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Lectures croisées du Livre de l'Espérance d’Alain Chartier : enjeux éthiques et esthétiques

Allégorie et subjectivité dans le Livre de l’Espérance

Daisy Delogu
p. 171-187

Résumés

Cet article examine l’emploi que fait Alain Chartier dans son texte inachevé, le prosimètre Livre de l’Espérance, des figures allégoriques, d’une part pour présenter à son public sa version de la psychologie cognitive du Moyen Âge tardif, d’autre part pour fournir à son lectorat un exemple saisissant de la lutte d’un individu avec la dépression afin d’aider le lecteur à orienter ses sens internes vers l’acquisition de la connaissance et de la vérité divine.

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Texte intégral

  • 1 C. Serchuk, « The Illuminated Manuscripts of the Works of Alain Chartier », Alain Chartier c. 1385 (...)
  • 2 Voir par exemple G. M. Cropp, « Boethius and the Consolatio philosophiae in XIVth and XVth Century (...)
  • 3 T. Van Hemelryck, « Le modèle du prosimètre chez Alain Chartier : texte et codex », Le prosimètre (...)

1Laissé inachevé à la mort de l’auteur advenue en 1430, le Livre de l’Espérance d’Alain Chartier nous livre seize poèmes qui alternent avec autant de passages en prose, ces derniers faits de dialogues entre le protagoniste et une série de figures allégoriques. Les interventions d’un Acteur servent de didascalies, pour ainsi dire, qui relient les parties du texte entre elles, et qui orientent le lecteur. Quoique conservé dans 36 manuscrits, dont six avec des programmes d’enluminure1 qui témoignent de l’intérêt envers ce texte des lecteurs du xve siècle et au-delà, l’Espérance reste parmi les moins étudiés des ouvrages du père de l’éloquence française, dont le Quadrilogue invectif et La Belle dame sans mercy ont davantage retenu l’attention de la critique. Parmi les travaux consacrés au Livre de l’Espérance, un nombre important se concentre sur le lien entre le texte de Chartier et celui de Boèce2. L’emploi – novateur en langue vernaculaire – du prosimetrum3, le titre que porte l’ouvrage de Chartier dans certains manuscrits (La Consolation des trois vertus), la présence dans les deux textes d’un narrateur confus et maltraité par ceux qu’il cherche à servir, la visite de figures allégoriques aptes à transformer l’état d’esprit de ce même narrateur, nous renvoient tous à l’ouvrage du poète romain.

  • 4 Ou peut-être à Christine de Pizan, dont Chartier connaissait bien les ouvrages.
  • 5 D’après M. Carruthers, l’image de la silva peut désigner la mémoire désordonnée. Voir The Book of (...)
  • 6 Voir par exemple E. R. Harvey, The Inward Wits. Psychological Theory in the Middle Ages and the Re (...)

2Jouant un rôle tout aussi important que ce modèle classique intervient, selon nous, la tradition vernaculaire de la vision onirique, qui connaît un grand essor à la suite du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris et de Jean de Meun. Du songe de l’Amant de la Rose au ravissement du « Vieil Pelerin » (Mézières) ou à la vision de Christine de Pizan, le Moyen Âge tardif connaît un nombre important de visions de ce genre, amoureuses ou politiques. Dans son Livre de l’Espérance, Chartier met en place des topoi et des enjeux bien connus d’un public féru des expériences oniriques rapportées sous la plume de poètes écrivant à la première personne, au premier rang desquels le problème du rapport entre songe et mensonge. En effet, nous verrons que pour le sujet de la vision de l’Espérance, distinguer entre les discours mensongers et véridiques (voire salvateurs) est d’une importance centrale. Récit qui suit la transformation du narrateur d’un état de désespoir à un état de force morale, le Livre de l’Espérance doit peut-être plus à Dante qu’à Jean de Meun4. Pourtant la selva oscura5 du Florentin exilé se retrouve ici à l’intérieur même de l’esprit du narrateur, qui reçoit les visites d’Indignation, de Désespérance, et de Défiance, qui lui tiennent des propos trompeurs et maléfiques, faits pour le navrer. Ensuite, la figure allégorique de Nature vient réveiller celle d’Entendement, pour lui permettre d’écouter et de profiter des paroles salvatrices de Foi et d’Espérance. Ainsi le Livre de l’Espérance inscrit les catégories de songe et de mensonge dans le cadre des processus cognitifs et psychologiques de la perception, le discernement, l’entendement, le jugement et la mémoire, tels que ceux-ci furent formulés au Moyen Âge tardif et éprouvés par le protagoniste6.

3Nous proposons d’examiner ici deux questions distinctes, mais liées, qu’aborde l’auteur dans son Livre de l’Espérance, et toutes les deux présentées au moyen des figures allégoriques : celle de la psychologie de l’être humain et celle de la condition mentale d’un individu, le poète-narrateur. Quant à la première, Chartier fournit à son public un traitement vernaculaire de la science cognitive telle qu’elle était formulée à son époque, c’est-à-dire des mécanismes physiologiques, épistémologiques et éthiques de la perception, de l’imagination, du jugement et de la mémoire. Ces mécanismes sont fortement somatiques, ancrés dans le corps de l’individu, et plus précisément dans son cerveau.

4En ce qui concerne la seconde, Chartier se confronte à la difficulté, toute personnelle selon nous, de l’individu qui cherche à maîtriser les sentiments de confusion et de désespoir provoqués par un épisode de dépression. Le Livre de l’Espérance retrace un voyage psychologique qui commence avec une crise de mélancolie menant le protagoniste au bord du suicide, suivie d’une reprise de conscience, puis d’un retour à l’équilibre mental. Tous les mouvements de l’esprit du protagoniste sont représentés au moyen de figures allégoriques et se déroulent non pas dans un espace extérieur, mais intérieur.

