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Montaigne et les passions

Passions et vie civile dans le livre III des Essais

Jean Balsamo
p. 297-315

Résumés

Dans le livre III des Essais, Montaigne dénonce les passions comme des maladies de l’âme, à l’origine des vices privés et publics dont la France des guerres civiles est le théâtre. Il donne ainsi de lui-même, par contraste, une représentation en vir bonus, sinon entièrement libéré des passions, du moins faisant un effort constant pour s’en libérer : le contrôle des passions définit l’éthos qui garantit la portée exemplaire de son discours, dans le cadre d’un véritable humanisme civil.

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Texte intégral

  • 1 Voir E. Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, 2014. Ce n’e (...)
  • 2 Toutes nos références renvoient à M. de Montaigne, Les Essais, éd. J. Balsamo, M. Magnien, C. Magni (...)

1Le livre III des Essais, publié huit ans après les deux premiers, en infléchit sensiblement certaines perspectives. Par de subtiles reprises et de nombreux renvois, Montaigne n’assure pas moins la cohérence de l’ensemble, qu’il renforce de façon plus systématique encore dans les dernières campagnes de rédaction élaborées en partie sur l’Exemplaire de Bordeaux et publiées dans l’édition posthume (1595). Il met ainsi l’accent sur le discours politique ; il précise son portrait en gentilhomme, en l’assombrissant des traits d’un malade et d’un vieillard ; il confirme la portée de son discours moral et de sa leçon, en les formulant en maximes et en préceptes. À l’inverse, le discours qu’il consacre aux passions et la représentation de celles-ci, qui avaient marqué son projet anthropologique initial1 (décrire l’homme dans sa variété pour chercher à le connaître) semble se restreindre et se limiter. Montaigne ne les évoque pas directement parmi les « subjets graves, et qui grevent » (III, 5, p. 8822), le vice, la mort, la pauvreté, les maladies. Cette contradiction apparente n’est sans doute qu’un effet de perspective, une conséquence de l’interprétation de l’écriture personnelle telle qu’elle a été formulée par la critique depuis plus d’un siècle : un « portrait du Moi » [sic], réduit à des traits psychologiques et fondé sur un prétendu goût pour l’introspection. En réalité, dans le livre III, Montaigne ne se justifie pas d’« épier » ses passions, mais d’épier les « effects et circonstances » de celles-ci, afin de ralentir « un peu leur impétuosité et leur course » (III, 13, p. 1121). Le discours portant sur les passions demande ainsi à être réexaminé dans ses formes et dans ses fins, de façon d’autant plus précise qu’il a pour conséquence l’interprétation même d’une œuvre, dont la singularité demeure irréductible aussi bien à ses sources qu’au statut de précurseur de la subjectivité moderne que la critique a voulu reconnaître à son auteur.

La définition des « qualités maladives »

  • 3 Montaigne fait une mention ironique aux facultés ou « actions » de l’âme, parmi lesquelles « l’appe (...)
  • 4 Voir la notice « Passions » [C. Couturas], Dictionnaire Michel de Montaigne, éd. Ph. Desan, Paris, (...)
  • 5 Voir en particulier Les Essais, III, 13, p. 1147, la mention de l’erreur des médecins, qui attribue (...)
  • 6 Montaigne évoque par deux fois la notion d’ataraxie, qu’il attribue à l’école sceptique, ibid., II, (...)
  • 7 Voir sur ce point L. Pétris, « Trois magistrats écrivains face au stoïcisme à la Renaissance : L’Ho (...)
  • 8 Sur ce point, voir J. Balsamo, « Des saines affections (1591) et le syncrétisme philosophique dans (...)

2Une génération après Montaigne, le P. François Loryot (1571-1642) donnait dans ses Secrets moraux concernant les passions du cœur humain (Paris, 1614) la mise en forme définitive de la tradition scolastique, d’origine aristotélicienne et thomiste, dans laquelle s’inscrivait alors le discours philosophique consacré aux passions. Celles-ci, définies en termes d’appétit, étaient réparties en deux séries, les unes ressortissant à l’appétit concupiscible : l’amour, la haine, le désir, la fuite, la délectation, la tristesse ; les autres à l’appétit irascible : l’espérance, le désespoir, l’audace, la crainte, la colère. Dans cette conception, les passions, des « mouvements de l’âme », n’étaient pas considérées comme mauvaises en elles-mêmes, leur bon ou leur mauvais emploi étant du ressort du libre-arbitre de chaque homme digne de ce nom. La colère peut être juste, et servir aussi bien d’aiguillon à la vaillance qu’au châtiment des mauvais. Montaigne, formé à la philosophie, connaissait cette typologie. Il connaissait également les différentes conceptions que les penseurs de l’Antiquité avaient formulées au sujet de la passion, en particulier les stoïciens et les épicuriens. Il y fait allusion dans les Essais, à travers certaines formules ou certains exemples, ainsi celui de Diogène opposant la raison aux « perturbations » (III, 9, p. 1036), traduction littérale des « perturbationes animi » de la philosophie antique. Mais il ne suit pas ces définitions, voire, il en souligne les insuffisances : « Je ne recognois chez Aristote, la plus part de mes mouvemens ordinaires » (III, 5, p. 917), il « voit la laideur de ceste passion, mieux que dans Aristote » (III, 13, p. 11203). Il emploie rarement le terme d’appétit dans le sens de passion : « Le jugement […] laisse mes appetis aller leur train : et la haine et l’amitié » (III, 13, p. 1122). Le plus souvent, il lui donne son sens courant de désir physique, et principalement de désir de se nourrir, sans aucune connotation négative de gourmandise. Au contraire, il critique la conception descriptive des passions donnée par la tradition scolastique, au nom d’une exigence morale, fondée sur une définition plus rigoureuse de la vertu, qui s’attache à éclairer les fondements et l’intention de l’action bonne. Il est exagéré de chercher une trace d’hétérodoxie dans le discours que Montaigne tient sur les passions et dans la réponse au problème qu’elles posent4. S’il réfute le dualisme opposant l’âme et le corps, il maintient par un subtil distinguo une précise distinction entre les deux plans, qui lui permet d’affirmer la maîtrise qu’il ne cesse d’avoir sur la première alors que le second échappe à sa volonté5, comme il met en évidence la vanité des notions antiques, ou plutôt des postures qui les expriment, cette « noble impassibilité Stoïque » (III, 10, p. 10666) face à la douleur physique. Toutes ces conceptions philosophiques n’avaient pas valeur de dogme, elles pouvaient faire l’objet d’interprétations diverses et d’infléchissements, non seulement dans le vaste espace culturel allant de l’enseignement scolastique au néo-stoïcisme de certains cercles érudits, mais au sein même de ceux-ci7. Les contemporains français et catholiques de Montaigne, comme Guillaume du Vair ou l’auteur anonyme des Saines affections (1591), en usaient eux-mêmes librement, de façon syncrétique, non dogmatique, dans le cadre d’une civile conversation et en relation à des enjeux politiques et moraux8.

