La langue des passions dans les Essais de Montaigne
Résumés
Dans sa réflexion sur les passions, Montaigne part de prémisses stoïques et il s’inquiète de voir les passions submerger le corps et le paralyser. Mais il admet, au nom de la nature, que les hommes éprouvent des passions. Ce qu’il n’accepte pas en revanche, c’est que la passion reste indicible. Il propose ainsi non d’éradiquer les passions, mais de chercher à les maîtriser en les exprimant, voire même en les représentant, ce qui implique de s’en distancier quelque peu.
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- 1 Cet article consacré aux passions reprend des réflexions déjà formulées dans deux articles : « La m (...)
- 2 Les références sont faites aux chapitres des Essais dans l’édition Gallimard, collection de La Pléi (...)
- 3 Fr. Charpentier, Montaigne Studies, vol. IX (1997), no 1-2, « La Passion de la tristesse », p. 35-5 (...)
- 4 Chrysippe distingue quatre passions fondamentales : joie, douleur, espérance et crainte.
- 5 Voir Fr. Charpentier, « La Passion de la tristesse », p. 45.
- 6 Problèmes, XXX, 1 (d’après Sénèque : « nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae fuit », De tra (...)
- 7 On se rappelle l’image du « feu temeraire et volage, ondoyant et divers, subject à accez et remises (...)
1Montaigne, qui ne cesse d’interroger la multiplicité des conduites humaines, s’intéresse aux « passions1 » au point qu’elles donnent leurs titres à certains des chapitres des Essais comme « De la Tristesse » (I, 2), « De la Peur » (I, 17/182), « De la Colère » (II, 31) et qu’elles en définissent parfois même tout le questionnement. C’est le cas pour le troisième chapitre du livre I, « Nos affections s’emportent au-delà de nous » qui réfléchit sur « la violence irrationnelle et immaîtrisable des passions3 », ou pour le chapitre ii, 15, « Que nostre desir s’accroist par la malaisance ». Montaigne reprend la taxinomie canonique depuis Chrysippe4 : sont pour lui des passions l’amour, la haine, le chagrin (qu’il appelle le deuil ou la tristesse), la joie, la colère, la peur, le désir, la honte, l’envie, la jalousie, mais aussi l’ambition ou l’avarice. Cette conception doit bien sûr beaucoup aux stoïciens et aux platoniciens, d’autant plus que Montaigne envisage surtout les affections sous leur forme extrême5 : il reconnaît en elles une des causes qui empêchent les hommes d’accéder à la vérité. Il ne les condamne pourtant pas et il reprendrait volontiers la formule d’Aristote6 selon lequel « aucune ame excellente, n’est exempte de meslange de folie » : les passions ressortissent à la nature humaine. Ce qui le préoccupe en revanche, c’est qu’en ébranlant l’âme et le corps, elles conduisent au mutisme ceux qui les éprouvent : la peur « emporte plustost nostre jugement hors de sa deue assiette » (I, 18, p. 77), telle autre passion est « au delà de tout [s]on discours » (I, 27/28, p. 195). Or l’auteur des Essais lutte de toute la force de sa verve contre cet incommunicable. Le chapitre « De l’Amitié » est emblématique de cet effort pour donner un langage maîtrisé à la passion. Cherchant à définir le sentiment qu’il éprouvait pour La Boétie, Montaigne explique que les deux amis n’étaient « qu’une âme en deux corps » (I, 27/28, p. 197). Et il tente, par l’écriture, de réduire l’inexprimable sans y parvenir : « Si on me presse de dire pourquoy je l’aymoys, je sens que cela ne se peut exprimer » (I, 27/28, couche A, p. 195). Huit ans plus tard, il est confronté à la même aporie lorsqu’il ajoute « Par ce que c’estoit luy, par ce que c’estoit moy » (p. 195, couche C). Et pourtant, l’amitié se distingue de la passion amoureuse, mue par le désir toujours insatiable7. On s’intéressera à la façon dont le discours de Montaigne sur les passions s’écarte des conceptions anciennes dont il est l’héritier. On essaiera de comprendre les relations entre le corps et l’âme que les passions mettent en jeu : chevillées au corps, elles entravent le langage tout en occupant le champ de l’imagination, qui se comporte elle-même comme une passion. On entreverra alors une possibilité pour les passions de s’exprimer par la représentation et la distanciation.
Le discours platonicien et stoïcien de Montaigne
- 8 Montaigne, Essais, I, 20/21, p. 104 : « la flamme d’une émotion fievreuse ».
- 9 Montaigne, Essais, III, 5, p. 933 : « car je suis de ma complexion, subject à des emotions brusques (...)
- 10 Montaigne, Essais, III, 2, p. 851 : « Si est-ce qu’à des extremes et soudaines esmotions, où je sui (...)
2La plupart du temps, lorsque Montaigne évoque les passions, il souligne leurs manifestations paroxystiques. La passion est « fievreuse8 » (I, 20/21, p. 104), « chaleureuse » (II, 23, p. 721), « aspre et continuelle » (III, 4, p. 874) ; elle est « brusque9 » et « extrême10 » (III, 5, p. 933) ; le désir est furieux (I, 25/26, p. 182), âpre ou forcené (I, 27/28, p. 192). De façon plus générale, Montaigne recourt au vocabulaire de la médecine pour qualifier les passions violentes. Le chapitre « De la peur » commence ainsi :
Je ne suis pas naturaliste (qu’ils disent) et ne sçay guiere par quels ressors la peur agit en nous, mais tant y a que c’est une estrange passion : et disent les medecins qu’il n’en est aucune, qui emporte plustost nostre jugement hors de sa deue assiete. (I, 17/18, p. 77).
- 11 Montaigne, Essais, I, 29/30, p. 206 : « Quoy que noz medecins spirituels et corporels, comme par co (...)
- 12 Montaigne, Essais, II, 12, p. 492 : « Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la ch (...)
- 13 Montaigne, Essais, II, 12, p. 602 : « Par la dislocation, que les passions apportent à nostre raiso (...)
3Même allusion au savoir médical dans le chapitre intitulé « De la Moderation11 ». C’est d’abord aux effets physiologiques des passions que Montaigne s’intéresse, en particulier à la domination du corps sur l’âme : « L’effort d’un desplaisir, pour estre extreme, doit estonner toute l’ame, et luy empescher la liberté de ses actions » (I, 2, p. 36). La peur saisit et glace le cœur (I, 17/18, p. 148), la colère suscite littéralement une défiguration : « Vous leur voyez sortir le feu et la rage des yeux […] (et selon Hippocrates, les plus dangereuses maladies sont celles qui deffigurent le visage) » (II, 31, p. 750). L’auteur des Essais souligne encore la vie indépendante et autonome des passions qui dominent le corps, comme en témoigne la voix pronominale du verbe dans le titre du chapitre 3 du premier livre « Nos affections s’emportent au-delà de nous ». Et dans le chapitre consacré à l’imagination, Montaigne rappelle que les parties de notre corps « ont chacune des passions propres, qui les esveillent et endorment, sans nostre congé » (I, 20/21, p. 104). Il explique encore : « Les mouvements forcez de nostre visage [témoignent] les pensées que nous tenions secrettes […]. Nous ne commandons pas à noz cheveux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou de crainte » (I, 20/21, p. 104). Les passions ébranlent l’âme (I, 10, p. 125), elles l’« agitent » (I, 37/38, p. 239) ou l’« altèrent12 » (II, 12, p. 492) : « Noz sens sont non seulement alterez, mais souvent hebetez du tout, par les passions de l’ame » (II, 12, p. 633), qui peuvent conduire à une « dislocation » (II, 12, p. 602) de la raison13.
