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La passion des pauvres (fin XIVe-début XVIIe siècle)

Les passions communes des « faux pauvres »

Et leurs représentations dans trois textes français et espagnols de la fin du xvie siècle et du début du xviie siècle
Luc Torres
p. 365-382

Résumés

Cet article est un essai de littérature comparée sur trois textes de la fin du xvie et du début du xviie siècle, d’auteurs français ou espagnols, qui ont pour point commun de faire le portrait de la vie des gueux à travers la pseudo-autobiographie d’un personnage évoluant parmi eux dans des espaces différents (Charente, Loire-Atlantique, Poitou, Séville, Rome). Il compare la nature, la diversité, l’intensité des passions des pauvres, au sens moral où on entendait ce mot à l’époque.

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Texte intégral

  • 1 Pechon de Ruby, La Vie généreuse des Mercelots, Gueux et Bohémiens, texte établi et postfacé par R (...)
  • 2 M. Alemán, Guzmán de Alfarache, I, éd. J. M. Mico, Madrid, Cátedra, 1987, p. 384-409. Ce texte de (...)
  • 3 Miguel de Cervantes, Rinconete y Cortadillo, Novelas ejemplares, I, éd. H. Sieber, Madrid, Cátedra (...)

1Cet article se propose d’examiner trois textes littéraires ou paralittéraires qui décrivent la vie des gueux ou mendiants, et ont été écrits à la fin du xvie siècle et au début du xviie siècle : La vie généreuse des mercelots, gueux et bohémiens1 (Lyon, 1596) ; les chapitres ii, iii et iv du Libro Tercero de Guzmán de Alfarache2 (Séville, 1599) ; la nouvelle Rinconete y Cortadillo, tirée des Nouvelles Exemplaires3 (Madrid, 1613). Œuvres de trois auteurs français ou espagnols (Pechon de Ruby, Mateo Alemán et Miguel de Cervantès), ils ont pour cadre cinq espaces européens (Paysde-Loire, Vendée, Poitou, Rome, Séville) où s’exercent la mendicité de groupe et son corrélat : le vol à la sauvette organisé à grande échelle, et éventuellement d’autres méfaits plus graves.

  • 4 Pour Furetière, gueuserie est synonyme de pauvreté et mendicité, voir Dictionnaire universel, cont (...)

2Ce petit corpus d’œuvres a un thème commun, la représentation des gueux, pauvres ou mendiants en groupe4, même s’il recoupe des genres littéraires sensiblement différents : littérature de gueuserie dans le cas de Pechon de Ruby, littérature picaresque dans le cas de Mateo Alemán et avatar du roman picaresque dans la nouvelle de Cervantès Rinconete y Cortadillo.

  • 5 Sur ce concept en Espagne, voir F. Santolaria, « De la pobreza y las políticas sociales en la Espa (...)
  • 6 Nédélec, Les enfants de la truche, p. xvii : « La description de cette organisation des gueux est- (...)
  • 7 Voir respectivement La Vie généreuse, p. 42, une diatribe contre l’égoïsme humain dans Guzmán de A (...)

3Les gueux de Pechon sont mendiants, par définition pauvres et donc sans ressources propres, appartenant à une congrégation, mais ils pourraient travailler ; ils sont de « faux pauvres5 » d’après la législation de l’époque, ils sont donc les « cousins germains » des pícaros romains de Mateo Alemán, et de ceux, sévillans, de Cervantès, parfaitement valides eux aussi. Il s’agit d’une vision stylisée, qui ne devait correspondre que partiellement à la réalité6. Les traits sont forcés pour insister sur le message, clairement explicité à la fin des trois textes7.

  • 8 Voir supra notes 5 et 6.

4Ces œuvres constituent une représentation en abrégé de la vie des pauvres, et par conséquent de leurs passions. Or il nous semble que si le premier point a déjà été bien étudié8, le deuxième reste à approfondir, surtout dans la perspective comparatiste qui est la nôtre.

  • 9 Voir Furetière, Dictionnaire universel, entrée « passion ».

5Parler de la représentation des passions des pauvres ou mendiants à la fin du xvie siècle et au début du xviie siècle en France et dans deux autres pays de l’Europe méridionale (Italie et Espagne), c’est évoquer des passions humaines, ces « agitations » de l’âme, telles que les définit par exemple Furetière, à la fin du xviie siècle9.

  • 10 Furetière, Dictionnaire universel, entrée « passion ».
  • 11 Furetière, Dictionnaire universel, entrée « pauvre ».

6Cependant, ni cette lecture morale des passions ni la signification purement médicale du mot « passions » (dans le sens de souffrance physique) n’épuisent leur sens commun, purement humain ou anthropologique, qui renvoie à trois modalités reléguées en fin de liste dans l’entrée de Furetière. Il s’agit, d’une part, « par excellence de l’amour », passion qui peut être « belle » ou « sale, aveugle, brutale », selon qu’on l’envisage dans le sens d’un amour exclusif entre hommes et femmes, soit comme simple exercice de la volupté ou paillardise ; d’autre part, « de la chaleur avec laquelle on fait quelque chose », passion qui renvoie à une conduite et à un comportement humains liés à la théorie des tempéraments ; enfin, de la passion du désir véhément (« tout désir violent, ou inclination qui nous donne de l’affection pour quelque chose10 »). Amour, chaleur, désir, passions communes, appliqués à la représentation du monde des pauvres ou mendiants, ceux qu’on appelle encore à l’âge moderne « les membres de Jésus-Christ » comme l’écrit Furetière11, tel est l’objet de notre étude.