La théorie cognitive

5Il est à remarquer qu’en tant que texte, le Livre de l’Espérance est le produit d’un esprit sain, le résultat d’une activité de discernement et de jugement qui définit et annonce quelles voix doivent être écoutées, ou au contraire écartées. Les noms mêmes des figures allégoriques – Défiance par exemple, ou Foi – constituent déjà une interprétation de leurs discours, et indiquent clairement au lecteur quelle attitude il doit adopter à l’égard de chacune d’entre elles. Et pourtant, comment peut-il être possible, pour un individu souffrant, de distinguer entre des voix diverses qui soufflent si doucement leur suggestion à son « oreille intérieure » ? C’est précisément ce problème que prend en charge Alain Chartier dans ce texte, s’aidant par ailleurs de figures allégoriques capables, selon les théories de la sensation et de la cognition prônées par Thomas d’Aquin et Nicole Oresme, entre autres, d’agir sur l’imagination ainsi que la mémoire, et par conséquent de former l’expérience du lecteur de même que sa capacité à adopter une conduite éthique.

  • 7 A. Strubel, « Le Songe du viel pelerin et les transformations de l’allégorie au xive siècle », Per (...)
  • 8 Voir par exemple le chapitre 7, « Songes et apparitions », de l’ouvrage de P.-Y. Badel, Le Roman d (...)
  • 9 « Pour Chartier, l’écriture allégorique est un instrument d’investigation du moi. » Cf. J.-Cl. Müh (...)

6Pour certains chercheurs, l’allégorie serait d’emblée incompatible avec la subjectivité, l’exploration et l’expression de soi. Armand Strubel affirme par exemple que « [l]e sujet, le moi, n’a aucune valeur individuelle dans la tradition de l’écriture allégorique7 ». Selon cette perspective la présence même de l’allégorie fait pencher le texte vers l’universel, évacuant du même coup toute possibilité d’expression d’une subjectivité individuelle. D’autres chercheurs en revanche reconnaissent le potentiel de l’allégorie dans la négociation d’un espace de rencontre entre l’individu et l’universel8. Pour ce qui est du texte qui nous intéresse, nous ne dirions pas que l’allégorie permet un examen de soi, mais plutôt que la recherche d’une connaissance de soi dépend de l’écriture allégorique9. Pour formuler leurs discours, les figures allégoriques apparaissant à l’imagination et à la mémoire de l’Acteur puisent dans sa biographie, ses connaissances intellectuelles, ainsi que dans ses observations relatives à la situation historique et politique de la France. Autrement dit, c’est précisément l’allégorie qui nous permet de voir les processus internes de sensation, de cognition, d’imagination, et de jugement éthique à l’œuvre dans l’individu.

  • 10 Alain Chartier, Le Livre de l’Espérance, éd. F. Rouy, Paris, Champion, 1989.

7Au commencement du texte, le je décrit les sentiments d’amertume et de mélancolie que provoque sa lecture des chroniques de France, car les vertus et les hauts faits des anciens rois ne servent qu’à mettre en relief la corruption et la déchéance de sa propre époque. Les marqueurs temporels « jadis » (p. 2, v. 33) et « or » (p. 2, v. 34) soulignent la distance qui sépare ce passé glorieux du présent douloureux auquel appartient le « nous » des Français, « chetifz et de male heure nez » (p. 2, v. 29)10. Ensuite cette unité du moment présent, quoique forgée de malheur, est elle-même perdue, quand le je inscrit son activité d’écrivain au sein d’une trajectoire selon laquelle « je souloye ma jonnesse acquitter / A joyeuses escriptures dicter ; / Or me convient aultre ouvrage tisser » (p. 2, v. 47-49, nous soulignons). Le poème se termine avec une référence métatextuelle à l’état d’esprit du je et aux conditions de son travail d’écrivain : « par douleur ay commencé ce livre » (p. 2, v. 60). Le texte désigne du titre d’Acteur ce je qui est à la fois historiquement situé et présenté comme responsable de l’ouvrage que nous sommes en train de lire.

  • 11 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1965-1970 (...)

8La Prose 1 s’ouvre sur les paroles de l’Acteur, qui évoque la peur, l’incertitude et la douleur opprimant son « petit entendement » (p. 3, l. 5), émotions qui se manifestent physiquement à travers son « visage blesme, le sens troublé, et le sanc meslé ou corps » (p. 3, l. 12-13). Ainsi dès le début du texte les troubles psychologiques de l’Acteur sont inséparables de sa situation physique. Tout à coup, dit-il, une vieille d’aspect horrible surgit pour le couvrir entièrement de son manteau, de manière à ce qu’il ne puisse plus ni entendre ni voir. Les visions que décrit ensuite l’Acteur ne proviennent pas donc de l’expérience de ses sens externes, mais de ses sens internes. Cette figure inquiétante le jette sur « la couche d’angoisse et de maladie » (p. 3, 1. 26). Il est à remarquer qu’aucune des phrases qui, selon les conventions du songe littéraire, affichent la frontière entre l’état de veille et l’état de somme – « Avis m’iere qu’il estoit mais », « Avis m’estoit que je ve(:)oie / En mon dormant ou je songoie », « Avis m’estoit que je veoye » – ne figure dans cette entrée en matière11. Rien dans le texte n’indique que l’Acteur dorme, et par conséquent que les figures qui apparaissent devant lui sont le produit d’un songe ; au contraire tout suggère que l’Acteur décrit une expérience lui étant arrivée réellement par le passé.

9Suivant l’arrivée inattendue de cette vieille horrible, le « petit entendement » de l’Acteur se voit soudain extériorisé et doté d’un corps, et c’est à Entendement, « jeune et advisé bachelier » (p. 3, l. 27), qui a fidèlement suivi l’Acteur tout au long de sa vie, que la vieille donne un breuvage « confis en forcenerie et en descongnoissance » (p. 4, l. 29-30). Entendement se tient alors debout aux côtés de l’Acteur, tout aussi paralysé et privé de parole que lui. Nous assistons donc à la fragmentation du je qui parlait au début du texte. Devenu conscient dans le premier poème de la distance entre son état d’âme d’autrefois et son état d’âme actuel, le je maintenant se fractionne en : 1o, un soi qui éprouve une crise psychologique et est réduit à l’état d’un corps inerte (que nous appellerons dorénavant le je-personnage) ; 2o, l’entendement ou la raison, représenté par la figure allégorique, Entendement ; 3o, l’Acteur qui, bien conscient de ce qui se passe, consigne par écrit les expériences du je-personnage et d’Entendement dans le texte que nous lisons. Au niveau du lexique, le texte ne distingue pas entre 1 et 3, mais emploie le pronom « je » pour les désigner tous deux. Ce déictique sert alors de récipient fragile d’une identité instable qui est à la fois unique et multiple ou fracturée.

