« Je ne vois rien… où je me puis tenir »
Résumés
L’inquiétude occupe une place capitale dans l’anthropologie montanienne des passions. Cette étude analyse les assises naturelles et les rapports avec le corps et l’âme. Face à l’inquiétude, la posture de Montaigne s’écarte de celle de ses contemporaines, tels Louis Le Caron et Pierre de Lancre, qui neutralisent ses effets dans un hors-texte théologique et providentiel. De ce fait, les Essais peuvent être envisagés comme un véritable « livre de l’inquiétude ».
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- 1 Pour une étude détaillée de l’anthropologie montanienne des passions, de leur nature et causes, et (...)
- 2 Toutes les citations des Essais de Montaigne sont tirées de l’édition de D. Bjaï, B. Boudou, J. Céa (...)
1Dans l’atlas des passions représentées dans les Essais, l’« inquiétude » occupe une place capitale qui pour être appréhendée exige un regard global sur l’anthropologie montanienne1. L’inquiétude est en effet une passion « complexe », résultante du « nombre infini de passions » qui agitent « incessamment » l’être humain (II, 12, 758)2. Mais si l’homme est sans repos, toujours en mouvement et inquiet, c’est qu’il est une partie de la nature. L’anthropologie montanienne des passions est étroitement liée à sa conception d’un cosmos mouvant et instable, caractérisé par la transformation et le changement universels des êtres et des choses.
2Dans notre article, nous allons d’abord mettre au jour les assises « physiques » de l’inquiétude et son inscription-même au sein du mouvement universel de la nature. Ensuite, nous analysons la nature passionnelle de l’inquiétude, son rapport avec les « ressorts » du corps et les « branles » de l’âme. Nous verrons ainsi que l’inquiétude, pour Montaigne, s’affirme comme une caractéristique essentielle de la condition humaine. Dans ce sens, nous verrons comme la posture de Montaigne se différencie de celle de certaines de ses contemporaines, comme Louis Le Caron et Pierre de Lancre, qui inscrivent l’inquiétude dans une dimension providentielle et théologique, lui assurant une justification transcendante. Enfin, nous montrerons que la passion de l’inquiétude, l’une de nos « maîtresses qualités, et prédominantes » (III, 9, 1540), est au cœur même du projet littéraire et de l’écriture des Essais. Ou dit autrement, que les Essais peuvent être considérés comme le premier grand « livre de l’inquiétude ».
La passion de l’inquiétude : de la nature à l’homme
- 3 M. Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, (...)
3Si, comme son étymon latin l’indique, le mot « inquiétude » – composé du privatif in et du substantif quies – signifie avant tout « absence de quiétude », de « repos » et donc « agitation », « instabilité » et « mouvement » continuels, on peut dire que le cosmos de Montaigne est un cosmos profondément « inquiet ». À ce propos, le vocabulaire et l’imagerie montaniennes du mouvement, de l’écoulement et de la fluctuation de toutes choses sont parmi les plus riches de la littérature renaissante. Ils s’inscrivent, comme l’a rappelé Michel Jeanneret3, dans une « sensibilité transformiste » et « métamorphique » diffuse au xvie siècle que l’on retrouve dans différents domaines de la science, de l’art, de la culture et qui façonne la pratique même de la littérature.
- 4 Dans la traduction d’Amyot : « Que signifie ce mot Eì », Les Œuvres morales & meslees de Plutarque,(...)
- 5 Sur la « redécouverte » et la diffusion du philosophe d’Éphèse au xvie siècle voir F. Joukovsky, Le (...)
4La vision montanienne d’un univers mouvant et instable est exposée dans la conclusion du chapitre ii, 12, « Apologie de Raimond Sebond », et ce dès la première édition des Essais (1580). Dans ce long texte (ii, 12, 928-932), qui reproduit essentiellement un passage du De E Delphico du Plutarque4, Montaigne exploite le grand topos platonicien des « deux mondes » et oppose au monde de l’être vrai, « éternel », « immuable et immobile », le monde du devenir, de la « mutation », du « changement » et de la « mort », où « toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpétuelle » (II, 12, 929). N’ayant « aucune communication à l’être » (ibid., 928), n’ayant aucun moyen propre d’accéder à la dimension surnaturelle de ce « qui est véritablement » – c’est-à-dire « Dieu » –, l’être humain est totalement plongé dans l’instabilité universelle du devenir qui marque la vision montanienne du monde, dans le sillage d’Héraclite5.
5Dans un passage du chapitre iii, 2, « Du repentir », Montaigne recourt à une métaphore célèbre pour exprimer sa conception personnelle de l’univers, en se démarquant ainsi du langage néoplatonicien de Plutarque.
Le monde n’est qu’une branloire pérenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance même n’est autre chose qu’un branle plus languissant. (iii, 2, 1255)
6Le monde est mouvement, oscillation, instabilité constante. Si l’essayiste choisit des exemples appartenant au monde minéral (terre, rochers, pyramides), ce n’est que pour intensifier, par contraste, le sens profond de sa conclusion : l’impression de « constance », d’immobilité et de fixité communiquée par ces objets n’est qu’une apparence, l’effet d’un mouvement faible, lent et imperceptible. Cette vision d’un cosmos branlant et agité s’achève dans celle qu’on pourrait appeler une « biophysique du mouvement », celui-ci étant posé par Montaigne comme un élément essentiel à la définition même de la vie. Plusieurs passages des Essais témoignent dans ce sens :
Notre vie, n’est que mouvement. (III, 13, 1706)
La vie est un mouvement inégal, irrégulier, et multiforme. (III, 3, 1278)
La vie est un mouvement matériel et corporel : action imparfaite de sa propre essence, et dérèglée. (III, 9, 1540)
- 6 Sur la critique d’Aristote dans ce passage, et notamment en rapport à la terminologie métaphysique (...)
- 7 Dans le dictionnaire de J. Nicot, Dictionnaire françois-latin, Paris, 1584, nous lisons que « incon (...)