7Le croisement de ces trois textes contemporains les uns des autres (La vie généreuse des mercelots, gueux et bohémiens, les chapitres ii, iii et iv du Libro Tercero de Guzmán de Alfarache et Rinconete y Cortadillo, tirée des Nouvelles Exemplaires) et de ces trois concepts (amour, chaleur, désir), invite à nous interroger sur un certain nombre de points. Qu’en est-il des passions communes des pauvres ? Sont-elles identiques à celles des autres hommes, vivant dans des conditions sociales meilleures, ou en quoi ne le sont-elles pas ? Certaines d’entre elles comme, par exemple, l’amour exclusif, sont-elles absentes ou atténuées chez eux, eu égard à leur conditions d’existence spécifiques ? Existait-il à cette époque une différence entre les passions communes des pauvres, selon qu’ils étaient français, italiens ou espagnols ? Quel est le poids des genres littéraires ou paralittéraires dans la représentation et l’appréciation des phénomènes humains considérés ? D’autres passions plus particulières des pauvres ne sont-elles pas susceptibles de compléter les passions communes et, le cas échéant, lesquelles et selon quelles modalités ? Les distinctions liées au genre masculin ou féminin sont-elles pertinentes ou non pour le cas des passions des pauvres ?

  • 12 Rutebeuf, « Le mariage de Rutebeuf », dans Œuvres complètes, éd. M. Zink, Paris, Classiques Garnie (...)

8Nous tenterons de répondre à chacune de ces questions après une analyse exhaustive et commentée de quelques exemples. En ce qui concerne l’amour en général ou ce que nous appelons la passion amoureuse, il conviendra de recenser, de différencier et de gloser les représentations de l’amour exclusif et celles du simple exercice de la volupté ou paillardise. Pour le concept de chaleur que nous appelons tempérament passionné des pauvres, nous analyserons deux attitudes caractéristiques des pauvres : la colère et l’audace. En ce qui concerne l’appât des biens terrestres, que nous identifions aux désirs immédiats ou médiats des pauvres, nous traiterons de la cupidité et de l’espérance (celle des lendemains, qui sont les fêtes des pauvres selon Rutebeuf12).

La passion amoureuse

L’amour exclusif

9L’amour exclusif, qui peut, à en croire Furetière, engendrer la haine, est une passion de l’âme. Voici la deuxième définition qu’il donne de ce terme :

  • 13 Furetière, Dictionnaire universel, entrée « amour ».

AMOUR, se dit principalement de cette violente passion que la nature inspire aux jeunes gens de divers sexes pour se joindre, afin de perpétuer l’espèce. On dit, qu’un jeune homme fait l’amour à une fille, quand il la recherche en mariage. On le dit aussi odieusement, quand il tâche de la suborner. Il s’est marié par amour, c’est à dire, désavantageusement et par l’emportement d’une aveugle passion. On dit, qu’une femme fait l’amour, quand elle se laisse aller à quelque galanterie illicite. Il y a aussi des amours brutaux, monstrueux et contre nature13.

  • 14 La Vie généreuse, p. 42.

10Cette « violente passion » existe aussi chez les gueux de Pechon de Ruby, puisqu’ils se marient et vivent en couple comme les autres, comme nous le rappelle l’auteur à la fin de sa chronique14, mais cette vie conjugale est fortement marquée du signe de la paillardise, comme nous le soulignerons plus bas.

  • 15 La Vie généreuse, p. 15-16.
  • 16 Guzmán de Alfarache, p. 394-395.

11De fait, dans aucun des récits nous ne trouvons de description détaillée et précise des « amours brutaux, monstrueux ou contre-nature » dont parle Furetière. Pechon se contente de nous narrer comment dans une taverne borgne il perdit son pucelage, et comment son compagnon riva fermis, expression qui se passe de commentaires si on sait que river veut dire « forniquer » en blesche ou argot des merciers15. Rien ne nous est dit par exemple de la vie conjugale ou de la sexualité de Micer Morcón, le chef des mendiants de Rome, qui semble n’apprécier que la bonne chère et l’exploitation systématique et éhontée des mendiants16.

  • 17 Rinconete y Cortadillo, p. 223-232.

12Dans la nouvelle de Cervantès, la prostituée Juliana la Cariharta commence par vouer aux gémonies son souteneur Repolido. Elle en appelle à la justice de Dieu et des hommes contre son protégé taxé de larron balafré, couard voleur de bas étage, gueux recouvert de poux, qu’elle a sauvé de la pendaison « plus de fois qu’il n’a de poils dans sa barbe ». Monipodio, plus par souci de préserver la paix sociale – gage de profit pour lui – que par compassion humaine, semble prendre la défense de Juliana la Cariharta et demande à ce que Repolido fasse pénitence. Mais celle-ci, à son tour et paradoxalement, prend la défense de son bourreau, dit que les arguments de La Gananciosa l’ont convaincue et qu’elle tient à lui de tout son cœur. Repolido se calme et tout finit par des jeux de mots ironiques sur le mot amigo (ami), et une séance improvisée de séguedilles17. Que dire de cette scène de genre, sinon qu’au-delà du folklore, elle semble dénoncer l’aliénation de la femme dans l’assemblée des gueux, fruit de sa supposée infériorité physique dans un monde qui ne semble obéir qu’à la force brutale des hommes ? Cependant, cette description de l’amour exclusif des gueux illustre bien aussi le rapport amour-haine qui gît au cœur de certaines passions amoureuses, selon Furetière (voir supra).

La paillardise

  • 18 La Vie généreuse, p. 42.
  • 19 La Vie généreuse, p. 42.

13À la fin du récit de son séjour chez les bohémiens, Pechon de Ruby affirme : « Si j’avais eu le temps d’écrire les bons tours que j’ai vu faire à ces trois sortes de gens, il n’y aurait volume plus gros18 » et il tente de justifier son ouvrage par la vertu du contre-exemple : « Ces folies mêlées de cautèles, [si je les donne] c’est afin que chacun s’en prenne garde19. »

  • 20 La Vie généreuse, p. 42. Je traduis librement, ainsi que pour d’autres passages en blesche (argots (...)

