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La passion des pauvres (fin XIVe-début XVIIe siècle)

Introduction

Bruno Méniel
p. 275-278

Texte intégral

1Que savons-nous des passions que ressentent ceux qui n’écrivent pas, ceux à qui on ne donne pas la parole, ceux que parfois l’on ne veut même pas voir ? La faim, la peur, le sentiment d’humiliation se manifestent parfois plus clairement par des actes que par des paroles : n’appelle-t-on pas les soulèvements populaires des comocions, voire des emotions ? Il revient à l’historien de remédier au mutisme des pauvres et de mettre des mots sur ce qu’éprouvent les plus démunis.

2Au Moyen Âge et à la Renaissance, la notion de pauvreté ne permet pas de désigner un milieu, qui suppose une certaine homogénéité et une certaine clôture : même si les pauvres peuvent se concentrer en certains lieux, ils sont présents partout et mêlés au reste de la population. La pauvreté ne permet pas non plus de déterminer les contours d’une classe sociale, qui se définit à partir d’une combinaison de critères : niveau et nature des revenus, mais aussi degré d’instruction, types de professions, langage, modes de vie, conscience collective plus ou moins claire. La pauvreté n’est pas non plus un « état », qui se caractériserait par une fonction sociale. Elle est difficile à appréhender parce qu’elle se définit essentiellement par la négative et renvoie à des situations très diverses de dénuement, de vulnérabilité et de dépendance. En même temps, cette notion est relative à la société considérée et l’historien ne peut l’appliquer à l’ensemble des couches populaires, ce qui reviendrait à la diluer et à lui ôter sa pertinence. La notion de « peuple », qui relève de la philosophie politique, est plus abstraite et plus complexe. Quand il n’est pas un synonyme de nation et qu’il désigne la partie de la population qui ne fait pas partie des classes dirigeantes, le mot peuple renvoie à une entité qui se définit par son rôle politique : sa participation plus ou moins grande au gouvernement de la cité détermine la nature du régime politique. Les penseurs ont tendance à décrire son comportement comme si c’était celui d’une personne. Pourtant, lorsqu’ils étudient ses humeurs aussi finement que Machiavel et Guichardin, leurs analyses nous renseignent ce que ressentent les pauvres, comme le prouve l’article de Raffaele Ruggiero. Il demeure que la notion de « pauvres » privilégie le critère économique, même si elle intègre des éléments qui relèvent des mœurs et de l’image de soi : la pauvreté se définit par le niveau de revenu, mais aussi par les habitus que celui-ci produit. En effet, comme le note Pierre Lavallée, les dominants se caractérisent par le contrôle des affects et ils reprochent aux pauvres de s’abandonner à leurs basses pulsions. Notre réflexion ne se limitera donc pas à l’étude des passions qu’éprouvent les pauvres du fait de leur dénuement – avarice, cupidité, frustration –, elle consistera plus largement à essayer de caractériser leur rapport aux passions.

3Le terme de passions, compris dans le sens que lui donnait la période étudiée, est presque sorti du vocabulaire actuel, qui lui préfère celui d’émotions. Or les deux substantifs n’ont pas les mêmes connotations : alors que l’émotion est ce qui vous met en mouvement, la passion est avant tout ce que vous subissez. L’emploi de ce terme risque d’éclairer les façons des pauvres d’une lumière particulière. D’abord, il redouble leur passivité : ne pouvant échapper à une certaine inertie parce qu’ils sont privés du moyen d’action qu’est l’argent, les pauvres seraient en plus dominés par des passions qui leur seraient propres. À l’oppression sociale s’ajouterait l’assujettissement aux passions. Cette inquiétude n’a pas lieu d’être : s’il est vrai que certaines des passions des pauvres sont paralysantes, comme la tristesse, l’abattement, la frustration, la honte, qui sont des variétés de la mélancolie des pauvres qu’examine ici Jean-Louis Roch, d’autres, telles que la colère, l’indignation ou le tumulto machiavélien qu’étudie Raffaele Ruggiero, ont au contraire un pouvoir émancipateur. L’emploi du mot passion n’empêche pas de prendre en considération l’énergie des pauvres, qui amène les riches propriétaires auxerrois à reprocher aux vignerons dont Pierre Lavallée étudie le procès leur esprit de rébellion. Ensuite le mot de passion s’opposant à celui de raison, le chercheur pourrait être enclin à ne voir dans les agissements des pauvres qu’une activité brouillonne et sans logique, qui découragerait de l’enquête. Or les penseurs du Moyen Âge et de la Renaissance comme Machiavel nous incitent au contraire à déceler la rationalité des passions, qui ont des causes et des effets clairement identifiables. Enfin le mot passion a souvent une valeur péjorative qui lui vient des stoïciens qui en parlaient comme de conturbationes ou de perturbationes : à la mésestime des pauvres ferait pendant le mépris pour leurs affects. Là encore, notre dossier apporte un démenti aux appréhensions du lecteur : certaines des passions des pauvres sont vertueuses. Même si la notion de passion conduit immanquablement à se demander comment contrôler les affects, elle ne fait pas obstacle à une réflexion sur la valeur morale et la fécondité politique de ceux-ci.