4Quelques chapitres des Essais comportent, à première vue, une condamnation des passions. C’est le cas du chapitre intitulé « De la tristesse », qui décrit les effets de la douleur, de la passion amoureuse, de la joie et enfin de la honte. Encadré par deux dénégations : « Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l’ayme ny l’estime » (I, 2, p. 35), au début ; et en conclusion : « Je suis peu en prise de ces violentes passions : J’ay l’apprehension naturellement dure ; et l’encrouste et espessis tous les jours par discours » (I, 2, p. 38), le chapitre semble marquer le recul que Montaigne prend – ou veut prendre – face à ces passions extrêmes. De même, le chapitre ii, 31, consacré à la colère qui prend complètement possession du corps comme de l’esprit et « esbranle tant la sincerité [= pureté] des jugements » (ii, 31, p. 751), est très largement marqué par l’intertexte sénéquien. À la suite de Sénèque, Montaigne recommande au coléreux de retarder sa réaction :
- 14 Voir Sénèque, De Ira, III, xxxii, 2 : « Non peribit potestas ista, si differetur. Sine id tempus ve (...)
Pendant que le pouls nous bat, et que nous sentons de l’esmotion, remettons la partie : les choses nous sembleront à la verité autres, quand nous serons r’accoisez [calmés] et refroidis. C’est la passion qui commande lors, c’est la passion qui parle, ce n’est pas nous. Au travers d’elle, les fautes nous apparaissent plus grandes, comme les corps au travers d’un brouillard14. (ii, 31, p. 751).
- 15 Terence Cave, « Outre l’erreur de nostre discours. L’analyse des passions chez Montaigne », La Poét (...)
- 16 Platon, Phédon, 83c.
- 17 Platon, Phédon, 82c : « Ce que nous croyons vrai ne l’est pas […] Quant au sensible, il nous leurre (...)
- 18 Voir encore : « Et nous voyons que l’ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant u (...)
5Ces signes expressifs qui trahissent le manque de contrôle de soi révèlent une « disposition éthique lacunaire et invalident le jugement comme la punition qui en découle15 ». Plus loin, au chapitre iii, 10, Montaigne avoue encore se méfier des passions soit en proclamant son insensibilité : « Au pris du commun des hommes, peu de choses me touchent : ou pour mieux dire, me tiennent » (p. 1048), soit en préférant les éviter : « les passions, me sont autant aisées à éviter, comme elles me sont difficiles à moderer » (p. 1066). L’analyse qu’il fait des effets des passions est tributaire du dialogue sur l’âme de Platon, qui insiste sur l’idée que les plaisirs et les peines « clouent l’âme au corps […] la rendent de nature corporelle, prête à juger vrai cela même que dit le corps16 ». La passion est, pour Platon, le nom de cette imbrication dans le sensible qui nous leurre17. Montaigne lui fait écho dans le chapitre 4 du livre I, intitulé « Comme l’âme descharge ses passions sur des objects faux, quand les vrais luy defaillent », et il dénonce ces erreurs auxquelles entraîne l’âme agitée18. Plus amplement, l’« Apologie de Raimond Sebond » développe à l’envi ces leurres. Pour autant, Montaigne ne condamne pas les passions et son discours s’affranchit largement de l’influence de Platon comme de celle de Sénèque.
Passions de l'âme ou passions du corps ?
- 19 Marsile Ficin explique que les passions démontrent la domination de l’âme sur le corps. Voir Marsil (...)
- 20 Platon, Charmide, V, 156.
- 21 Que les stoïciens refusaient aussi, mais pour d’autres raisons, en particulier parce qu’ils identif (...)
- 22 Platon, Timée, 69c-70b. Résumé par Diogène Laërce, III, 67, et rappelé par Vivès commentant La Cité (...)
6S’il reconnaît leur altérité (il parle de « l’estrange passion » de la peur), Montaigne ne la refuse pas : « c’est toujours un tour de l’humaine capacité » (I, 20/21, p. 193). Il admet ce qu’expliquait le Charmide19 : « C’est de l’âme que viennent pour le corps et pour l’homme tout entier tous les maux et tous les biens ; […] C’est donc l’âme qu’il faut d’abord et avant tout soigner20 ». Mais il conteste la compartimentation de l’âme21 que proposait Platon lorsqu’il distinguait trois types de pathemata22 :
Pour revenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au cerveau, l’ire au cœur, et la cupidité au foye, il est vray-semblable que ç’a été plustost une interpretation des mouvemens de l’ame, qu’une division, et separation qu’il en ayt voulu faire, comme d’un corps en plusieurs membres. Et la plus vray-semblable de leurs opinions est, que c’est tousjours une ame, qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, desire et exerce toutes ses autres operations par divers instrumens du corps, comme le nocher gouverne son navire selon l’experience qu’il en a, ores tendant ou laschant une corde, ores haussant l’antenne, ou remuant l’aviron, par une seule puissance conduisant divers effets : Et qu’elle loge au cerveau : ce qui appert de ce que les blessures et accidens qui touchent ceste partie, offensent incontinent les facultez de l’ame. (II, 12, p. 578).
- 23 Saint Augustin, Cité de Dieu, XIV, xvi. Voir aussi R. Sebond qui cantonne les passions au corps et (...)
- 24 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, iiæ, quest. 22, art. 1, 2 et 4.
- 25 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, iiæ, quest. 22, art. 1 et 3. Descartes se resservira de cett (...)
- 26 Raymond Sebond, Theologia naturalis, 232.
7À Platon, Montaigne objecte donc l’unité de l’âme, à laquelle le corps est assujetti. La partition platonicienne des passions avait eu des répercussions et entraîné une distinction entre les passions de l’âme et les passions qui « tiennent au corps et à l’âme », telles que l’amour. On retrouve cette distinction diversement modulée chez Augustin23, pour qui la passion amoureuse était plus dangereuse que d’autres (comme l’ambition ou l’avarice), mais aussi chez les théologiens scolastiques qui s’étaient intéressés à l’origine des affections. Dans la Question 84 de la Somme théologique24, Thomas d’Aquin classe ainsi les péchés capitaux selon qu’ils poursuivent les biens du corps (gourmandise, luxure), les biens matériels (avarice) et « un bien de l’âme dont l’attrait tient uniquement à l’idée qu’on se fait de la chose » (orgueil). Il distingue encore les passions de l’âme (qui naissent dans l’âme et s’achèvent dans le corps) de celles du corps25 (qui naissent dans le corps et se terminent dans l’âme). Montaigne admet cette distinction là où Raymond Sebond26, dont il a traduit la Théologie naturelle, cantonnait les passions au corps. Montaigne refuse de dissocier l’âme du corps :
À quoy faire desmembrons-nous en divorce, un bastiment tissu d’une si joincte et fraternelle correspondance ? Au rebours, renouons le par mutuels offices : que l’esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l’esprit, et la fixe. (III, 13, p. 1164).