10L’Acteur précise que depuis ce moment il a su « que ceste vielle s’apelle Melencolie » (p. 4, l. 33). Ce passage nous montre clairement la singularité de la perspective de l’Acteur. Se situant à un point indéterminé du futur et disposant d’un recul et de connaissances supplémentaires, il est capable de comprendre ce qui arrive au je-personnage et à Entendement. C’est donc en conformité avec son rôle qu’il explique au lecteur que la mélancolie, d’après Aristote, peut avoir des effets néfastes sur la cognition des « haulx engins et eslevés entendemens […] après frequentation de trop parfondes et diverses pensees » (p. 4, l. 37-39). Les quatre pouvoirs sensitifs et cognitifs de l’être humain, à savoir, « sensitive, ymaginative, estimative et memoire » (p. 4, l. 40-41), sont ancrés dans le corps de l’homme, et par conséquent se trouvent exposés aux maux et aux blessures. La voix détachée et érudite de l’Acteur, comme son discours philosophique, soulignent la distance émotionnelle, temporelle, et cognitive qui sépare cette figure du je-personnage.

  • 12 Voir Harvey, The Inward Wits; M. Camille, « Before the Gaze. The Internal Senses and Late Medieval (...)

11La théorie cognitive à laquelle fait référence l’Acteur provient de sources aristotéliciennes aussi bien que platoniciennes (et néo-platoniciennes), correspondant à des idées commentées et diffusées au long du Moyen Âge par Augustin, Averroès, Avicenne, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, et d’autres. Par rapport à cette théorie on peut distinguer une tradition médicale, qui s’intéresse aux parties du cerveau et à leur rapport au fonctionnement de l’être humain, et une tradition philosophique, qui s’occupe du rapport entre le corps et l’âme, de la question de la matérialité de la raison, et du processus d’intellection. La première identifie trois parties, ou chambres, du cerveau : la partie antérieure, où sont thésaurisées les impressions recueillies par les sens externes, la partie centrale, où se déroulent les activités d’évaluation et de jugement, et la partie postérieure, emplacement de la mémoire12. La tradition philosophique, plus diverse et floue, s’accorde sur cette division tripartite, mais attribue à chacune des parties des fonctions diverses, d’un nombre variable (souvent 4 ou 5), et avec un vocabulaire qui n’est pas stable (on voit employés les termes tels que fantasia, imaginatio, imaginativa, cogitativa, estimativa, et pas toujours pour désigner les mêmes pouvoirs).

  • 13 Sur l’imagination, voir M. Karnes, « Marvels in the Medieval Imagination », Speculum, 90, 2, 2015, (...)
  • 14 Voir Carruthers, The Book of Memory.

12Revenons donc au modèle de Chartier qui, ainsi que nous l’avons vu, identifie quatre facultés : sensitive, imaginative, estimative, et mémoire. La première faculté récolte les informations recueillies par les cinq sens. La faculté imaginative conserve les formes des images, et est capable en outre de fabriquer de nouvelles images en recombinant les perceptions déjà recueillies (chez certains auteurs ces pouvoirs sont traités séparément)13. Celle que l’Acteur appelle estimative désigne la partie du cerveau où les perceptions sont évaluées pour que se détermine une réaction ou un jugement (semblablement, ce pouvoir se voit divisé, chez certains auteurs, entre la faculté estimative, également nommée instinct, qui est accordée aux animaux comme aux êtres humains, et la faculté cognitive réservée aux hommes). Enfin, la mémoire est la faculté la plus élevée chez l’être humain. C’est elle qui lui permet d’organiser son expérience, d’en faire usage pour former des jugements au sujet des situations qui se présentent, et pour faire preuve de prudence dans le cas de celles qui ne sont pas encore advenues. C’est aussi la mémoire qui rend possible la réflexion sur les idées abstraites, ou universelles14.

  • 15 En ce qui concerne les théories de la vision au Moyen Âge, voir D. Lindberg, Theories of Vision fr (...)

13De la perception à la mémoire, tous ces mécanismes sont liés entre eux, et en outre sont fortement somatiques. Les images se trouvent inscrites, au sens concret du mot, à l’intérieur du cerveau. Les métaphores employées pour expliquer le fonctionnement de la vision, telle celle de l’impression du sceau dans la cire, nous font bien voir la compréhension très matérialiste de la perception, de l’imagination, de la cognition, et de la mémoire, qui caractérisaient ce champ théorique15. Ces théories de la vision, de la psychologie et de la cognition, ainsi que l’importance des images, et par conséquent de l’allégorie, servent de base conceptuelle à tout l’ouvrage de Chartier.

Du particulier à l’universel

  • 16 Augustin souligne la nature volontaire de la vision intérieure comme extérieure, qui sont toutes l (...)

14Toujours à la première personne, l’Acteur décrit en détail la maladie et l’affaiblissement progressif du je-personnage, étendu sur son lit d’angoisse. Mélancolie ouvre la tête de sa victime impuissante et lui sort la partie du cerveau qui « siet en la region de l’ymaginative » (p. 5, l. 8). Incontinent, trois femmes « se presenterent au devant de ma pensee » (p. 5, l. 9-10). D’après les théories de la vision et de la cognition, la perception des sensibilia externes n’est pas nécessaire à la production des images. Il est en revanche possible à l’imagination, dans des rêves ou sous l’influence de la maladie ou d’un choc émotionnel, de se remémorer des images déjà inscrites dans le cerveau et de s’en servir pour fabriquer des images des choses jamais contemplées. Ainsi les trois femmes, qui s’avèrent être Indignation, Désespérance, et Défiance, surgissent de l’imagination même du je-personnage16.

