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Lectures croisées du Livre de l'Espérance d’Alain Chartier : enjeux éthiques et esthétiques

L’exemplum et l’histoire contemporaine

La France et l’Italie dans le Livre de l’Espérance
Kevin Brownlee
p. 225-233

Résumés

Dans cet article sont examinés deux passages importants du Livre de l’Espérance où Alain Chartier-auteur emploie d’abord Foi puis Espérance pour présenter l’histoire de France comme incluant celle de l’Italie. En plus, le lien entre la France et l’Italie dans le discours d’Espérance sert à situer la France dans un contexte historique plus largement européen. Dans tous ces cas sont considérées les stratégies intertextuelles d’Alain Chartier qui y emploie Dante ainsi que Christine de Pizan et Jean Froissart.

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Texte intégral

  • 1 L’édition de référence est celle de François Rouy : Alain Chartier, Le Livre de l’Espérance, éd. F (...)
  • 2 Sur la Consolation de la Philosophie de Boèce (Consolatio philosophiae) comme texte-modèle majeur, (...)
  • 3 Le texte mentionne à cet endroit « troys dames et une debonnaire et bien encontenancee demoiselle  (...)
  • 4 Pour le contexte historique chez Chartier, voir M. Gosman, « Le discours référentiel du Quadrilogu (...)

1Le Livre de l’Espérance1 possède une structure narrative relativement simple mais un dispositif discursif complexe. Le récit consiste en un exposé allégorique assez transparent, en rapport bien sûr avec la position négative de la France dans la Guerre de Cent Ans contre l’Angleterre, à la fin des années 1420. Ce récit recouvre grosso modo les seize (amples) sections en prose de ce prosimètre2. Au fil de ces sections en prose, le narrateur à la première personne est initialement présenté comme pétrifié par Mélancolie, laissant son Entendement paralysé. Trois figures allégoriques négatives (Défiance, Indignation, et Désespérance) apparaissent devant lui et le mènent au bord du suicide, auquel il échappe grâce à Nature qui réveille Entendement (Pr. V, 1-37). Ce personnage allégorique vient ensuite « ouvrir la porte » de la mémoire de l’auteur afin de le faire entrer dans la salle où trois dames allégoriques représentent les trois vertus théologales (Pr. V, 39-56)3. Les deux premières (Foi et Espérance) occuperont le reste du livre de Chartier, laissé inachevé à sa mort en 1430. Tout d’abord, Foi s’adresse longuement à Entendement, qui s’éveille en conséquence, puis reçoit son enseignement (Pr. V, 56 – Pr. X, 36). Vient ensuite sa sœur Espérance, qui parle avec une plus grande abondance encore (Pr. X, 38 − Pr. XVI, 203). Foi et Espérance fournissent un exposé détaillé de divers principes théologiques convoqués pour expliquer les désastres politiques et militaires marquant l’histoire contemporaine de la France. Ces principes théologiques sont à la fois autorisés et illustrés par des références scripturaires (parfois assez longues) touchant l’Église et, plus généralement, l’histoire, tant ancienne que contemporaine4. De manière récurrente, ces références sont appelées « exemples » et le renvoi explicite aux livres de la Bible joue un rôle particulièrement important dans ce contexte.

2Ce que j’aimerais examiner ici, c’est la manière dont, dans deux passages-clés, Chartier (l’auteur) se sert de Foi puis d’Espérance afin de présenter l’histoire de France contemporaine dans ses rapports avec l’Italie. Le lien entre la France et l’Italie dans le discours d’Espérance sert également à situer la France dans un contexte plus large, en l’occurrence européen. J’explorerai à ce propos les traces intertextuelles de Dante, Christine de Pizan et Jean Froissart dans l’œuvre de Chartier.

  • 5 Ce passage est commenté de façon convaincante par Jean-Claude Mühlethaler, « Le “rooil de oublianc (...)
  • 6 Le Roman de la Rose, éd. E. Langlois, Paris, S.A.T.F., 1914-1924, 5 vol.
  • 7 Le Livre de l’advision Cristine, éd. Ch. Reno et L. Dulac, Paris, Champion, 2001, 3, 146.