14Cependant, le texte, avant de proposer un index de mots argotiques, termine sur une chanson paillarde en argot qui met en évidence la pratique courante du droit de cuissage chez ces mendiants : « Le dauluage biant à l’antigle, au rivage huré et violante la hurette, et pelant la mille au coesre » (« Le mariage va à la messe, à la bonne fornication et viole la grosse fille et déshabille la femme pour le premier des gueux20 »). Pechon commente pudiquement : « C’est le mariage des gueux et gueuse quand ils vont s’épouser à la messe, y comme ils disent cette chanson en cérémonie » et il ajoute ces quelques vers que les gueux sont censés entonner :

  • 21 Je crois que trutage doit être entendu à partir de trute (truite) symbole de la prostituée, voir L (...)
  • 22 La Vie généreuse, p. 42.

Hau rivage trutage21 (Marchez, fornication et prostitution)
Gourt à biart a nozis (L’érection nous est venue)
Lime gourne rivage (Bon soin demande la fornication)
Son yme foncera le bis (Son vit enfoncera le con)
Ne le fougue aux coesmes (Ne le donne pas aux bons merciers),
Ny hurez cagous à tris ; (Ni aux trois grands lieutenants des gueux ;)
Fougue aux gours coesres (Donne-le aux fringants premiers des gueux)
Qui le riveront fermis (Qui le foutront fermement)22.

15Bien sûr, le contenu scabreux ne fait pas de doute (rivage signifie « fornication » (deux occurrences), river, « forniquer », trutage, « prostitution », gourt, « érection », yme, « vit », bis, « con »), non plus que la socialisation sexuelle de la femme gueuse, qui passe de mains en mains, du bon mercier (coesme) au premier des gueux (coesre) en passant par le cagou (grand lieutenant des gueux).

  • 23 Guzmán de Alfarache, p. 407-409.
  • 24 Guzmán de Alfarache, p. 408.

16À la fin de l’épisode du Guzmán de Alfarache qui narre le séjour de Guzmán à Rome et sa vie parmi une communauté de mendiants, dont la Constitution a été rédigée par leur chef Alberto, patronyme de Micer Morcón, on trouve une digression du narrateur sur ce qu’il appelle la liberté des cinq sens qui serait le privilège du mendiant23. Il se livre à une louange de chacun de ceux-ci en mentionnant le goût, puis l’ouïe, la vue, l’odorat et enfin le toucher, sans respecter vraiment la hiérarchie des sens qui voudrait qu’il commence par la vue et non par le goût, trop près de la bouche et des appétits sensuels. Il affirme que les pauvres ont accès physiquement à autant de bonnes choses que les gens riches, même si cela peut paraître paradoxal. Il prétend qu’il y a des pauvres qui entretiennent des femmes dont celui qui est très riche aurait bien voulu jouir, qu’une femme préfère un pauvre qui la satisfait et soit sûr, plutôt qu’un riche qui l’humilie, et il ajoute qu’il baisait toujours la main des dames charitables, celle de l’aumône24.

  • 25 Rinconete y Cortadillo, p. 218.

17Dans Rinconete y Cortadillo, au milieu de l’univers frelaté de Monipodio (littéralement « Table à un pied »), le chef des mendiants de Séville, apparaissent deux prostituées, La Gananciosa (La Gagneuse) et La Escalanta (L’Escaladeuse), le visage fardé, les lèvres peintes, la gorge couverte de céruse, enveloppées de mantes de bayette, pleines d’insolence et d’impudeur25. Ce sont les « filles » de Chiquiznaque (Petit homme) et Maniferro (Main de fer). Plus loin apparaîtra une autre prostituée Juliana la Cariharta (Julienne la Joufflue), prostituée de Repolido (Petit gros) ; ses relations avec celui-ci nous font passer de la luxure vénale à une parodie de relation amoureuse prétendument fusionnelle mais qui s’appuie sur une relation de pouvoir misogyne profondément inégalitaire.

18Nous constatons donc que, d’après ces textes, la passion amoureuse chez les gueux n’est que rarement une passion exclusive, mais qu’elle est fortement liée à la volupté et à la paillardise, à la satisfaction des pulsions sexuelles immédiates et à des relations qu’on pourrait qualifier de sadomasochistes, et fondées sur la domination homme-femme.

Tempérament passionné des pauvres

Colère

19Celle-ci est autant le propre des chefs que de leurs subalternes.

  • 26 La Vie généreuse, p. 37.

20Dans La vie généreuse des mercelots, gueux et bohémiens, elle s’exprime à travers le cagou (lieutenant des gueux) qui, courroucé par le fait que Pechon garde par devers lui une bourse de huit livres, sans l’en avertir, le dévalise et provoque son départ de chez les gueux, prélude à son séjour chez les Bohémiens26. Le lecteur pressent que Pechon a subi un traitement infamant comme celui qui est narré quelques pages plus haut et que nous allons rapporter.

  • 27 La Vie généreuse, p. 26.

21La colère a souvent comme principal corollaire la punition et les châtiments extrêmes. Là encore c’est le cagou et non le coesre qui officie dans ces basses œuvres. Dans le chapitre intitulé Comme fut puni ce rebelle et criminel de lèse-majesté, la vengeance du cagou est terrible : le souffre-douleur est dénudé par le cagou, les mendiants urinent dans une écuelle, on y verse deux poignées de sel et du vinaigre et avec un bouchon de paille on en enduit le bas ventre et l’anus de la victime, au point que l’auteur ajoute : « On m’assure que cela lui a démangé à plus d’un mois de là. » Le choix était simple : ou accepter ce traitement ou boire l’urine (« et de cette eau il faut qu’il en boive un peu ou être bien frotté27 »).

  • 28 Il s’agit d’une parodie de la législation sur les Privilèges royaux. Le mendiant aura le droit de (...)

22Dans Guzmán de Alfarache, le courroux du chef est implicite, mais il se manifeste surtout dans ses terribles conséquences (la punition, le châtiment) pour celui qui n’acceptera pas les normes écrites des Ordenanzas mendicativas, comme cela est explicitement signalé par des expressions comme so pena, ou pena à la fin de beaucoup des items dont elles se composent. L’une d’elles renvoie très clairement à la colère du chef des mendiants28.