7Faute de pouvoir approfondir ici la signification philosophique de ces trois propositions, il convient de remarquer que définir la vie comme un « mouvement » signifie prendre le contre-pied de la définition aristotélique de la vie comme « acte ». Selon Aristote, la vie est une activité achevée (operatio) qui se développe dans l’ordre de la finalité naturelle (telos en grec, perfectio en latin), tandis que le « mouvement » (kinesis, motus) est quelque chose d’incomplet et d’imparfait (ateleis, imperfectus)6. Cette « définition » antiaristotélique de la vie comme mouvement inscrit ainsi l’imperfection, l’inachèvement, le changement et la contingence au cœur même de l’expérience du vivant. On remarquera aussi que cette définition de la vie est donnée dans le chapitre iii, 9 consacré à la « vanité », notion qu’au xvie siècle est comparable à l’inconstance, l’instabilité et la mobilité7. La « vanité » n’est donc pas seulement un attribut psychologique et moral des êtres humains, tous « pleins d’inanité » (III, 9, 1558,) mais elle exprime la nature même de l’univers et de la vie, son caractère éphémère et mobile. « Finalement – pour conclure avec les mots de Montaigne/Plutarque dans l’“Apologie” –, il n’y a aucune constante existence, ni de notre être, ni de celui des objets : Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse » (II, 12, 928).
- 8 Voir les passages où Montaigne affirme la naturalité de l’homme contre les tentations anthropocentr (...)
- 9 « La définition que donne Zénon est donc que la passion – il dit πὰθος – est un ébranlement de l’âm (...)
- 10 Selon Montaigne, cette union explique l’effective communication entre le corps et l’âme, c’est-à-di (...)
- 11 Pour une étude approfondie des « passions corporelles » et des « passions de l’âme » dans les Essai (...)
8En tant qu’être naturel entièrement soumis aux lois du cosmos8, l’homme est lui-même en pérenne mutation et changement – l’anthropologie morale de Montaigne est donc fondée sur son anthropologie « physique ». L’inquiétude et l’agitation humaines, comme toutes les passions d’ailleurs, sont totalement naturalisées : il n’y a rien en elles qui soit « contraire à la droite raison » ou « contre nature », comme le voulaient le stoïcisme antique et comme le réaffirme le Néo-stoïcisme à la fin du xvie siècle (par exemple avec Juste Lipse)9. « Tout ne branle-il pas votre branle ? » (I, 19, 143), écrira Montaigne lors de la « prosopopée de la nature » du chapitre i, 19. Être naturel, l’homme est une union intime et indivisible de corps et âme10, et en vertu de cette « condition mixte » (III, 13, 1725) il est continuellement sujet aux « mutations » et « agitations » produites par ces « deux parties associées » (II, 17, 987)11.
- 12 « Nos membres se prêtent des offices, et ont des agitations à part de notre discours » (II, 6, 598)
9Les « ressorts » du corps, qui agissent en lui de façon involontaire et inconsciente – « sans l’aveu non seulement de notre volonté, mais aussi de notre pensée » (I, 20, 154) – peuvent troubler profondément l’âme – « les facultés de notre âme en général, souffrent selon les mouvements et altérations du corps, lesquelles altérations sont continuelles » (II, 12, 875). Cette agitation corporelle12 s’exprime dans une multitude de passions organiques – « humeurs », « inclinations », « propensions », « impressions » –, qui naissent dans le corps et dans son rapport sensible au monde (on trouve à ce propos dans l’« Apologie » l’hapax « émotion des sens »). L’âme est ici dans une certaine « passivité », ne pouvant que pâtir des dispositions changeantes du corps auquel elle est unie. En vertu de sa « condition […] merveilleusement corporelle » (III, 8, 1456), l’homme est donc nécessairement affecté de nombreuses manières différentes et souvent sans en connaître la cause.
10Deuxièmement, si l’être humain est affecté et agité par les « passions corporelles », il l’est encore plus par les « passions de l’âme » :
Les secousses et ébranlements que notre âme reçoit par les passions corporelles, peuvent beaucoup en elle : mais encore plus les siennes propres : auxquelles elle est si fort prise, qu’il est à l’aventure soutenable, qu’elle n’a aucune autre allure et mouvement, que du souffle de ses vents. (II, 12, 879)
- 13 F. de la Rochefoucauld, Maximes, éd. J. Rohou, Paris, Livre de Poche, 1991, maxime no 10, p. 77.
11L’âme est profondément ébranlée par ses propres passions, mais elle ne saurait s’en libérer sans perdre son « allure et mouvement ». Loin d’être considérées comme des vices ou des maladies qu’il faut soigner, les passions s’affirment comme les ressorts fondamentaux de la vie psychique. La vie humaine est comprise comme un continuum passionnel qui ne varie qu’en termes d’intensité et de degré : « des effets d’une passion ardente nous retombons aux effets d’une passion frileuse » (II, 12, 883). Comme le dira bien La Rochefoucauld au siècle suivant, en se rappelant de Montaigne : « Il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre13 ».
12L’intensité des passions de l’âme est en rapport avec l’activité de l’« esprit », cette puissance active et mobile à laquelle l’essayiste s’intéresse particulièrement. En tant qu’activité conjointe de l’imagination, du jugement et de la mémoire, l’esprit est la principale source d’agitation et inquiétude en l’homme – « mille passions, et agitations d’esprit » (III, 13, 1710). La curiosité, le désir, l’amour, la tristesse, la crainte, la colère, l’ambition, la gloire, l’orgueil : toutes ces passions ne pourraient exister sans l’activité représentative de l’esprit (jugement, anticipation, projection, souvenir). L’introspection montre que l’esprit n’est peut-être rien d’autre qu’« agitation », ce qui rend particulièrement difficile la connaissance et la description de soi.
C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble, de suivre une allure si vagabonde, que celle de notre esprit : de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes : de choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations. (II, 6, 601)
- 14 Sur la curiosité comme « passion de l’esprit », activité à la fois cognitive et passionnelle, et su (...)
13Enfin, l’esprit est une source d’inquiétude pour l’homme car il est à l’origine de son insatiable désir de savoir, connaître et rechercher14 : « il est malaisé de donner bornes à notre esprit : il est curieux et avide, et n’a point occasion de s’arrêter plutôt à mille pas qu’à cinquante » (Essais, II, 12, 870-871). Ou encore, avec un accent plus négatif : « Il [l’esprit] ne fait que fureter et quêter, et va sans cesse, tournoyant, bâtissant, et s’empêtrant, en sa besogne » (III, 13, 1661).