- 27 Voir Cicéron, Tusculanes, IV, xxxv, 75 : « De toutes les passions de l’âme, aucune n’est certaineme (...)
- 28 Les mots « desmembrer », « divorce » rappellent la défiguration de Spurina.
8Au début du chapitre ii, 33 intitulé « Histoire de Spurina », Montaigne revient sur la hiérarchie des passions et rappelle l’idée de Cicéron qu’il n’est pas « de plus violens [désirs] que ceux que l’amour engendre27 » (ii, 33, p. 764). L’amour serait une passion d’autant plus dangereuse qu’elle engage à la fois l’âme et le corps. Montaigne considère, à rebours, que le caractère corporel d’une passion en atténue la puissance et il se réjouit que les « appétits » amoureux « tiennent au corps et à l’ame » (ii, 33, p. 764). La démesure est liée aux passions de l’âme, alors que la nature est en soi une force modératrice qui se fonde sur l’union du corps et de l’âme28 :
Là où les passions qui sont toutes en l’ame, comme l’ambition, l’avarice, et autres, donnent bien plus à faire à la raison : car elle n’y peut estre secourue, que de ses propres moyens : ny ne sont ces appétits là, capables de satieté : voire ils s’esguisent et augmentent par la jouyssance. (ii, 33, p. 765).
- 29 Voir Montaigne, Essais, II, 33, p. 770 : « où l’amour et l’ambition seroient en esgale balance, et (...)
9Dans l’amour, « on pourroit aussi dire, que le meslange du corps y apporte du rabais, et de l’affoiblissement : car tels desirs sont subjects à satieté, et capables de remedes materiels29 » (ii, 33, p. 764). L’amour peut être dominé ; l’ambition non. En témoigne la chronologie des passions dans les exemples de Mahomet, vaincu par l’amour lorsqu’avec la vieillesse se fut éteinte en lui toute forme d’ambition, et de Marc-Antoine qui s’est laissé dominer par la volupté parce qu’aucun désir de gloire ne l’habitait.
10Sans nier que certaines passions relèvent plus de l’âme que du corps, Montaigne refuse de considérer qu’elles ne toucheraient pas le corps, là où le raisonnement stoïque niait la primauté du sensible dans l’étiologie de la passion. C’est ainsi parce qu’ils dissocient l’âme du corps que les inventeurs de la « question » ont présupposé que l’innocence de l’âme donne au corps le pouvoir de résister à la douleur. Or penser que la force d’âme peut dominer la douleur ou avoir raison de la crainte, c’est ne pas connaître la nature humaine, dont « la condition est merveilleusement corporelle » (iii, 8, p. 875). C’est pourquoi Montaigne contredit les stoïciens :
Il faut qu’il [le sage] sille les yeux au coup qui le menasse : il faut qu’il fremisse planté au bord d’un precipice, comme un enfant : Nature ayant voulu se reserver ces legeres marques de son authorité, inexpugnables à nostre raison, et à la vertu Stoïque : pour luy apprendre sa mortalité et nostre fadeze. Il pallit à la peur, il rougit à la honte, il gemit à la colique, sinon d’une voix desesperée et esclatante, au moins d’une voix cassée et enrouée. (II, 2, p. 365).
- 30 Là où Galien (Traité des passions de l’âme et du corps, chapitres 3 et 4) considérait que les puiss (...)
11À l’idée stoïcienne que la passion est dérèglement antinaturel, Montaigne rétorque qu’elle appartient à la nature même de l’homme : « Combien de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse, par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques, qui nous alterent et l’ame et le corps ? » (III, 4, p. 881). Et il sait gré aux poètes d’avoir représenté les héros en larmes. Sans attribuer les passions à un tempérament particulier30, Montaigne accepte leur existence au point même de contredire l’idée stoïcienne selon laquelle la passion est vicieuse. La compassion a son efficace puisqu’elle « sert d’aiguillon à la clemence » (II, 12, p. 601), et les passions peuvent même stimuler le jugement, comme l’indique cette réflexion issue de l’« Apologie de Raymond Sebond » et qui souligne « ceste capacité de juger et cognoistre, […] achetée au prix de ce nombre infiny des passions, ausquelles nous sommes incessamment en prinse » (II, 12, p. 512).
Les passions, de faux jugements ?
12Pourtant, la passion était erreur de jugement aux yeux des stoïciens. S’il admet cette qualification pour la colère, Montaigne reproche à cette vision son intellectualisme qui ne tient pas compte du réel ni de la primauté du sensible. On ne saurait lire la honte, la douleur ou la crainte comme des erreurs de jugement. L’exemple de Lyncestez le montre : « accusé de conjuration, contre Alexandre », il ne parvient pas à articuler sa défense :
Comme il se troubloit de plus en plus, cependant qu’il lucte avec sa memoire, et qu’il la retaste, le voilà chargé et tué à coups de pique, par les soldats, qui luy estoient le plus voisins : le tenant pour convaincu. Son estonnement et son silence, leur servit de confession. (III, 9, p. 1007).
- 31 Montaigne revendique le silence de Lyncestez : « Que peut-on faire, quand c’est une harangue, qui p (...)
13En réalité, les remords de conscience ne sont pas en cause dans le silence de Lyncestez ; la crainte, le chagrin le frappent d’un étonnement qui, conjugué aux circonstances terribles et à l’enjeu vital, l’entraîne au mutisme31.
- 32 Plutarque, Vie de Publicola, IX, éd. Walter, Pléiade, t. I, p. 219.
14Aux passions les stoïciens prétendaient opposer l’impassibilité ou ataraxie, qui trouve son fondement dans la vertu. Montaigne met d’abord en cause cette vertu lorsqu’il reprend le « doubte, si la vertu pouvoit donner jusques là » (II, 2, p. 366), formulé par Plutarque devant l’exemple de Brutus qui condamne à mort ses enfants pour trahison : « Ou c’était une excellence de vertu, qui rendait ainsi son cœur impassible, ou une violence de passion qui le rendait impassible32 ».
- 33 Aristote, De Anima, III, 10, 433a.
- 34 Plutarque, Vie de Caton d’Utique, LXXXVIII, éd. Walter, Pléiade, t. II, p. 599.