  • 9 Les Essais, III, 4, p. 880 « Il est certain qu’ils s’emportent souvent tous entiers, et reçoivent e (...)
  • 10 Les Essais, III, 9, p. 995 : « Depuis que j’ay le visage tourné vers le chagrin […] pour sotte caus (...)
  • 11 Voir M. Screech, Montaigne et la mélancolie, Paris, PUF, 1983.

3Montaigne emploie le terme de passion dans trois acceptions complémentaires. En premier lieu, la passion est l’antonyme de l’action ; le terme désigne l’épreuve et la souffrance, physique ou morale : « non pas sans action, mais sans vexation, sans passion » (III, 10, p. 1052). Montaigne évoque ainsi la mort comme « un quart d’heure de passion sans consequence, sans nuisance » (III, 12, p. 341). Ailleurs, il paraphrase par ce terme le proverbe « Dieu me donne le froid selon la robe et me donne les passions selon le moyen que j’ay de les soustenir » (III, 6, p. 943). Cet emploi toutefois reste rare dans le livre III. La passion ressortit plus généralement au domaine de la psychologie ; elle désigne, classiquement, un mouvement de l’âme, un « mouvement interne », une émotion d’une certaine durée et d’une certaine ampleur, un affect lié aux circonstances extérieures : « Je ne suis battu que des alterations internes, que je produicts en moy, et celles-là m’arrivent moins en voyageant. » (III, 9, p. 1019). Elle correspond le plus souvent à un sentiment : l’amitié, l’affection des pères pour leurs enfants ou des enfants pour leur père, la compassion, l’admiration, qui peut être suscitée par la force de suggestion des lieux (III, 9, p. 1043), voire le mouvement même de la pensée. Montaigne met en évidence l’inconstance de ces mouvements, aussi fréquents que superficiels, que le temps parvient généralement à modifier ou à guérir, ainsi la tristesse et l’affliction, selon une évolution qu’il décrit dans le chapitre « De la diversion ». Dans le livre III, il n’évoque la mélancolie, confondue avec une forte émotion, que par une seule occurrence9, ainsi que par deux occurrences de l’adjectif « mélancoliques », dont une seule dans le sens de chagrin, que l’amour serait capable de divertir (III, 5, p. 937), l’autre correspondant, selon une précise acception médicale, au tempérament révélé par la physionomie (III, 12, p. 1106). Dans les Essais, Montaigne déplore le chagrin qu’apporte la vieillesse et il en donne une précise analyse humorale10. Mais la mélancolie, si elle est nommée, n’est pas encore considérée en tant que telle comme une passion particulière, elle ne bénéficie pas encore du statut culturel privilégié qui était le sien en Italie à la même époque et qui sera le sien en France et en Angleterre au début du xviie siècle11.

  • 12 Cicéron, Brutus, L, 188 ; Du Bellay, La Deffence et illustration de la langue françoise, II, 11.
  • 13 Les Essais, III, 4, p. 878.

4C’est à cette conception générale de la passion comme affect que renvoie le discours que Montaigne consacre à l’art de la parole : un art de l’émotion, qu’il s’agisse de l’éloquence ou de la poésie, suivant la définition classique donnée par Cicéron dans le Brutus et que Du Bellay avait reprise dans la Deffence12. D’un côté, l’art oratoire dans ses formes les plus extérieures et superficielles (l’actio), joue des passions (au sens d’émotions) qu’il suscite et qu’il oriente : « Comme les exclamations des prescheurs, esmouvent leur auditoire, souvent plus que ne font leurs raisons13. » Socrate lui-même, dans le plaidoyer que rapporte Montaigne, connaît la force de l’actio sur les juges, bien qu’il refuse de mettre en œuvre ses effets pour les émouvoir « à commiseration » (III, 12, p. 1100). Mais cet art de l’émotion est à double tranchant. L’orateur lui-même, que ce soit l’avocat ou le comédien, peut être pris lui-même au piège de « la passion qu’il représente », rappelle Montaigne en une paraphrase de l’Institution oratoire (VI, ii) de Quintilien. D’un autre côté, la poésie est non seulement un art dont l’objet est la représentation des passions et de leurs conséquences néfastes (III, 4, p. 876), mais, par sa forme, un art capable de troubler l’âme des lecteurs ou des auditeurs (ibid., p. 879).

5Montaigne développe un point particulièrement subtil à la fin du chapitre 4. Il évoque des « passions fantastiques », c’est-à-dire nées de l’imagination et sans objet concret. Ces passions sont porteuses de colère ou de tristesse, elles « altèrent l’âme et le corps » (ibid., p. 884). D’un côté, il souligne une nouvelle fois le lien étroit entre le corps et l’esprit, entre les pathologies de l’un et celles de l’autre, tout en mettant en lumière l’origine purement intellectuelle de ces passions pour inverser le lien de causalité, contre la leçon même de l’ancienne philosophie rationaliste : ce n’est pas seulement le corps qui pèse sur l’âme par les sens et par les maux qu’il éprouve, au point de la rendre « chagrine », mais l’âme elle-même qui souffre d’un dérèglement propre, capable d’influer sur le corps et de le rendre malade. Pourtant, la conséquence ponctuelle qu’il en tire n’est pas celle d’une déculpabilisation de l’état passionnel, dans la mesure où il est involontaire. En réfutant la prétendue supériorité de l’âme sur le corps, Montaigne met l’accent sur la contradiction entre la présomption de l’homme à vouloir tout savoir et tout comprendre, et sa fragilité réelle, âme et corps confondus ; il révèle son inanité qui le conduit à mal agir, en agissant sans prudence ou de façon vicieuse.

  • 14 Les Essais, I, 50, p. 323.
  • 15 Sur cette passion, voir Ph. Desan, « L’avarice chez Montaigne », Seizième siècle, vol. 4, 2008, p.  (...)