  • 17 Par exemple dans le Curial ; dans son introduction F. Rouy remarque que le Livre de l’Espérance fu (...)

15L’Acteur peint l’apparence physique, les vêtements, les expressions, les gestes, et les attributs de ces femmes. Indignation, « [s]a face […] vermeille et enflambee, ses yeulx estincelans et tresperçans de regart », porte « unes tres singlans escourgeez » et « unes tables ouvertes, en quoy elle lisoit et ramentevoit les ingratitudes, lez faultes et les injures que on lui avoit faittez » (p. 6, l. 29-35) et c’est elle qui parle en premier. Elle s’adresse directement au je-personnage inerte, ce qui n’empêche pas ses paroles d’avoir été recueillies et consignées par l’Acteur. Indignation insiste avec colère sur le fait que le je-personnage ait gaspillé sa jeunesse au service d’un bien public qui se passerait aisément de lui. Elle dénonce la cour, lieu où la vérité frappe inutilement à la porte, et où la loyauté n’est pas reconnue. Tout cela, le je-personnage devrait bien le savoir, « si l’as tant essaiee ! » (p. 7, l. 72). En faisant référence à l’expérience personnelle du je-personnage, Indignation le situe historiquement et suggère un lien, voire une identification possible, entre ce personnage et l’Acteur, ou encore entre ce personnage et Chartier, lui aussi critique de la cour17. S’adressant toujours au je-personnage, Indignation affirme qu’à la cour, Fortune règne en maîtresse suprême, et elle cite des philosophes de l’antiquité qui ont souffert de ce lieu et des logiques qui le caractérisent, comme Sénèque, Cicéron, Démosthène, sans oublier Boèce (p. 10, l. 138-152). Pour quelle raison, s’exclame Indignation, le je-personnage s’estime-t-il plus heureux que les autres ?

16En termes formels et mimétiques, Indignation se distingue clairement du je-personnage, à qui elle s’oppose au niveau de l’intrigue. Pourtant au niveau du discours, de l’érudition, de la connaissance intime des détails de la vie du je-personnage, et de son attitude anti-curiale, on peut établir un parallèle entre Indignation et l’Acteur, voire entre Indignation et Chartier lui-même. Nous pouvons dire de même des diatribes de Défiance et de Désespérance, qui évoquent des détails biographiques de la vie de Chartier, et font écho à ses observations relatives à la condition de la France, ou font les mêmes références savantes que lui aux situations d’Enéas, de Caton, de Lucrèce, et d’autres. Ainsi ces voix se confondent avec celle de l’Acteur. Force est de constater que la dénonciation de la corruption, de l’injustice, et de la déchéance morale qui affligent la France fait écho aux lamentations de l’Acteur au commencement du texte quand il constate que les bons « Povres, chassés, a honte viellissons, / Desers, despiz, nuz et desherités, / Pour droit suir et amer verités » (p. 2, v. 38-40). Le je-personnage ne reçoit pas, tel Boèce, la visite d’une figure allégorique qui lui est étrangère ou extérieure. Ce sont plutôt les figures allégoriques qui proviennent de son propre esprit qui lui adressent la parole. Ces figures surgissent des facultés cognitives propres de l’Acteur, et plus précisément de son imagination ; elles ne lui sont pas étrangères, mais intimes. Cet emploi de l’allégorie pour figurer les mouvements de la pensée, pour représenter un état d’esprit dans toute sa complexité et contrariété, témoigne, à notre avis, de l’originalité de Chartier.

17À la suite de la diatribe de Défiance, l’Acteur observe que

[t]andis que ma povre fantasie tormentee de diverses considerations recuilloyt lez parolles en la prose dessus récitée […], je demouray tout suspens et surprins, et mes pensees vagues et esgarees, sans ordre et sans certaine fin, ne vraye election (p. 17, l. 1-7, nous soulignons).

18Dans le passage cité ci-dessus, les pensées du je-personnage manquent totalement d’ordre, et sont d’ailleurs liées aux sentiments d’angoisse et de tourment qui l’affligent. Or, pour être efficaces, les images thésaurisées dans le cerveau doivent être organisées ; ici en revanche les pensées du je-personnage ne sont pas susceptibles de bien diriger sa conduite. En outre, ce passage met en évidence la faille qui s’est ouverte entre le je-personnage et l’Acteur, ce dernier étant capable de parler en termes métatextuels du discours de Défiance ainsi que de le transcrire dans le récit que nous lisons, et dont il est responsable. Le je-personnage, quant à lui, plongé dans la confusion, demeure muet et immobile face au produit de son imagination. L’Acteur constate le désordre et la détresse du je-personnage (qu’il désigne d’ailleurs en employant le premier pronom personnel du singulier), sans partager aucun de ses états d’âme. Un individu en proie à des pensées effrayantes, voire dangereuses, comment peut-il passer de la perspective du je-personnage à celle de l’Acteur, et acquérir la capacité de reconnaître et de juger des voix intérieures ?

  • 18 Quoique cette distinction n’apparaisse pas au niveau anatomique, ainsi que Galien l’avait remarqué (...)