23Dans Riconete y Cortadillo, l’ire, péché capital, s’illustre d’abord à travers le personnage de Monipodio, lorsqu’il apprend qu’une bourse destinée à l’alguazil a été dérobée et cachée par un mendiant de la compagnie. Il accuse un jeune mendiant d’être le coupable, celui-ci le nie et Cervantès écrit :

  • 29 Rinconete y Cortadillo, p. 217.

Todo lo cual fue poner más fuego a la cólera de Monipodio y dar ocasión a que toda la junta se alborotase, viendo que se rompían sus estatutos y buenas ordenanzas29.

  • 30 Rinconete y Cortadillo, p. 217.

« Tout cela ne servit qu’à enflammer davantage la colère de Monipodio, et à faire naître le brouhaha dans toute l’assemblée, qui voyait que ses statuts et bonnes ordonnances étaient rompus30. »

  • 31 Rinconete y Cortadillo, p. 229.

24D’autre part, lorsque la Cariharta, retranchée chez Monipodio, refuse de sortir de la salle des boucliers où elle s’est réfugiée, Repolido la menace de « ¡… echar todo a doce aunque no se venda31 ! » (« rendre publique toute l’affaire même si ça ne sert à rien ! »). Or, l’expression echar a doce signifie exactement, selon le Diccionario de Autoridades du xviiie siècle, s. v. doce : « desbarrar, enfadarse y meter a bulla alguna cosa, para confundirla y que no se hable más de ella » (« s’emporter, se fâcher et divulguer quelque chose pour la confondre et qu’on n’en parle plus »).

25La colère est donc généralisée, elle frappe les chefs supérieurs et inférieurs de la hiérarchie des mendiants, elle a pour corollaires des punitions et châtiments disproportionnés, elle est profondément injuste et s’exerce sur les plus faibles (jeune mendiant inexpérimenté et femme soumise).

Audace

26Les deux « bourles » narrées par Pechon sont aussi ingénieuses qu’audacieuses.

  • 32 La Vie généreuse, p. 29.
  • 33 La Vie généreuse, p. 29-30.

27La première se déroule près d’un moulin à eau, non loin de Mortagne, et a pour victime un meunier qui, dit l’auteur avec ironie : « avait cela de bon de ne donner jamais rien à gens de notre robe32 ». Pendant que certains quémandent devant sa porte, d’autres se tiennent sur la chaussée en face de chez lui. Les premiers ne reçoivent qu’un peu de fleur de farine, mais une fausse dispute s’organise, le cagou appelle les forces du roi, le meunier et les moutaux (apprentis meuniers) sortent et pendant ce temps-là, ceux qui étaient sur la chaussée entrent par la porte cochère de la ferme. L’un trouvera sur la cheminée le pain du meunier, un coffre au pied du lit où est placé un pot de beurre, l’autre prendra dans une huche une « sachetée » de farine. Les mendiants fuient à une lieue, profitant de leur audace extrême (« afin d’accoutrer à souper, nous moquant du meunier33 »).

  • 34 La Vie généreuse, p. 30-36.

28L’autre « bourle » est des plus écœurantes. Les mendiants arrivent à Beaufort-en-Vallée. Le cagou demande à son neveu d’aller couper les parties d’un pendu, qu’il évide et remplit avec du gros sable de rivière avant de le mettre dans un sac. Ce sac, il le remplit de pâte épicée, et y pratique un trou. Il y met du sang de chapon et du lait de sa femme, et laisse macérer un jour. Puis les mendiants se dirigent vers Montgeoffroy, car s’y trouve un gentilhomme qui a un « mal de jambes ». Sa femme les reçoit, et voit comment, lorsque le cagou, faisant le demi-mort, blême, avec de feintes douleurs, touche le trou du sac qu’il a attaché à ses parties naturelles, « la matière [sort] de là-dedans ». Par la suite, le cagou dira connaître un chirurgien capable de soigner son mari. Il reviendra à Montgeoffroy déguisé en barbier et prétextant qu’il a besoin d’onguent et de drogues pour opérer le mari, non sans avoir demandé avant vingt écus et une haquenée, il partira le chercher pour ne plus jamais revenir, rejoignant ses troupes à trois lieues d’Angers34.

  • 35 Guzmán de Alfarache, p. 395-398.

29Dans Guzmán de Alfarache, l’audace est le fruit de l’inexpérience. L’enfant qui commence dans le métier fait du zèle, et veut mendier à des heures et en des lieux indus, par exemple un jour de fête à une heure de l’après-midi. Bien sûr il ne récolte rien ou pas grand-chose et reçoit même un pot d’immondices. Un mendiant de Cordoue, âgé de soixante-dix ans, se moque de lui et lui assure « que son sang bout en lui et qu’il veut être maître avant d’être disciple », soulignant ainsi son caractère trop sanguin et son audace coupable. Il lui indique les écueils à éviter, et comment il doit répondre humblement aux mauvaises paroles, et avec des mots doux à celles qui sont trop âpres, car « la becerra mansa, mama de madre ajena y de la suya » (« la génisse tendre boit le lait de sa mère et de celle qui ne l’est pas35 »).

  • 36 Rinconete y Cortadillo, p. 217.
  • 37 Rinconete y Cortadillo, p. 232-233.

30Dans Rinconete y Cortadillo, la corruption est si répandue que l’alguacil de los vagamundos (l’alguazil des mendiants) vient se plaindre auprès de Monipodio à cause de la bourse pleine d’argent d’un sacristain qui lui était destinée et qu’a dérobée Cortadillo36. Cependant, le sentiment du danger est bien présent, car lorsque el alcalde de la justicia (le magistrat de la ville qui assistait le corrégidor) montre son nez au bout de la rue où se trouve la maison de Monipodio, précédé par dos corchetes neutrales (deux recors neutres), Tordillo (Pommelé) et Cernícalo (Crécerelle), toute la maisonnée est en émoi. Lorsqu’une sentinelle prévient que le magistrat n’a manifesté aucun geste de suspicion, le calme revient37.

