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Avoir le diable comme professeur

La pratique de la magie noire au prisme du Roman de Buscalus
Marjorie Mourey
p. 379-396

Résumés

En narrant comment un diable enseigne la magie à un jeune noble dans une grotte située à Tolède, le Roman de Buscalus reprend un topos dont les origines remontent à l’école de traducteurs de Tolède et à la légende de la grotte d’Hercule. La trajectoire du personnage initié aboutit dans la suite du récit à une mort affreuse qui avait vraisemblablement valeur de mise en garde pour les lecteurs. L’auteur anonyme, en homme du xve siècle, réprouvait au plus haut point la pratique de la magie noire.

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Texte intégral

  • 1 L’édition critique de la première partie du roman est en cours de réalisation dans le cadre de ma t (...)
  • 2 Le Roman de Buscalus commence à gagner en notoriété grâce aux travaux récents de Rebecca Dixon, « P (...)
  • 3 Pour une discussion sur les sources du Roman de Buscalus, on consultera l’excellent article de G. S (...)
  • 4 L’inventaire de bibliothèque réalisé à la mort de Philippe le Bon en 1468 constitue le terminus ant (...)
  • 5 A. Naber, « Les manuscrits d’un bibliophile bourguignon du xve siècle. Jean de Wavrin », Revue du N (...)
  • 6 P. Schandel, « Le Maître de Wavrin », Miniatures flamandes. 1404-1482, éd. B. Bousmanne et T. Delco (...)
  • 7 Le nom du copiste est également inconnu. Celui de Jean d’Ardenay, avancé avec réserve par Carolina (...)

1Un professeur – qui se révèle être un diable le plus souvent, parfois un sorcier – un étudiant et une grotte située à Tolède, tels sont les éléments d’un topos que l’on rencontre fréquemment dans la littérature et les chroniques médiévales. Une version particulièrement développée en est donnée par le Roman de Buscalus. Comme l’œuvre est peu connue et le texte encore inédit1, il n’est pas inutile de faire le point sur ce que l’on sait du milieu et des circonstances de sa composition2. Le Roman de Buscalus mêle des aventures fictives à une trame historique, parfois pseudo-historique, tirée de chroniques latines et françaises3. Il a été écrit pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon, vraisemblablement après 1454 et en tout cas avant 14684. La première partie de l’œuvre est conservée dans le manuscrit unique de Paris, BNF, fr. 9343, qui peut être rapproché de la production d’un atelier de Lille, ville où la confection de manuscrits était intense au xve siècle. Cet atelier est dit du Maître de Wavrin, d’après le surnom de l’enlumineur qui y œuvrait. D’autres noms peuvent également y être rattachés, tels celui du scribe Jean d’Ardenay et celui du seigneur bibliophile Jean de Wavrin, dont le rôle exact est encore débattu. Ainsi Antoinette Naber laisse la question ouverte sur les liens qui l’unissaient à l’atelier5, tandis que Pascal Schandel fait de lui « l’animateur de ce foyer littéraire et peut-être même l’auteur de certains […] titres6 ». En ce qui concerne le Roman de Buscalus, s’il est possible d’affirmer que les enluminures qui ornent les pages du manuscrit sont du Maître de Wavrin, l’identité de l’auteur reste inconnue7. Un auteur anonyme n’est toutefois pas nécessairement un auteur dont on ne peut rien savoir. Il est parfois possible d’obtenir des informations sur lui en analysant le contenu du récit qu’il offre au public.

2Tel est précisément ce que je me propose de faire pour l’auteur de Buscalus en me concentrant sur le topos de l’enseignement diabolique tolédan. Je commencerai par le traiter sous son aspect historique, car un fondement historique et mythologique en explique la récurrence dans la littérature médiévale. J’envisagerai ensuite les parallèles offerts entre la version du Roman de Buscalus et celles de Renart magicien et de Wistasse le Moine, qui sont les deux premières œuvres de la littérature vernaculaire à développer le topos de manière substantielle. La trajectoire du personnage initié sera examinée sous l’angle des conséquences déterminantes qu’aura pour lui l’enseignement occulte. De fait, ces observations ambitionnent de déduire l’opinion de l’auteur anonyme sur la magie. Celle-ci constitue un thème central du Roman de Buscalus. Nombreux sont les épisodes qui la font intervenir sous l’une ou l’autre forme. La forte présence de la magie et plus globalement du surnaturel singularise d’ailleurs l’œuvre parmi le réseau de textes liés à l’atelier du Maître de Wavrin. De nombreuses caractéristiques les rapprochent, telles que le goût pour la description de batailles et de combats ; cependant les autres œuvres accordent au surnaturel une place inexistante ou à tout le moins restreinte. Seul le Roman d’Olivier de Castille et d’Artus d’Algarbe le fait quelquefois intervenir. Analyser l’une des facettes du traitement de la magie dans Buscalus permettra ainsi de mieux comprendre le texte dans ce qu’il présente de spécifique. Mais en préambule, commençons par situer le passage de l’enseignement diabolique dans l’œuvre foisonnante qu’est le Roman de Buscalus.

Les liens entre la ville de tolède et la magie

3Le roman narre l’histoire légendaire de Tournai, ville située dans l’actuelle Belgique. Les Romains la détruisent à plusieurs reprises, mais elle est à chaque fois réédifiée grâce à l’opiniâtreté des Tournaisiens, menés par leur chef Buscalus. Alors que la ville a été reconstruite une première fois et que les relations entre les deux camps s’enveniment à nouveau, des négociations ont lieu. Les Tournaisiens obtiennent la paix, mais au prix du bannissement de Buscalus. Ses pérégrinations le mènent jusqu’en Espagne, à Tolède, où il sauve des griffes d’un sinistre personnage une jeune fille qu’il épouse. Le couple a deux fils, Hostus et Grimon, et une fille, Ypolite.

  • 8 Le texte du passage est donné en annexe. Il correspond aux paragraphes 57 et 58 du roman selon la n (...)