14Du « branle » de la terre aux « agitations indiscrètes et casuelles » de l’homme, l’inquiétude s’affirme comme une caractéristique du devenir de la nature. Loin du « mépris philosophique, des choses transitoires et mondaines » (III, 9, 1489), Montaigne se plonge dans le caractère instable de l’existence pour en explorer les formes, les limites et les possibilités. Ainsi sa posture se différencie nettement de celles de certains de ses contemporaines, en ce qu’il ne cherche pas à inscrire l’inconstance et l’inquiétude dans une quelque théologie ou téléologie qui lui assurerait une justification et un sens transcendants. Passion dominante de l’expérience humaine, l’inquiétude n’est aucunement neutralisée dans les Essais ; au contraire, nous le verrons, elle devient un ressort narratif et théorique fondamental de l’écriture essayiste.
L’inquiétude comme « fait apologétique » : Louis Le Caron et Pierre de Lancre
- 15 L. Le Caron (Charondas), De la tranquillité d’esprit : livre singulier. Plus un Discours sur le pro (...)
- 16 L. Le Caron, De la tranquillité d’esprit, p. 9, 11, 13-14.
- 17 L. Le Caron, De la tranquillité d’esprit, p. 11-12.
- 18 L. Le Caron, De la tranquillité d’esprit, p. 22.
15La conception platonicienne de deux mondes, l’Être éternel, immobile et incorruptible d’un part, le monde éphémère et changeant du devenir de l’autre, est très diffusée dans la littérature et la philosophie du xvie siècle. Dans son traité De la Tranquillité de l’esprit, livre singulier (1588), Louis Le Caron – une figure assez importante mais moins connu que Du Vair et Lipse pour la redécouverte renaissante du stoïcisme15 – montre une conception de l’univers à deux dimensions : « les vicissitudes, inconstances et révolution des choses mondaines » d’une part, et « l’ordre perpétuel » de « la providence divine », le « Dieu immortel, immuable et exempt des toutes passions » de l’autre16. Ceux que nous appelons « maux » ne sont que des événements produits par la providence divine, des « biens nécessaires tant à la cause universelle du monde, […] que particulière de ceux qui en sont touchés17 ». Dans ce cadre théorique, les inquiétudes produites par « la variété et mutation » des choses mondaines – des empires, des royaumes, des villes, des familles, des individus, etc. – s’intègrent dans l’ordre providentiel (stoico-chrétien) de l’univers, ce qui suffit pour consoler l’âme humaine et la libérer de ses « infinies angoisses, passions et perturbations18 ». D’une certaine façon, l’inquiétude témoigne en faveur de cet ordre divin de l’univers qu’il faut apprendre à connaître et accepter.
- 19 P. de Lancre, Tableau de l’inconstance et instabilité de toutes choses, Paris, L’Angelier, 1610 [2e(...)
- 20 P. de Lancre, Tableau de l’inconstance, Livre V, Discours VI, fol. 530r.
- 21 Ibid., Livre V, Discours VI, fol. 539v. Résonnent ici les mots d’Augustin : « Fecisti nos ad te, et (...)
16Dans une perspective platonico-augustinienne, le Tableau de l’inconstance et instabilité de toutes choses (1610) de Pierre de Lancre nous montre un autre processus d’assimilation théologique de l’inquiétude. Opposant l’universel mouvement des choses à l’immutabilité de Dieu19, l’auteur propose au lecteur une voie de salut qui repose entièrement sur le modèle et l’exemple de la « Constance » divine. Il s’agit de connaître et méditer la « Constance de Dieu » qui « nous sert d’exemplaire, et de guide pour nous conduire, et pour parvenir à cette autre Constance qu’il désire de nous20 ». Par ce travail spirituel, qui repose sur le « devoir d’imiter » Dieu, le sujet se soustrait à l’inquiétude du monde : « Je ne serai plus flottant dans l’inconstance de ce monde, fiché et arrêté en toi, mon souverain Bien ; et ne nous ayant faits que pour lui, notre âme hors de lui est et sera toujours en inquiétude21 ».
- 22 J. Deprun, La Philosophie de l’inquiétude en France au xviiie siècle, Paris, Vrin, 1979, en particu (...)
- 23 Pascal, Pensées, éd. P. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, respectivement fragments 57 et 19 (...)
- 24 Pascal, Pensées, fragment 626.
17Comme l’a remarqué Jean Deprun, dans l’horizon de la foi chrétienne, et notamment augustinienne, l’inquiétude est « un fait apologétique » de premier plan22. Conséquence de son égarement et sa condition post-lapsaire, la passion de l’inquiétude témoigne à la fois de l’éloignement de l’homme de Dieu et de sa destinée surnaturelle, là où il pourra jouir du repos éternel (requies aeterna). Si la « condition de l’homme », comme le dira Pascal, est faite d’« inconstance, ennui [et] inquiétude », c’est qu’« il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver23 ». Le mouvement, l’impermanence et l’écoulement du monde sont donc vécus avec un sentiment d’angoisse permanente : « C’est une chose horrible de sentir s’écouler tout ce qu’on possède24 » (Fr. 757-212).
- 25 Voir E. Ferrari, Montaigne : une anthropologie des passions, p. 237-256. Sur ce même thème voir aus (...)
18Cette apologétique chrétienne de l’inquiétude, tout comme sa neutralisation stoïcienne dans l’ordre providentiel du monde, est totalement absente chez Montaigne. Sa réflexion sur l’inquiétude se développe sur la toile de fond des discussions morales antiques, et notamment hellénistiques, autour de l’ataraxia, de l’euthymia et de l’apathia, que l’on peut considérer ici comme des synonymes de la « tranquillité de l’âme25 ». D’ailleurs, conscient du consensus traditionnel sur la valeur éthique de la tranquillité, Montaigne décide d’en accentuer le caractère problématique et substantiellement irréalisable.
En ceci y a-t-il une générale convenance entre tous les philosophes de toutes sectes, que le souverain bien consiste en la tranquillité de l’âme et du corps : Mais où la trouvons-nous ? (II, 12, 761).
19L’idéale de la tranquillité de l’âme étant inaccessible, car la vie n’est que mouvement et changement constant, l’essayiste présente au lecteur un autre mode de vie, une autre attitude éthique. C’est ce que Montaigne déclare dans la phrase extraite du chapitre iii, 9 qui a été commentée plus haut.
La vie est un mouvement matériel et corporel : action imparfaite de sa propre essence, et dérèglée. Je m’emploie à la servir selon elle. Quisque suos patimur manes. (III, 9, 1540-1541, nous soulignons)
- 26 L’édition de J. Céard traduit « Chacun de nous souffre ses peines » (III, 9, 1541). Ce vers de Virg (...)