15Il dénonce encore la conviction stoïcienne d’une unité de l’âme qui fonde l’impassibilité. Peut-on parler d’unité quand l’âme est agitée de mouvements contraires qui font cohabiter en elle vertus et troubles ? N’est-ce pas là contredire le principe de l’ambiguïté et des contradictions humaines selon lequel « Aucune eminente et gaillarde vertu en fin, n’est sans quelque agitation desreglée » (II, 12, p. 601) ? Montaigne donne raison à Aristote33 quand il prétend que « la pluspart des plus belles actions de l’ame, procedent et ont besoin de cette impulsion des passions » (II, 12, p. 601). Et il revient sur la mort de Caton telle que l’a décrite Plutarque qui peint le héros, lent à mourir, « déchirant ses boyaux avec ses propres mains34 ». Loin de juger que cette mort a été stoïque, c’est-à-dire « sans esmotion et impassible », Montaigne suggère qu’« il y avoit […] en la vertu de cet homme, trop de gaillardise et de verdeur, pour s’en arrester là. Je croy sans doubte qu’il sentit du plaisir et de la volupté, en une si noble action » (II, 11, p. 445). Jusqu’à quel point le courage d’une mort choisie n’en occulte-t-il pas la souffrance, le corps étant insensibilisé par l’exaltation de l’âme ? Ce qui importe à Montaigne est bien ce dépassement de la tension stoïcienne pour la douceur festive de type épicurien, dont la mort de Socrate offre un exemple puisqu’il manifesta « je ne sçay quel contentement nouveau, et une allegresse enjouée en ses propos et façons dernières » (II, 11, p. 446).
Ambiguïté des passions
- 35 Montaigne, Essais, I, 54, p. 331 : « La hardiesse aussi bien que la peur engendrent du tremoussemen (...)
- 36 Montaigne, Essais, I, 10, p. 61-62 : « […] de peur que la colère ne luy fist redoubler son eloquenc (...)
- 37 Montaigne refuse d’établir entre elles une hiérarchie comme dans l’âme tripartite de Platon.
16Plus qu’à condamner les passions, Montaigne s’applique à les identifier. Parce que des passions opposées peuvent entraîner des effets identiques et que ces effets eux-mêmes sont, d’autre part, inattendus et contradictoires, donc d’une signification ambiguë : la peur « tantost […] donne des aisles aux talons, […] tantost elle nous cloue les pieds, et les entrave » (I, 17/18, p. 78). Le roi de Navarre a été surnommé le Tremblant parce qu’il frissonnait, non de peur mais d’audace35 (I, 54, p. 331). Les passions semblent déjouer la règle de la distinction au point que les contraires se rejoignent ou se ressemblent. C’est le cas pour la peur et le courage : « la peur extreme, et l’extreme ardeur de courage troublent également le ventre, et le laschent » (I, 54, p. 331) ; pour le plaisir et la douleur : « Nostre extreme volupté a quelque air de gemissement, et de plainte. […] La profonde joye a plus de severité, que de gayeté. L’extreme et plein contentement, plus de rassis que d’enjoué » (II, 20, p. 711), et « La volupté mesme, est douloureuse en sa profondeur » (III, 10, p. 1050). Quant à la colère, elle défigure, certes, mais elle peut rendre particulièrement éloquent36. Cette difficile lisibilité des passions est une inépuisable source de perplexité pour l’auteur des Essais et lui permet de balayer le mythe de l’impassibilité. Non seulement des passions différentes37 produisent des effets comparables, mais ces effets mêmes peuvent être décalés ou ambigus, si bien qu’il faut éviter de conclure trop vite à l’impassibilité. C’est à cela que réfléchit le second chapitre des Essais, « De la tristesse », qui s’ouvre sur les effets paralysants qu’entraîne un deuil extrême, comme celui de Charles de Guise :
un Prince des nostres, qui ayant ouy à Trente, où il estoit, nouvelles de la mort de son frere aisné, mais un frere en qui consistoit l’appuy et l’honneur de toute sa maison, et bien tost après d’un puisné, sa seconde esperance, et ayant soustenu ces deux charges d’une constance exemplaire, comme quelques jours après un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident ; et quittant sa resolution, s’abandonna au dueil et aux regrets. (I, 2, p. 35).
17On reconnaît ici la constance qui « se joue principalement à porter de pied ferme, les inconveniens où il n’y a point de remede » (I, 12, p. 67).
18Mais Montaigne retient surtout l’erreur d’interprétation qu’a entraînée une telle attitude :
[…] en maniere qu’aucuns en prindrent argument, qu’il n’avoit esté touché au vif que de cette derniere secousse : mais à la verité ce fut, qu’estant d’ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre sur-charge brisa les barrieres de la patience. (I, 2, p. 35).
- 38 Hérodote, Enquête, III, 14, éd. A. Barguet, Gallimard (Folio), t. I, p. 271.
- 39 Il s’agissait de « juger de sa force d’âme ».
19Le comportement de Charles de Guise s’explique par une accumulation de passions. Montaigne le compare au cas de Psamménitus, et, ce faisant, il déplace la perspective stoïque. Chez Hérodote38, Cambyse avait mis Psamménitus à l’épreuve39. Montaigne montre plutôt que l’intensité du chagrin se manifeste par le silence :
Psammenitus Roy d’Ægypte, ayant esté deffait et pris par Cambysez Roy de Perse, voyant passer devant luy sa fille prisonniere habillée en servante, qu’on envoyoit puiser de l’eau, tous ses amis pleurans et lamentans autour de luy, se tint coy sans mot dire, les yeux fichés en terre : et voyant encore tantost qu’on menoit son fils à la mort, se maintint en cette mesme contenance : mais qu’ayant apperceu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa teste, et mener un dueil extreme. (I, 2, p. 35).
- 40 Hérodote, Enquête, III, 14, p. 272. Prenant le même exemple, Aristote (qui confond Psamménite avec (...)
- 41 Exemple présent chez Quintilien, Institution Oratoire, II, xiii, 13 : « Ayant à représenter le sacr (...)
- 42 C’est-à-dire que « l’impossibilité de la représentation objective ne fait que refléter l’impossibil (...)
20Hérodote ne présentait pas comme choquante la disproportion des réactions ; Psamménitus s’expliquait en face de Cambyse (qui lui avait infligé cette épreuve douloureuse) : « les malheurs qui me frappaient dépassaient la mesure des larmes, mais l’infortune d’un ami méritait d’être pleurée40 ». En reprenant le récit, Montaigne le rend problématique parce qu’il y décèle l’impossibilité d’exprimer sa tristesse. La passion se manifeste de manière anachronique : « c’est que ce seul dernier desplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer » (I, 2, p. 36). À ces exemples, Montaigne ajoute significativement deux autres formes d’expression qui ont cherché à figurer l’intensité de la douleur : pour représenter Agamemnon41 livrant sa fille Iphigénie, le peintre (probablement Timanthe) a voilé son visage, « comme si nulle contenance ne pouvoit rapporter ce degré de dueil42 » (I, 2, p. 36). Quant aux poètes, ils ont transmué Niobé en rocher « pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transsit, lors que les accidens nous accablent surpassans nostre portée » (I, 2, p. 36). En relisant son chapitre (couche C du texte), Montaigne ajoute à ces douleurs l’exemple du capitaine Raisciac découvrant que son fils est mort : au milieu de la compassion générale,
luy seul, sans rien dire, sans siller les yeux, se tint debout, contemplant fixement le corps de son fils : jusques à ce que la vehemence de la tristesse, aiant accablé ses esprits vitaux, le porta roide mort par terre. (I, 2, p. 36, couche C.).