4Le passage concernant l’école de magie de Tolède prend place sur ces entrefaites, aux fol. 39r à 40v du manuscrit BNF, fr. 93438, dans lesquels un démon déguisé en maître d’école vient frapper aux portes des familles nobles de la ville pour offrir ses services. Il propose d’enseigner les sept arts libéraux à treize enfants au maximum. Buscalus lui confie son fils aîné Hostus. L’enseignant emmène ensuite ses élèves dans un vieux bâtiment sous lequel se trouve une grotte très profonde où il leur dispense son savoir. Il leur apprend en particulier la magie. Les enfants et leur maître restent soixante jours sans remonter à la surface, si bien que Buscalus décide d’aller voir ce que devient son fils. Il descend jusqu’au fond de la grotte, qui baigne dans une grande clarté. Lorsqu’il s’adresse à l’assemblée, personne ne lui répond. Il comprend alors que le maître est un « deable ou enchanteur » (58, 17) et sort son épée en menaçant de tuer tout le monde. Comme les enfants se lèvent, il les pousse à monter vers la sortie. Le démon tente de retenir le dernier en guise de salaire pour son enseignement, mais Buscalus n’entend pas le laisser faire. Le chevalier frappe le diable de son épée. Ce dernier lance en représailles un souffle nauséabond qui empuantit tout la caverne, avant de disparaître. Buscalus et les treize enfants rejoignent ensuite sains et saufs la surface.

  • 9 S. M. Waxman, « Chapters on Magic in Spanish Literature », Revue hispanique, 93, 1916, p. 325-463, (...)
  • 10 S. Roblin-Dubin, « L’école de magie de Tolède : histoire et légende », Histoire et littérature au M (...)
  • 11 Selon les sources arabes, la collection d’Al-Hakam ii aurait compté 400’000 livres, mais ce nombre (...)
  • 12 L’« école de traducteurs de Tolède » a pu par le passé être perçue comme une véritable institution (...)

5La localisation de l’épisode est porteuse de sens. En effet, l’enseignement occulte prend place à Tolède, ce qui est tout sauf un hasard. Au Moyen Âge, la ville était intimement liée à la magie dans les mentalités, au point que les termes de scientia ou ars toletana en latin et d’ars de Tolete en langue d’oïl étaient fréquemment utilisés comme des synonymes de « magie9 ». Le lien entre Tolède et la magie s’explique historiquement. Après sa reconquête par Alfonse vi en 1085, la ville devint un centre où se mêlaient les savoirs chrétien, arabe et juif10. Des savants des trois grandes religions monothéistes y travaillaient ensemble, et de nombreux étudiants européens s’y rendaient, attirés par la ville et sa bibliothèque. En effet, celle-ci contenait les restes de la gigantesque collection du calife Al-Hakam ii11. On pouvait étudier à Tolède non seulement des œuvres souvent difficiles d’accès des cultures grecque et juive, mais aussi des ouvrages écrits par des savants et des philosophes arabes. Pour ce faire, lire l’arabe n’était pas indispensable, grâce au grand mouvement de traduction qui avait pris place à partir des années 1120. Une école de traducteurs12 menée par Jean de Séville puis Gérard de Crémone s’était en effet attachée à transcrire les œuvres arabes en latin, d’abord de manière aléatoire au rythme des découvertes, puis de manière plus structurée avec en particulier les œuvres des grands philosophes Avicenne, Alfarabi et Algazel.

  • 13 S. Hutin, Les Alchimistes au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1995, p. 163.
  • 14 Le traité de magie est édité dans L’Almandal et l’Almadel latins au Moyen Âge. Introduction et édit (...)

6Mais comment donc une école de traducteurs attestée historiquement a-t-elle pu donner naissance à une école de magie dans l’imaginaire collectif ? Le glissement peut premièrement s’opérer par le biais des sept arts libéraux. Bien entendu, l’étude des arts libéraux était un but tout à fait avouable et honorable puisqu’ils constituaient le programme des écoles monastiques et des universités. Le démon déguisé en maître d’école de Buscalus annonce d’ailleurs à la ronde son intention d’enseigner « tous les sept ars liberaulx » (57, 8). Mais parmi eux se trouve l’astronomie, dont la position ambiguë entre science et magie pouvait prêter à confusion. Quant à l’alchimie, sujet de nombreux ouvrages traduits à Tolède, elle penchait plus clairement encore du côté du surnaturel. Même si elle pouvait être considérée comme une science dont la finalité était de retrouver les secrets de la nature, elle se situait en marge du savoir officiel13. Son caractère occulte la rendait suspecte. Et au niveau pratique, ses buts principaux étaient la quête de la pierre philosophale et de l’élixir d’immortalité. On dénombre même des ouvrages de magie à proprement parler parmi les traductions tolédanes. C’est le cas notamment de l’Almandal, traduit de l’arabe avant 120014. Le traité explique comment construire une figura almandal, un autel à placer au centre de rituels offrant au magicien la capacité de faire obéir les djinns et les shayātīn, assimilés aux démons du christianisme. Ceux-ci peuvent alors être contraints à effectuer différentes tâches comme celle de faire naître des sentiments amoureux ou de susciter la discorde. On s’est donc bien occupé de magie à Tolède au Moyen Âge, et si les diables déguisés en maîtres d’école relèvent de la fiction, il est par contre attesté que les savants et les étudiants ont pu y consulter des ouvrages traitant de magie.

  • 15 Le Roman de Renart, éd. A. Strubel, avec la collaboration de R. Bellon, D. Boutet et S. Lefèvre, Pa (...)
  • 16 Le Roman d’Eustache le Moine, éd. A. J. Holden et J. Monfrin, Louvain/Paris/Dudley, Peeters, 2005, (...)
  • 17 Maugis d’Aigremont. Chanson de geste, éd. Ph. Vernay, Berne, Francke, 1980, p. 145.

7Un autre élément de localisation est indiqué dans le Roman de Buscalus. L’école se tient dans une « cave grande et parfonde a merveilles » (58, 3). Il faut descendre plus de cinq cents marches pour atteindre le fond. Or on rencontre déjà une grotte dans les deux premières œuvres en langue vernaculaire qui décrivent un enseignement magique prenant place à Tolède. La première est la branche xxiv du Roman de Renart, Renart magicien, écrite durant la première moitié du xiiie siècle. Le goupil réside chez un enchanteur dont il suit les cours. Il le surprend une nuit « en une voute desouz terre15 » (v. 1333) en train de parler avec une statue creuse en forme de tête qui lui révèle ses secrets magiques. La deuxième œuvre est Wistasse le Moine, qui a été composée vraisemblablement entre 1227 et 1240. Wistasse passe un hiver et un été à Tolède à étudier les sortilèges « aval sous terre en un abisme16 » (v. 13). La cavité souterraine est en effet l’emplacement privilégié de l’école de magie de Tolède, comme en témoigne encore Maugis d’Aigremont, où le lien entre les différents éléments du topos apparaît en filigrane. Un livre « de grant pris », et même « merveilloz » selon une partie de la tradition manuscrite, est retrouvé « soz terre en.i. celier voltis17 » (v. 1808 et 1807) par des sages tolédans. La chanson de geste suggère l’existence d’une étude à l’endroit de la découverte sans pour autant l’énoncer explicitement. Et même si c’est à Rocheflor, au château sicilien de la fée Oriande, que le personnage de Baudris devient le maître du jeune Maugis, c’est bien à Tolède qu’il a acquis le savoir qu’il transmet à son élève.