3Il convient en premier lieu de remarquer que le moment où Entendement ouvre la porte de la mémoire de l’Acteur afin de libérer les trois Vertus théologales qui brillent avec éclat inclut des références intertextuelles majeures au Roman de la Rose et à l’Avision Cristine, que Chartier-auteur montre par là avoir lu et utilisé. C’est le moment (Prose V, 46-48)5 où Entendement « se retrait vers la partie de ma memoire, et ouvrit a grant effors pour donner plus grant clarté ung petit guichet dont les varroux estoient compressés du rooil de oubliance ». Les trois Vertus théologales sont décrites comme ayant longtemps attendu derrière « ce petit huys » (Pr. V, 51) alors qu’Entendement, initialement aveuglé, est dépeint comme celui qui « defferma la guichet de ma mémoire » (Pr. V, 52). Le passage-clé correspondant dans le Roman de la Rose met en scène Amant ouvrant la porte du Jardin de Deduit aux vers 524-5266, où les mots huis et guichet sont employés. Plus proche du mécanisme décrit par Chartier est la scène qui, au début de la troisième partie de l’Avision, met en scène Christine constatant que la porte n’est plus verrouillée mais ouverte, après quoi surgit une éclatante lumière, et Dame Philosophie apparaît : « tost après ouy barres tirer, clefs tourner et ledit huissellet desverroullier7 ». Dame Philosophie s’identifie alors explicitement au même endroit comme celle-là même qui apporta consolation à Boèce.

4Le premier passage que j’aimerais examiner en détail se trouve dans la Prose VIII, 187-220, alors que Foi répond à la question d’Entendement sur la corruption du clergé (Pr. VII, 132-142). C’est là la première (et la plus étendue) des mentions d’un texte italien dans le Livre de l’Espérance. Foi s’adresse expressément à Dante, discours stratégiquement placé entre l’adresse directe à « sainte mere Eglise » (Pr. VIII, 178) et celle au « saint prophete David » (Pr. VIII, 221). Le « livre » de Dante se voit ainsi traité dans un important passage directement associé et à l’histoire contemporaine de la France et aux paroles de la Bible, dans le contexte des abus du clergé :

E tu, Dante, poete de Florence, se tu vivoyes adés, bien auroys matiere de crier contre Costentim, quant, ou temps de plus observee religion, le osas reprendre, et lui reprouchas en ton livre qu’il avoit getté en l’Eglise le venin et la poison dont elle seroit desolee et destruicte, pour ce qu’il donna premier a l’Eglise les possessions terriennes, que aucuns aultres auctorisiez docteurs lui tournoient a louenge et a merite. (Pr. VIII, 187-194)

5Au cœur de la question soulevée par Dante se trouve la « Donation de Constantin », selon laquelle le premier empereur romain chrétien (306-337) est censé avoir accordé au pape Sylvestre Ier un pouvoir temporel sur Rome et les provinces occidentales de l’Empire. Dante aussi bien que Chartier considéraient ce document comme authentique, quoique Lorenzo Valla démontrât plus tard qu’il s’agissait en fait d’une forgerie (en 1439-1440).

  • 8 Le Chemin de longue étude, éd. A. Tarnowski, Paris, Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 2000. À (...)
  • 9 Kelly, « Boethius as Model », p. 16, n. 7.

6Je voudrais montrer que le livre de Dante auquel Chartier fait ici référence est la Divine comédie, quoique la Monarchie (Monarchia 3, 10 en particulier) renvoie aussi explicitement à la Donation de Constantin. Dans ce contexte, il nous faut souligner que Christine de Pizan (lectrice de la Commedia dans l’original italien) fut bien le premier écrivain français à inclure de longues citations de Dante dans son œuvre, ce que Chartier n’ignorait point. Dans le Chemin de longue etude (1402), Christine nomme le « Dante de Florence », dont la citation-clé prise « en son livre » (v. 1128-1129) vient de l’Enfer (Inf. 1, 83-85) et lui sert à légitimer le titre donné à sa propre œuvre. Peu après, elle l’identifie comme « le vaillant poete Dante » (v. 1141)8. De telles correspondances avec la manière dont Chartier lui-même caractérise Dante impliquent que la Divine comédie est bien l’hypotexte concerné. Il en va de même pour les deux références à Foi et Espérance dans le Livre de l’Espérance que commente Douglas Kelly dans un important article9 : Foi est définie en Prose X, 43-48 (d’après l’Épître aux Hébreux : He. 11, 1) en parallèle avec sa définition dans le Paradis (Paradiso 24, 64-65) ; Espérance, elle, est définie en Prose X, 54-56 (d’après les Sentences de Pierre Lombard, Sententiae 326) de manière parallèle à Paradis 25, 67-69.