21C’est dire que la douleur extrême transit. Montaigne passe alors à l’extrémité de la passion amoureuse : « en la plus vive et plus cuysante chaleur de l’accès », elle provoque le mutisme et une « defaillance fortuite », « cette glace qui les saisit par la force d’une ardeur extrême, au giron mesme de la jouissance » (I, 2, p. 37). De cette défaillance, Montaigne en vient à l’étonnement que produit la surprise d’un plaisir inespéré avec l’exemple du pape Léon X mort d’un excès de joie. Enfin, et sur le même plan que la joie, se trouve placée la honte extrême dont mourut Diodore et dans laquelle il voit un « notable tesmoignage de l’imbecillité humaine » (I, 2, p. 38).
22Des exemples proposés au chapitre « De la Tristesse », on déduit que les grandes passions anéantissent ; elles produisent l’aphasie ou la paralysie : « la langue se transit, et la voix se fige à son heure » (I, 20/21, p. 105). L’intensité même du sentiment le rend indicible : « Toutes passions qui se laissent gouster et digerer, ne sont que mediocres » (I, 2, p. 37). Dans cet indicible des passions intenses, il faut, bien sûr, faire la part de ce que Montaigne appelle « la ceremonie » qui « nous deffend d’exprimer par parolles les choses licites et naturelles » (II, 17, p. 669), tel ce discours sur la sexualité que tient Montaigne au chapitre « Sur des vers de Virgile », et dont il s’excuse par son âge qui lui permet de s’affranchir des règles. Les conventions répriment encore l’expression de l’amour paternel, comme c’est arrivé à Blaise de Monluc : la mort de son fils lui fait éprouver comme tragique de « ne s’estre jamais communiqué à luy », de n’avoir pu « luy declarer l’extreme amitié qu’il luy portoit » (II, 8, p. 415).
- 43 Voir encore au chapitre « De la présomption », II, 17, p. 677 : « Ceux qui veulent desprendre noz d (...)
23Mais au-delà des conventions, que se produit-il donc qui paralyse le corps ? Quelque chose qui tient à la naissance complexe de la passion. Pour Platon, la passion était maladie de l’âme, produite par l’état du corps. Selon les stoïciens, dans le pathos, l’âme subit un mouvement qui est l’expression, en elle, de l’impression extérieure. Montaigne part, lui, de l’idée d’une étroite couture entre l’âme et le corps « s’entre-communiquant leurs fortunes43 » (I, 20/21, p. 107.). Il interprète et complique ce mouvement en y faisant intervenir l’imagination, qui joue un rôle central dans la genèse des passions :
Il y en a, qui de frayeur anticipent la main du bourreau ; et celuy qu’on debandoit pour luy lire sa grace, se trouva roide mort sur l’eschaffaut du seul coup de son imagination. Nous tressuons, nous tremblons, nous pallissons, et rougissons aux secousses de nos imaginations ; et renversez dans la plume sentons nostre corps agité à leur bransle, quelques-fois jusques à en expirer. (I, 20/21, p. 99).
- 44 Montaigne, Essais, I, 20/21, « De la force de l’imagination ».
24On observe que, dans le chapitre qu’il lui consacre44, Montaigne décrit les effets mêmes de l’imagination comme s’il s’agissait d’une nouvelle passion :
À quant de fois tesmoignent les mouvements forcez de nostre visage, les pensées que nous tenions secrettes, et nous trahissent aux assistants ? […] La veue d’un object agreable, respandant imperceptiblement en nous la flamme d’une émotion fievreuse. N’y a-il que ces muscles et ces veines, qui s’eslèvent et se couchent, sans l’adveu non seulement de nostre volonté, mais aussi de nostre pensée ? Nous ne commandons pas à noz cheveux de se herisser, et à nostre peau de fremir de desir ou de crainte. La main se porte souvent où nous ne l’envoyons pas. La langue se transit, et la voix se fige à son heure. (I, 20/21, p. 104-105).
- 45 Montaigne, Essais, II, 12, p. 631 : « Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer (...)
25Dans le célèbre exemple du vertige, Montaigne montre que la peur du « philosophe » ne lui vient pas d’un risque réel à marcher sur la poutre45, mais de l’analyse de ce risque filtré par l’imagination.
L’expression des passions, leur vraie thérapie
- 46 Là où Fausta Garavini conclut son analyse du chapitre « De la tristesse » en affirmant que Montaign (...)
- 47 En III, 9, p. 1032, Montaigne explique qu’il n’existe pas de plaisir sans communication.
- 48 Voir aussi les travaux de Claire Couturas, en particulier « Les passions dans les Essais de Montaig (...)
- 49 Diogène Laërce, X, 118 : « … lorsque pourtant il subit la torture, alors il gémit et se lamente ». (...)
26Montaigne, qui accepte les passions comme faisant partie intégrante de la nature humaine, n’entend pourtant pas accepter qu’elles résistent à l’expression46. Ainsi, lorsqu’au chapitre « De l’exercitation », il fait le récit de son accident de cheval, il souligne qu’une expérience prend son sens à être partagée : « Je n’imagine aucun estat pour moy si insupportable et horrible, que d’avoir l’ame vifve, et affligée, sans moyen de se declarer47 » (II, 6, p. 393). Une souffrance est supportable si elle peut se dire et l’expression contribue au bien-être, à la consolation, voire à la maîtrise des passions. En tant que tels, le discours sur la peur et le chapitre sur la tristesse constituent des efforts pour exorciser la passion, en conjurer le danger ou la contagion48. On observe même que, paradoxalement, l’expression de la colère appartient aux remèdes qui permettent de lutter contre elle : « Et aymerois mieux produire mes passions, que de les couver à mes despens » (II, 31, p. 755). Il s’agit de se courroucer « le plus vifvement, mais aussi le plus briefvement et secretement que je puis : car je n’y employe communement, que la langue » (II, 31, p. 756). En effet, les passions « s’alanguissent en s’esvantant, et en s’exprimant » (II, 31, p. 755). Une thérapeutique de la passion consiste à l’exprimer pour la rendre moins intense. Au chapitre « De la colère », Montaigne, qui reprend à Sénèque et à Plutarque une bonne part de leurs recommandations contre cette passion, estime pourtant qu’« on incorpore la cholere en la cachant » (ibid.). Il en vient à préconiser qu’on exprime sa colère fût-ce par diversion, en giflant un valet : « Je conseille qu’on donne plustost une buffe à la joue de son valet, un peu hors de saison, que de gehenner sa fantasie, pour representer ceste sage contenance » (ibid.). La proposition infinitive representer une sage contenance dégonfle les baudruches de la constance stoïcienne ; elle est posture, et Montaigne indique clairement que seul l’intéresse ce qui se passe dans l’intériorité : « Qu’importe que nous tordions nos bras, pourveu que nous ne tordions nos pensées ? » (II, 37, p. 799). Plus même, après Épicure49 qui conseillait de « crier aux tourments », Montaigne préconise une forme de dissociation entre le corps et l’âme pour lutter contre l’indicible qui aggrave les émotions extrêmes : le cri soulage la douleur du corps. En faisant agir le corps de façon contrôlée, on préserve l’âme. La dissociation entre le corps et l’âme peut prendre la forme du dédoublement qui permet à Plutarque de faire châtier son esclave sans manifester sa passion :
Comment, dit-il, rustre, à quoy juges tu que je sois à cette heure courroucé ? mon visage, ma voix, ma couleur, ma parolle, te donne elle quelque tesmoignage que je sois esmeu ? Je ne pense avoir ny les yeux effarouchez, ny le visage troublé, ny un cry effroyable : rougis-je ? escumé-je ? m’eschappe-il de dire chose, dequoy j’aye à me repentir ? tressaulx-je ? fremis-je de courroux ? car pour te dire, ce sont là les vrais signes de la colère. Et puis se destournant à celuy qui fouettoit : Continuez, luy dit-il, tousjours vostre besongne, pendant que cettuy-ci et moi disputons. (II, 31, p. 753).