  • 18 F. Delpech, « L’écolier diabolique : aspects ibériques d’un mythe européen », L’Université en Espag (...)

8S’il semble naturel de vouloir placer le lieu d’une initiation démoniaque sous terre, au plus près de l’enfer, l’insistance des textes s’explique également par l’existence d’une légende préexistante liant la fondation de la ville de Tolède à Hercule et à une grotte. Les versions de la légende sont nombreuses et sa genèse complexe parce qu’elle résulte d’un mélange de traditions. À l’origine se trouvent des mythes païens relatifs aux périples d’Hercule dans la péninsule ibérique ainsi qu’à ses activités de héros fondateur. Ils ont été repris par les Arabes, qui les ont modifiés en les refondant avec des récits orientaux. On peut en outre constater l’influence d’une légende wisigothique visant à expliquer la chute de la royauté chrétienne face aux envahisseurs musulmans18. Cette légende raconte, avec des variations plus ou moins importantes selon les sources, le funeste destin de Rodrigue, le dernier roi chrétien à avoir régné sur l’Espagne avant sa conquête par les Arabes au viiie siècle. Il aurait existé dans le royaume un palais fermé par de nombreux cadenas. Poussé par la curiosité et l’appât du gain, Rodrigue en aurait forcé l’entrée malgré les tentatives des prêtres pour l’en dissuader. Le monarque aurait trouvé à l’intérieur des représentations peintes de guerriers arabes avec une inscription prophétisant que, une fois le palais ouvert, des personnes semblables à celles représentées sur les peintures envahiraient le pays.

  • 19 F. Ruiz de la Puerta, La cueva de Hércules y el Palacio encantado de Toledo, Madrid, Nacional, 1977 (...)

9C’est dans des chroniques et des textes à visée historique largement postérieurs que l’on peut constater le résultat de l’entrelacement des fils de la tradition. Comme l’explique Fernando Ruiz de la Puerta, deux versions principales de la légende se dégagent19. La première se rencontre notamment dans l’Histoire de Tolède de Pedro de Alcocer, publiée en 1554. Elle raconte comment un magicien grec nommé Ferecio serait tombé sur une grotte dans laquelle vivait un dragon. Il serait resté dans cette grotte, qu’il aurait dédiée à Hercule, et après avoir domestiqué le dragon, il aurait enseigné la magie à la population venant s’établir dans les environs. Tolède aurait ainsi été fondée et peuplée à cause de la renommée de l’enseignement de Ferecio. La deuxième version de la légende est contée entre autres par Pedro de Rojas, qui en 1654 a aussi publié une Histoire de Tolède. Tubal, le fondateur de Tolède, aurait bâti la grotte. Plus tard, alors qu’il régnait sur l’Espagne, Hercule l’aurait réédifiée et agrandie. Il y aurait ensuite enseigné la magie.

  • 20 Ruiz de la Puerta, La cueva de Hércules, p. 111.
  • 21 Le site « leyendasdetoledo.com » indique dans sa rubrique « Toledo secreto y misterioso » que la gr (...)

10Pour dissemblables qu’elles soient, toutes les versions de la légende lient Hercule à une grotte située à Tolède. Il n’est donc pas surprenant que les auteurs et les chroniqueurs aient cherché à localiser cette « grotte d’Hercule », à donner aux récits qu’ils rapportaient un ancrage physique. Ils l’ont pour la plupart identifiée avec le souterrain de l’église de San Ginés20, située en plein cœur de Tolède. Cette identification a perduré au fil des siècles. L’église a aujourd’hui disparu, mais le souterrain existe toujours. Et tandis que les scientifiques modernes hésitent sur sa fonction originelle – crypte, citerne ou égout romain notamment – des guides touristiques proposent aux touristes amateurs d’insolite et de mystères des visites de la « grotte d’Hercule21 ».

  • 22 À partir du xvie siècle, Salamanque devient une rivale pour Tolède. Le fait que des livres arabes y (...)

11Le lien si fort qui s’est créé entre Tolède et l’enseignement de la magie s’explique donc par la conjonction de deux éléments. Il y a d’une part l’école de traducteurs qui, pour avoir traduit des ouvrages occultes, se transforme dans l’imaginaire collectif en école de magie, et d’autre part la légende de la grotte d’Hercule, dont les versions s’accordent pour dire qu’elle a été le lieu d’un enseignement à caractère surnaturel22.

Les conséquences d’une initiation à la magie noire

  • 23 Entrée « necromantia » du Französisches etymologisches Wörterbuch, VII, p. 79b-80b, consultable sur (...)
  • 24 Le terme médiéval de « nigromancie » est utilisé de préférence à celui de « nécromancie » dans la p (...)
  • 25 Les deux épisodes prennent place aux chapitres xxv et xxvii.

12Le Roman de Buscalus ne nous donne pas à voir l’enseignement prodigué par le démon. Le lecteur pénètre dans l’enceinte de l’école uniquement par le regard de Buscalus, qui met fin à la leçon à peine arrivé. Le texte définit toutefois de manière générique la nature de l’enseignement. Les enfants apprennent « pluiseurs sciences, par especial en art magique » (58, 4-5). Et plus loin dans le récit, il est dit qu’Hostus invoque un démon pour l’interroger sur l’avenir « par art de nigromancie » (fol. 71r). Hostus a donc appris la nigromancie. Rappelons que le grec necromanteia, dont le mot est issu, désigne la divination par les morts, et qu’il a subi durant le Moyen Âge l’influence du latin niger, « noir23 ». La nigromancie peut ainsi avoir un sens restreint hérité de son étymon grec, celui de « divination effectuée en invoquant les morts ou les démons », mais aussi prendre le sens plus large de « magie noire24 ». Dans le Roman de Buscalus, Hostus invoque à plusieurs reprises des démons pour connaître l’avenir. Soit le diable invoqué entre dans une statue et une fois à l’intérieur répond aux questions qui lui sont posées, soit il se montre sans détour. C’est le cas au chapitre xxxv, où le fils de Buscalus monte sur une tour, installe un enclos et se met à lire dans un grimoire. Un démon répond à l’invocation et apparaît sous la forme d’un âne en train de braire. C’est le cas aussi au chapitre xli où, devenu adulte, Hostus souhaite savoir comment il mourra. Il monte au sommet d’une tour, puis jette un sort en prononçant une invocation. Un démon apparaît et répond à sa question. Le texte ne donne pas d’information sur son apparence, mais le Maître de Wavrin nous donne à voir l’épisode dans la miniature qui précède immédiatement le chapitre. Il représente la créature avec des oreilles pointues, des ailes de chauve-souris et une longue queue. Hostus met également en œuvre la nigromancie au sens large du terme. En danger de mort, il endort ses geôliers, puis change la couleur de son visage. Il ouvre ensuite des serrures en jetant un sort pour s’emparer de richesses, ce qui lui vaut d’être pourchassé. Il fait alors apparaître une rivière et survenir un terrible orage pour distancer ses poursuivants. Dans un autre épisode, Hostus aide son père à se venger du roi de Hongrie. Après que Buscalus a tranché la tête de ce dernier en plein conseil, son fils lance à la ronde un sort d’endormissement qui leur permet de repartir sans être inquiétés25.