20Après avoir constaté le caractère inachevé, inaccompli et désordonné de la vie, Montaigne ne cherche pas à l’intégrer dans une quelque théologie. Au contraire, il l’accepte comme une condition qu’il choisit d’endurer et à laquelle il veut se conformer : « je m’emploie à la servir selon elle ». La citation du fameux hémistiche de Virgile, détourné de son sens originel, appuie en conclusion cette idée de la « passivité » humaine (patior) face à l’instabilité mouvante de la vie26. C’est de cette acceptation de l’inquiétude et de l’agitation comme conditions de la vie humaine qui nait l’écriture et la pensée des Essais.
« Autant qu’il y aura d’ancre et de papier au monde » : les Essais, livre de l’inquiétude
- 27 S’il est vrai que les nouvelles formes littéraires, fragmentaires, le dir moderno, sont aussi le ré (...)
21Si l’inquiétude a une place fondamentale dans l’anthropologie des Essais, étant l’une de nos « maîtresses qualités, et prédominantes » (III, 9, 1540), peut-on dire qu’elle est aussi au cœur du projet littéraire et de l’écriture des Essais ? Peut-on, en somme, considérer les Essais comme le « livre de l’inquiétude », dont les réflexions décousues, la forme ouverte et instable, l’agitation textuelle nous donneraient une représentation ? Il y aurait-il, finalement, une espèce d’isomorphisme entre la forme littéraire de l’essai et l’expérience subjective et intérieure qu’elle véhicule et représente27 ?
- 28 Sur cette nouvelle phase de la vie de Montaigne, qui ne correspondent nullement à un abandon défini (...)
- 29 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1993 ; F. Garavini, Monstres et chimères (...)
22Une première et substantielle réponse à ces questions nous vient du chapitre i, 8, « De l’oisiveté », que la critique à depuis longtemps considéré, et ce de façon unanime, comme le texte séminal pour la naissance du projet littéraire de Montaigne, une fois abandonnée sa carrière de parlementaire à Bordeaux (1570)28. Parmi les spécialistes, Jean Starobinski et Fausta Garavini se sont notamment penchés sur ce chapitre29. Au-delà de la diversité des interprétations proposées par la critique, il est indéniable que ce court chapitre témoigne de l’existence, à l’origine même de l’écriture de Montaigne, d’une profonde inquiétude, c’est-à-dire de l’expérience de l’impossibilité du repos (quies), et d’un esprit qui ne peut s’arrêter et demeurer en place. Il est bien de relire ce texte célèbre qui nous relate cette expérience.
Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrais, ne me mêler d’autre chose, que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même, et s’arrêter et rasseoir en soi : Ce que j’espérais qu’il peut meshui faire plus aisément, devenu avec le temps, plus pesant, et plus mûr : Mais je trouve,
variam semper dant otia mentem,
qu’au rebours faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus de carrière à soi-mêsme, qu’il n’en prenait pour autrui : et m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ay commencé de les mettre en rôle : espérant avec le temps, lui en faire honte à lui même (I, 8, 87 ; pour la citation latine Lucain, Pharsale, IV, 704).
- 30 Voir à ce propos B. Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, Paris, PUF, 2007, p. 27-41.
23Aux comparaisons de l’esprit avec les « terres oisives » et les « femmes » ouvrant ce chapitre, images du pouvoir créateur et génératif de l’esprit lequel, abandonné à lui-même, ne produit que « folie » et « rêverie », suit ici la métaphore du « cheval échappé », symbole de sa puissance cognitive et imaginative dérèglée et débridée30. Il faut remarquer ici ce singulier renversement décrit par Montaigne : « Au rebours ». Voulant de façon délibérée se consacrer, dans le « repos » et l’« oisiveté » de sa « librairie », à une pure activité spirituelle et réflexive, Montaigne découvre l’« agitation » naturelle de l’esprit, son incapacité de « s’entretenir soi-même », de « s’arrêter et rasseoir en soi ». Cette inquiétude est en plus à l’origine de productions imaginatives chaotiques et dérangeantes – « chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos » – qui contribuent à la « dissociation » mentale de l’écrivain (ce qu’avec les vers de Lucain Montaigne nomme la variam mentem).
- 31 Il suffit de songer à trois œuvres classiques de Sénèque telles que le De tranquillitate animi, le (...)
- 32 Le chapitre i, 8, « De l’oisiveté » doit être lu en rapport avec cette inscription que Montaigne fa (...)
- 33 Sénèque De Tranquillitate animi, II, 3 : « Hanc stabilem animi sedem Graeci euthymian uocant, de qu (...)
- 34 Sénèque, De Tranquillitate animi, II, 4 : « Ergo quaerimus quomodo animus semper aequali secundoque (...)
24Si l’on se réfère à l’inscription latine que Montaigne fait peindre sur une paroi de sa tour l’année 1571, inaugurant ce projet de retrait spirituel sur lequel l’essayiste revient au chapitre i, 8, on peut remarquer que le vocabulaire employé par Montaigne est bien celui de la parénétique antique de l’otio cum litteris, de la tranquillitas animi et de la placida quies31. Dans son retrait, « serein et sans souci » (quietus et omnium securus), il souhaite se consacrer « à sa liberté, à sa tranquillité et à son loisir » (libertati suae tranquillitatique, et otio consecravit)32. Ces notions renvoient à une illustre tradition éthique que l’on peut faire remonter au Peri euthymias de Démocrite, et que Sénèque contribue à introduire dans la culture latine sous le nom de tranquillitas33. Dans son traité homonyme, Sénèque décrit cette disposition intérieure propre au sage stoïcien comme étant « une âme stable », « marchant toujours d’un pas égal et favorable », « demeurant dans un état paisible », « sans jamais s’élever ni s’abaisser34 ».
- 35 « In doctarum virginum sinus » comme le dit l’inscription latine. L’expression « doctae Virgines » (...)
25Il est donc évident, à la lumière du passage du chapitre i, 8, cité plus haut, que la retraite montanienne, comme expérience à la fois physique et psychologique, n’aboutit en rien à l’état d’esprit exposé par Sénèque. Si Montaigne, comme il l’avoue lui-même, abandonne les tracas de la vie publique pour chercher le repos et la tranquillité de l’âme, il ne trouve en soi qu’« agitation » et « dérèglement » d’esprit. En d’autres mots : « inquiétude ». Le « cheval échappé » est l’emblème d’une intériorité qui se disperse, instable et agitée – ce qui est l’exact contraire de la définition sénéquéenne de la tranquillitas. Or c’est en conséquence de cette expérience d’agitation et inquiétude que Montaigne prend la décision d’écrire. Le but de la retraite était d’abord réflexif : il s’agissait de lire et d’étudier les classiques sous la protections des « doctes vierges » – les « Muses35 ». C’est de l’échec de cette conversion intérieur – de matrice toute stoïcienne comme on l’a vu – qu’est né le projet d’écrire, la « mise en rôle » et l’enregistrement du flux chaotique des pensées, des « chimères et monstres fantastiques » produit par l’agitation et l’inquiétude de l’esprit.