7Dans la Divine comédie, le « don » de Constantin à Sylvestre s’explique par le fait que le Pape l’aurait guéri de la lèpre, raison avancée par Guido da Montefeltro dans l’Enfer (Inf. 27, 94-95) : « […] Costantin chiese Silvestro / d’entro Siratti a guerir de la lebbre » [Sylvestre fit venir un jour Constantin de Soracte pour le guérir de la lèpre]. Cette guérison mena directement à la conversion de l’empereur au christianisme, selon le discours du narrateur Dante en rapport avec la Donation :

Ahi, Constantin, di quanto mal fu matre,
non la tua conversion, ma quella dote
che da te prese il primo ricco patre ! (Inf. 19, 115-117)

« Ah, Constantin, quel mal engendras-tu, non par ta conversion, mais par la dot que le plus riche des pères reçut de toi ! »

8Ce don de pouvoir temporel au Pape est considéré par Dante comme une grave erreur, ce qui fait de Constantin une figure quelque peu ambiguë dans la Divine comédie. Il faut à cet égard rappeler que la troisième des sept principales calamités de l’Église figurées par le char (carro) de Purgatoire 32 est précisément la Donation de Constantin (v. 124-129).

9Le transfert de la capitale de l’Empire de Rome à Constantinople sous Constantin en 330 est en outre condamné comme une sorte de péché directionnel contre la translatio imperii (qui selon Dante devrait toujours évoluer d’est en ouest). C’est le personnage de Justinien qui parle, au tout début du seul canto de la Comédie en forme de monologue :

[…] Constantin l’aquila volse
contr’ al corso del ciel, ch’ ella seguio
dietro a l’antico [= Aeneas] che Lavina tolse (Paradis 6, 1-3)

« […] Constantin renversa le vol de l’aigle / contre le cours de cieux, qu’il avait suivi / avec cet ancien [= Aeneas] qui prit Lavinia. »

10Cet argument dantéen n’est pas explicitement avancé par Chartier, quoique François Rouy indique une relation possible en note de son édition. C’est néanmoins l’explication la plus probable au fait que Constantin ne figure pas dans la liste des empereurs romains au chant 6 du Paradis.

  • 10 Sur la condamnation de la Donation de Constantin, voir aussi Monarchia, livre 3, chap. 10-15.

11Si la Donation de Constantin, c’est-à-dire la collusion du pouvoir temporel avec le spirituel, est condamnée sans appel par Dante dans la Divine comédie10, Constantin fait cependant partie de ceux ayant reçu le Salut au Septième Ciel, celui de Jupiter, où il occupe la position centrale sur le sourcil de l’Aigle des Âmes, et apparaît comme le plus haut des cinq « justes princes » tous associés à David (« il cantor de lo Spirito Santo », Paradis 20, 38), pupille de l’œil de l’Aigle :

L’altro che segue, con le leggi e meco,
sotto buona intenzion che fé mal frutto,
per cedere al pastor [ = le pape] si fece greco :
ora conosce come il mal dedutto
dal suo bene operar non li è nocivo,
avvegna che sia ‘l mondo indi distrutto. (Paradis 20, 55-60)

« Le suivant, de même que les lois et moi, avec de bonnes intentions ayant porté mauvais fruit se fit grec pour céder au pasteur : il sait maintenant comment le mal qui résulta de cette bonne action ne lui nuit pas, bien que le monde s’en trouve détruit en conséquence. »