13Hostus est donc capable de pratiquer la magie sous différentes formes grâce à l’enseignement démoniaque qu’il a reçu dans la grotte de Tolède. Cela le différencie des autres personnages du roman et cela aura pour lui des répercussions. D’un côté, la maîtrise des arts magiques est profitable à Hostus. Elle lui permet de se sortir des situations périlleuses et lui offre aussi la connaissance et la sagesse. Son initiation lui permet de bénéficier d’un statut à part. Ainsi il est dit d’un diable hantant une statue qu’il répond à tous ceux qui viennent l’interroger, mais que « a Hostus sur tous il respondi ung jour » (fol. 71r). C’est à Hostus qu’il révèle la future destruction de la ville de Tournai. Ce savoir supérieur lui apporte la reconnaissance. Hostus donne à un moment l’interprétation d’un songe qu’il a fait. Devant un large public, il prédit notamment les destructions successives de Tournai et la venue du Christ. Et aucun prêtre n’ose remettre en cause ses paroles parce que « ilz le tenoient sage, vaillant et le plus grant clerc du monde » (fol. 112r). Grâce à l’aide des puissances surnaturelles, le savoir d’Hostus surpasse celui des autres hommes et sa supériorité est reconnue.

14L’initiation démoniaque va toutefois se révéler à double tranchant puisqu’elle va le conduire à passer plus d’un an en prison. Buscalus est extrêmement mécontent de l’insistance avec laquelle son fils lui déconseille de faire la guerre aux Romains sous peine de voir Tournai détruite. Il brise de ses mains la statue en forme de cheval qu’Hostus a interrogée et emprisonne celui-ci dans une tour. Le dommage n’est pas irréversible, car Buscalus finit par libérer son fils, mais des conséquences plus lourdes surviennent plus loin dans le récit. À cause de son lien avec les puissances infernales, le magicien perdra la vie. Le démon invoqué par Hostus pour savoir comment il mourra est en colère d’avoir été dérangé. Il lui répond de la sorte :

Roix, garde bien le chastel ou ton corps morra et, se bien ne le gardes, soyes asseur qu’il y entrera telle eaue tant orde et puant que toy premierement et ton corps elle noyera. Et se bien tu le gardes, saches pour verité que tu vivras long temps. (fol. 126v)

15Il s’agit d’une métaphore dans laquelle le château est le corps d’Hostus et l’eau qui y entre un poison qui lui sera administré. Le texte le précise très clairement dans les lignes qui suivent. Mais Hostus ne comprend pas que le démon a parlé par énigme. Il croit à tort qu’il peut éviter le danger en faisant nettoyer son palais et combler ses douves.

  • 26 Le Maître de Wavrin illustre également cet épisode, ce qui souligne son importance dans le récit.

16Un matin, après avoir passé une nuit agitée à cause d’une vision, il part chasser un sanglier. Après une longue poursuite durant laquelle il distance sa suite, il rattrape sa proie et la tue. Il est ensuite attaqué par deux ours et un léopard. Hostus sort vainqueur des combats, mais sous l’emprise d’une soif si terrible qu’elle risque de lui être fatale. Survient alors Landonnas, un chevalier qui lui veut du mal en secret. Il offre de lui rapporter à boire, mais, avec ses complices, il fait infuser un scorpion et un crapaud dans un baril avant de le rapporter à son seigneur. Il feint de regretter de ne pas avoir trouvé d’eau plus pure et, par ruse, lui déconseille de boire, néanmoins Hostus a tellement soif qu’il vide le récipient presque jusqu’à la dernière goutte, ce qui cause sa perte26.

17La mort d’Hostus est la plus effroyable de toutes celles contées dans le récit. Le texte s’attarde sur la nuit d’agonie durant laquelle « le roy commencha a enfler, et luy faisoit le cuer tant mal, quant ilz se departirent, que a grant paine on le peult mettre sur son destrier » (fol. 130v). Quand ses amis le retrouvent le lendemain, la couleur de son visage est « gaune et morte » (fol. 130v). Il leur fait ses adieux, puis « le cuer luy creva ou ventre pour le fort venin qui y estoit. Si s’estendi et rendi ame » (fol. 131r). Les mots utilisés sont propres à frapper l’imagination. Son cuer, autrement dit son estomac, éclate, puis la victime se raidit dans les affres de l’agonie. Telle est ici la signification du verbe s’estendre. En définitive, Hostus se fait berner par le démon, ce qui lui vaut de mourir dans d’atroces souffrances. Tout le savoir et les avantages qu’il a tirés du monde surnaturel finissent par se retourner contre lui. Le magicien ne maîtrise pas le monde démoniaque ; il est à la merci du diable. L’auteur anonyme du Roman de Buscalus traite le surnaturel avec ambivalence. D’un côté, il raconte avec délectation et pittoresque comment les pouvoirs magiques d’Hostus lui permettent de se sortir des situations les plus délicates, tandis que de l’autre, il met en garde contre les conséquences désastreuses du commerce avec les démons avec un exemple frappant.

  • 27 Il est vrai que Buscalus entre volontairement en contact avec son frère décédé au chapitre xxiv, ma (...)

