au mouton : Tristan, v. 1268, 6947, 11479 ; Lion, v. 12556, 25291, et Hugues Capet, v. 4003.

15 Fierabras, éd. M. Le Person, Paris, Champion, 2003, v. 3396.

16 Voir P. Zumthor, « Étude typologique des planctus contenus dans la Chanson de Roland », La Technique littéraire des chansons de geste, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p. 219-235 ; et « Les planctus épiques », Romania, 84, 1963, p. 61-69.

17 Voir A. Georges, Tristan de Nanteuil. Écriture et imaginaire épiques au xive siècle, Paris, Champion, 2006, p. 386 ; l’ensemble de ce paragraphe s’inspire des pages 384-387 de cet ouvrage.

18 Voir sur ce passage M. Gallois, L’Idéal héroïque dans Lion de Bourges, poème épique du xive siècle, Paris, Champion, 2012, p. 359-361.

19 Voir Roussel, Conter de geste, p. 306-317, à qui j’emprunte les quelques remarques qui suivent.

20 Voir Boutet, La Chanson de geste, p. 90.

21 Voir Martin, Les Motifs, p. 198-201.

22 Voir A. Moroldo, « Le portrait dans la chanson de geste », Le Moyen Âge, 86, 1980, p. 387-419 et 87, 1981, p. 5-44.

23 Voir Philippe de Beaumanoir, Œuvres poétiques, éd. H. Suchier, vol. 1, La Manekine, Paris, SATF, 1884 ; on distingue clairement aujourd’hui le poète Philippe de Rémi de son fils, le juriste Philippe de Beaumanoir.

24 La Manekine, v. 1577-1579.

25 Voir Martin, Les Motifs, p. 215-216 et 220-253.

26 Voir Georges, Tristan de Nanteuil, p. 187-197.

27 Voir J.-P. Martin, « Dire l’avenir. À propos des procédés d’anticipation dans les chansons de geste », Chanter de geste. L’art épique et son rayonnement. Hommage à Jean-Claude Vallecalle, éd. M. Possamaï-Pérez et J.-R. Valette, Paris, Champion, 2013, p. 261-278.

28 Voir J. Rychner, La Chanson de geste. Essai sur l’art épique des jongleurs, Genève, Droz – Lille, Giard, 1955, p. 73.

29 Georges, Tristan de Nanteuil, p. 195, cite à ce propos E. Kennedy, « Les structures narratives et les allusions intertextuelles dans le Tristan en prose », Nouvelles Recherches sur le Tristan en prose, éd. J. Dufournet, Paris, Champion, 1990, p. 123-147, ici p. 132-134.

30 Roussel, Conter de geste, p. 383, en relève respectivement 17 et 12 dans La Belle Hélène. Si l’on s’en tient à l’emploi anaphorique et aux variantes minimes de même sens, les chiffres sont 21 et 19 dans Tristan de Nanteuil, 28 et 13 dans Lion de Bourges et 1 ou 2 et 4 dans Hugues Capet.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Martin, « À propos des motifs rhétoriques dans quelques chansons tardives »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 35 | 2018, 75-100.

Référence électronique

Jean-Pierre Martin, « À propos des motifs rhétoriques dans quelques chansons tardives »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 35 | 2018, mis en ligne le 29 août 2021, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/15421 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.15421

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Auteur

Jean-Pierre Martin

Textes et Cultures (EA 4028)
Université d’Artois

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Droits d’auteur

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