- 50 Sénèque, De Ira, III, xiii, 2, in Entretiens. Lettres à Lucilius, trad. A. Bourgery, revue par Paul (...)
27En permettant au corps un déchaînement contrôlé, Montaigne compte éviter la contagion de l’âme, alors que Sénèque estimait qu’une maîtrise des signes du corps pouvait tempérer les passions de l’âme : « prenons le contre-pied de tous les indices qui la [la colère] révèlent […] ; peu à peu, l’intérieur se modèlera sur l’extérieur50 ».
- 51 Voir encore Montaigne, Essais, III, 10, p. 1067-1068 : « Ay-je besoing de cholere et d’inflammation (...)
- 52 Sénèque, De Ira, II, xvii, 1, p. 138.
- 53 Ou encore Montaigne, Essais, III, 4, p. 879 : « L’Orateur, dit la Rhetorique, […] s’esmouvera par l (...)
28Une autre méthode paradoxale consiste à « representer le courroussé […] sans aucune vraye emotion » (II, 31, p. 757). C’est, avant la lettre, le paradoxe du comédien. Là où les rhéteurs insistaient sur la force persuasive de l’ethos de l’orateur, Montaigne suggère, en suivant cette fois-ci Sénèque, que l’on peut persuader un public par l’expression d’une passion fictive51 : « Ce que n’aurait pas produit la passion sincère, la comédie de la passion le produit52 ». Non seulement l’orateur est meilleur quand il simule la colère, mais à cet effet persuasif Montaigne ajoute l’idée qu’une passion feinte opère une catharsis chez celui qui la feint. On remédie à la passion en donnant le change, en la rendant visible. Faire jouer à son corps la passion permet de la mettre à distance et de préserver son âme. C’est l’idée symétrique de celle qui veut que l’expression de la passion persuade aussi celui qui l’exprime : « Les Prescheurs sçavent, que l’emotion qui leur vient en parlant, les anime vers la creance : et qu’en cholere, nous nous addonnons plus à la deffence de nostre proposition53 » (II, 12, p. 600). Le discours qui permet de susciter l’émotion du spectateur ou du lecteur donne aussi, et inversement, du recul par rapport à la passion. On se rappelle la proximité qui unit la passion à l’imagination. Chez l’imaginatif, « l’impression des passions ne demeure pas en luy superficielle : ains va penetrant jusques au siege de sa raison, l’infectant et la corrompant » (I, 12, p. 69). Si le travail de l’imagination intervient dans la naissance des passions, il peut aussi contribuer à ce qu’on s’en déprenne, et Montaigne cherche à utiliser cette énergie émotionnelle pour maîtriser les passions ou retourner leur force contre elles-mêmes. Il explique s’être guéri d’une passion en en embrassant une autre puisque, pour se consoler de la douleur d’avoir perdu La Boétie, il s’est fait « par art amoureux et par estude » (III, 4, p. 877). Revenons sur l’exemple du suicide de Caton :
Il me semble lire en cette action, je ne sçay quelle esjouyssance de son ame, et une esmotion de plaisir extraordinaire, et d’une volupté virile, lors qu’elle consideroit la noblesse et haulteur de son entreprise. Non pas aiguisée par quelque esperance de gloire, […] mais pour la beauté de la chose mesme en soy : laquelle il voyoit bien plus clair, et en sa perfection, luy qui en manioyt les ressorts, que nous ne pouvons faire. (II, 11, p. 445).
29Caton aurait éprouvé une certaine dissociation intérieure qui aurait préservé son plaisir d’admirer « la beauté de la chose en soi ». L’admiration esthétique aurait ainsi absorbé une partie de la douleur éprouvée.
- 54 Montaigne, Essais, III, 13, p. 1162 : « Il y a du mesnage à la [la vie] jouyr : je la jouys au doub (...)
30Le discours que tient Montaigne sur les passions part de prémisses stoïques puisqu’il reconnaît l’ébranlement que la passion inflige au jugement et à tout l’être. Il s’inquiète de voir les passions paralyser le corps et contraindre au mutisme. Mais, au nom de la nature, il admet le dérèglement des passions. Il reconnaît en particulier le rôle que joue l’imagination dans leur genèse (qui ressortit à la nature, puisque les animaux connaissent le deuil). Il cherche à faire servir à la maîtrise des passions ce pouvoir créatif de l’imagination qui passe par la mise en spectacle. C’est ainsi qu’on assiste à un renversement du discours topique sur les passions. Le remède que propose Montaigne n’a en effet rien de moral : en représentant la passion, on cherche, certes, à la communiquer à autrui, mais on tâche d’abord de s’en distancier. La purgation s’opère moins pour le récepteur du spectacle (auditeur ou spectateur) que pour celui qui le produit. Qu’advient-il donc de la couture entre l’âme et le corps dans cette spectacularisation ? L’esprit met la passion à distance, et le corps obéit à l’esprit. On retrouve ainsi, par le détour d’une création esthétique, la forme d’innocence qui permet au muletier d’exprimer sa passion. Mais avec la jouissance supplémentaire de qui se regarde vivre54, et avec une connaissance de soi qui déjoue les ruses et démonte les ressorts de ce qui nous anime.