18La tonalité critique dans le traitement du personnage d’Hostus apparaît plus clairement lorsque l’on observe la manière dont est dépeint le comportement de Buscalus. Légitime héritier de la souveraineté sur Tournai, il se révèle un guerrier hors pair dans les combats qui l’opposent aux Romains. Il vainc des créatures redoutables telles qu’un griffon et un géant et se montre de surcroît courtois, loyal et sage. La mise en scène de toutes ces qualités désigne incontestablement le grand sénateur de Tournai comme le héros de la première partie du roman, et l’on peut difficilement imaginer l’auteur lui faisant adopter un comportement qu’il jugerait répréhensible. Or Buscalus se montre toujours très méfiant vis-à-vis des démons. Dans l’extrait tolédan, il attaque immédiatement le maître d’école lorsqu’il comprend qu’il est un diable ou à tout le moins un enchanteur. Plus loin dans le roman, Hostus révèle à son père que Tournai sera détruite s’il commence une guerre contre les Romains. Buscalus refuse de déterminer ses actes en fonction de prophéties obtenues en interrogeant les démons. Il va même jusqu’à emprisonner son fils et détruire à coups de marteau la statue en forme de cheval qui a abrité le démon en « disant que en fantosmes ne en devins on ne devoit croire » (fol. 71r). On peut déduire du comportement de Buscalus que, pour l’auteur anonyme, il faut non seulement éviter d’écouter les paroles des démons, mais également couper les liens qui les relient aux hommes27.

  • 28 La compétition entre les créatures de Renart et les concurrents du roi Noble prend place aux v. 170 (...)

19La réticence qui affleure dans le Roman de Buscalus contraste avec le traitement insouciant du sujet dans Renart magicien et Wistasse le Moine. Dans le Roman de Renart, les compétences magiques que le goupil a apprises du nigromancien lui permettent de faire apparaître une fiancée pour le roi Noble ainsi que sa suite de monstres crachant du feu. Des jeux d’acrobatie et d’adresse sont ensuite organisés. La mise en œuvre de la nigromancie se fait dans une ambiance légère. L’assistance rit des concurrents de Noble, dont la défaite face aux monstres prend un tour burlesque, certains ajoutant l’incontinence à la gaucherie28. Ainsi le cerf Brichemer a le ventre si comprimé par sa tentative de passage à travers des cerceaux que « Li boillons saut de la doiere / Qui Renart fiert en mi le vis » (v. 1832-1833) ; un spectacle qui est accueilli par le public avec des manifestations de joie. La piètre performance de Brichemer contraste avec celle de son concurrent. L’enchantement qui lui a donné l’existence l’a également doté des capacités nécessaires pour remporter facilement l’épreuve des cerceaux. La créature « […] saut acesmeement, / Outre s’en va legierement » (v. 1843-1844). Pratiquer la magie noire apporte uniquement des avantages à Renart. Cela lui permet d’échapper à une condamnation à mort qui aurait été appliquée s’il était revenu dans le royaume sans épouse pour le roi et de prendre une revanche sur ses adversaires, les animaux de la cour, en les faisant se ridiculiser face aux créatures qu’il a fait apparaître. Ainsi donc, Renart maîtrise parfaitement la nigromancie. Les sorts qu’il lance ont toujours l’effet escompté sans jamais présenter de contrecoup néfaste. Aucune trace de mise en garde contre les puissances démoniaques ne se rencontre dans les propos de l’auteur de Renart magicien.

  • 29 Les enchantements cités sont respectivement décrits aux v. 64-88, 259-263 et 107-118.
  • 30 Le Roman d’Eustache le Moine, éd. Holden et Monfrin, p. 3.

20Il en va de même pour Wistasse, dont le lien avec les puissances infernales est encore plus manifeste puisqu’il a appris la magie directement du diable. Au cours du roman, le moine lance de nombreux enchantements. Entre autres, il ensorcelle un grain de blé avec lequel il rend fous une aubergiste et ses clients ; il change de la viande de cochon en vieille femme ; et, comme Hostus, lui et ses compagnons de voyage font apparaître une rivière pour distancer leurs poursuivants29. La différence est que l’utilisation de la magie noire n’aura pas de répercussions fâcheuses pour Wistasse. Il l’utilise impunément pour berner ses ennemis tout au long de sa vie. Sa mort est le fait des Anglais, qui le tuent lors d’une bataille navale dans des circonstances qui n’ont rien à voir avec la nigromancie. La mort du personnage du roman correspond d’ailleurs à celle du Wistasse historique30.

  • 31 Boudet, Entre science et nigromance, p. 261.

21Pourquoi ce contraste entre les deux groupes d’œuvres ? On peut remarquer tout d’abord une différence de statut entre les personnages. Dans Renart magicien et dans Wistasse le moine, le rôle du magicien est endossé par un trickster, tandis que dans le Roman de Buscalus, il l’est par le fils d’un grand seigneur. S’il n’est pas surprenant de voir un trickster jouer des tours et sortir victorieux à la fin de l’histoire, un dénouement positif fait également partie de l’horizon d’attente pour un personnage tel qu’Hostus, qui est doté de nombreuses qualités, bénéficie d’un statut social extrêmement élevé et peut être considéré comme l’un des héros du récit. Il faut donc chercher plus loin la raison de la différence de traitement. Et l’explication pourrait bien résider dans les dates de composition des textes. Un écart de plus de deux siècles sépare Buscalus des deux autres œuvres. Renart magicien et Wistasse ont été écrits durant la première moitié du xiiie siècle. À cette époque, les théologiens condamnent bien évidemment déjà la pratique de la magie et de la sorcellerie, mais l’assimilation du sorcier à un hérétique n’est pas encore réalisée. L’Église est encore relativement indulgente avec les cas de magie dont elle prend connaissance. Et les législateurs séculiers y sont à peu près indifférents, considérant qu’elle est du ressort des tribunaux ecclésiastiques31. Une œuvre en langue vernaculaire peut donc parfaitement mettre en scène la pratique de la magie de manière légère. L’époque le permet.

  • 32 Boudet, Entre science et nigromance, p. 452.
  • 33 On consultera avec profit sur le sujet les travaux de Martine Ostorero, notamment sa monographie in (...)
  • 34 La référence sur le sujet est l’ouvrage de F. Mercier, La Vauderie d’Arras. Une chasse aux sorcière (...)
  • 35 Les propos des deux inquisiteurs sont rapportés par le chroniqueur Jacques Du Clercq et cités d’apr (...)