31Nous avons pu constater que l’audace des gueux est ingénieuse et sans tabous chez Pechon de Ruby, qu’elle est fortement mise en question dans le système paternaliste des gueux de Rome, et enfin qu’elle est dangereuse à Séville, car elle remet en cause la corruption fondée sur la connivence entre gueux, magistrats et officiers de police.

Désirs immédiats et médiats des pauvres

Cupidité

32La cupidité des pauvres s’exerce surtout sur les biens matériels, notamment sur les espèces sonnantes et trébuchantes.

33Dans Pechon de Ruby, les principaux types de vols sont catalogués dans un chapitre intitulé ironiquement Diverses façons de suivre la vertu, au cours des interrogats (interrogatoires) que doit subir le narrateur de la part du grand coesre (premier des gueux). Il s’agit successivement de :

  • 38 La Vie généreuse, p. 22-23.

Biez sur le rufe (marcher en homme qui a brûlé sa maison)
Biez sur le minsu (aller sans artifice)
Biez sur l’anticle (feindre de faire dire une messe pour quelque mal)
Biez sur la foigne (feindre d’avoir perdu son bien par la guerre)
Biez sur le franc mitou (feindre d’être malade sérieusement)38.

  • 39 La Vie généreuse, p. 19.
  • 40 La Vie généreuse, p. 21.

34Bien sûr, les méfaits et bons tours des gueux ne s’arrêtent pas là et les ingénieuses « bourles » du meunier comme celle du faux chirurgien, que nous venons de décrire, en sont une preuve éclatante. Mais la convoitise s’exerce aussi sur l’argent et devient cupidité. Nous apprenons en effet qu’avant de subir l’interrogatoire des novices, Pechon et tous les nouveaux venus ont dû verser trois ronds (sols) dans une crosle (écuelle) et que les anciens reçus « baillent » un demi-écu, un écu ou un quart d’écu39. Ceux qui prennent les armes ou ne veulent pas reconnaître le grand coesre ou son cagou sont systématiquement dévalisés, ce qui procure un butin au grand coesre et fait sa fortune, dont s’occupe personnellement le brissart (trésorier du grand coesre)40.

  • 41 Guzmán de Alfarache, p. 388-393.
  • 42 Guzmán de Alfarache, p. 392.
  • 43 Guzmán de Alfarache, p. 393.

35À Rome, le rendement maximum et la division du travail sont de mise, comme l’édictent clairement les Ordenanzas mendicativas (« Règlement ou Constitution des mendiants ») que les gueux sont tenus de suivre sans barguigner41. Il s’agit d’éviter le scandale et d’instruire le narrateur, tout en amassant le plus d’argent possible sur le dos des passants. Après avoir précisé comment les mendiants doivent louer les enfants des autres ou faire travailler les leurs, qu’ils soient garçons ou filles, les Ordenanzas mendicativas stipulent que ces jeunes mendiants ne doivent aucunement apprendre un métier, ni avoir un maître, car « ganando poco trabajan mucho, y vuelven pasos atrás de lo que deben a buenos y a sus antepasados » (gagnant peu, ils travaillent beaucoup, et sont ingrats envers ceux qui leur ont fait du bien et leurs ancêtres42). Dans l’alinéa suivant, il est bien précisé qu’en été les mendiants devront se lever à cinq heures du matin et à sept heures en hiver, et même une demi-heure avant le lever du soleil, et revenir chez eux une demi-heure avant la fin du jour, sauf dans les casos reservados que de Nós tienen licencia (cas particuliers autorisés par Nous)43.

  • 44 Guzmán de Alfarache, p. 408.

36Le narrateur devenu thésauriseur ajoute que le meilleur argent, c’est celui de « aquellas rubias caras de encendidos doblones, aquella hermosura de patacones » (ces blonds visages de brillants doublons, cette beauté des patacons) qu’on garde sans les dépenser para confortación de los sentidos (pour conforter ses sens), parce qu’on en a trop44.

  • 45 Rinconete y Cortadillo, p. 207-208.
  • 46 Rinconete y Cortadillo, p. 208.
  • 47 Rinconete y Cortadillo, p. 212-213.

37Dans Rinconete y Cortadillo, Cervantès campe des mendiants bigots qui n’hésitent pas à invoquer Dieu pour justifier les pires méfaits. Ainsi, lorsque le portefaix qui sert de guide à Rincón affirme qu’il est un voleur, il ajoute qu’il le fait pour servir Dieu et les bonnes gens. Rincón s’étonne du paradoxe et le guide lui explique que Monipodio a décidé que tous les voleurs devaient contribuer à l’entretien d’une image sainte très vénérée de Séville en donnant de l’argent pour acheter l’huile censée l’éclairer. L’ironie est poussée à son maximum lorsqu’il ajoute que, grâce à cette pratique, un des mendiants, torturé par les forces de police, n’a pas « chanté » sous la torture45. Nous apprenons que les mendiants récitent leur rosaire tout au long de la semaine, qu’ils ne volent pas le vendredi, qu’ils ne fréquentent pas de femmes prénommées Marie le samedi46. Enfin, Monipodio fait dire une messe annuelle pour les âmes de tous les défunts et bienfaiteurs de la confrérie, puis il égrène une liste de leurs noms où figurent ceux du procureur, de l’alguazil, du bourreau47.

  • 48 Rinconete y Cortadillo, p. 235-237.

38Par ailleurs, nous sont décrits les balafres faites à un marchand (cinquante écus), les douze coups de gourdin donnés à un tavernier, les six autres administrés à un tailleur bossu en échange du collier de grande valeur offert par une dame, les coups de cornue, les « bourles » scatologiques, l’imposition des habits d’infamie ou sanbenitos, celle des cornes aux cocus, le fait de provoquer des peurs bleues, des scandales publics, la simulation de fausses balafres, le fait de proférer des injures publiques, la publication de libelles infâmants. Monipodio consigne sur un registre tous ces menus services stipendiés rendus aux particuliers contre rançon et exécutés au nom de leur père putatif par une armée de « filleuls » serviles48.