19Au niveau de l’intrigue, c’est la figure allégorique de la Nature qui intervient pour sauver le je-personnage. Comme Nature ne supporte pas « la violente destruction de son ouvrage » (p. 22, l. 9), elle mobilise « toutes ses vaines, ses nerfz et ses arteriques, spondilles et musculles » (p. 22, l. 13-14) pour, d’un grand coup de pied, réveiller Entendement. Pour des lecteurs qui connaissent la Nature d’Alain de Lille, avec sa couronne cosmique et lumineuse, sa robe ornée de tous les éléments du monde créé, la Nature énergique de Chartier a de quoi surprendre. La description très physique de la Nature rappelle au lecteur la corporalité de l’être humain, créature rationnelle faite à l’image de Dieu, mais également, à l’instar des animaux, un assemblage d’organes, d’os, et de systèmes physiologiques. Quant aux facultés de sensation et de cognition, les êtres humains et les animaux partagent un nombre non négligeable de pouvoirs. Les animaux sont évidemment capables, par exemple, de sensation, aussi bien que d’une forme propre de jugement. Des facultés de la raison et de la mémoire pourtant, les animaux sont exclus18. Dans le cas du je-personnage, ce sont précisément ces facultés supérieures qui lui font défaut, tandis que les pouvoirs inférieurs, ceux que se partagent l’homme et l’animal, notamment l’instinct de la conservation de sa propre vie, réussissent à tirer Entendement de son sommeil.

20Revenu à lui-même, Entendement cherche à ranimer le je-personnage, qui reste toujours immobile, sans sensation ni parole. Pourtant, dit l’Acteur, « je […] ne povoye ses parolles [i.e., d’Entendement] imprimer en ma pensee […]. Car j’avoye […] ma fantasie fichee vers ces troys monstres » (p. 23, l. 41-45, nous soulignons). Nous observons à nouveau le même pronom personnel employé pour désigner à la fois le je-personnage et l’Acteur, malgré toutes les différences émotionnelles, psychologiques, et cognitives qui les distinguent. En outre, le vocabulaire de l’Acteur continue d’emprunter au domaine de la philosophie de la perception et de la cognition. Le verbe « imprimer » dénote l’inscription de l’image de l’objet vu dans le cerveau, ce qui lui permet de faire partie de la mémoire, et d’intégrer par conséquent la cognition, le jugement, et la prudence. Le choix du mot « fantasie » est aussi à noter, car ce terme suggère le pouvoir ou le travail de l’imagination en dehors d’activités cognitives, dans les songes par exemple, ou sous l’influence de la maladie.

  • 19 Voir Harvey, The Inward Wits, p. 37-38.
  • 20 On peut le supposer en tout cas. L’ouvrage demeurant inachevé, seuls les discours de Foi et une pa (...)

21Quoique le je-personnage soit incapable de le comprendre ou de lui répondre, Entendement lui adresse tout de même la parole, nommant et dénonçant les figures maléfiques qui ont cherché à le mener en « tentacion dyabolique » (p. 22, l. 31). À la fin, Entendement « se retrait vers la partie de ma memoire, et ouvrit […] ung petit guichet dont les varroux estoient compressés du rooil de oubliance » (p. 23, l. 45-48). On peut remarquer la spatialité du cerveau qui correspond aux divisions de la tradition médicale ; on doit se retirer pour arriver à la mémoire. Ce « petit guichet » nous renvoie en outre à la théorie de Costa ben Luca, ou Constantin l’Africain, qui avait proposé dans un traité la présence, entre le ventricule central et le ventricule postérieur du cerveau, du vermis, une petite porte qui sépare la cognition de la mémoire19. Le « rooil », enfin, souligne la matérialité de cette porte, tombée, apparemment, en désuétude. Le seuil de ce guichet franchi, trois nouvelles figures apparaissent à la mémoire du je-personnage : Foi, Espérance, et Charité, dont les discours occuperont tout le texte qui suit20.

22Puisant dans le vocabulaire et les idées de la philosophie naturelle inspirée d’Aristote, Foi reproche vertement à Entendement son abandon du je-personnage, au corps de qui il fut joint par Dieu « pour gouverner la partie vegetative […] et l’appetit sensitif » (p. 24, l. 77-78). L’âme végétative, qui gouverne les processus de croissance et de reproduction, et l’âme sensitive, qui gère le mouvement, appartiennent aux animaux comme aux êtres humains. L’homme seul possède une âme rationnelle. C’est grâce à Nature et à la « Puissance Vegetative » de toute créature vivante, qui « jamais ne repose » (p. 24, l. 82-83), que le je-personnage est encore en vie, en dépit de sa réduction à un état végétatif. Dans la suite de l’ouvrage de Chartier tel qu’il nous reste, le je-personnage ne sortira pas de cette situation. Pourtant, Entendement sera transformé par le mouvement de Nature, et l’arrivée des trois dames bienveillantes, tandis que l’activité même de l’Acteur témoigne de l’efficacité des propos de ces dernières.

  • 21 J.-Cl. Mühlethaler observe que Foi et Espérance emploient « les vertus didactiques du dialogue ». (...)

23Il est nécessaire de souligner les différences importantes qui séparent les deux parties de l’ouvrage de Chartier quant aux théories de la psychologie cognitive. Tandis que les figures menaçantes de Défiance, de Désespérance, et d’Indignation s’adressent au corps inerte du je-personnage, comme à la figure, également impuissante, d’Entendement, celles de Foi et d’Espérance parlent directement à celui-ci. D’ailleurs, les diatribes des figures maléfiques restent sans réponse, car ni le je-personnage ni Entendement ne sont en mesure d’évaluer leurs discours ou d’y répondre. Foi et Espérance s’adressent en revanche à Entendement d’une manière qui lui permet de leur retourner des questions, lesquelles suscitent d’autres explications, et servent à orienter la discussion qui s’ensuit21.

  • 22 M. Karnes a écrit au sujet de telles images que « imagination implies powers greater than itself t (...)
  • 23 Sur les incertitudes qu’offre l’imagination, voir A. J. Minnis, « Langland’s Ymaginatif and Late-M (...)
  • 24 « Essential but unreliable, imagination is thus figure and symptom of the miseria condicionis huma (...)