26Cette écriture de l’inquiétude est revendiquée par l’auteur lui-même qui n’hésite pas à reconduire la forme littéraire de l’essai, son ouverture, son caractère inachevé et instable, à son expérience passionnelle et intérieure. C’est ce qu’on peut lire au chapitre iii, 9, « De la vanité ».
Qui ne voit, que j’ay pris une route, par laquelle sans cesse et sans travail, j’irai autant, qu’il y aura d’ancre et de papier au monde ? […] Et quand serai-je à bout de représenter une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque matière qu’elles tombent […] ? (III, 9, 1476-1477, nous soulignons)
- 36 Je reprends cette belle expression au numéro spécial de la revue Modernités, éd. E. Bouju et A. Gef (...)
- 37 Il serait intéressant d’étudier et approfondir davantage les interactions entre l’ordre littéraire (...)
27L’inquiétude, l’agitation et le changement semblent bien se révéler ici comme des « puissances de la littérature36 », dans la mesure où la pratique et la forme de l’écriture essayiste se présentent comme structurées, de l’intérieur, par l’expérience affective. L’ajout, ce retour permanent de l’essayiste sur ses pensées déjà élaborées et écrites, sur ses propres « imaginations » – pour les ajuster, pour en ajouter d’autres, jamais pour les corriger – pourrait être considéré comme un fait littéraire et esthétique traduisant la recherche d’un accord entre l’écriture et une forme d’intériorité marquée par l’agitation et l’inquiétude37.
- 38 Et aussi : « J’ajoute, mais je ne corrige pas » (III, 9, 1504). Cette écriture du mouvement et du c (...)
Au demeurant, je ne corrige point mes premières imaginations par les secondes ; oui à l’aventure quelque mot, mais pour diversifier, non pour ôter. Je veux représenter le progrès de mes humeurs, et qu’on voie chaque pièce en sa naissance. Je prendrais plaisir d’avoir commencé plus-tôt et à reconnaitre le train de mes mutations38. (II, 37, 1181, nous soulignons)
- 39 Sur l’écriture essayiste de Montaigne et sa porté « cognitive » voir mon article « “A knowledge bro (...)
- 40 La variation et mobilité de l’esprit humain vont de pair avec la fluxion constante des humeurs : « (...)
28La forme de l’essai, cette modalité d’écriture dont Montaigne est le créateur39, est présentée ici sous deux autres visages : celui d’une représentation du mouvement de ses « humeurs », de leur origine et évolution, ou, plus en général, d’un acte de « reconnaissance » de ses « mutations ». Le terme d’« humeur » n’est pas anodin, car il renvoie à la doctrine médicale hippocratique-galénique des tempéraments, reconduisant l’affectivité humaine à des changements organiques et physiques40. Ce qui signifie inscrire l’origine et la pratique de l’écriture dans la totalité de l’expérience affective humaine, comme si la causa scribendi des Essais était la « mise en rôle », la « représentation », la « reconnaissance » des « passions corporelles » et des « passions de l’âme » de l’écrivain lui-même. L’écriture enregistre donc ce que le sujet expérimente dans son être actuel – comme le poète Lucilius, qui « commettait à son papier ses actions et ses pensées, et s’y peignait tel qu’il se sentoit estre » (II, 17, 976, nous soulignons) –, ce qui revient à dire l’agitation et les mutations individuelles apprises dans l’immédiateté du sentir – « quant aux branles de l’âme, je veux icy confesser ce que j’en sens » (Ibid., 977, nous soulignons).
29Registre de soi, les Essais sont d’autant plus le registre des inquiétudes et des troubles de leur auteur, inscrivant ainsi, dans le texte, l’« ivresse naturelle » de l’individu, sa condition instable et précaire.
Je ne puis assurer mon objet : il va trouble et chancelant, d’une ivresse naturelle. Je le prends en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à lui. Je ne peins pas l’être, je peins le passage : non un passage d’âge en autre, ou comme dit le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention : C’est un contrôle de divers et muables accidents, et d’imaginations irrésolues, et quand il y échoit, contraires : soit que je sois autre moi-même, soit que je saisisse les sujets, par autres circonstances, et considérations. (III, 2, 1255-1256)
- 41 Pierre de Lancre épousera en 1588 Jeanne de Mons, la petite nièce de Montaigne.
- 42 P. de Lancre, Tableau de l’inconstance, Livre V, fol. 527r.
30Ce texte renouvelle ce que l’expérience du retrait intérieur relatée dans le chapitre i, 8, avait appris à Montaigne : au lieu d’un sujet unifié et constant qui jouit d’une paisible tranquillité, la conversio – le retour à soi – dévoile l’inquiétude naturelle de l’esprit et du corps, leur « passage » permanent. Comme nous l’avons déjà remarqué, face à cette condition d’inquiétude permanente Montaigne ne cherche aucune échappatoire théologique, mais, au contraire, fait de cette passion « maîtresse » l’élément moteur de son écriture essayiste. Pour comprendre dans quel sens cela est possible, il est utile de se rapporter encore une fois au Tableau de l’inconstance et instabilité de toutes choses de Pierre de Lancre. Cette auteur, avec une allure toute montanienne41, reconnait que la condition de mouvement universel affecte profondément l’identité et la pratique même de l’écrivain : « Nul de nous n’est au matin celui d’hier ; moi-même en écrivant que tout se change, je suis changé avant de l’avoir écrit42 ». Mais cette écriture, on l’a vu, n’assume aucunement la tâche de représenter et intégrer dans la forme littéraire le changement et l’inquiétude. Au contraire, l’écriture, pour Pierre de Lancre, sert à communiquer une voie de salut, une manière de sortir de l’inquiétude qui est en dehors de l’écriture et précisément dans l’« imitation » de la constance divine. Se démarquant de l’« apologétique de l’inquiétude » qui neutralise cette passion dans un hors-texte théologique ou éthique, Montaigne fait de l’inquiétude et de l’agitation les éléments propulseurs de l’écriture réflexive de l’essai.