4La constitution du dossier que nous présentons pose la question des sources. Elle oriente naturellement le chercheur vers les documents à la première personne : nul ne témoigne mieux des passions que celui qui les éprouve. Or, comme les pauvres sont le plus souvent illettrés, la documentation ne leur accorde pas une grande place. On découvrira néanmoins que les documents historiques, comme les lettres de rémission, ou littéraires, comme les fictions à la première personne, constituent un fonds d’une rare richesse. Il reste qu’en général, les textes convoqués n’émanent pas des pauvres eux-mêmes. Lorsque des fictions se présentent comme écrites par ceux qu’elles décrivent, il convient de les considérer avec suspicion : Florence Alazard s’interroge sur la position sociale de Giulio Cesare Croce et la même question pourrait être posée à propos de l’auteur de La vie généreuse des mercelots, gueux et bohémiens qu’évoque Luc Torres. Peut-être les textes que nous appelons à témoigner, qu’ils soient des documents réels, tels que les pièces de procès qu’examine Pierre Lavallée, ou des productions de l’imagination humaine, tels que les poèmes, les farces, les romans picaresques, reflètent-ils aussi les passions que les pauvres suscitent chez de plus favorisés : curiosité, répugnance, peur, compassion.

5Les pauvres sont donc plus souvent objets que sujets du discours. Il y a par conséquent une difficulté à analyser leurs passions : souvent appréhendées par la conscience des nantis ou des doctes, elles sont exprimées dans un langage qui n’est pas celui des pauvres. Quand le sociolecte des marginaux devient objet de connaissance, comme dans La vie généreuse des mercelots, gueux et bohémiens, il renvoie aux pratiques plus qu’aux affects. Les passions des plus démunis risquent finalement de n’être que celles qui leur sont attribuées.

6Comme le regard porté sur les pauvres est la plupart du temps celui des classes dirigeantes, se pose immanquablement la question du danger que font courir aux riches et aux puissants les passions populaires. C’est en particulier l’interrogation de Machiavel, dont on connaît la thèse paradoxale : le tumulte est le signe de la virtù du peuple et il est nécessaire à l’équilibre social et à la puissance de l’État. Il faut le considérer non comme un signe d’inconstance mais comme une manifestation de sagesse. Au contraire, Guichardin conteste l’utilité des émeutes : il montre que le peuple de Rome, en chassant les rois, a commis une erreur, car il s’est assujetti aux patriciens. Le dialogue à distance entre Machiavel et Guichardin offre donc des passions des pauvres une image contrastée, où les pauvres se caractérisent tantôt par le manque de discernement, tantôt par la sagacité.

7Jean-Louis Roch montre qu’à côté de la mélancolie dont l’humanisme florentin a fait le signe du génie, il existe une mélancolie des pauvres qui résulte de privations, de frustrations, de souffrances, et qui se manifeste par le découragement et la désespérance. Au contraire, Luc Torres s’intéresse à des gueux qui refusent de se laisser briser par la misère et qui s’efforcent de vivre une existence pleine malgré les difficultés pécuniaires. Il met l’accent sur des passions positives, émancipatrices, tendues vers l’avenir : l’amour, l’audace, l’espérance, qui aident les pauvres à trouver une dignité et à édifier un ordre qui leur est propre.

8Rares sont les textes où la pauvreté est exaltée et où elle apparaît comme le moyen de se soustraire à l’emprise des passions délétères. Jean-Louis Roch en relève un : dans les Nouvelles Recreations et Joyeux Devis, Bonaventure Des Périers présente la joie comme l’exclusivité du pauvre. Le riche est toujours inquiet d’être volé, comme en fait l’expérience amère le savetier Blondeau qui, du jour où il découvre un trésor, perd toute sa sérénité. La joie de l’artisan ne revient que lorsque le trésor a été jeté au fleuve. La pauvreté est alors un choix. On ne saurait parler d’ascèse parce que ce terme conviendrait mal à la bonhomie de Blondeau, et surtout parce que celui-ci ne fait pas un travail sur lui-même qui lui permettrait de dominer sa passion. Il résout la difficulté en supprimant la cause de son souci. Mais pourquoi devrait-il juguler ses passions, si le renoncement à ce qui les fait naître suffit pour s’y soustraire ? La Renaissance savait écouter la philosophie des savetiers.

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Pour citer cet article

Référence papier

Bruno Méniel, « Introduction »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 33 | 2017, 275-278.

Référence électronique

Bruno Méniel, « Introduction »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 33 | 2017, mis en ligne le 16 août 2020, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14787 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14787

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Auteur

Bruno Méniel

Université de Nantes – L’AMo

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