24Au surplus, les figures malveillantes s’imposent à l’imagination, tandis que celles qui disent la vérité apparaissent devant la mémoire, une distinction qui suggère à la fois le danger de l’imagination – une force redoutable, mais ambivalente – et la nécessité du travail de l’entendement et de la mémoire pour atteindre la vérité. Dans les diverses théories cognitives de la tradition philosophique, le rôle de l’imagination n’est pas fixe. Quoiqu’elle occupe toujours la place entre le sensus communis et la mémoire, et serve d’intermédiaire entre eux deux, ceux qui écrivent à son sujet ne s’accordent pas sur ses pouvoirs. L’imagination sert-elle uniquement à conserver les images des objets vus ? Conserve-t-elle également les intentiones ? Est-elle capable de recombiner les images pour en faire de nouvelles ? Agit-elle indépendamment des sens externes ? Et si oui, d’où viennent les images qu’elle présente et quel est leur statut ? Nous avons constaté que Mélancolie couvre la tête du je-personnage de manière à ce qu’il ne puisse ni voir, ni entendre. En outre, nous avons vu que les femmes maléfiques emploient certains des mêmes discours et exemples que l’Acteur, et que Chartier lui-même. Ainsi Défiance, Indignation et Désespérance sont le produit de l’imagination du je-personnage, malgré qu’elles échappent à son contrôle22. Elles offrent au je-personnage des possibilités de réalité, mais non pas des certitudes, et celui-ci risque de fonder son jugement sur des choses illusoires23. Aussi voyons-nous que Défiance, par exemple, évoque le futur du je-personnage sous les couleurs les plus sombres et comme s’il s’agissait d’un destin inéluctable : « n’y pourras vivre sans doubte » (p. 13, l. 44), « plaindras tousjours la ruine de ta nation » (p. 14, l. 76), « seras en servitude comme esclave » (p. 14, l. 80). Les trois figures maléfiques ne voient que le suicide pour mettre fin à la série de malheurs qui se dessinent à l’horizon de la vie du je-personnage. Ainsi, comme le dit Nicholas Watson, « nécessaire mais non pas fiable, l’imagination sert donc de figure et de symptôme de la miseria condicionis humanae, la misère d’être humain, à un niveau particulièrement profond24 ».

  • 25 Le Quadrilogue invectif, éd. F. Bouchet, Paris, Champion, 2011, p. 6.
  • 26 R. Di Lorenzo, « Imagination as the First Way to Contemplation in Richard of St. Victor’s Benjamin (...)

25Si le Livre de l’Espérance souligne la menace de l’imagination, il ne faut pas pour autant y voir une dénonciation de cette faculté en tant que telle. L’imagination est liée en revanche au statut d’écrivain de Chartier. La ressemblance même entre certains de ses écrits et les discours des trois femmes met en relief le lien entre ces figures et la production littéraire de Chartier. Ailleurs, le rôle de l’imagination est explicite. Au commencement du Quadrilogue invectif par exemple, l’Acteur nous dit que « [lui] vint en ymaginacion la douloureuse fortune et le piteux estat de la haulte seigneurie et glorieuse maison de France, qui entre destruction et ressource chancelle douloureusement soubz la main de Dieu25 ». En outre, l’imagination peut rendre l’esprit humain apte à contempler les choses divines, et peut permettre la conception d’idées abstraites ou universelles26. Thomas d’Aquin va encore plus loin en insistant sur la nécessité des perceptions des sens (ce qu’il appelle phantasmata) et de l’imagination pour le travail de l’intellect et la compréhension des choses abstraites ou universelles. L’imagination a besoin de la raison justement – représentée ici par la figure d’Entendement – pour être salutaire, et l’ouvrage de Chartier met en relief les dangers que représente une imagination déréglée pour l’équilibre psychologique et moral de la personne.

  • 27 « Experience – memories generalized and judged – gives rise to all knowledge, art, science, and et (...)

26Ce sont les figures de Foi, d’Espérance (et, on suppose, de Charité) qui apparaissent, comme nous l’avons vu, devant la mémoire, et qui représentent la révélation divine. La mémoire implique toujours un engagement de la raison, et par conséquent est capable de bien ordonner les expériences et les connaissances de l’individu pour construire à partir d’elles des discours profitables, véritables, salvateurs. Mary Carruthers a montré que la mémoire n’est pas simplement un lieu, mais un pouvoir actif, qui inscrit les images dans le cerveau, interprète et ordonne ces images pour qu’elles puissent servir de fondement sûr à l’expérience et au jugement, enfin fait appel aux expériences pertinentes afin de pouvoir parer à toute éventualité. « L’expérience », écrit-elle, « c’est-à-dire les souvenirs généralisés et interprétés, donne lieu à toute connaissance, tout art, toute science, et au jugement éthique27 ». Elle relie ainsi le passé, le présent, et le futur, non pas, pour ce dernier, sur le mode de la détermination, mais sur celui de la prudence.

27La mémoire ne fonctionne pas seule cependant. D’après Thomas d’Aquin, c’est à partir des images des choses sensibles conservées dans, et produites par, l’imagination que la mémoire peut établir une corrélation avec les idées abstraites ou universelles. Comme la connaissance se fait à partir des perceptions sensibles, et que la capacité de raisonner de manière abstraite ou universelle dépend d’une opération cognitive consistant à se remémorer, comparer et recombiner des choses aperçues pour en dégager des principes généraux, l’exemple facilite la compréhension d’un concept en s’inscrivant directement dans le cerveau et en fournissant un point de comparaison. Les exemples, parce que concrets, s’inscrivent plus aisément dans la mémoire que les discours théoriques ou abstraits, et nous permettent d’apprendre plus facilement. Comme l’exemple dépend du mouvement entre la pratique et la théorie ou, en termes philosophiques, entre le particulier et l’universel, il permet aussi la comparaison de soi avec l’autre : les cas particuliers, dit Entendement, « empraingnent fort au courage pour la proporcion et equalité que nos singuliers cas ont avecquez lez privees avantures dez aultres » (p. 134, l. 9-11). À la requête donc d’Entendement, qui loue l’utilité des exemples qu’il faut « gard[er] fermement en memoire » (p. 133, l. 6), Espérance allègue des cas d’individus qui ont conservé ou retrouvé leur espoir dans des circonstances terribles. Pour trouver ces exemples, elle puise dans l’Écriture sainte, l’histoire de l’Antiquité et de France, et même l’histoire contemporaine, terminant avec le roi Charles V.