6Enfin, dans le livre III des Essais, la passion correspond surtout, de façon systématique, à un affect négatif, à une « affection principalle et immoderée » (III, 10, p. 1052), qui conduit à une altération, au sens fort, du jugement et de la raison. La « passionnée amour » (III, 9, p. 996) pour la gestion de ses biens que Montaigne reconnaît à son père Pierre Eyquem ressortit en apparence à un engagement positif et vertueux, qui sert à mettre en évidence, par contraste, sa propre incurie. La suite du développement révèle l’aliénation de soi qu’implique une telle passion, liée de surcroît à la vieillesse ; elle est confirmée par la représentation de Pierre Eyquem aliéné par sa carrière publique, dans le chapitre suivant, « De l’utile et de l’honneste ». Montaigne considère en fait la passion comme une « maladie de l’âme » (III, 4, p. 874), qui est à l’esprit ce que la fièvre est au corps, brève ou durable selon le cas, en forme d’élancement passager ou de mal durable. Dans certains cas, la passion peut certes avoir des implications ou des conséquences positives, ainsi l’ambition, vers laquelle il rappelle avoir su détourner un prince avide de vengeance, ou l’émulation, qui conduit à briller dans la conférence (III, 8). Mais de façon générale, elle ne conduit pas seulement à mal penser, mais le plus souvent à mal agir, voire à agir selon le mal. De ce point de vue, toutes les passions sont des passions « tristes ». Dès le premier chapitre, Montaigne évoque le prince Jaropelc, duc de Russie, qui, après avoir donné libre cours à sa vengeance, revient à lui et recouvre « une vue saine et non plus troublée par sa passion » (III, 1, p. 838). Dans le dernier chapitre, Montaigne généralise cette expérience de l’après-passion que tout homme peut éprouver et dont il peut tirer un enseignement : « Qui remet en sa mémoire l’excez de sa cholere passée, et jusques où ceste fièvre l’emporta, voit la laideur de ceste passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste » (III, 13, p. 1120). Dans un ajout tardif au premier livre, il donne une liste des passions provoquées par le jeu : colère, dépit, haine, impatience, ambition de vaincre14. Dans le chapitre iii, 10, il avait déjà esquissé cette liste et mis en évidence les effets du jeu, dont il importe de se dépassionner. Ailleurs dans le livre III, à l’occasion d’argumentations diverses, il nomme différentes affections de même nature. L’amour en tant que tel ne peut pas être considéré comme une passion, et moins encore dans la mesure où il se comprend comme la recherche naturelle du plaisir, mais le désir sexuel est pour sa part une « passion pressante » (III, 5, p. 897), que Montaigne dit avoir bien connue, lorsque ce désir s’amplifie en une « affection furieuse et indiscrette » (III, 3, p. 866), dont il évoque les « rages ». D’autres passions sont évoquées, parmi lesquelles les plus fréquentes sont la colère et la haine (III, 1 ; III, 8 ; III, 10 ; III, 13), la crainte (III, 1), la vengeance, « douce passion » (III, 4), l’avarice (III, 5 ; III, 9 ; III, 1215), constituant des séries topiques, ainsi « l’ambition, l’avarice, la cruauté, la vengeance » (III, 12, p. 1089). Ces passions ne sont jamais présentées de façon systématique ni classées selon leur origine et leurs causes. Elles font toutefois l’objet d’une hiérarchie selon leur gravité, que Montaigne modalise d’un point de vue ironique : l’homme tout matériel qu’il prétend être juge « l’avarice, guere moins excusable que l’ambition » (III, 9, p. 47). Toutes les passions ressortissent à un même excès, elles sont comme autant de formes d’intempérance, toutes ont des conséquences sociales, elles impliquent le désordre et la violence.

7Montaigne situe dans les passions l’origine des vices. Dans le discours qu’il leur consacre, à la différence des catégories psychologiques de la tradition scolastique, les passions et les vices ne se distinguent guère, le vice pouvant être défini comme une passion menée à son terme : la vengeance n’est pas seulement désir de se venger, mais la mise en œuvre de la cruauté et de la trahison, ainsi que le confirme l’exemple de Jaropelc. De ce point de vue, l’argumentation générale du livre III met l’accent moins sur les passions que sur les vices, qui en sont les effets.

  • 16 Les Essais, III, 10, p. 1062.

8Dans une perspective rigoriste, l’analyse de Montaigne va au plus profond de l’être et plus encore des impostures et des comportements mensongers. Dans le premier chapitre, il rappelle que la compassion elle-même, une passion valorisée en termes religieux, philosophiques et sociaux (voir aussi III, 13, p. 1149), peut porter « je ne sçay quelle aigre-douce poincte de volupté maligne, à voir souffrir autruy » (III, 1, p. 830) ; elle touche même les enfants. Les comportements les plus dignes dans les affaires publiques sont pour la plupart minés par l’appétit de gloire, qui l’emporte sur l’engagement vertueux et le souci de bien faire, et le refus de la gloire et de la grandeur lui-même, « auquel il peut escheoir plus d’ambition, qu’au desir mesme et jouyssance de la grandeur » (III, 7, p. 961), est l’effet d’une passion dissimulée. Dans le chapitre « De la diversion », après la prosopopée du comte de Gramont, Montaigne démythifie le comportement héroïque de celui-ci et le désintéressement prétendu de sa vaillance (« je n’ay icy ni passion ni querelle » III, 4, p. 881), en révélant à la fois la passion ou l’état passionnel qui leur servent de soubassement et les formes passionnées qu’ils revêtent dans l’action : colère, rigueur, haine. Les passions se trouvent même renforcées par la capacité qu’ont les hommes à les déguiser en vertus : « L’ambition, l’avarice, la cruauté, la vengeance n’ont point assez de propre et naturelle impetuosité : amorçons-les et les attisons, par le glorieux titre de justice et devotion. Il ne se peut imaginer un pire estat [EB : visage] des choses, qu’où la meschanceté vient à estre légitime : et prendre, avec le congé du magistrat, le manteau de la vertu » (III, 12, p. 1089-1090). Dans le chapitre 10, répondant aux prétentions de ceux qui « disent avoir raison de leur passion », qui prétendent avoir su dominer leur vengeance ou leur colère, et qui cherchent ainsi à revendiquer une forme de vertu, il rappelle le rôle du temps et l’épuisement de la passion qu’il entraîne, en toute indépendance d’un effort personnel issu d’une volonté bonne, qui seul caractérise l’acte vertueux16.

9Pour expliquer la situation politique, Montaigne généralise la notion de passion, conçue comme une affection liée à un intérêt particulier, qui conduit à des choix partisans sous le déguisement du respect de la loi et du devoir de l’engagement au service du prince : « Il ne faut pas appeller devoir, comme nous faisons tous les jours, une aigreur et une intestine aspreté, qui naist de l’interest et passion privée » (III, 1, p. 833). Le zèle cache une « propension vers la malignité et violence » (ibid.). L’argument est repris à propos de « ceux qui allongent leur cholere, et leur haine au-delà des affaires » dans le chapitre « De mesnager sa volonté », où il fait l’objet d’un ajout qui met en lumière l’effet de la « passion particulière » (III, 10, p. 1058).

L’éthos du discours

  • 17 Voir sur ce point l’ouvrage fondamental de F. Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et pol (...)