  • 49 L’ensemble des entrées d’argent sont gérées par un trésorier, puis le chef de la bande devient aus (...)

39Dans ces trois textes, la cupidité, dans son sens particulier d’attachement à l’argent, s’illustre donc successivement par un système de ponctions et d’amendes des chefs49, enfin, dans le troisième cas, la cupidité devient criminelle quand elle sert à exécuter des « contrats » stipendiés, suivis de mort d’homme.

Espérance des lendemains

40L’espérance des gueux, telle qu’elle est dépeinte dans les trois textes envisagés, n’est pas tout à fait la vertu théologale, pas tout à fait non plus « l’espérance du lendemain », c’est l’espoir de bâfrer, bien manger, de bien boire, rire, s’amuser et jouir de tous les biens terrestres de l’existence humaine, même les plus licencieux, loin des interdits de la morale chrétienne.

  • 50 Sur la connivence entre mercelots, gueux et Bohémiens, voir Les enfants de la truche, p. xvi.
  • 51 La Vie généreuse, p. 25.

41C’est ce qu’affirme à plusieurs reprises le gentilhomme Pechon de Ruby qui vécut parmi les gueux et qui, contre l’avis de leur général, qu’il qualifie de vermine, publia dans S’ensuivent les plus signalés mots de blesches une table de l’argot des merciers, semblable à celui des gueux et des bohémiens50. Ainsi dans le chapitre Forme du souper, Pechon décrit un banquet du coesre et des cagous où chacun a son feu et son pot à bouillir. Celui du chef comprend « trois nœuds d’échine, deux pièces de bœuf, une volaille qu’il mit au pot, un bon morceau de mouton et de lard, et du safran ». Et Pechon de Ruby de conclure : « Je puis dire n’avoir vu faire meilleure chère depuis, sans pâtisserie. Nous rôtîmes deux bons chapons et une oye51. » À la toute fin de son récit, dans son « Adresse aux Lecteurs », Pechon transcrit un poème révélateur des véritables espérances et de l’horizon d’attente des gueux :

  • 52 La Vie généreuse, p. 49.

Jamais en ville ni province
Ne rencontrai gens plus heureux,
Sans avoir soin de Roi ni princes,
Cherchant leur vie que les gueux.
Étant ensemble sont joyeux,
Et démène (mènent) rustique vie,
L’atiz (pain) et la crie (viande) avec eux,
Du gourd la Roüillarde gaudie (Du gourd jouit la Roüillarde)52.

42Dans les chapitres choisis de Guzmán de Alfarache, nous lisons une digression où le narrateur fait un éloge de la mendicité dans ces aspects les plus matériels :

Andábamos comidos, bebidos, lomienhiestos. Teníamos una vida, que los verdaderamente senadores – y aun comedores –, nosotros éramos : que aunque no tan respetados, la pasábamos más reposada, mejor y de menos pesadumbre.

  • 53 Guzmán de Alfarache, p. 404.

« Nous mangions, buvions, étions oisifs. Nous avions une vie telle que ceux qui dînaient vraiment – je dirais même ceux qui déjeunaient vraiment –, c’était nous : car bien que n’étant pas aussi respectés qu’un sénateur, nous avions une vie plus tranquille et avec moins de contrariétés53. »

43Dans Rinconete y Cortadillo, le plaisir que les mendiants prennent à manger et à boire est patent. Lorsque Juliana la Cariharta décide d’obéir à Monipodio et que les gueux reprennent leurs agapes (supra), Cervantès précise :

Los viejos bebieron sin fine ; los mozos adunia ; las señoras los quiries.

  • 54 Rinconete y Cortadillo, p. 226.

« Les deux vieillards burent in fine, les jeunes mirent tout par écuelle, les dames s’enivrèrent comme des soupes54. »

44Tout finira par une fête improvisée avec Escalante qui joue du tambour après avoir ôté sa socque, la Gananciosa qui fait mine de gratter les cordes d’un balai faisant office de guitare et Monipodio cassant un plat et jouant des castagnettes avec ses débris.

  • 55 Rinconete y Cortadillo, p. 240.

45Finalement, dans la nouvelle de Cervantès, Rinconete, qui est l’étudiant au meilleur entendimiento (entendement) des deux, avant de conseiller à Cortado d’abandonner pour toujours le mode de vie des gueux, revient, à travers une analepse, sur les aspects les plus surprenants de leur séjour parmi eux. Il cite l’argot des gueux et leur façon de créer des néologismes burlesques, l’inversion bouffonne qui consiste à croire que leur activité frauduleuse les rapproche de Dieu, leur obéissance aveugle envers un chef barbare, rustique et sans âme55. L’étudiant Pedro del Rincón aura finalement bien ri des bons mots, des invraisemblances d’une pensée paradoxale et du spectacle de la crédulité humaine. Le monde des gueux est donc non seulement nuisible mais aussi risible. Il crée le rire et à la fois le provoque chez les autres. Si le rire n’est pas une passion, il est cependant un des ressorts essentiels autour desquels s’articule le monde des gueux.

  • 56 Guzmán de Alfarache, p. 276-277.

46Nous constatons ici que la satisfaction des biens matériels constitue l’horizon mental de la plupart des gueux : c’est notamment la bonne chère qui les pousse à commettre larcins et tromperies. Ce matérialisme peut devenir une philosophie de la vie, que le narrateur du Guzmán assume pleinement56. Elle autorise les agapes, rires et chansons dans la nouvelle de Cervantès et entraîne une sociabilité attrayante qui attire même les personnages apparemment les plus éloignés du monde de la gueuserie.