Notes
1 Cet article consacré aux passions reprend des réflexions déjà formulées dans deux articles : « La mutilation de Spurina sous le scalpel de Montaigne », qui analyse la structure du chapitre ii, 33 et la question des passions du corps et de l’âme (Littérales, no 36, Métamorphoses de la laideur, 2005, éd. C. Leroy et L. Picciola, p. 89-104), et « De l’expérience de l’indicible à la représentation des passions dans les Essais », qui examine la distance que prend Montaigne avec le discours stoïcien sur les passions et le pouvoir de l’imagination pour les susciter mais aussi les maîtriser (Littérales, no 42, Extrémités des émotions, 2008, éd. B. Boudou et L. Picciola, p. 121-169). Si la lecture que propose Emiliano Ferrari, dans son livre Montaigne, une anthropologie des passions (Paris, Classiques Garnier, 2014), rejoint en bien des points mes conclusions (en particulier pour souligner l’autonomie du corps par rapport à l’âme et distinguer les passions du corps de celles de l’âme), elle s’inscrit dans une perspective nettement philosophique qui n’est pas la mienne. Enfin, pour passionnante qu’elle soit, l’histoire des théories des émotions de Thomas d’Aquin à Descartes, que retrace Dominik Perler (Transformationen der Gefühle. Philosophische Emotionstheorien, 1270-1670, Francfort, 2011), outrepasse largement mes compétences philosophiques.
2 Les références sont faites aux chapitres des Essais dans l’édition Gallimard, collection de La Pléiade, J. Balsamo, C. Magnien-Simonin et M. Magnien, 2007. À cause du déplacement en 1595 du chapitre 14 qui devient le chapitre 40 du premier livre, le chiffre indiquant les chapitres du premier livre (entre 14 et 40) est différent dans l’édition de 1595. J’indiquerai pour ces chapitres les deux numérotations.
3 Fr. Charpentier, Montaigne Studies, vol. IX (1997), no 1-2, « La Passion de la tristesse », p. 35-50.
4 Chrysippe distingue quatre passions fondamentales : joie, douleur, espérance et crainte.
5 Voir Fr. Charpentier, « La Passion de la tristesse », p. 45.
6 Problèmes, XXX, 1 (d’après Sénèque : « nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae fuit », De tranquillitate animi, XVII, 11), cité par Montaigne dans le chapitre « De l’ivrognerie », II, 2, p. 367.
7 On se rappelle l’image du « feu temeraire et volage, ondoyant et divers, subject à accez et remises, et qui ne nous tient qu’à un coing », par opposition à la « chaleur generale et universelle » qui caractérise l’amitié, I, 27/28, p. 192.
8 Montaigne, Essais, I, 20/21, p. 104 : « la flamme d’une émotion fievreuse ».
9 Montaigne, Essais, III, 5, p. 933 : « car je suis de ma complexion, subject à des emotions brusques, qui nuisent souvent à mes marchez ».
10 Montaigne, Essais, III, 2, p. 851 : « Si est-ce qu’à des extremes et soudaines esmotions, où je suis tombé, deux ou trois fois en ma vie […] » ; et II, 11, p. 445 : « une esmotion de plaisir extraordinaire ».
11 Montaigne, Essais, I, 29/30, p. 206 : « Quoy que noz medecins spirituels et corporels, comme par complot faict entre eux, ne trouvent aucune voye à la guerison, ny remede aux maladies du corps et de l’ame, que par le tourment, la douleur et la peine. Les veilles, les jeusnes, les haires, les exils lointains et solitaires, les prisons perpetuelles, les verges et autres afflictions, ont esté introduites pour cela ».
12 Montaigne, Essais, II, 12, p. 492 : « Nous avons quelques mutations de couleur, à la frayeur, la cholere, la honte, et autres passions, qui alterent le teint de nostre visage […] ».
13 Montaigne, Essais, II, 12, p. 602 : « Par la dislocation, que les passions apportent à nostre raison, nous devenons vertueux ».
14 Voir Sénèque, De Ira, III, xxxii, 2 : « Non peribit potestas ista, si differetur. Sine id tempus veniat quo ipsi iubeamus : nunc ex imperio iræ loquemur. » (Maintenant nous allons passer sous l’empire de la colère. Laissons venir le temps où nous nous commanderons à nous-mêmes), et III, xii, 4 : « Maximum remedium iræ dilatio est, ut primus eius feruor relangescat et caligo quæ premit mentem aut residat aut minus densa sit. » (Le délai permet au premier accès de diminuer et aux brouillards qui obscurcissent l’esprit de tomber). Voir aussi Plutarque, Comment il faut réfréner la colère, XI, 460A, f. 60E. Toutes les références aux Œuvres morales de Plutarque sont données dans l’édition de 1572, conformément au choix de l’édition des Essais dirigée par Jean Céard, Pochothèque : Œuvres morales et meslées de Plutarque, translatées de grec en françois par Messire Jacques Amyot, Paris, Michel de Vascosan, 1572.
15 Terence Cave, « Outre l’erreur de nostre discours. L’analyse des passions chez Montaigne », La Poétique des passions, Mélanges offerts à Françoise Charpentier, Champion, 2001, p. 400.
16 Platon, Phédon, 83c.
17 Platon, Phédon, 82c : « Ce que nous croyons vrai ne l’est pas […] Quant au sensible, il nous leurre, il est plein de contradictions ».
18 Voir encore : « Et nous voyons que l’ame en ses passions se pipe plustost elle mesme, se dressant un faux subject et fantastique, voire contre sa propre creance, que de n’agir contre quelque chose » (I, 4, p. 45-46). Ou encore « La crainte, le desir, l’esperance, nous eslancent vers l’advenir : et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour nous amuser à ce qui sera… » (I, 3, p. 38).
19 Marsile Ficin explique que les passions démontrent la domination de l’âme sur le corps. Voir Marsile Ficin, Theologia platonica De Immortalitate animorum, XIII, 1, in Opera et quæ hactenus extitere […] in duos Tomos digesta […], Bâle, Henricum Petri, 1561, I, p. 286 : « sentire et iudicare, actus est animi ».
20 Platon, Charmide, V, 156.
21 Que les stoïciens refusaient aussi, mais pour d’autres raisons, en particulier parce qu’ils identifient vertu et connaissance.
22 Platon, Timée, 69c-70b. Résumé par Diogène Laërce, III, 67, et rappelé par Vivès commentant La Cité de Dieu, XIV, xix : la colère et la concupiscence sont des passions vicieuses de l’âme.
23 Saint Augustin, Cité de Dieu, XIV, xvi. Voir aussi R. Sebond qui cantonne les passions au corps et fulmine contre leur domination sur l’âme, Theologie naturelle, chap. 232, trad. de Montaigne, Paris, M. Sonnius, 1569, fo 288ro : « Nous sommes intérieurement bien pervertis et desreiglez de laisser au corps la liberté d’exercer en nous ces vilaines, deshonnestes, abominables et execrables inclinations […] ». Thomas d’Aquin, lui, considère que les passions de l’âme naissent dans l’âme mais s’achèvent dans le corps, Somme Théologique, Ia, IIæ, quest. 22, 1 et 3.