10Plusieurs chapitres du livre III évoquent certaines passions, dans le cadre d’une argumentation portant sur un autre objet. Les passions politiques, incompatibles avec le bon gouvernement, font l’objet d’une sévère condamnation dans « De l’utile et de l’honneste ». Montaigne évoque ailleurs l’affliction, la vengeance, l’ambition (III, 4), la passion amoureuse et la jalousie (III, 5), l’ivresse de la grandeur (III, 7), les « appétits desordonnez » et parmi eux « ceste cupidité qui nous espoinçonne à l’estude des livres […] : ceste complaisance voluptueuse, qui nous chatouille par l’opinion de science » (III, 12, p. 1085), mais aussi, dans le même chapitre, la peur de la mort. Un chapitre entier, ouvert par un titre en forme de précepte, « De mesnager sa volonté », concentre le discours sur les passions, à travers la représentation que Montaigne donne de lui-même en vir prudens, qui se « passionne, par conséquent, de peu de choses » (III, 10, p. 1048). Ce chapitre, de nature apologétique, voué à la justification de l’engagement public réticent de l’auteur devenu maire de Bordeaux, constitue à sa manière un discours contre les passions et un art de prudence définissant les conditions de l’action17.

  • 18 Voir sur ce chapitre, Fr. Charpentier, « La passion de la tristesse », Montaigne Studies, vol. 9, 1 (...)
  • 19 Sur ce chapitre, voir J. Balsamo, « La philosophie à la cour : Montaigne et l’Académie du Palais. Q (...)

11À la différence des deux premiers livres, aucun titre de chapitre du livre III ne désigne une passion ni n’annonce la « mise à l’essai » de celle-ci à l’instar d’autres chapitres bien connus tels que « De la tristesse » (I, 218), « Comme l’âme décharge ses passions sur des objets faux, quand les vrais lui défaillent » (I, 4), « De la punition de la couardise » (I, 15), « De l’affection des pères aux enfants » (II, 8), « De la gloire » (II, 16), « Couardise, mère de cruauté » (II, 27) ou « De la colère » (II, 3119). Celui du chapitre 9, « De la vanité », ne désigne pas un trait de caractère individuel, caractérisant une personne vaniteuse et satisfaite d’elle-même, qui pourrait être rattaché à une passion, l’amour de soi. Il consiste en un long développement consacré à la fragilité de l’homme, à la vanité de son action, à la vacuité du jeu social. La vanité, prise dans ce sens, correspond à un attribut de la condition humaine dans sa réalité existentielle, l’expression de sa misère et de l’ordre du monde. Toutefois Montaigne avait défini cette condition et précisé sa misère dès les premières lignes du chapitre « De l’utile et de l’honneste », en mettant précisément en évidence le rôle des passions qui ne cessent de troubler l’homme : « Nostre estre est simenté de qualitez maladives : l’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le desespoir logent en nous » (III, 1, p. 830). Cette définition se donne sous la forme d’une allégorie, qui combine deux éléments disparates autour de la métaphore initiale du bâtiment de l’être, d’une grande fréquence dans les Essais : d’une part la construction de celui-ci, « simenté de qualitez maladives », d’autre part les résidents qui y « logent ». Le chapitre « D’un mot de César » s’ouvrait par une définition analogue : la connaissance de soi permet de savoir « aisément combien toute cette nostre contexture est bastie de pieces foibles et defaillantes » (I, 53, p. 328). Sur les mêmes termes, la sagesse est représentée au contraire comme « un bastiment solide et entier, dont chaque piece tient son rang et porte sa marque » (III, 13, p. 1124). Elle est la perfection de la condition humaine et non pas le contraire de celle-ci, qui résulterait de la mise en œuvre de qualités bonnes remplaçant des qualités maladives, des pièces fortes mises à la place de pièces défaillantes. Sur les bases de cette condition, la sagesse consiste à savoir identifier et à mettre en ordre ces mêmes pièces, pour leur faire tenir leur rang, à leur juste place ; parmi ces pièces figurent les passions.

12Le second élément de la métaphore (« loger »), d’une grande fréquence dans les Essais, n’est pas moins important. Il est d’une certaine manière en contradiction avec le premier : les « qualitez maladives » dont Montaigne donne la liste, ne sont pas véritablement constitutives de l’être ; elles « logent » en lui comme des accidents externes, qu’il reçoit « par composition » (I, 40, p. 259) au point de les accepter pour siennes. Il s’agit, si l’on veut filer la métaphore, de locataires, accueillis dans un domicile qui ne leur appartient pas ou qui s’imposent de force, à l’instar du péché « qui est en son haut appareil : qui loge en nous comme en son propre domicile » (III, 2, p. 848). Toute l’analyse de « Du repentir » consiste à identifier et à révéler la perversion de la volonté qui consent au péché sous prétexte que celui-ci serait irrépressible, à dénoncer la complaisance coupable qui le permet, l’autorise et l’accueille. À l’inverse, le propriétaire attentif non seulement peut mettre de l’ordre chez lui, mais il doit le faire.

  • 20 Les Essais, III, 6, p. 942 « [Ma fuite] estoit esmeue, mais non pas estourdie ny esperdue ».

13Le livre III amplifie systématiquement non pas l’analyse des passions, mais la représentation que Montaigne donne de lui-même en homme de bien, sinon entièrement libéré des passions du moins cherchant à s’en libérer. Cette représentation trouve son achèvement dans le chapitre « De mesnager sa volonté », sur le portrait d’apparat en maire de Bordeaux, aussi efficace et prudent dans la politique municipale que libre par rapport à sa fonction et à lui-même. Cette liberté fonde également la relation politique qu’il entretient avec les Princes et les protagonistes des guerres civiles : « Au demeurant, je ne suis pressé de passion ou hayneuse, ou amoureuse, envers les grands : ny n’ay ma volonté garrotée d’offence, ou obligation particuliere. Je regarde nos Roys d’une affection simplement legitime et civile, ny emeue, ny demeue par interêt privé » (III, 1, p. 851). La compréhension profonde que Montaigne a des guerres civiles vient de ce qu’il examine la situation française et ses acteurs « d’une vue moins blessée de passion, qu’un autre » (I, 20, p. 109). Parmi les passions dont il se reconnaît indemne tout au long du livre, l’ambition, la vengeance, l’envie (« ceste passion qu’on peint si forte, n’a de sa grace aucune addresse en moy » III, 5, p. 908), la cruauté, dont l’horreur le « rejecte plus avant en la clemence » (III, 8, p. 966), auxquelles s’ajoute l’absence de peur, évoquée comme un souvenir personnel, dans un contexte militaire20. Il s’agit de passions sociales, qui sont à l’origine de comportements violents.