12La référence étendue faite par Chartier (Pr. VIII, 187-220) montre qu’il avait précisément à l’esprit le portrait ambigu de Constantin peint par Dante dans la Divine comédie, où l’auteur combine donc le salut de l’empereur (et son importance en tant que premier empereur romain de confession chrétienne) avec l’« erreur » qu’il commit en accordant un pouvoir temporel à la papauté. D’une part, Chartier (à travers la figure de Foi) considère Constantin comme un prince exemplaire (un « si catholique empereur », Pr. VIII, 194). D’autre part cependant, Chartier condamne sévèrement les membres du clergé pour leurs abus matériels, flagrants tant à l’époque de Dante (1300-1321) qu’à la sienne (1420-1430). Chartier perçoit ainsi la condamnation de Constantin par Dante pour sa fameuse Donation comme justifiée, mais erronée dans son interprétation : « Je ne te acorde pas que pour l’abus dez recevans soit frustree la charité du donneur » (Pr. VIII, 199-200). Il répond en fait au portrait ambigu de Constantin par Dante au moyen d’une distinction radicale : l’empereur romain est présenté comme pleinement bon, en termes chrétiens, en ce qui concerne l’intention motivant le « don » du pouvoir temporel à l’Église, alors que le clergé corrompu est absolument condamné, Dante voyant « les scismez, lez discors, les desordonnances et iniquitez […] naistre en l’Eglise par l’abondance dez richesses du clergié, qui sont nourritures de ambition et d’envie » (Pr. VIII, 195-197). Aussi Constantin est-il présenté sous un jour nettement positif, tandis que l’Église et ses abus le sont en termes clairement négatifs.

Se les clercs ne puent abuser des possessions sans damnation, il ne s’ensuyt pas que Constantin ne fist chose de bonne entente le donner sans pechié. Ainçoys doit la punition tourner sur les abusans, non pas sur lui qui les donna pour en bien user (Pr. VIII, 200-204).

13En dernière analyse, donc, Chartier ignore purement et simplement le but politique de Dante dans la Divine comédie, centré sur l’hégémonie romaine, sur les plans temporel et spirituel. Le Livre de l’Espérance n’a rien à voir avec ce genre de dichotomie. La nécessité de la vertu chrétienne dans la guerre que mène la France contre l’Angleterre recouvre des valeurs politiques bien différentes. Dénoncer, comme le fait Dante, Constantin pour avoir donné des pouvoirs temporels à l’Église est sans conséquence, du point de vue de Chartier, puisque l’empereur romain n’a pas accordé de tels pouvoirs « aux homes, maiz a Dieu » (Pr. VIII, 207-208).

14Espérance nomme deux autres auteurs italiens dans son dialogue avec Entendement, et tous deux font partie des « examples » historiques cités dans la Prose XIV, servant à donner un sens universel à l’histoire de France contemporaine : « A examples ne peulx tu faillir se tu lis les volumes de la sainte Escripture, et les escrips dez hystoires, et croniquez de France » (Pr. XIV, 19-21). On remarque d’abord une référence à Brunetto Latini : « Lis Omer, Virgil, Titus Livius, Orose, Troge Pompee, Justin, Flore, Valere, Lucan, Julle Cesar, Brunet Latin, Vincent, et les aultres hystoriens, qui ont travaillé a alongner leur brief aage par la notable et longue renommee de leurs escriptures » (Pr. XIV, 76-80). Brunetto se trouve de la sorte placé dans le prestigieux contexte des grands historiens, tant païens que chrétiens.

  • 11 L’emploi du français pour le titre combiné avec l’extrême compétence de Chartier quant à la langue (...)

15On trouve par ailleurs une référence plus développée à Boccace : « Ja n’est besoing de multiplier examples en cest endroit. Car se tu prens ton loysir a lyre Seneque ez tragedies, et Jehan Bocace en son livre du cas des Nobles, tu ne orras autre leçon que de la change dez haultz hommez, la perte des conquereurs et ravalement de ceulx qui trop ont voulu surmonter » (Pr. XIV, 172). Le De casibus virorum illustrium de Boccace (dont la version définitive en neuf livres est dédiée à Mainardo Cavalcanti en 1373)11 est traité avec grand prestige, associé directement aux tragédies de Sénèque : Boccace est un second Sénèque. Les deux œuvres sont de surcroît présentées comme illustrant la portée universelle des événements historiques liés à la situation contemporaine en France.

  • 12 Sur cette notion-clé, voir N. Labère, « La fresche mémoire : génération et régénération dans les C (...)

16Le contexte paneuropéen dans lequel se situent les événements français contemporains est révélé lorsqu’Espérance donne à Entendement trois exemples majeurs de faits historiques « périphériques ». Dans chaque cas, une intervention française victorieuse se révèle décisive. Chacun des trois épisodes est présenté – selon une démarche qui rappelle l’esthétique de la nouvelle – comme étant de « fresche memoire12 » et transmis par voie orale ; mais Chartier-auteur suggère que des textes écrits sont en jeu.