47On voit tout d’abord que les passions des pauvres sont communes aux autres hommes : ils peuvent vivre à deux, mais pratiquent la prostitution (les souteneurs et leurs « filles » dans Rinconete y Cortadillo) ou le droit de cuissage (le grand coesre dans Pechon de Ruby). Ils peuvent aussi pratiquer l’abstinence comme c’est le cas, semble-t-il, de Micer Morcón, soit à cause de leur âge soit par goût, nous ne le savons pas exactement, même si nous supposons que celui-ci, chef de la confrérie, doit avoir aussi « ses » favorites ou prostituées.

48Les pauvres sont passionnés au sens d’« emportés », d’« irrationnels », mais ces penchants (colère, audace), parfois utiles (dans le cas des mendiants de Ruby, colère salutaire de Micer Morcón), doivent aussi être fortement contrôlés (cran du jeune mendiant dans le Guzmán de Alfarache), voire réprimés (audace coupable dans l’univers corrompu des mendiants sévillans). En effet, à des degrés divers, dans la « confrérie » des mendiants, c’est le pragmatisme qui domine, donc il n’y a pas de place pour les tempéraments trop passionnés.

49On voit que l’amour exclusif, s’il existe, est clairement médiatisé par l’appât du gain et la paillardise, c’est une certaine sexualité de groupe qui est suggérée, fondée sur une promiscuité de tous les instants et un mode de vie socialisé.

50Il est difficile d’établir une nette différence entre les différentes « nations » de mendiants. Peut-être, pouvons-nous avancer que la représentation des mendiants français les montre plus ingénieux (par exemple dans le cas des deux « bourles » du meunier et du gentilhomme), cruels (celle du gentilhomme aux parties « retapées », le « rebelle » obligé de boire l’urine des mendiants dans une écuelle) avec un mode de fonctionnement très codifié (peines et amendes à l’entrée et à la sortie de la compagnie), mais les mendiants romains sont un véritable État dans l’État et ont des lois irréfragables qui touchent tous les aspects de la vie quotidienne, et ceux de Séville sont plus sacrilèges et corrompus, mêlant à l’envi des univers incompatibles (religion et justice d’un côté et vénalité de l’autre).

51On peut dire également que le genre picaresque est plus à même de gloser l’organisation des mendiants, car le protagoniste, par ses digressions, nous donne une vision à la fois intérieure et distanciée plus riche et nuancée que celle de Pechon de Ruby qui intervient à peine ou que celle de Cervantès où les protagonistes sont surtout des spectateurs en grande partie fascinés par le monde qui les entoure.

52Des passions plus particulières se font jour. C’est le cas de la passion des mots (mise à contribution de l’argot des délinquants chez Pechon et dans la nouvelle de Cervantès), celle du pouvoir (organisation des mendiants de Rome calquée sur celle des ordres militaires ou des confréries religieuses), celle de Dieu (utilisation saugrenue, chez les mendiants sévillans, de la religion pour justifier un mode de vie condamné par les valeurs morales traditionnelles).

  • 57 Rinconete y Cortadillo, p. 210.

53Finalement, les personnages féminins sont peu importants, sauf dans la nouvelle de Cervantès où les femmes participent de l’activité des hommes, et sont leurs associées. Certains personnages de femmes sont cocasses comme cette vielle mendiante sévillane enjuponnée qui voue un culte à la Vierge57. Chez Pechon de Ruby, elles ne participent pas aux « bourles ». Elles sont le plus souvent les dupes des hommes (la femme du gentilhomme), ou servent de faire-valoir (dépucelage du Ruby). Dans le Guzmán elles apparaissent peu ou pas du tout.

54Paillardise, pragmatisme, matérialisme, voici trois caractéristiques des passions communes des pauvres qui semblent nous en dire plus sur les a priori des auteurs considérés que sur les conditions d’existence et l’univers mental des plus démunis, tels que Rutebeuf les a si admirablement décrits avec réalisme au xiiie siècle dans ses poèmes poignants.

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Notes

1 Pechon de Ruby, La Vie généreuse des Mercelots, Gueux et Bohémiens, texte établi et postfacé par Romain Weber, Paris, Allia, 1999. On consultera sur cet ouvrage Cl. Nédélec, Les enfants de la truche, Toulouse, Société de littératures classiques, 1998, et surtout Pechon de Ruby, La Vie généreuse des Mercelots, Gueuz et Boesmiens, contenans leurs façon de vivre subtilitez et Gergeon, édition critique annotée et commentée de l’édition lyonnaise de 1596 avec documents complémentaires et dictionnaire-glossaire par Denis Delaplace, Paris, Honoré Champion, 2007.

2 M. Alemán, Guzmán de Alfarache, I, éd. J. M. Mico, Madrid, Cátedra, 1987, p. 384-409. Ce texte de 1599 a été traduit en France très tôt sous le titre Guzman d’Alfarache, divisé en trois livres par Mathieu Aleman espagnol, faict françois par G. Chappuys (1600). Pour une traduction française contemporaine, voir Mateo Alemán, Guzmán de Alfarache, éd. F. Desvois, Paris, Classiques Garnier, 2014.

3 Miguel de Cervantes, Rinconete y Cortadillo, Novelas ejemplares, I, éd. H. Sieber, Madrid, Cátedra, 1989, p. 189-240. La traduction littérale que je donne des noms des personnages est assez libre, même si elle s’inspire de certaines traductions de Jean Cassou dans son adaptation des Nouvelles exemplaires, Paris, Gallimard, 1997. Elle vise à expliciter pour un lecteur français l’activité ou les caractéristiques physiques des principaux personnages de mendiants qui défilent dans le texte de Cervantès.

4 Pour Furetière, gueuserie est synonyme de pauvreté et mendicité, voir Dictionnaire universel, contenant generalement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et les arts…, texte intégral de l’édition en trois tomes par Arnout et Reinier Leers à La Haye et à Rotterdam (1690) d’Antoine de Furetière, L’atelier historique de la langue française. L’histoire des mots du haut Moyen Âge au xixe siècle, CD-Rom Windows, Redon, consultable sur Gallica. fr, s. v. gueuserie.