  • 21 Les Essais, III, 6, p. 942-943 « Nature m’ayant descouvert d’un costé, m’a couvert de l’autre : M’a (...)
  • 22 Montaigne relate un effet de cette impétuosité de caractère, qui le conduit à maltraiter les gens à (...)

14Pourtant, en tant qu’homme, il reste soumis à la condition passionnelle qui définit l’humaine condition. Lui-même, sans contradiction, ne cesse de se représenter à la fois indemne ou libéré de certaines passions, par éducation et par tempérament21, et en même temps, comme un être de désirs, poussé, en société, à sortir de soi-même par « la jalousie, la gloire, la contention » (III, 8, p. 967). La contradiction se résout en termes moraux et sociaux : Montaigne opère une distinction radicale entre la passion qu’il reconnaît pouvoir éprouver intérieurement, comme tout homme même si c’est moins que les autres, et son comportement public, soumis à la loi, aux convenances sociales, à la raison : « Si n’est-ce pas à dire, quand mon affection me porteroit autrement, qu’incontinent j’y portasse la main : la volonté et les desirs se font loy eux mesmes, les actions ont à la recevoir de l’ordonnance publique » (III, 1, p. 834). Il maintient une distance entre l’« affection » et la réalisation de celle-ci, entre les « désirs » et les « actions ». Ce choix est à la fois imposé et permis par l’ordre social. Il est conforme à la conscience qu’a Montaigne de son statut d’homme libre et des devoirs que celui-ci impose ; comme tel, il ressortit au libre-arbitre en même temps qu’à la prudence. La passion résiduelle, dont Montaigne connaît la menace toujours possible, celle des affects excessifs, de la colère, liée à l’impétuosité de son caractère et aux usages brutaux de la noblesse française22, de la force du désir, fait d’autre part l’objet d’un double effort pour limiter son effet : d’une part, l’évitement et le retrait, d’autre part la modération. Ce n’est pas un hasard si Montaigne évoque Socrate fuyant les attraits de la beauté et, en catholique, la prière du Pater, « ne nos inducas in tentationem » (III, 10, p. 1062).

  • 23 Voir C. Couturas, « “De la moderation” : vertu affaireuse ou principe vital », Bulletin de la Socié (...)
  • 24 Sur ce point, voir H. Friedrich, Montaigne [1949], Paris, Gallimard, 1993, p. 183-185.
  • 25 Voir M. Fumaroli, « “Nous serons guéris, si nous le voulons”. Classicisme français et maladie de l’ (...)

15Montaigne avait déjà consacré un chapitre anecdotique à la notion de modération23. Celle-ci, d’origine aristotélicienne et médicale, correspond aussi à une des quatre vertus cardinales. Montaigne la situe clairement dans une perspective religieuse : « On doibt aymer la tempérance par elle-mesme, et pour le respect de Dieu qui nous l’a ordonnée » (III, 2, p. 858). Cette précision met en évidence le soubassement chrétien de la morale laïque qu’il propose dans les Essais. Elle est d’autant plus importante qu’elle en constitue un des seuls indices dans le livre III, avec l’action de grâces qui couronne le chapitre final. La modération constitue le cœur de son discours moral, où elle prend souvent la forme d’une métaphore équestre. Le début du chapitre « De mesnager sa volonté » décrit cet effort pour « augmenter par estude, et par discours, ce privilege d’insensibilité, qui est naturellement bien avancé » (III, 10, p. 1048). La suite révèle la difficulté qu’il y a à « gourmer et brider » ses passions (ibid., p. 1064), en raison de la vivacité de son tempérament. Cet aveu de sa fragilité et de l’effort constant qui dirige son action contribue à l’éthos de son discours, auquel il donne une nuance héroïque. Il conduit à nuancer la définition que l’on a souvent proposée de la modération des passions telle que la décrit Montaigne : elle ne se confond pas avec une eupathie d’origine plutarquienne, avec un bon usage des passions, et encore moins avec l’apathie ou impassibilitas stoïcienne24. Il s’agit en fait d’une « patiente conquête de l’euthymia », c’est-à-dire du courage qui permet la maîtrise de soi et de l’ensemble des passions25.

16L’effort permanent de modération des passions est ainsi ordonné en un véritable exercice, méthodiquement mis en œuvre : « J’esguise mon courage vers la patience, je l’affoiblis vers le desir » (III, 7, p. 961). Sa réussite repose sur la confrontation permanente à un « patron intérieur » (III, 2, p. 848), à la fois idéal humain et juridiction interne (le for intérieur), sous l’autorité duquel Montaigne, et à son exemple tout homme, peut estimer la valeur de ses actes en fonction de leurs secrètes motivations et ordonner ses comportements. Montaigne le présente sur le mode de l’obligation, dans une formulation complexe qui élargit le discours personnel et implique le lecteur. Cette construction, conçue comme une véritable consolidation de soi, prend un sens tout particulier dans le livre III, en relation d’une part à l’engagement politique, et d’autre part à la vieillesse. L’engagement politique auquel le gentilhomme est contraint par un nouveau devoir d’obéissance qui s’impose avec une rigueur accrue à la noblesse au cours des guerres civiles, a pour conséquence inévitable une aliénation de la personnalité et de la liberté individuelle, que Montaigne analyse en détail dans les deux chapitres politiques, « De l’utile et de l’honneste » et « De mesnager sa volonté » mais aussi dans « De la vanité ». Dès les premières lignes du chapitre iii, 10, Montaigne utilise le verbe « se passionner » au sens de prendre un intérêt trop fort au point d’en souffrir. Il donne en exemple un gentilhomme, malade sous l’effet d’une « trop passionnée affection aux affaires d’un Prince, son maistre » (iii, 10, p. 1053). L’exemple est d’autant plus fort, qu’il met en évidence non pas l’implication vicieuse de la passion, haine ou vengeance, développée dans les autres chapitres, mais les conséquences néfastes d’une passion positive en apparence (le dévouement au service du prince), chez un homme de bien, un ami de Montaigne.

  • 26 Sur cette tradition et sa critique par Montaigne, voir C. Skenazi, Aging Gracefully in the Renaissa (...)

17L’autre contexte passionnel amplement décrit dans le livre III est celui de la maladie et la vieillesse. À la jeunesse, caractérisée comme l’âge des « appétits » vigoureux, qu’il est noble et gratifiant de savoir maîtriser, s’oppose la vieillesse, âge des passions mesquines, impuissantes, dérisoires, dont Montaigne trace à plusieurs reprises le catalogue sur un mode satirique : « une sotte et caduque fierté […], la superstition, et un soin ridicule des richesses […], plus d’envie, d’injustice et de malignité » (iii, 2, p. 858). Pour décrire ces passions séniles, il ne reprend pas l’opposition canonique entre appétits concupiscibles et appétits irascibles, il leur dénie la qualité même d’appétits. Non seulement la libération par affaiblissement de ceux-ci sous l’effet de l’âge n’a rien de vertueux, mais la vieillesse est elle-même menacée par ses passions propres : « Il y faut grande provision d’estude, et grande precaution pour eviter les imperfections qu’elle nous charge : ou au moins affoiblir leur progrez » (iii, 2, p. 859). La vieillesse, loin d’être le temps de la sagesse célébré dans le De senectute26, demande à celui qui la vit une conscience de soi et un effort éthique redoublés.