17Le premier cas implique l’Italie du sud :

Veux tu de rechief exemples de plus fresche memoire ? Laisse lez livres, et asseure to creance en la recitation dez anciens homes, en qui aage le royaulme de Cecile fu tant trublé par Mainfray et Corradin que nul n’y congnoissoit espoir de remede ne provision de conseil, jusquez a ce que le bon Charles d’Anjou, par merveilleuse et non cuidée prousse, restabilist Cecile en sa premiere stabilité. (Pr. XIV, 193-199)

18Il est intéressant de noter que Chartier semble ici renverser les valeurs politiques qu’a cet épisode dans le Purgatoire. Dante nous montre Manfred d’une manière très positive : il est le premier personnage nommé parmi les sauvés du deuxième royaume quand il décrit sa mort à la fin de la guerre qu’il a menée (Purgatoire 3, 103-135). Curradino est traité en pauvre victime, tandis que Charles d’Anjou semble avoir un mauvais caractère (Purgatoire 20, 67-69). Même quand Charles d’Anjou se trouve dans la vallée des princes sauvés (Purgatoire 7, 113), il est présenté d’une manière qui rappelle explicitement sa perte de la Sicile en 1282. Pour Chartier, par contre, le Français Charles d’Anjou est un héros, et ses ennemis non-français sont condamnés.

19Le second cas concerne le nord de l’Espagne :

Semblablement peulx avoir oy par le rapport des vielz la tempeste que fist nagueres en Castille Pierre soy disant roy ; pour laquelle aggraver il appella a son ayde les payens d’Auffrique et les gens d’Engleterre, qui tourmenterent les Espaignez maintes anneez, et a grant occision de people et desolation de la terre desja Presque inhabitee. Mais la justice divine par la force des chevaliers de France restitua Castille en la paix et sceur estat ou elle demeure jusquez a ores. (Pr. XIV, 199-207)

20Le texte-source se trouve cette fois au livre III des Chroniques de Jean Froissart, qui présente la lutte entre la France et l’Angleterre dans la péninsule hispanique comme remportée in fine par les forces françaises et leurs alliés de Castille.

21C’est enfin l’Écosse qui constitue le troisième exemple « périphérique » :

Quantes mortelles afflictions et playes intollerables soustint le royaume d’Escosse par plusieurs annees, ou temps de Robert de Bruz roy dez Escotz [1306-1329], ce te pourront reciter telz qui encor vivent. Car puis cent ans par ses adversaires angloys et aucuns ses rebellez escos il fut persecuté en sa personne, et comme prince desherité guerroyé en son pays, et chasse par terre […] Perdist il pour ce son esperance ne l’eritage de son royaume ? Certes non. Car depuis fut il victorien en battaillez et porta paisiblement le ceptre royal par toute Escosse. (Pr. XIV, 207-222)

  • 13 Mss Stonyhurst, Paris 20356 ; Londres Add 38658-38659 ; Paris, BnF, n.a.f. 5213 ; New York M804 ; (...)

22Cette évocation de l’entreprise réussie de Robert Bruce (xive siècle) contre l’Anglais sert d’exemple pour la France contemporaine (xve siècle). Encore une fois, les Chroniques de Froissart sont, je crois bien, la source essentielle à évoquer ici, en particulier le livre I, 27-37, qui raconte en détail la lutte de Robert Bruce et des Écossais13.

23Pour conclure, je dirais que Chartier dans le Livre de l’Espérance emploie la citation directe pour démontrer sa connaissance des sources italiennes, ainsi que celles tirées du français, du latin et de la Bible. L’histoire italienne est donc liée à celle de la France quant à la Guerre de Cent Ans, dans un contexte européen où est aussi impliquée celle de l’Espagne et de l’Écosse. Je suggère que Chartier emploie à la fois des hypotextes italiens et français dans sa présentation transeuropéenne de l’histoire dans un contexte foncièrement politique. La création de sa vision européenne dans le dernier de ses ouvrages sert à exalter la lutte française contre l’armée anglaise pendant la Guerre de Cent Ans. Chartier offre donc à son public un livre de propagande sublime, spirituel, efficace et érudit.