- 43 Montaigne répond ici à Sénèque (Lettres à Lucilius, 2, 1) et à Lipse (De constantia, II). Sur la co (...)
31Dans le chapitre iii, 9, répondant aux moralistes qui condamnent le « plaisir de voyager » en tant qu’expression d’une profonde agitation43, Montaigne confesse que c’est cela, tout simplement, le propre de la condition humaine.
Je sais bien qu’à le prendre à la lettre, ce plaisir du voyager porte témoignage d’inquiétude et d’irrésolution. Aussi sont-ce nos maîtresses qualités, et prédominantes. Oui ; je le confesse : Je ne vois rien seulement en songe, et par souhait, où je me puis tenir : La seule variété me paye, et la possession de la diversité : au moins si aucune chose me paye. (III, 9, 1540, nous soulignons)
- 44 Il est intéressant de remarquer que Montaigne compare sa vie au voyage, en tant que mouvement inach (...)
- 45 C’est bien entendu l’un de grands thèmes des Essais, l’expérience du doute, de l’inconstance des ju (...)
- 46 Voir Essais, III, 9, p. 1550.
32L’écriture de Montaigne, tout comme son expérience du voyage44, s’enracine dans ce manque de points fixes, cette inquiétude et agitation pérenne que la forme inachevée et ouverte de l’essai exprime. Le choix du couple « inquiétude/irrésolution » est très éloquent, Montaigne voulant indiquer par là les multiples formes de changement et d’instabilité dans l’ordre des passions et des affects, mais aussi des pensées, des valeurs et des jugements45. Par et dans l’écriture, Montaigne vise ainsi à apprivoiser l’inquiétude tout en en faisant un principe de jouissance voire même de bonheur, ceux-ci étant désormais associés à l’expérience de la variété et de la diversité des êtres et des choses, toujours en mouvement. L’écriture essayiste, avec son style « vagabond » et son « allure poétique46 », vise enfin à éduquer l’esprit et les passions de l’auteur et du lecteur des Essais, en s’offrant comme une manière de vivre, une sagesse de l’instabilité et du déséquilibre dont la vie humaine est bâtie.
Mais quoi ? nous sommes par tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous s’aime à bruire, à s’agiter : Et se contente en ses propres offices : sans désirer la stabilité, la solidité, qualités non siennes. (III, 13, 1725)
Notes
1 Pour une étude détaillée de l’anthropologie montanienne des passions, de leur nature et causes, et de leur valeur morale, je renvoie à mon ouvrage Montaigne : une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, 2014 ; et au numéro spécial du Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, « Montaigne et la diversité des affects », éd. E. Ferrari, no 54, 2011/2.
2 Toutes les citations des Essais de Montaigne sont tirées de l’édition de D. Bjaï, B. Boudou, J. Céard et I. Pantin, Paris, La Pochothèque, 2001, qui donne le texte de 1595.
3 M. Jeanneret, Perpetuum mobile. Métamorphoses des corps et des œuvres de Vinci à Montaigne, Paris, Macula, 1997, p. 5. L’auteur souligne comme cette vision dynamique et métamorphique de l’univers informe le statut littéraire des nombreux textes renaissantes qui reproduisent, dans leur caractère instable, inachevé et mouvant, la condition de fluidité et changement du réel décrites par les sciences naturelles et par les disciplines humanistiques (philosophie, histoire, poésie). La « métamorphose » comme principe esthétique fondamental de la « littérature baroque » (1580-1670) avait été étudiée par J. Rousset dans son ouvrage classique La Littérature de l’âge baroque en France : Circé et le paon, Paris, Corti, 1953.
4 Dans la traduction d’Amyot : « Que signifie ce mot Eì », Les Œuvres morales & meslees de Plutarque, tr. fr. J. Amyot, Paris, Michel Vascosan, 1572, t. I, XLVIII, foll. 356-367. Il s’agit d’un emprunt au discours du prêtre Ammonios, qui expose une conception platonicienne de l’être fondée sur un dualisme ontologique radical. Sur l’usage montanien de ce passage on peut voir les remarques pertinentes de H. Friedrich, Montaigne, tr. Fr. de R. Rovini, Paris, Tel/Gallimard, 1984, p. 152. Sur les contenus et les problématiques philosophiques internes au texte de Plutarque voir F. Ferrari, « La construction du platonisme dans le De E apud Delphos de Plutarque », Les dialogues platoniciens chez Plutarque : stratégies et méthodes exégétiques, éd. F. Brouillette, A. Giavatto, Leuven, Leuven University Press, 2010, p. 47-62.
5 Sur la « redécouverte » et la diffusion du philosophe d’Éphèse au xvie siècle voir F. Joukovsky, Le feu et le fleuve : Héraclite et la Renaissance française, Genève, Droz, 1991. Dans ces pages finales de l’« Apologie » Montaigne cite Héraclite à deux reprises (II, 12, 929-930), reproduisant fidèlement le texte de Plutarque dans la traduction d’Amyot. Mais pour appuyer la véracité de cette vision du monde qu’il partage, Montaigne insère dans la page de Plutarque un texte du matérialiste Lucrèce sur l’universel changement des choses (De Rerum natura, V, 828-831).
6 Sur la critique d’Aristote dans ce passage, et notamment en rapport à la terminologie métaphysique employée dans l’Éthique à Nicomaque lue par Montaigne (dans la traduction latine de Giovanni Bernardo Feliciano, Venezia, 1541), voir mon article « Materiea, corpo e movimento : Montaigne e la concezione della vita », Montaigne e l’esperienza del corpo tra medicina e filosofia, éd. E. Ferrari et C. Montaleone, Rome, Accademia Nazionale dei Lincei, à paraître. Voir aussi l’article de A. Tournon, « Action imparfaite de sa propre essence… », Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, éd. V. Carraud et J.-L. Marion, Paris, PUF, 2004, p. 33-47.
7 Dans le dictionnaire de J. Nicot, Dictionnaire françois-latin, Paris, 1584, nous lisons que « inconstance » traduit les mots latins : « inconstantia, levitas, instabilitas, vanitas ».
8 Voir les passages où Montaigne affirme la naturalité de l’homme contre les tentations anthropocentriques qui les poussent, sous l’emprise de ses passions égocentriques (« présomption », « orgueil », « vanité »), à se poser en dehors et au dessus de la nature : II, 12, 710 et 720-721.