18L’introspection, si souvent mise en avant par la critique pour présenter les Essais comme une analyse des passions sur un mode égotiste, conduit ainsi à la révélation contraire, permise par la connaissance intime, « dans l’âme », que Montaigne prétend avoir de lui-même : celle d’un l’homme entièrement concentré en un effort héroïque de maîtrise de soi et de tempérance. S’il n’est pas libéré des passions et en particulier de celles qu’apportent l’âge et la maladie, en tout cas, il se reconnaît indemne des vices et de la culpabilité que les plus extrêmes d’entre elles auraient pu susciter. Le discours personnel a une portée toujours conative, voire curative, et non pas seulement descriptive ou analytique, il vise à la représentation, à la formation et à la justification de soi ; il garantit et autorise le discours public des Essais, par l’éthos qu’il définit, celui d’un gentilhomme prudent et les « tesmoignages de conscience » qu’il donne. Ce discours répond à des enjeux politiques et civils. L’homme qui fait l’effort de modérer ses passions est un bon citoyen comme il est capable d’une conversation civile.

Une leçon civile

  • 27 Voir E. Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, p. 306.

19Montaigne passe pour avoir refusé « l’homologie classique entre l’âme et l’État », qui organisait la psychologie aristotélicienne réinterprétée au Moyen âge. Il aurait abandonné les principes traditionnels d’ordre et de hiérarchisation de l’espace psychologique, considérés comme des « obstacles épistémologiques à la connaissance de l’homme », celle-ci s’appuyant désormais sur la seule introspection et le « sentiment interne27 ». Cette perspective doit être inversée et ses conclusions nuancées, dans la mesure où la connaissance de l’homme dans les Essais repose sur une connaissance complète de soi, personnelle et sociale, plus large que la seule vie psychique. En reconnaissant ou en refusant une « homologie » entre l’État et l’âme, Montaigne ne cherchait pas à appliquer un paradigme politique externe à une psychologie qui aurait été l’objet ultime de son discours. Son propos en fait est d’ordre politique, et à cet égard, le livre III amplifie cette orientation dans tous les chapitres. Montaigne met bien en œuvre une conception organiciste de la société, dans ses différentes formes, qui ne se réduisent pas à l’État. Celle-ci repose sur une identité de structure entre la société et l’homme, plusieurs fois rappelée dans le livre III, et non pas seulement sur une analogie : « Nostre bastiment et public et privé, est plein d’imperfection » (III, 1, p. 830). Aux imperfections et aux maladies du corps humain correspondent celles du corps social. Celles-ci font l’objet d’une approche médicale, qu’éclaire un ancien paradigme, probablement renouvelé par la lecture de Guichardin, mais toujours précisé par une exigence morale. Montaigne décrit les maladies de la France des guerres civiles en comparaison ou plus exactement en sympathie avec sa propre maladie. Il en rappelle les remèdes traditionnels, qu’il soumet à sa propre expérience et à sa critique, ainsi, la diversion, à la fois remède politique pernicieux et « la plus ordinaire recepte aux maladies de l’ame » (III, 4, p. 874). À aucun moment il ne récuse la primauté de l’âme, ou plus précisément du principe supérieur de celle-ci, la raison et de son exercice, le jugement.

20Du point de vue politique, la critique de Montaigne porte sur le despotisme des mauvais princes, des princes passionnés et parfois vicieux, qui non seulement sont incapables de guérir les « maladies intestines » de l’État, mais encore les aggravent. Inversement, pour se dire, pour souligner l’ordre intérieur qu’il sait conserver, résultat d’un art de prudence appliqué à la saine gestion de soi par un jugement entièrement responsable de tous ses choix, il développe une même image de l’État pacifié et bien conduit :

  • 28 Les Essais, III, 2, p. 853.

Je n’ay guère de mouvement qui se cache et desrobe à ma raison, et qui ne se conduise à peu près, par le consentement de toutes mes parties : sans division, sans sedition intestine : mon jugement en a la coulpe, ou la louange entière28.

  • 29 Voir J. Balsamo, « Des Essais pour comprendre les guerres civiles », Bibliothèque d’Humanisme et Re (...)

21Il évoque les passions et les vices dans les termes mêmes de division et de sédition qui servent ailleurs dans les Essais à préciser les origines et les formes des guerres civiles29. Par cette homologie, il peut faire le lien entre l’homme dépassionné qu’il prétend être et le citoyen, ou plus exactement le sujet vertueux, qui respecte la loi, la justice distributive, l’ordre politique, la « police », la paix, toutes les règles qui régissent les relations entre les hommes d’une même nation :

  • 30 Les Essais, III, 2, p. 847.

Qui me verroit jusques dans l’âme, encore ne me trouveroit-il coulpable, ny de l’affliction et ruyne de personne : ny de vengeance ou d’envie, ny d’offense publique des loix : ny de nouvelleté et de trouble : ny de faute à ma parole : et quoy que la licence du temps permist et apprinst à chacun, si n’ay-je mis la main ès biens, ny en la bourse d’homme François, et n’ay vescu que sur la mienne, non plus en guerre qu’en paix : ny ne me suis servy du travail de personne, sans loyer30.

22C’est dans cette perspective civile, et non pas dans une perspective d’analyse psychologique, que s’éclaire et que prend sens le discours que Montaigne consacre aux passions en général et aux passions privées en particulier, qui peuvent troubler l’ordre public comme elles troublent l’ordre intérieur.

  • 31 Dans le code de l’éthique nobiliaire, le « desdire » est considéré comme un « desmentir » donné à s (...)