22À cet égard, le pontificat de Jean XXII constitue un tournant. Le pape réunit en 1320 une commission composée de théologiens et de juristes afin de savoir si la magie démoniaque est une forme d’hérésie. La majorité des experts consultés répondent par l’affirmative32. Dans la même lignée, Jean XXII promulgue en 1326 ou 1327 la bulle Super illius specula, qui assimile la magie à l’hérésie et la criminalise. Désormais les inquisiteurs sont habilités à poursuivre les sorciers alors qu’auparavant leurs enquêtes concernaient les hérétiques vaudois et cathares principalement. Le magicien n’est dès lors plus seulement celui qui est en contact avec les puissances démoniaques ou même passe un pacte avec le diable pour obtenir des pouvoirs magiques ; il est celui qui renie Dieu et appartient à Satan. À partir du xive siècle, la figure de l’« invocateur de démons » est donc connotée beaucoup plus négativement. Et au xve siècle, les sorciers et les sorcières font face aux premières persécutions à grande échelle. Les premières campagnes de répression systématiques ont lieu dans l’arc alpin, dans les années 1420-1440. Elles conduisent à la constitution du stéréotype du sabbat33. La vague de chasses aux sorciers gagne ensuite des régions situées plus au nord. De fait, le procès des Vaudois d’Arras se tient en 1459-1460 sur les possessions territoriales du duc de Bourgogne34. Les inquisiteurs dépeignent la société comme infectée à tous les niveaux par un nombre énorme de sorciers camouflés. D’après les affirmations de l’évêque Jean Fauconnier, « il y avoit des eveques, voires des cardinaux, qui avoient esté en ladite vaulderie et de grands maistres ». Et selon l’estimation du théologien Jacques du Bois, « le tierche de chrestienneté et plus avoient esté en la vaulderie et estoient vauldois35 ». Une trentaine de personnes, pour certaines d’un statut social élevé, sont en définitive condamnées pour être prétendument devenues des sectateurs du diable et avoir pratiqué la sorcellerie.

  • 36 Mercier, La Vauderie d’Arras, p. 384-385.

23C’est dans cette atmosphère imprégnée par l’obsession du diable qu’écrit l’auteur du Roman de Buscalus. Comme pour ses prédécesseurs, la mise en scène de la magie est un effet littéraire qui lui permet de décrire des scènes plaisantes et pittoresques, mais la pratique de la nigromancie ne peut plus être considérée comme un péché véniel dans les années 1450-1460. La fiction se fait le reflet du contexte historique. La fin terrible d’Hostus reflète vraisemblablement l’opinion que l’auteur anonyme partage avec nombre de ses contemporains : pratiquer la magie noire est une hérésie gravissime dont la pratique est lourde de conséquences. Elle apporte les pires malheurs. Un aspect séculier pourrait même s’ajouter à l’infraction religieuse dans le cas où le texte aurait été écrit après le début des procès arrageois. Franck Mercier est d’opinion que c’est avec la Vauderie d’Arras que la sorcellerie commence à être perçue dans les états bourguignons comme un crime de lèse-majesté princière en plus d’un crime de lèse-majesté divine36. Dans ces circonstances, un roman dédié au duc de Bourgogne se devrait encore plus de stigmatiser l’usage de la magie noire pour plaire à son destinataire. Même si l’auteur dédaigne les explications idéologiques et préfère se consacrer pleinement à la narration, les lourdes répercussions qu’il invente pour Hostus et l’attitude de rejet de la nigromancie qu’il attribue au héros Buscalus sont suffisantes pour montrer clairement toute sa peur et sa réprobation vis-à-vis d’un contact avec le diable. La pratique de la magie noire est pour lui à coup sûr une hérésie qui touche à la souveraineté de Dieu et peut-être aussi une atteinte au pouvoir princier, incarné par Philippe le Bon.

Conclusion

  • 37 Je voudrais remercier Marion Uhlig pour ses suggestions et sa relecture minutieuse qui ont été d’un (...)

24En décrivant comment l’un des protagonistes de son roman reçoit l’enseignement d’un diable dans une grotte à Tolède, l’auteur du Roman de Buscalus reprend un topos bien connu de la littérature médiévale. Mais si les différents éléments constitutifs sont bien présents, toutefois les répercussions pour celui qui a reçu l’enseignement se distinguent en comparaison d’autres textes : Hostus paie de sa vie les connaissances acquises du diable. Le topos est ancien, mais il est abordé par l’auteur anonyme avec la mentalité d’un homme de la seconde moitié du xve siècle qui réprouve au plus haut point la pratique de la magie noire. L’analyse de ce point particulier du roman offre ainsi une fenêtre sur le mode de pensée d’un auteur anonyme dont on sait peu de choses et plus largement sur les idées qui circulaient dans le milieu courtois bourguignon sous Philippe le Bon37.

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Annexe

Extrait du Roman de Buscalus, ms BNF, fr. 9343, fol. 39r-40v, chap. xx, parag. 57 et 58. Éd. Marjorie Mourey

57. Si advint que ung jour l’anemy, qui est subtil, veant qu’il ne pouoit tant faire vers Buscalus qu’il se voulsist partir pour aller vers la Seconde Romme, par sa subtiveté advisa ung aultre tour, car pour decepvoir le peuple se mist en forme d’un maistre escollier et vint ung jour a Toullette. Si parla a ceulx qui avoient la 5 justice et gouvernement de la cité, si leur dist pluiseurs et notables parolles, comme celluy qui assez en savoit. Puis leur pria qu’ilz luy voulsissent delivrer ung hostel en la ville, ou il tenroit escolle des enfans des princes et seigneurs de la ville, leur promettant que en peu de jours leur apprendroit tous les sept ars liberaulx. Les seigneurs et cytoiens qui avoient enfans furent moult resjoÿ du nouvel maistre, si 10 luy ottroierent sa demande, pourveu que ce fust le plaisir du seigneur, auquel ilz dirent ces nouvelles en la presence de Buscalus, [fol. 39v] qui en fu moult joyeulx. Et luy bailla son filz Hostus pour le en ces sciences duire et apprendre, et se son filz Grimoni eust esté en eage, voulentiers luy euist baillié, mais pour ce faire estoit trop josne d’eage. Si manda hastivement le maistre venir parler a luy et y 15 vint. Et luy dist : « Maistre, ainsi que par aucuns notables hommes de ceste cité m’a esté dit, avez emprins de tenir escolle pour apprendre et introduire jusques a .XIII. enfans de noble lignie. Et pour ce vous prie que mon filz Hostus veulliés prendre avec vous, et je vous promets de tant faire que par raison serez content. »