28Il nous semble qu’Entendement, qui reprend lui aussi espoir, et sous les yeux même du lecteur, pourrait très bien se joindre à cette illustre compagnie. Le cas particulier du je-personnage, accompagné des captivantes figures allégoriques de Chartier et de l’histoire dramatique qui anime le tout, s’inscrira avec force et clarté dans la mémoire du lecteur. Les images allégoriques du Livre de l’Espérance agissent sur les sens internes du lecteur, son imagination et sa mémoire, façonnant son expérience afin qu’il devienne capable de faire face aux revers de la Fortune sans céder au désespoir.

29L’avant-dernier poème du Livre souligne le rapport entre la mémoire, le jugement, l’éthique, et l’écriture de la poésie et de l’histoire. D’après ce poème ce sont les textes, et surtout les fictions poétiques, qui offrent la possibilité de former le jugement et la conduite du lecteur. Le poème 15 proclame que « […] lez hystoires / Et poesiez fictoires, / Narratoires » ont le potentiel de « ramener en noz memoires » les cas notoires ainsi que les hauts faits, et ainsi servent à « noz sens ediffier » (p. 148, v. 8-10, 5, 7, nous soulignons). Les histoires et les poèmes agissent sur nos sens internes, l’imagination et la mémoire, en y inscrivant de bonnes images, des images utiles avec la capacité de nous illuminer. La connaissance et la compréhension des expériences des autres (« aultruy faitz », p. 149, v. 25) nous permettent de « […] clarifier, / Monstrer, exemplifier, / et trier, / Noz presens cas […] » (p. 149, v. 25-28). Cette série d’actions met en évidence les processus d’évaluation et de comparaison qui constituent le fondement de la connaissance et du jugement moral. En outre, il relève de l’obligation des « clercs », comme l’Acteur, comme Alain Chartier, d’étudier les exemples du passé et de les « versifier » pour le public, produisant de cette manière des textes utiles, et même salvateurs, qui font clairement voir aux lecteurs leurs « presens cas ».

30Les figures et les lieux du paysage intérieur que dépeint Chartier dans le Livre de l’Espérance nous permettent de voir la compréhension et la diffusion de la pensée philosophique sur l’épistémologie à la fin du Moyen Âge, notamment les rôles respectifs de la raison, de l’imagination et de la mémoire. Nous apercevons pourtant, presque malgré le travail de l’Acteur, tout ce qui échappe au pouvoir de l’intellect. Quoique nous n’ayons pas insisté sur ce point, il est important de reconnaître que c’est l’arrivée inopinée de Mélancolie qui déclenche la crise du je-personnage, et que, en dépit de l’efficacité de l’action de Nature au niveau de l’intrigue, il est beaucoup plus difficile pour un être humain dans la vie réelle d’échapper à l’influence néfaste de cette émotion. En outre, toutes les figures allégoriques qui apparaissent devant le je-personnage représentent les dispositions de l’âme. Comment les émotions influent-elles sur les processus cognitifs ? Jusqu’à quel point l’être humain est-il capable de diriger les mouvements et les activités de ses sens intérieurs ?

31Nous soutenons que l’ouvrage de Chartier représente une tentative au moins de montrer au lecteur comment il peut maîtriser ses émotions et son imagination. Les images allégoriques de Chartier, aussi bien que les miniatures qui accompagnent certains manuscrits du Livre de l’Espérance, s’inscrivent avec force et clarté dans la mémoire du lecteur afin que l’expérience du je-personnage puisse constituer un cas exemplaire pour le lecteur. La transformation de l’expérience personnelle en œuvre d’art universalise le particulier de manière à le rendre apte à former l’entendement du lecteur. Si d’une part l’allégorie du Livre de l’Espérance permet à Chartier d’examiner la psychologie de l’être humain et d’agir sur l’imagination, la mémoire, et l’entendement de son lecteur, d’autre part son ouvrage fournit un point de repère au lecteur vulnérable qui se trouverait, comme le je-personnage, chancelant au bord du désespoir.

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Notes

1 C. Serchuk, « The Illuminated Manuscripts of the Works of Alain Chartier », Alain Chartier c. 1385-1430 : Father of French Eloquence, éd. D. Delogu, J. McRae et E. Cayley, Leiden, Brill, 2015, p. 98-137.

2 Voir par exemple G. M. Cropp, « Boethius and the Consolatio philosophiae in XIVth and XVth Century French Writing », Essays in French Literature, 42, 2005, p. 27-43 ; S. Huot, « Re-fashioning Boethius : Prose and Poetry in Chartier’s Livre de l’Esperance », Medium Ævum, 76, 2, 2007, p. 268-284 ; D. Kelly, « Boethius as Model for Rewriting Sources in Alan Chartier’s Livre de l’Esperance », Chartier in Europe, éd. E. Cayley et A. Kinch, Cambridge, Brewer, 2008, p. 15-30.

3 T. Van Hemelryck, « Le modèle du prosimètre chez Alain Chartier : texte et codex », Le prosimètre à la Renaissance, Paris, Éditions Rue d’Ulm (Cahiers V. L. Saulnier, 22), 2005, p. 9-19.

4 Ou peut-être à Christine de Pizan, dont Chartier connaissait bien les ouvrages.

5 D’après M. Carruthers, l’image de la silva peut désigner la mémoire désordonnée. Voir The Book of Memory. A Study of Memory in Medieval Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2008 (1re éd., 1990); trad. française: Paris, Imago, 2002.

6 Voir par exemple E. R. Harvey, The Inward Wits. Psychological Theory in the Middle Ages and the Renaissance, London, Warburg Institute, 1975 ; A. Kenny, A New History of Western Philosophy, vol. 2, Medieval Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2005.