23Montaigne, en gentilhomme expert en matière d’honneur, consacre un long développement aux conséquences de la colère et à la question du « démenti » ou démentir, tout autre qu’extravagant dans le chapitre « De mesnager sa volonté ». La colère conduit aux injures, aux offenses et à l’injure suprême qui consiste à accuser son adversaire de ne pas dire la vérité. Cet affront suscite une querelle, qui demande à être réglée soit par le duel, soit par une rétractation destinée à « sauver les apparences » (III, 10, p. 1065) ; celle-ci se fait au prix d’un démenti que l’offenseur se donne à soi-même, personne n’étant dupe des justifications alléguées. La colère entraîne ainsi la vengeance ou la lâcheté. Dans l’ordre des passions, le code nobiliaire impose une hiérarchie, que Montaigne exprime avec rigueur : « Je ne trouve aucun dire si vicieux à un gentilhomme, comme le dedire me semble luy estre honteux […]. D’autant que l’opiniastreté, luy est plus excusable, que la pusillanimité » (III, 10, p. 1066). Dans le livre II, il avait récusé, non sans quelques accommodements, la violence du duel ; il récuse ici la lâcheté des conciliations fondées sur une forme de faux repentir31. La contradiction ne peut être résolue que par la prudence, il faut éviter les passions, pour n’avoir pas à subir leurs conséquences en société, toujours néfastes.

  • 32 St. Guazzo, La civil conversazione [1574], éd. A. Quondam, Ferrara, Franco Cosimo Panini, 1993, t.  (...)

24C’est dans une même perspective sociale, que Montaigne traite de la jalousie dans le chapitre « Sur des vers de Virgile », entièrement consacré à la passion amoureuse et au désir physique. La jalousie est décrite comme « la plus vaine et tempestueuse maladie qui afflige les ames humaines » (III, 5, p. 906), comme la passion par excellence dans ses effets, traditionnellement rapprochée de l’envie. Cette passion dérive de l’inexacte appréciation de la nature du désir, qui conduit à une « exaspération immodérée et illegitime » contre celui-ci tel qu’il se manifeste chez autrui. Montaigne la décrit dans les mêmes termes que la guerre civile : « Pareillement les symptomes ordinaires de cette autre maladie amoureuse, ce sont haines intestines, monopoles, conjurations » (III, 5, p. 908). Le discours de Montaigne combine narrations et exemples pris de sources variées, tant de réactions violentes suscitées par la jalousie que de sages précautions opposées à la menace de celle-ci. La complexité ludique et parfois contradictoire de ce discours met en exergue quelques formules assertives, révélant à la fois l’universalité d’une passion et de ses causes, et la nécessité d’un accommodement intérieur fondé sur une maîtrise des représentations (« serions-nous pas moins coqus, si nous craignions moins de l’estre ? », III, 5, p. 914). La philosophie classique n’avait guère eu à traiter de cette passion privée et de ses conséquences dans la cité antique, dans le contexte des mœurs antiques, marqué par la domination absolue d’une autorité masculine, libre d’exercer sa violence ; si l’adultère ressortissait au droit, la jalousie était un thème satirique, auquel Montaigne fait allusion par une citation de Juvénal. Au xvie siècle, en tant que passion mettant en cause le lien social par ses conséquences sur la réputation et les formes de vengeance qu’elle suscite, elle s’inscrit à la fois dans une tradition littéraire moderne, vivifiée par les conteurs, de Boccace à Marguerite de Navarre, et dans la théorisation des relations civiles. Stefano Guazzo, dont Montaigne avait lu le dialogue de la Civil conversazione (1574), la traite dans le long développement qu’il consacre aux relations strictement hiérarchisées entre époux, en inversant la jalousie en zèle à se faire aimer32. Montaigne pour sa part en éclaire les soubassements sexuels et s’en sert comme d’un repoussoir pour définir une éthique des relations entre les sexes, fondée sur une galanterie adaptée à la société mondaine française.

  • 33 Les Essais, III, 13, p. 1116.

25On ne trouvera ainsi dans les Essais aucune valorisation des passions en tant que forme de sensibilité, fût-elle porteuse d’une dynamique créatrice, et encore moins de valorisation égotiste d’une passion singulière qui aurait caractérisé la personnalité de son auteur, une « passion de soi ». Toutes les occurrences du verbe « se passionner », concentrées dans « De mesnager sa volonté », sont péjoratives. Montaigne s’en justifie très précisément au début du chapitre « De l’expérience33 ». Il rattache toujours la passion à l’imprudence dans l’action, au vice, à la misère de l’homme. Comme telle, elle doit faire l’objet d’un effort de maîtrise et de modération et mieux encore d’évitement. Dans les Essais, et en particulier dans le livre III, Montaigne ne se borne pas à décrire les passions, ni même à formuler une conception morale abstraite célébrant un idéal d’harmonie. Il les évoque dans le cadre d’un discours personnel, dans lequel il se représente à la fois en homme de passion voué à un effort constant d’affirmation de soi par la maîtrise, la modération de ces mêmes passions. La forme même de ce discours, un essai fragmenté et sans cesse repris et corrigé, rend compte des difficultés rencontrées, des échecs et des recommencements, mais aussi des résultats. En même temps, ce discours offre une leçon au lecteur, et en particulier, de façon spécifique, à la lectrice de son époque, à qui sont adressés les chapitres 3 et 5. Il s’agit d’une leçon d’humanité et de respect, qui prend tout son sens au moment des guerres civiles, que Montaigne dénonce comme une époque de barbarie, marquée par le déchaînement des passions publiques et privées, la perversion des valeurs nobiliaires d’honneur et de vaillance. Ni docte ni pédante, entièrement libérée de tout jargon et de tout mode d’exposition scolaire, cette leçon n’est pas celle d’un fruste philosophe antique vivant hors de la bonne société, et encore moins d’un prédicateur, qu’il soit protestant ou catholique, appelant à la mortification des passions en même qu’il excite l’esprit de parti. Il s’agit d’une leçon paradoxale à bien des égards, qui se donne à travers un exemple vraisemblable, celui d’un gentilhomme de distinction et un homme d’honneur dont les Essais sont le portrait contrasté, et non pas l’exemple d’un héros à l’antique. Elle est consciemment articulée sur le discours personnel dont elle constitue le condensé ; elle est formulée en un art raffiné de la maxime et du précepte, dont le livre III expérimente la nouveauté. L’efficacité de ce discours provient de son agrément et de sa séduction, fondés sur son énergie, sa variété stylistique et la mise en œuvre des ressources de l’esprit. Elle provient plus subtilement encore de l’éthos sur lequel ce discours repose, permis par le discours personnel, et de l’empathie qu’il sait susciter chez le lecteur. L’efficacité du discours des Essais tient à la mise en œuvre littéraire des passions, à une fin morale et civile.

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Notes

1 Voir E. Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, Paris, Classiques Garnier, 2014. Ce n’est pas un hasard si l’auteur fonde sa réflexion principalement sur l’Apologie de Raimond Sebond et plus généralement sur le livre II, qui concentrent 105 occurrences du terme passion(s) sur 151. Voir également T. Cave, « “Outre l’erreur de nostre discours” : l’analyse des passions chez Montaigne », La Poétique des passions. Mélanges offerts à François Charpentier, Paris, Champion, 2001, p. 389-406.