5 Sur ce concept en Espagne, voir F. Santolaria, « De la pobreza y las políticas sociales en la España moderna (siglos XVI-XVIII) », Pauvres et pauvreté en Europe à l’époque moderne ( xvie-xviiie siècles), éd. L. Torres et H. Rabaey, Paris, Classiques Garnier, 2016, p. 105-122. Pour l’Italie et la France, voir dans cet ouvrage G. Ricci, « Les pauvres orgueilleux. Représentations et réalités entre Italie et France aux Temps Modernes », p. 153-165. Sur le traitement des pauvres et des fous dans l’Hôpital général de Paris, voir M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1991, p. 56-91.

6 Nédélec, Les enfants de la truche, p. xvii : « La description de cette organisation des gueux est-elle pour autant un témoignage sur le réel ? Même si l’autorité d’un chef est un phénomène connu dans les bandes (voir les témoignages recueillis lors des procès, comme ceux des coquillards, ou des cartouchiens, ou encore des “chauffeurs d’Orgères”), il semble que domine ici plutôt le souci de faire rire le lecteur par une représentation burlesque des rites sociaux, des hiérarchies et des grandeurs. » Voir, en général, B. Geremek, Les Fils de Caïn. Pauvres et vagabonds dans la littérature européenne ( xve-xviie siècle), Paris, Flammarion, 1991 : pour la littérature française, p. 56-60 ; pour la littérature italienne, p. 60-62 ; pour la littérature espagnole, p. 62-66. Plus récemment voir R. Chartier, « La construcción estética de la realidad. Vagabundos y pícaros en la Edad moderna », Tiempos modernos, Revista electrónica de Historia Moderna, 3, 7, 2002, p. 1-20.

7 Voir respectivement La Vie généreuse, p. 42, une diatribe contre l’égoïsme humain dans Guzmán de Alfarache, p. 405 sq., et contre la passivité de la justice locale dans Rinconete y Cortadillo, p. 240.

8 Voir supra notes 5 et 6.

9 Voir Furetière, Dictionnaire universel, entrée « passion ».

10 Furetière, Dictionnaire universel, entrée « passion ».

11 Furetière, Dictionnaire universel, entrée « pauvre ».

12 Rutebeuf, « Le mariage de Rutebeuf », dans Œuvres complètes, éd. M. Zink, Paris, Classiques Garnier, 1989, I, p. 251, v. 113-115.

13 Furetière, Dictionnaire universel, entrée « amour ».

14 La Vie généreuse, p. 42.

15 La Vie généreuse, p. 15-16.

16 Guzmán de Alfarache, p. 394-395.

17 Rinconete y Cortadillo, p. 223-232.

18 La Vie généreuse, p. 42.

19 La Vie généreuse, p. 42.

20 La Vie généreuse, p. 42. Je traduis librement, ainsi que pour d’autres passages en blesche (argots des merciers et des gueux), en utilisant le lexique S’ensuivent les plus signalés mots de blesche ainsi que ceux des trois autres textes argotiques du xviie siècle étudiés par Claudine Nédélec dans Les enfants de la Truche (voir supra).

21 Je crois que trutage doit être entendu à partir de trute (truite) symbole de la prostituée, voir L’atelier historique de la langue française. L’histoire des mots du haut Moyen Âge au xixe siècle, Dictionnaire historique de l’ancien français par La Curne de Sainte-Palaye (1697-1781), s. v. trute.

22 La Vie généreuse, p. 42.

23 Guzmán de Alfarache, p. 407-409.

24 Guzmán de Alfarache, p. 408.

25 Rinconete y Cortadillo, p. 218.

26 La Vie généreuse, p. 37.

27 La Vie généreuse, p. 26.

28 Il s’agit d’une parodie de la législation sur les Privilèges royaux. Le mendiant aura le droit de publier ses astuces et bons tours pendant un an, sans que personne d’autre ne puisse le faire : pena de nuestra indignación (Guzmán de Alfarache, p. 391).

29 Rinconete y Cortadillo, p. 217.

30 Rinconete y Cortadillo, p. 217.

31 Rinconete y Cortadillo, p. 229.

32 La Vie généreuse, p. 29.

33 La Vie généreuse, p. 29-30.

34 La Vie généreuse, p. 30-36.

35 Guzmán de Alfarache, p. 395-398.

36 Rinconete y Cortadillo, p. 217.

37 Rinconete y Cortadillo, p. 232-233.

38 La Vie généreuse, p. 22-23.

39 La Vie généreuse, p. 19.

40 La Vie généreuse, p. 21.

41 Guzmán de Alfarache, p. 388-393.

42 Guzmán de Alfarache, p. 392.

43 Guzmán de Alfarache, p. 393.

44 Guzmán de Alfarache, p. 408.

45 Rinconete y Cortadillo, p. 207-208.

46 Rinconete y Cortadillo, p. 208.

47 Rinconete y Cortadillo, p. 212-213.

48 Rinconete y Cortadillo, p. 235-237.

49 L’ensemble des entrées d’argent sont gérées par un trésorier, puis le chef de la bande devient aussi thésauriseur, conseillant même à ses mendiants de ne pas trop gagner d’argent pour éviter de partir en l’emportant.

50 Sur la connivence entre mercelots, gueux et Bohémiens, voir Les enfants de la truche, p. xvi.

51 La Vie généreuse, p. 25.

52 La Vie généreuse, p. 49.

53 Guzmán de Alfarache, p. 404.

54 Rinconete y Cortadillo, p. 226.

55 Rinconete y Cortadillo, p. 240.

56 Guzmán de Alfarache, p. 276-277.

57 Rinconete y Cortadillo, p. 210.

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Pour citer cet article

Référence papier

Luc Torres, « Les passions communes des « faux pauvres » »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 33 | 2017, 365-382.

Référence électronique

Luc Torres, « Les passions communes des « faux pauvres » »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 33 | 2017, mis en ligne le 16 août 2020, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14819 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14819

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Auteur

Luc Torres

Université Rennes 2 CELLAM – Études romanistes

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Droits d’auteur

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