58. Lors le maistre respondi que voulentiers le feroit, si luy bailla son filz Hostus, et l’emmena avec aultres enfans des nobles hommes de la cité en ung viel hostel assez loingz de toutes gens. Et laii avoit une cave grande et parfonde a merveilles, ou il tint son escolle, et la leur moustra pluiseurs sciences, par especial en art magique, 5 qui depuis vint bien a point a Hostus, comme cy aprés porrez oÿr. Si advint que Hostus avec les aultres fu en la cave avec le maistre et les aultres escolliers l’espace de soixante jours sans retourner ne vertir vers son pere Buscalus, qui en fu moult esbahis. Il se advisa qu’il yroit voir le lieu et la place ou son filz estoit a l’ecolle. Il s’arma de toutes ses armes, moult eschauffé, ainsi comme entre jour et nuit, et ne 10 volt avoir personne avec luy. Et seul entra en la cave, qui avoit plus de cincq cens degrez de parfont. Il descendy en bas et vey qu’il y avoit une moult grant clarté et choisi le maistre et les enfans. [fol. 40r] Si les sallua, mais onques le maistre ne les enfans ne respondirent ung seul mot. Buscalus, veant que nulz d’eulx ne parloit, ne son filz ne les aultres, il se commencha moult fort a troubler, mist main 15 a l’epee comme tout foursené et leur dist : « Mauvais enfans, qui vous meut, vous ne vostre maistre, de non parler a moy ? Je cuide et croy certainement qu’il soit deable ou enchanteur. Mais se tost ne me respondez, il n’y aura celluy de vous que je ne pourfende jusques aux yeux. » Il marcha avant, l’espee ou poing, pour courir sus au maistre. Alors saillirent les enfans sur leurs piés, si les prinst par les 20 espaules en disant que tost et hastivement yssissent de la cave. Il prinst son filz par le bras et le fist monter amont avec les aultres. Alors le deable, qui estoit moult troublé, en ahert ung par la main et dist a Buscalus : « Veulliez ou non, cestuy cy me demorra, qui est le trezime, car c’est mon droit pour la paine que j’ay eu de les apprendre. » Lors Buscalus, veant le maistre, qui estoit home sans paour, 25 prinst moult fierement a regarder le maistre, luy disant que tost et hastivement l’en laissast aller. Le maistre respondi qu’il n’en feroit rien. Lors Buscalus haulcha l’espee, sy luy donna ung cop si grant qu’il l’abbati a terre. Lors sailly sus l’anemy en regardant vers Buscalus et luy jetta une alaine au devant si puant et tant orde que a grant paine Buscalus le peut souffrir, en telle maniere que toute la cave en 30 fu empunasie, si qu’il n’estoit corps humain qui l’euist peu souffrir. Puis [fol. 40v] l’anemy s’esvanuy, que onques Buscalus ne sceut qu’il devint. Si emmena Buscalus tous les enfans avec luy en tenant Hostus son filz par la main, et les aultres s’en allerent es hostelz de leurs peres et meres. Buscalus vint en son hostel devers son beau pere et sa femme, ausquelz il racompta tout ce qu’il avoit trouvé.

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Notes

1 L’édition critique de la première partie du roman est en cours de réalisation dans le cadre de ma thèse dirigée par les Profs. Gilles Roussineau et Marion Uhlig.

2 Le Roman de Buscalus commence à gagner en notoriété grâce aux travaux récents de Rebecca Dixon, « Parody in the Burgundian Roman de Buscalus. Prose, paratext, pictures », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 30, 2015, p. 421-440; « The Roman de Buscalus; or, the art of not being French », Text / Image Relations in Late Medieval French and Burgundian Culture (Fourteenth-Sixteenth Centuries), éd. R. Brown-Grant et R. Dixon, Turnhout, Brepols, 2015, p. 105-122; « Reading Defacement. Labels, illustration, and intervention in the Roman de Buscalus (BnF, ms. fr. 9343-9344) », The Aura of the Word in the Early Age of Print (1450-1600), éd. J. Buskirk et S. Mareel, Abingdon, Routledge, 2016, p. 14-24.

3 Pour une discussion sur les sources du Roman de Buscalus, on consultera l’excellent article de G. Small, « Les origines de la ville de Tournai dans les chroniques légendaires du bas Moyen Âge », Les Grands Siècles de Tournai (12e-15e siècles), éd. A. Châtelet, J. Dumoulin, J.-C. Ghislain, F. Joubert, J. Paviot, J. Pycke, G. Small et I. Vandevivere, Tournai/Louvain-la-Neuve, [s. n.], 1993, p. 81-113, en particulier les p. 104-110.

4 L’inventaire de bibliothèque réalisé à la mort de Philippe le Bon en 1468 constitue le terminus ante quem certain de la rédaction du roman. Le terminus post quem ne peut pas être établi avec autant de certitude. Il est toutefois probable que l’épisode des « Vœux de l’aigle » s’inspire des « Vœux du faisan » formulés durant le célèbre banquet de 1454.

5 A. Naber, « Les manuscrits d’un bibliophile bourguignon du xve siècle. Jean de Wavrin », Revue du Nord, 72, 1990, p. 23-48, ici p. 40.

6 P. Schandel, « Le Maître de Wavrin », Miniatures flamandes. 1404-1482, éd. B. Bousmanne et T. Delcourt, Paris/Bruxelles, Bibliothèque nationale de France/Bibliothèque royale de Belgique, 2011, p. 358-366, ici p. 358.

7 Le nom du copiste est également inconnu. Celui de Jean d’Ardenay, avancé avec réserve par Carolina Theodora Livia Visser-Fuchs, ne peut constituer une hypothèse valable (Warwick and Wavrin. Two case studies on the literary background and propaganda of Anglo-Burgundian relations in the Yorkist period, thèse de doctorat, University College London, 2002, p. 316). En effet, j’ai comparé l’écriture du Roman de Buscalus avec celle de l’Histoire de Gérard de Nevers, dont la copie est communément attribuée à Jean d’Ardenay. Les écarts entre les deux sont flagrants, notamment au niveau des lettres constituées de jambages. Ainsi « n » et « u/v » sont généralement indifférenciables dans Buscalus alors qu’ils sont clairement identifiables dans Gérard de Nevers. La forme du tilde offre une autre différence notable avec son aspect linéaire dans un cas et plus recourbé dans l’autre. Les deux œuvres ne peuvent à mon sens avoir été copiées par la même main.

8 Le texte du passage est donné en annexe. Il correspond aux paragraphes 57 et 58 du roman selon la numérotation de l’édition en préparation.

9 S. M. Waxman, « Chapters on Magic in Spanish Literature », Revue hispanique, 93, 1916, p. 325-463, ici, p. 326 et 346.

10 S. Roblin-Dubin, « L’école de magie de Tolède : histoire et légende », Histoire et littérature au Moyen Âge, éd. D. Buschinger, Göppingen, Kümmerle, 1991, p. 419-433. L’article offre aux p. 425-433 une synthèse historique sur Tolède et la magie. Pour une approche plus complète du sujet, on consultera l’article de D. Jacquart, « L’école des traducteurs », Tolède, xiie-xiiie. Musulmans, chrétiens et juifs : le savoir et la tolérance, éd. L. Cardaillac, Paris, Autrement, 1991, p. 177-191 ainsi que l’ouvrage d’A. G. Sánchez, Alfonso X el Mago, Madrid, Ediciones de la Universidad Autónoma de Madrid, 2015.