9 « La définition que donne Zénon est donc que la passion – il dit πὰθος – est un ébranlement de l’âme opposé à la droite raison et contraire à la nature » (Cicéron, Tusculanae Disputationes, IV, 6, 11). En règle générale, le stoïcisme considère que les passions ne naissent d’aucune force naturelle, et qu’au contraire ce sont des mouvements de l’âme contre nature produits par un usage incorrect de notre jugement. Cicéron rappelle clairement cette position dans son De finibus : « les troubles [perturbationes] ne sont suscités par aucune force de la nature et tout cela n’est qu’opinions et jugements tenant à notre faiblesse » (III, 10, 35). Dans sa Manuductio ad Stoicam philosophiam (Anvers, 1604), l’humaniste flamand Juste Lipse reprend fidèlement la doctrine stoïcienne des passions et cite ces deux passages de Cicéron (Manuductio, III, 7). Dans le De Constantia (1584), Lipse condamne les passions comme effets de l’opinion, c’est-à-dire d’« un jugement futile et faux » (J. Lipse, De la constance, éd. J. Lagree, Paris, Classiques Garnier, 2016, Livre I, Chap. 2, 4-7, ici p. 54). Pour atteindre la vertu de la constance et neutraliser l’inquiétude et l’instabilité humaines, il faut donc d’un côté « bruler les pailles des vaines opinions et de l’autre, couper à la racine les tiges des passions » (ibid., p. 59). Sur la critique montanienne de la morale stoïcienne et néo-stoïcienne des passions voir mon ouvrage Montaigne : une anthropologie des passions, p. 201-235.
10 Selon Montaigne, cette union explique l’effective communication entre le corps et l’âme, c’est-à-dire le pouvoir que le corps a d’agir sur l’âme et l’âme sur le corps : « tout ceci se peut rapporter à l’étroite couture de l’esprit et du corps s’entre-communiquant leurs fortunes » (I, 20, 158). Les multiples phénomènes qui appartiennent au monde des passions – sensations, humeurs, inclinations, propensions, émotions, affects, etc. – se rapportent donc à l’union de l’âme et du corps.
11 Pour une étude approfondie des « passions corporelles » et des « passions de l’âme » dans les Essais, voir mon ouvrage Montaigne : une anthropologie des passions, Première et Deuxième partie.
12 « Nos membres se prêtent des offices, et ont des agitations à part de notre discours » (II, 6, 598).
13 F. de la Rochefoucauld, Maximes, éd. J. Rohou, Paris, Livre de Poche, 1991, maxime no 10, p. 77.
14 Sur la curiosité comme « passion de l’esprit », activité à la fois cognitive et passionnelle, et sur son importance dans la formation de l’« honnête homme » voir mon article « A passion for free mind. The “honneste curiosité” in Montaigne and Charron », La curiosità e le passioni della conoscenza. Filosofia e scienze da Montaigne a Hobbes, éd. G. Paganini, Rome, Accademia Nazionale dei Lincei, sous presse.
15 L. Le Caron (Charondas), De la tranquillité d’esprit : livre singulier. Plus un Discours sur le procès criminel fait à une sorcière, Paris, J. Du Puys, 1588. Il s’agit d’un traité de type « consolatoire » qui développe un syncrétisme pagano-chrétien où sont évoqués à la fois Aristote et Augustin, Sénèque et Boèce. Le Caron offre au lecteur des remèdes variés (des « exercices spirituels » on pourrait dire avec Pierre Hadot – cf. Exercices spirituels et philosophique antique, Paris, Albin Michel, 2002) pour soigner les souffrances produites par une époque des troubles politiques et religieuses : la compréhension de l’ordre providentiel du tout, la distinction entre les vrais et faux biens et les vrais et faux maux, la connaissance du Souverain Bien, etc.
16 L. Le Caron, De la tranquillité d’esprit, p. 9, 11, 13-14.
17 L. Le Caron, De la tranquillité d’esprit, p. 11-12.
18 L. Le Caron, De la tranquillité d’esprit, p. 22.
19 P. de Lancre, Tableau de l’inconstance et instabilité de toutes choses, Paris, L’Angelier, 1610 [2e éd.], Livre III, fol. 488r : « Tout le monde universellement se passe, roule et vit en perpétuelle inconstance, sauf lui [Dieu] qui seul est parfaitement constant et perpétuellement immuable ». Ce « dualisme ontologique » est un leitmotiv de tout l’ouvrage qui structure et justifie son dessein sotériologique.
20 P. de Lancre, Tableau de l’inconstance, Livre V, Discours VI, fol. 530r.
21 Ibid., Livre V, Discours VI, fol. 539v. Résonnent ici les mots d’Augustin : « Fecisti nos ad te, et inquietum est cor nostrum donec requiescat in te » (Confessions, I, 1).
22 J. Deprun, La Philosophie de l’inquiétude en France au xviiie siècle, Paris, Vrin, 1979, en particulier p. 123-130 consacrées à l’augustinisme du xviie siècle (Jansénius, Pascal, Malebranche).
23 Pascal, Pensées, éd. P. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, respectivement fragments 57 et 19. Pour une analyse du thème de l’inquiétude chez Pascal, voir P. Sellier, Pascal et saint Augustin, Paris, Armand Colin, 1970, p. 18-38.
24 Pascal, Pensées, fragment 626.
25 Voir E. Ferrari, Montaigne : une anthropologie des passions, p. 237-256. Sur ce même thème voir aussi C. Larmore, « Un scepticisme sans tranquillité : Montaigne et ses modèles antiques », Montaigne : scepticisme, métaphysique, théologie, p. 15-31. Sur la « tranquillité » dans la philosophie stoïcienne, sceptique et épicurienne, voir G. Striker, « Ataraxia : Happiness as tranquillity », Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 183-195. Les doctrines antiques de la tranquillité de l’âme se transmettent à Montaigne par la médiation de Sénèque, Cicéron, Plutarque, Diogène Laërte et Sextus Empiricus.
26 L’édition de J. Céard traduit « Chacun de nous souffre ses peines » (III, 9, 1541). Ce vers de Virgile est extrait du chant VI de l’Énéide, relatant la « descente aux enfers » d’Énée. Il s’agit d’un vers de difficile interprétation qui a fait couler beaucoup d’encre (voir l’édition de P. Veyne, Énéide, Paris, Albin Michel / Les Belles Lettres, 2012). Il suffira ici de rappeler que ce vers, prononcé par Anchise, visait à expliquer à Énée la doctrine orphico-pythagorique de la réincarnations des âmes : les « mânes » sont les démons personnels du défunt, lui infligeant, aux enfers, les peines correspondantes à son comportement sur terre. Seulement ensuite, les âmes pourront reprendre leur chemin vers une nouvelle incarnation. En citant de façon profondément détournée ce vers, Montaigne semble vouloir dire que les seules peines que l’homme doit « pâtir » ne sont pas dans l’au-delà, mais ici, dans le « mouvement matériel et corporel » de la vie.