7 A. Strubel, « Le Songe du viel pelerin et les transformations de l’allégorie au xive siècle », Perspectives médiévales, 6, 1980, p. 54-74, ici p. 69. De manière similaire, H. R. Jauss constate que pour fonctionner allégoriquement, les figures doivent être privées de leur individualité. Voir « La Transformation de la forme allégorique entre 1180 et 1240 : d’Alain de Lille à Guillaume de Lorris », L’humanisme médiéval dans les littératures romanes du xiie au xive siècle, Paris, Klincksieck, 1964, p. 107-146.

8 Voir par exemple le chapitre 7, « Songes et apparitions », de l’ouvrage de P.-Y. Badel, Le Roman de la Rose au xive siècle. Étude de la réception de l’œuvre, Genève, Droz, 1980, où il montre qu’il y a toujours une tension entre l’universalité de l’enseignement qui est offert par le songe et la singularité de l’expérience du je-narrateur qui l’éprouve et le consigne par écrit. M. Zink, M. Miner et K. Brownlee, « The Allegorical Poem as Interior Memoir », Yale French Studies, 70, 1986, p. 100-126, ici p. 119, ont écrit que « [a]llegory, which aspires to convey a general truth, attempts at the same time to be, in its particular expression, the product of the narrator’s state of consciousness. » Voir aussi l’introduction de V. Minet-Mahy à son ouvrage Esthétique et pouvoir de l’œuvre allégorique à l’époque de Charles VI. Imaginaires et discours, Paris, Champion, 2005.

9 « Pour Chartier, l’écriture allégorique est un instrument d’investigation du moi. » Cf. J.-Cl. Mühlethaler, « Le “rooil de oubliance” : Écriture de l’oubli et écriture de la mémoire dans Le Livre de l’Espérance d’Alain Chartier », Études de Lettres, 1-2, 276, 2007, p. 203-222, ici p. 207.

10 Alain Chartier, Le Livre de l’Espérance, éd. F. Rouy, Paris, Champion, 1989.

11 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1965-1970, v. 45 ; Guillaume de Machaut, La Fontaine amoureuse, éd. J. Cerquiglini-Toulet, Paris, Stock Moyen Âge, 1993, v. 1569-1570 ; Christine de Pizan, Le Chemin de longue étude, éd. A. Tarnowski, Paris, LGF (Lettres gothiques), 2000, v. 458.

12 Voir Harvey, The Inward Wits; M. Camille, « Before the Gaze. The Internal Senses and Late Medieval Practices of Seeing », Visuality Before and Beyond the Renaissance, éd. R. Nelson, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 197-223.

13 Sur l’imagination, voir M. Karnes, « Marvels in the Medieval Imagination », Speculum, 90, 2, 2015, p. 327-365; A. J. Minnis, « Medieval Imagination and Memory », The Cambridge History of Literary Criticism, vol. 2 : The Middle Ages, éd. A. J. Minnis et I. Johnson, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 239-274; N. Watson, « The Phantasmal Past: Time, History, and the Recombinative Imagination », Studies in the Age of Chaucer : The Yearbook of the New Chaucer Society, 32, 2010, p. 1-37.

14 Voir Carruthers, The Book of Memory.

15 En ce qui concerne les théories de la vision au Moyen Âge, voir D. Lindberg, Theories of Vision from Al-Kindi to Kepler, Chicago, University of Chicago Press, 1976 ; sur la cognition, voir K. Tachau, Vision and Certitude in the Age of Ockham. Optics, Epistemology and the Foundations of Semantics, 1250-1345, Leiden, Brill, 1988.

16 Augustin souligne la nature volontaire de la vision intérieure comme extérieure, qui sont toutes les deux des opérations de la volonté. Pourtant, quand on dort, ou sous l’influence de la frénésie, les images peuvent s’imposer à la vue intérieure. Voir Kenny, A New History of Western Philosophy.

17 Par exemple dans le Curial ; dans son introduction F. Rouy remarque que le Livre de l’Espérance fut souvent confondu avec le Curial.

18 Quoique cette distinction n’apparaisse pas au niveau anatomique, ainsi que Galien l’avait remarqué. R. Harvey décrit les efforts de la tradition médicale pour expliquer physiologiquement la capacité rationnelle de l’être humain.

19 Voir Harvey, The Inward Wits, p. 37-38.

20 On peut le supposer en tout cas. L’ouvrage demeurant inachevé, seuls les discours de Foi et une partie de celui d’Espérance nous restent.

21 J.-Cl. Mühlethaler observe que Foi et Espérance emploient « les vertus didactiques du dialogue ». Voir « Le “rooil de oubliance” », p. 210.

22 M. Karnes a écrit au sujet de telles images que « imagination implies powers greater than itself through images that overperform themselves. They overperform themselves in the sense that they act like, and on, bodies, even though they are not bodies themselves ». Voir « Marvels in the Medieval Imagination », p. 329.

23 Sur les incertitudes qu’offre l’imagination, voir A. J. Minnis, « Langland’s Ymaginatif and Late-Medieval Theories of Imagination », Comparative Criticism, 3, 1981, p. 71-103.

24 « Essential but unreliable, imagination is thus figure and symptom of the miseria condicionis humanae, the wretchedness of being human, at an especially deep level. » Cf. Watson, « The Phantasmal Past », p. 11.

25 Le Quadrilogue invectif, éd. F. Bouchet, Paris, Champion, 2011, p. 6.

26 R. Di Lorenzo, « Imagination as the First Way to Contemplation in Richard of St. Victor’s Benjamin Minor », Medievalia et Humanistica: Studies in Medieval and Renaissance Culture, 11, 1982, p. 77-98.

27 « Experience – memories generalized and judged – gives rise to all knowledge, art, science, and ethical judgment. » Cf. Carruthers, The Book of Memory, p. 86.

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Pour citer cet article

Référence papier

Daisy Delogu, « Allégorie et subjectivité dans le Livre de l’Espérance »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 33 | 2017, 171-187.

Référence électronique

Daisy Delogu, « Allégorie et subjectivité dans le Livre de l’Espérance »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 33 | 2017, mis en ligne le 16 août 2020, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14743 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14743

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Auteur

Daisy Delogu

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