24 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, iiæ, quest. 22, art. 1, 2 et 4.
25 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, iiæ, quest. 22, art. 1 et 3. Descartes se resservira de cette distinction dans son Traité des passions de l’âme. Voir les analyses d’Anthony Levi, French Moralists, The Theory of the passions 1585 to 1649, Oxford, Clarendon press, 1964, p. 11-31.
26 Raymond Sebond, Theologia naturalis, 232.
27 Voir Cicéron, Tusculanes, IV, xxxv, 75 : « De toutes les passions de l’âme, aucune n’est certainement plus violente ». Voir encore IV, xxxii, 68 : « Il est honteux d’être hors de soi en jouissant des plaisirs de l’amour ».
28 Les mots « desmembrer », « divorce » rappellent la défiguration de Spurina.
29 Voir Montaigne, Essais, II, 33, p. 770 : « où l’amour et l’ambition seroient en esgale balance, et viendroient à se choquer de forces pareilles, je ne fay aucun doubte, que ceste-cy [l’ambition] ne gaignast le prix de la maistrise ».
30 Là où Galien (Traité des passions de l’âme et du corps, chapitres 3 et 4) considérait que les puissances de l’âme suivent les tempéraments du corps et les humeurs dominantes, Montaigne fait dépendre les puissances de l’âme de la diversité des individus.
31 Montaigne revendique le silence de Lyncestez : « Que peut-on faire, quand c’est une harangue, qui porte la vie en consequence ? Pour moy, cela mesme, que je sois lié à ce que j’ay à dire, sert à m’en desprendre » (III, 9, p. 1007).
32 Plutarque, Vie de Publicola, IX, éd. Walter, Pléiade, t. I, p. 219.
33 Aristote, De Anima, III, 10, 433a.
34 Plutarque, Vie de Caton d’Utique, LXXXVIII, éd. Walter, Pléiade, t. II, p. 599.
35 Montaigne, Essais, I, 54, p. 331 : « La hardiesse aussi bien que la peur engendrent du tremoussement aux membres ». Voir sur ce sujet Claire Couturas, « Le discours sur les peurs dans les Essais de Montaigne », R.H.R., no 61, décembre 2005, p. 73-90, le Tremblant est évoqué à la page 80, et l’article « Passions » du Dictionnaire de Michel de Montaigne, éd. Philippe Desan, Champion, Paris, 2004, p. 761-763.
36 Montaigne, Essais, I, 10, p. 61-62 : « […] de peur que la colère ne luy fist redoubler son eloquence ».
37 Montaigne refuse d’établir entre elles une hiérarchie comme dans l’âme tripartite de Platon.
38 Hérodote, Enquête, III, 14, éd. A. Barguet, Gallimard (Folio), t. I, p. 271.
39 Il s’agissait de « juger de sa force d’âme ».
40 Hérodote, Enquête, III, 14, p. 272. Prenant le même exemple, Aristote (qui confond Psamménite avec Amasis) expliquait que « cette aventure était pitoyable, l’autre était horrible », Rhétorique, II, viii, 12, 1386 a, trad. C. E. Ruelle revue par P. Vanhemelryck, commentaires de B. Timmermans, Livre de Poche, Paris, 1991, p. 220.
41 Exemple présent chez Quintilien, Institution Oratoire, II, xiii, 13 : « Ayant à représenter le sacrifice d’Iphigénie, il avait peint Chalcas triste, Ulysse encore plus triste, et donné à Ménélas le maximum d’affection que pouvait rendre l’art ; ayant épuisé tous les signes d’émotion, ne sachant plus comment rendre convenablement l’expression du père, il lui voila la tête et laissa à chacun le soin de l’imaginer à son gré. »
42 C’est-à-dire que « l’impossibilité de la représentation objective ne fait que refléter l’impossibilité de l’expression subjective », comme le formule Fausta Garavini, « Le fantasme de la mort muette ». À propos de I, 2, « De la Tristesse », Montaigne et les Essais, Champion, 1990, p. 130.
43 Voir encore au chapitre « De la présomption », II, 17, p. 677 : « Ceux qui veulent desprendre noz deux pieces principales, et les sequestrer l’une de l’autre, ils ont tort : Au rebours, il les faut r’accoupler et rejoindre : Il faut ordonner à l’ame non de se tirer à quartier, de s’entretenir à part, de mespriser et abandonner le corps […], mais de se r’allier à luy, de l’embrasser, le cherir, luy assister, le contreroller, le conseiller […] ».
44 Montaigne, Essais, I, 20/21, « De la force de l’imagination ».
45 Montaigne, Essais, II, 12, p. 631 : « Qu’on loge un philosophe dans une cage de menus filets de fer clair-semez, qui soit suspendue au hault des tours nostre Dame de Paris ; il verra par raison evidente, qu’il est imposible qu’il en tombe ; et si ne se sçauroit garder […] que la veue de cette hauteur extreme, ne l’espouvante et ne le transisse. »
46 Là où Fausta Garavini conclut son analyse du chapitre « De la tristesse » en affirmant que Montaigne s’applique à résister aux passions qui sont déperdition de soi, article cité, p. 138.
47 En III, 9, p. 1032, Montaigne explique qu’il n’existe pas de plaisir sans communication.
48 Voir aussi les travaux de Claire Couturas, en particulier « Les passions dans les Essais de Montaigne : un discours hétérodoxe », Cahiers Textuel, no 26, 2003, p. 105-120, et « Le discours sur les peurs dans les Essais de Montaigne », communication au centre de recherches de Paris VII, Textes Anciens et Modernité, où il est question de l’exorcisme de l’écriture.
49 Diogène Laërce, X, 118 : « … lorsque pourtant il subit la torture, alors il gémit et se lamente ». Montaigne le rappelle au chapitre ii, 37, p. 687.
50 Sénèque, De Ira, III, xiii, 2, in Entretiens. Lettres à Lucilius, trad. A. Bourgery, revue par Paul Veyne, Paris, R. Laffont (Bouquins), 1993, p. 162.
51 Voir encore Montaigne, Essais, III, 10, p. 1067-1068 : « Ay-je besoing de cholere et d’inflammation ? Je l’emprunte, et m’en masque ». Même chose pour la pitié.
52 Sénèque, De Ira, II, xvii, 1, p. 138.
53 Ou encore Montaigne, Essais, III, 4, p. 879 : « L’Orateur, dit la Rhetorique, […] s’esmouvera par le son de sa voix, et par ses agitations feintes ; et se lairra piper à la passion qu’il represente ».
54 Montaigne, Essais, III, 13, p. 1162 : « Il y a du mesnage à la [la vie] jouyr : je la jouys au double des autres : Car la mesure en la jouissance, depend du plus ou moins d’application, que nous y prestons ».
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Référence papier
Bénédicte Boudou, « La langue des passions dans les Essais de Montaigne », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 34 | 2017, 279-296.
Référence électronique
Bénédicte Boudou, « La langue des passions dans les Essais de Montaigne », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14584 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14584
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