27 S’il est vrai que les nouvelles formes littéraires, fragmentaires, le dir moderno, sont aussi le résultat d’un ajustement de la prose aux transformations globales du monde intérieur et extérieur à l’homme (voir L. Van Delft, Les Moralistes. Une apologie, Paris, Gallimard, 2008, p. 352-353).
28 Sur cette nouvelle phase de la vie de Montaigne, qui ne correspondent nullement à un abandon définitif de la vie politique, voir P. Desan, Montaigne. Une biographie politique, Paris, Odile Jacob, 2014, chapitre v.
29 J. Starobinski, Montaigne en mouvement, Paris, Gallimard, 1993 ; F. Garavini, Monstres et chimères : Montaigne, le texte et le fantasme, Paris, Champion, 1993. Voir aussi T. Cave, How to read Montaigne, London, Granta Books, 2007.
30 Voir à ce propos B. Sève, Montaigne. Des règles pour l’esprit, Paris, PUF, 2007, p. 27-41.
31 Il suffit de songer à trois œuvres classiques de Sénèque telles que le De tranquillitate animi, le De otio et le De vita beata.
32 Le chapitre i, 8, « De l’oisiveté » doit être lu en rapport avec cette inscription que Montaigne fait peindre sur une paroi près de la « librairie », l’année 1571, et dont le texte expose son nouveau projet intellectuel et spirituel de se consacrer à l’étude des humanités et de vivre dans le calme, la tranquillité et la liberté (pour une traduction française de cette inscription voir P. Desan, Montaigne, p. 207-208). Pour le texte latin voir A. Legros, « Inscriptions murales du cabinet », Bibliothèques Virtuelles Humanistes, http://www.bvh.univ-tours.fr/MONLOE/transcr_cabinet.pdf
33 Sénèque De Tranquillitate animi, II, 3 : « Hanc stabilem animi sedem Graeci euthymian uocant, de qua Democriti uolumen egregium est, ego tranquillitatem uoco ». La terminologie employée par Sénèque et aussi Cicéron (tranquillitas, quies, securitas) traduit, dans sa variété, l’euthymia de Démocrite – sur ce dernier voir Diogène Laërte, Vies, IX, 45.
34 Sénèque, De Tranquillitate animi, II, 4 : « Ergo quaerimus quomodo animus semper aequali secundoque cursu eat propitiusque sibi sit et sua laetus aspiciat et hoc gaudium non interrumpat, sed placido statu maneat, nec attollens se umquam nec deprimens. Id tranquillitas erit » (nous traduisons).
35 « In doctarum virginum sinus » comme le dit l’inscription latine. L’expression « doctae Virgines » est sans doute un emprunt à Catulle (Carmen, 65).
36 Je reprends cette belle expression au numéro spécial de la revue Modernités, éd. E. Bouju et A. Gefen, no 34, 2012, consacré à « L’Émotion, puissance de la littérature ? ».
37 Il serait intéressant d’étudier et approfondir davantage les interactions entre l’ordre littéraire (esthétique, poétique, rhétorique), d’une part, et la logique des passions et des émotions, de l’autre, dans les Essais mais plus en général dans la littérature renaissante.
38 Et aussi : « J’ajoute, mais je ne corrige pas » (III, 9, 1504). Cette écriture du mouvement et du changement subjectifs n’empêche pas la reconnaissance, en soi, de quelque chose de régulier et stable qui est reconnu a posteriori par l’observation et l’expérience : « Je n’ai point de façon, qui ne soit allée variant selon les accidents : Mais j’enregistre celles, que j’ai plus souvent vu en train : qui ont eu plus de possession en moi jusqu’à cette heure » (III, 13, 1681).
39 Sur l’écriture essayiste de Montaigne et sa porté « cognitive » voir mon article « “A knowledge broken” : Essay Writing and Human Science in Montaigne and Bacon », Montaigne Studies, XXVIII, 2016, p. 211-221.
40 La variation et mobilité de l’esprit humain vont de pair avec la fluxion constante des humeurs : « Chaque jour nouvelle fantaisie, et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps » (II, 1, 536).
41 Pierre de Lancre épousera en 1588 Jeanne de Mons, la petite nièce de Montaigne.
42 P. de Lancre, Tableau de l’inconstance, Livre V, fol. 527r.
43 Montaigne répond ici à Sénèque (Lettres à Lucilius, 2, 1) et à Lipse (De constantia, II). Sur la connotation passionnelle de l’« irrésolution » voir S. Giocanti, « L’irrésolution passionnelle : une sagesse sceptique », La Passion. Une grandeur négative ?, éd. F. Roussel, Paris, Belin, 2004, p. 77-91.
44 Il est intéressant de remarquer que Montaigne compare sa vie au voyage, en tant que mouvement inachevé qui n’est pas subordonnée à des finalités préétablies : Essais, III, 9, p. 1525 : « Mais en tel âge, vous ne reviendrez jamais d’un si long chemin. Que m’en chaut-il ? je ne l’entreprends, ni pour en revenir, ni pour le parfaire. J’entreprends seulement de me branler, pendant que le branle me plaît, et me promène pour me promener. Ceux qui courent un bénéfice, ou un lièvre, ne courent pas. Ceux là courent, qui courent aux barres, et pour exercer leur course. Mon dessein est divisible par tout, il n’est pas fondé en grandes espérances : chaque journée en fait le bout. Et le voyage de ma vie se conduit de même » (nous soulignons).
45 C’est bien entendu l’un de grands thèmes des Essais, l’expérience du doute, de l’inconstance des jugements, de l’incertitude des connaissances, des croyances, des choix, etc. Nous n’avons pas pu étudier ici cette dimension « cognitive » de l’inquiétude.
46 Voir Essais, III, 9, p. 1550.
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Référence papier
Emiliano Ferrari, « « Je ne vois rien… où je me puis tenir » », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 34 | 2017, 359-375.
Référence électronique
Emiliano Ferrari, « « Je ne vois rien… où je me puis tenir » », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14612 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14612
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