11 Selon les sources arabes, la collection d’Al-Hakam ii aurait compté 400’000 livres, mais ce nombre ne doit sans doute pas être compris de manière littérale parce qu’il était fréquemment utilisé en arabe comme synonyme d’« innombrable ». Voir Ch. B. Faulhaber, « Libraries », Medieval Iberia. An Encyclopedia, éd. E. M. Gerli et S. G. Armistead, New York, Routledge, 2003, p. 484-486, ici p. 485.

12 L’« école de traducteurs de Tolède » a pu par le passé être perçue comme une véritable institution placée sous la protection des archevêques de la ville. Le syntagme est toujours couramment utilisé, cependant la critique s’accorde aujourd’hui à penser qu’il faut donner au terme d’« école » le sens large de « mouvement ». Ce mouvement était sans doute composé de savants et d’équipes travaillant de manière indépendante et rapprochés par une même volonté de traduire les œuvres arabes et un esprit de communauté scientifique. Voir Jacquart, « L’école des traducteurs », p. 177-191.

13 S. Hutin, Les Alchimistes au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1995, p. 163.

14 Le traité de magie est édité dans L’Almandal et l’Almadel latins au Moyen Âge. Introduction et éditions critiques, éd. J. Véronèse, Florence, SISMEL – Edizioni del Galluzzo, 2012. La question du lieu de réalisation de la traduction, probablement Tolède, est soulevée à la p. 18.

15 Le Roman de Renart, éd. A. Strubel, avec la collaboration de R. Bellon, D. Boutet et S. Lefèvre, Paris, Gallimard, 1998. La branche Renart magicien se trouve aux p. 773-825, ici p. 806. Les citations et références faites au texte sont données à partir de cette édition.

16 Le Roman d’Eustache le Moine, éd. A. J. Holden et J. Monfrin, Louvain/Paris/Dudley, Peeters, 2005, p. 18. L’ensemble des citations et références provient de cette édition.

17 Maugis d’Aigremont. Chanson de geste, éd. Ph. Vernay, Berne, Francke, 1980, p. 145.

18 F. Delpech, « L’écolier diabolique : aspects ibériques d’un mythe européen », L’Université en Espagne et en Amérique latine du Moyen Âge à nos jours. I. Structures et acteurs, éd. J.-L. Guereña, È.-M. Fell et J.-R. Aymes, Tours, Publications de l’Université de Tours, 1991, p. 155-177, ici p. 164.

19 F. Ruiz de la Puerta, La cueva de Hércules y el Palacio encantado de Toledo, Madrid, Nacional, 1977, p. 55.

20 Ruiz de la Puerta, La cueva de Hércules, p. 111.

21 Le site « leyendasdetoledo.com » indique dans sa rubrique « Toledo secreto y misterioso » que la grotte a été restaurée et est à nouveau ouverte aux visites depuis janvier 2010 (consulté le 3 mai 2016).

22 À partir du xvie siècle, Salamanque devient une rivale pour Tolède. Le fait que des livres arabes y aient également été traduits et la réputation de son université ont conduit la ville à être à son tour associée à l’étude de la magie. Sa supposée école de magie est d’abord mentionnée de concert avec celle de Tolède, puis elle acquiert son indépendance. En outre, un décalque de la grotte d’Hercule tolédane apparaît. Il est fréquemment fait mention durant l’époque moderne d’une grotte située à Salamanque où un enseignement à caractère surnaturel aurait pris place. L’association entre Salamanque et la magie finit même par éclipser la réputation de Tolède dans ce domaine. Voir Waxman, « Chapters on Magic », p. 357-358.

23 Entrée « necromantia » du Französisches etymologisches Wörterbuch, VII, p. 79b-80b, consultable sur le site de l’ATILF. Voir aussi J.-P. Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident médiéval (xiie-xve siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 92-94.

24 Le terme médiéval de « nigromancie » est utilisé de préférence à celui de « nécromancie » dans la présente étude à cause de sa double acception. Le terme moderne a perdu la signification de « magie noire », retournant sémantiquement à son étymon.

25 Les deux épisodes prennent place aux chapitres xxv et xxvii.

26 Le Maître de Wavrin illustre également cet épisode, ce qui souligne son importance dans le récit.

27 Il est vrai que Buscalus entre volontairement en contact avec son frère décédé au chapitre xxiv, mais Achifer n’est pas un démon ; il est un défunt auquel Buscalus a l’occasion de rendre visite dans l’au-delà.

28 La compétition entre les créatures de Renart et les concurrents du roi Noble prend place aux v. 1701-2008.

29 Les enchantements cités sont respectivement décrits aux v. 64-88, 259-263 et 107-118.

30 Le Roman d’Eustache le Moine, éd. Holden et Monfrin, p. 3.

31 Boudet, Entre science et nigromance, p. 261.

32 Boudet, Entre science et nigromance, p. 452.

33 On consultera avec profit sur le sujet les travaux de Martine Ostorero, notamment sa monographie intitulée Le Diable au sabbat. Littérature démonologique et sorcellerie (1440-1460), Florence, SISMEL – Edizioni del Galluzzo, 2011.

34 La référence sur le sujet est l’ouvrage de F. Mercier, La Vauderie d’Arras. Une chasse aux sorcières à l’automne du Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006.

35 Les propos des deux inquisiteurs sont rapportés par le chroniqueur Jacques Du Clercq et cités d’après Mercier, La Vauderie d’Arras, p. 94-95.

36 Mercier, La Vauderie d’Arras, p. 384-385.

37 Je voudrais remercier Marion Uhlig pour ses suggestions et sa relecture minutieuse qui ont été d’une aide précieuse dans la rédaction de cet article.

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Note de fin

i 57, 13 : Grimon manque.

ii 58, 3 : Lettre incomplète ou i biffé entre la et avoit.

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Pour citer cet article

Référence papier

Marjorie Mourey, « Avoir le diable comme professeur »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 34 | 2017, 379-396.

Référence électronique

Marjorie Mourey, « Avoir le diable comme professeur »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14625 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14625

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Auteur

Marjorie Mourey

Universités de Paris-Sorbonne et de Fribourg

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Droits d’auteur

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