2 Toutes nos références renvoient à M. de Montaigne, Les Essais, éd. J. Balsamo, M. Magnien, C. Magnien-Simonin, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2007, 42014.

3 Montaigne fait une mention ironique aux facultés ou « actions » de l’âme, parmi lesquelles « l’appetitive », Les Essais, II, 12, p. 530. Les termes « irascible » et « concupiscible » ne se trouvent pas dans les Essais ; en revanche, en particulier dans le livre III, la « concupiscence » est toujours mise en relation au désir sexuel, ainsi la « concupiscence feminine » dont la force, « l’appetit » étonne les docteurs, ibid., III, 5, p. 897.

4 Voir la notice « Passions » [C. Couturas], Dictionnaire Michel de Montaigne, éd. Ph. Desan, Paris, Champion, 2004, p. 761-763.

5 Voir en particulier Les Essais, III, 13, p. 1147, la mention de l’erreur des médecins, qui attribuent la mauvaise mine de Montaigne « à quelque passion secrete qui [le] rongeast au-dedans ».

6 Montaigne évoque par deux fois la notion d’ataraxie, qu’il attribue à l’école sceptique, ibid., II, 12, p. 530 (dans le sens de « condition de vie paisible »), et ibid., p. 613 (dans le sens d’« immobilité du jugement »).

7 Voir sur ce point L. Pétris, « Trois magistrats écrivains face au stoïcisme à la Renaissance : L’Hospital, Pibrac, Montaigne », Stoïcisme et christianisme à la Renaissance, « Cahiers V.-L. Saulnier », 23, Paris, Presses de l’ENS, 2006, p. 71-91.

8 Sur ce point, voir J. Balsamo, « Des saines affections (1591) et le syncrétisme philosophique dans la culture de cour sous Henri III et Henri IV », Journal de la Renaissance, vol. VI, 2008, p. 23-36.

9 Les Essais, III, 4, p. 880 « Il est certain qu’ils s’emportent souvent tous entiers, et reçoivent en eux une vraye melancholie ».

10 Les Essais, III, 9, p. 995 : « Depuis que j’ay le visage tourné vers le chagrin […] pour sotte cause qui m ‘ y ayt porté : j’irrite l’humeur de ce costé là : qui se nourrit après, et s’exaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant une matiere sur autre, dequoy se paistre ».

11 Voir M. Screech, Montaigne et la mélancolie, Paris, PUF, 1983.

12 Cicéron, Brutus, L, 188 ; Du Bellay, La Deffence et illustration de la langue françoise, II, 11.

13 Les Essais, III, 4, p. 878.

14 Les Essais, I, 50, p. 323.

15 Sur cette passion, voir Ph. Desan, « L’avarice chez Montaigne », Seizième siècle, vol. 4, 2008, p. 113-125.

16 Les Essais, III, 10, p. 1062.

17 Voir sur ce point l’ouvrage fondamental de F. Goyet, Les Audaces de la prudence. Littérature et politique aux xvie et xviie siècles, Paris, Classiques Garnier, 2009, en particulier, p. 77-85.

18 Voir sur ce chapitre, Fr. Charpentier, « La passion de la tristesse », Montaigne Studies, vol. 9, 1997, p. 35-50.

19 Sur ce chapitre, voir J. Balsamo, « La philosophie à la cour : Montaigne et l’Académie du Palais. Quelques remarques à propos de “De la colère” (II, 31) », Montaigne contemporaneo, éd. N. Panichi et al., Pise, Edizioni della Normale, 2011, p. 71-88.

20 Les Essais, III, 6, p. 942 « [Ma fuite] estoit esmeue, mais non pas estourdie ny esperdue ».

21 Les Essais, III, 6, p. 942-943 « Nature m’ayant descouvert d’un costé, m’a couvert de l’autre : M’ayant désarmé de force, m’a armé d’insensibilité, et d’une apprehension reiglée, ou mousse. » ; voir aussi III, 10, p. 1048.

22 Montaigne relate un effet de cette impétuosité de caractère, qui le conduit à maltraiter les gens à son service, « j’avoi donné un soufflet à notre vetturin, qui est un grand excès selon l’usage du païs », Journal du voyage en Italie (1774), éd. Ph. Desan, Paris, STFM, 2014, p. 595.

23 Voir C. Couturas, « “De la moderation” : vertu affaireuse ou principe vital », Bulletin de la Société des amis de Montaigne, VIIIe série, 29-30, 2003, p. 59-74.

24 Sur ce point, voir H. Friedrich, Montaigne [1949], Paris, Gallimard, 1993, p. 183-185.

25 Voir M. Fumaroli, « “Nous serons guéris, si nous le voulons”. Classicisme français et maladie de l’âme », Le Débat, 29, mars 1984, p. 92-114.

26 Sur cette tradition et sa critique par Montaigne, voir C. Skenazi, Aging Gracefully in the Renaissance. Stories of Later Life from Petrarch to Montaigne, Medieval and Renaissance Author and Texts, 11, Leyde / Boston, Brill, 2013.

27 Voir E. Ferrari, Montaigne. Une anthropologie des passions, p. 306.

28 Les Essais, III, 2, p. 853.

29 Voir J. Balsamo, « Des Essais pour comprendre les guerres civiles », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, LXXII, 2010, p. 521-540.

30 Les Essais, III, 2, p. 847.

31 Dans le code de l’éthique nobiliaire, le « desdire » est considéré comme un « desmentir » donné à soi-même. C’est sur ces bases, éloignées de toute considération religieuse, que peut se comprendre l’argumentation du chapitre « Du repentir » ; voir G. Hoffmann, « E. Auger et le contexte tridentin de l’essai “Du repentir” », Bulletin de la Société des amis de Montaigne, VIIIe série, vol. 21-24, 2001, p. 263-275.

32 St. Guazzo, La civil conversazione [1574], éd. A. Quondam, Ferrara, Franco Cosimo Panini, 1993, t. I, p. 193 : « Onde medesimamente dee il marito accompagnar l’amor suo con una gelosia continova di non perdere per colpa de se medesimo la benivolenza e la grazia della moglie » ; sur la lecture de Guazzo par Montaigne, voir M. Tetel, « Montaigne et Stefano Guazzo. De deux conversations », Présences italiennes dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 1992, p. 11-27, ainsi que N. Panichi, « “Filosofare conversando” : Montaigne lettore di Stefano Guazzo », Studi umanistici Piceni, XVIII, 1998, p. 115-128.

33 Les Essais, III, 13, p. 1116.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Balsamo, « Passions et vie civile dans le livre III des Essais »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 34 | 2017, 297-315.

Référence électronique

Jean Balsamo, « Passions et vie civile dans le livre III des Essais »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14589 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14589

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Auteur

Jean Balsamo

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