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Notes

1 L’édition de référence est celle de François Rouy : Alain Chartier, Le Livre de l’Espérance, éd. F. Rouy, Paris, Champion, 1989.

2 Sur la Consolation de la Philosophie de Boèce (Consolatio philosophiae) comme texte-modèle majeur, voir D. Kelly, « Boethius as Model for Rewriting in Alain Chartier’s Livre de l’Esperance », Chartier in Europe, éd. E. Cayley et A. Kinch, Cambridge, D. S. Brewer, 2008, p. 15-30 ; voir aussi S. Huot, « Re-fashioning Boethius : Prose and Poetry in Chartier’s Livre de l’Esperance », Medium Ævum, 76, 2007, p. 268-284.

3 Le texte mentionne à cet endroit « troys dames et une debonnaire et bien encontenancee demoiselle » (Pr. V, 49-50). C’est là la seule mention d’une demoiselle (non identifiée) dans le texte qui nous est parvenu. Douglas Kelly pense, sans doute à juste titre, qu’il pourrait s’agir de Jeanne d’Arc (« Boethius as Model », p. 23).

4 Pour le contexte historique chez Chartier, voir M. Gosman, « Le discours référentiel du Quadrilogue invectif d’Alain Chartier », Exemplum et Similitudo : Alexander the Great and Other Heroes as Points of Reference in Medieval Literature, éd. W. J. Aerts et M. Gosman, Groningen, Forsten, 1988, p. 159-191.

5 Ce passage est commenté de façon convaincante par Jean-Claude Mühlethaler, « Le “rooil de oubliance” : écriture de l’oubli et écriture de la mémoire dans Le Livre de l’Espérance d’Alain Chartier », Figures de l’oubli ( ive-xvie siècle), éd. P. Romagnoli et B. Wahlen, Études de Lettres, vol. 1-2, 2007, p. 203-222.

6 Le Roman de la Rose, éd. E. Langlois, Paris, S.A.T.F., 1914-1924, 5 vol.

7 Le Livre de l’advision Cristine, éd. Ch. Reno et L. Dulac, Paris, Champion, 2001, 3, 146.

8 Le Chemin de longue étude, éd. A. Tarnowski, Paris, Livre de Poche, « Lettres Gothiques », 2000. À propos du titre, voir les vers 1099, 1103, 1136, 1143, à comparer au « camino […] lungo studio » de Dante, Inf. 1. L’œuvre de Christine de Pisan fut initialement composée en 1402 et dédiée à Charles VI.

9 Kelly, « Boethius as Model », p. 16, n. 7.

10 Sur la condamnation de la Donation de Constantin, voir aussi Monarchia, livre 3, chap. 10-15.

11 L’emploi du français pour le titre combiné avec l’extrême compétence de Chartier quant à la langue latine impliquent une sorte de double identité linguistique pour l’ouvrage de Boccace : l’original en latin est suivi de deux traductions en langue française faites par Laurent de Premierfait pour Jean de Berry (1400 et 1409).

12 Sur cette notion-clé, voir N. Labère, « La fresche mémoire : génération et régénération dans les Cent Nouvelles Nouvelles », La circulation des nouvelles au Moyen Âge, éd. L. Rossi, A. B. Darmstätter, S. Alloatti Boller, U. Limacher-Riebold, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2005, p. 275-283. Voir aussi l’étude importante de Labère, Défricher le jeune plant. Étude du genre de la nouvelle au Moyen Âge, Paris, Champion, 2006, surtout p. 68-100, 225-255 et 389-457.

13 Mss Stonyhurst, Paris 20356 ; Londres Add 38658-38659 ; Paris, BnF, n.a.f. 5213 ; New York M804 ; Londres Arundel 67 ; Paris, BnF, fr. 2642, 2675, etc.

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Pour citer cet article

Référence papier

Kevin Brownlee, « L’exemplum et l’histoire contemporaine »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 33 | 2017, 225-233.

Référence électronique

Kevin Brownlee, « L’exemplum et l’histoire contemporaine »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 33 | 2017, mis en ligne le 16 août 2020, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14759 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14759

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Auteur

Kevin Brownlee

University of Pennsylvania – Philadelphie

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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