Navigation – Plan du site

AccueilNuméros34Montaigne et les passionsIntroduction

Texte intégral

1Il suffit de parcourir les titres des premiers chapitres des Essais pour constater l’importance accordée par Montaigne aux passions. Cette question ne peut donc être éludée, mais la soulever revient à s’interroger sur les structures profondes de l’anthropologie de Montaigne, comme le rappelle notamment l’ouvrage récemment paru d’Emiliano Ferrari, Montaigne, une anthropologie des passions (2014). L’approche qu’adopte Montaigne à l’égard des passions engage toute une conception des rapports entre le corps et l’âme. Les passions sollicitent diversement les trois instances psychiques – imagination, jugement et mémoire – et rendent mouvante la limite habituellement établie entre le volontaire et l’involontaire. Il est loisible de s’interroger sur les héritages que recueille Montaigne : dans quelle mesure sa pensée morale est-elle tributaire du platonisme, du stoïcisme, de l’augustinisme ? Et l’auteur des Essais ne met-il pas les traditions en contradiction les unes avec les autres pour mieux s’en libérer ? Que doit-il, au bout du compte, à l’observation et à l’introspection ? Les cinq études que nous réunissons ici, en se proposant de répondre à ces questions, éclairent chacune à sa manière l’analyse que fait Montaigne de ces mouvements de l’âme et du corps que sont pour lui les passions.

2Pour Bénédicte Boudou, Montaigne élabore sa réflexion sur les passions à partir d’une lecture critique des philosophes anciens. Il constate que certaines passions fortes, comme l’amitié ou la tristesse, sont indicibles. Or l’expression des passions est un moyen d’atténuer leurs effets. Pour sortir de cette aporie, Montaigne fait appel à l’imagination qui, si elle joue un rôle dans le développement des passions, permet aussi de maîtriser celles-ci : en travaillant à les représenter, le sujet s’éloigne d’elles et les considère à distance. La création esthétique est donc d’abord utile à celui qui en est l’artisan : elle lui permet à la fois d’exprimer ses passions et de s’en préserver.

3Jean Balsamo montre que, dans le livre III des Essais, la passion est présentée comme une maladie de l’âme, qui ne conduit pas seulement à mal penser, mais à penser à mal. Elle est due à la misère humaine et mène à l’imprudence ou au vice. Même lorsque l’homme est soumis à des passions involontaires, il n’est pas innocent : il devrait être conscient de sa faiblesse et redoubler de prudence. Or il déguise ses passions en vertus de cent façons que Montaigne débusque avec perspicacité. Ce discours sévère à l’égard des passions est destiné à créer l’éthos d’un homme prudent, qui, s’il n’est pas affranchi des passions, s’efforce en tout cas de les brider. Plutôt que de considérer que Montaigne tend vers l’eupathia plutarquienne, Jean Balsamo s’accorde avec Marc Fumaroli pour penser qu’il vise l’euthymia, c’est-à-dire le courage qui permet la maîtrise de ses passions et de soi-même. La connaissance de l’homme dans les Essais s’appuie sur une analyse s’étendant au-delà la seule vie psychique et ne séparant pas l’individuel du social, le privé du public.

4Dans mon article, je m’intéresse à une passion que Montaigne évoque assez souvent et qu’il éclaire d’un jour singulier, l’ardeur guerrière. Prenant le contre-pied de la plupart des « arts de la guerre » composés dans l’antiquité et à la Renaissance, qui redoutent cette passion source d’indiscipline et de témérité, Montaigne la considère comme une « fureur » qui s’ajouterait aux quatre transports platoniciens : elle élève l’homme au-dessus de lui-même et le rend insensible à la douleur. Pour autant, Montaigne craint qu’elle ne soit pas un gage d’efficacité, qu’elle n’ôte au chef sa prudence et son sens de la mesure, et ne l’incite à donner à la guerre plus de valeur qu’elle n’en mérite. Je propose de lire ce jugement ambigu comme le signe d’un conflit, en Montaigne, entre les valeurs de la noblesse d’épée et celle de la robe.

5Concetta Cavallini considère la réflexion de Montaigne sur les passions en examinant ce qu’elle doit aux auteurs italiens. Les doutes de l’auteur des Essais sur la possibilité de l’apathia émaneraient des thèses anti-stoïciennes de Lorenzo Valla et Giannozzo Manetti. Mais l’article montre avant tout comment Montaigne, attentif à la vie militaire, médite sur les passions à partir des récits qu’il déniche dans la Storia d’Italia de Guichardin. La forme de l’anecdote historique, proche de celle de l’exemple, fondée sur la breuitas, donne un éclairage particulier aux passions décrites.

6Emiliano Ferrari étudie la passion de l’inquiétude. Contrairement aux stoïciens, Montaigne estime que les passions ont des assises naturelles. L’homme, en qui s’unissent indissolublement l’âme et le corps, est agité par les passions organiques, qu’il subit avec une certaine passivité, mais plus encore par les passions de l’âme – telles que la curiosité ou la tristesse –, qui sont les principales sources de l’inquiétude. Montaigne accepte l’instabilité et le déséquilibre comme des caractéristiques essentielles de la vie humaine, et il élabore une sagesse qui les assume. Le voyage est l’occasion de cette élaboration, et surtout la composition des Essais, dont le style « vagabond » épouse les mutations permanentes d’un esprit à jamais irrésolu.

7Ces études ne sont pas toujours convergentes. Certes, elles s’accordent sur le fait que, si Montaigne récuse les thèses stoïciennes et néo-stoïciennes, il s’interroge sur la meilleure façon de contrôler les passions, et qu’il estime que l’introspection n’est pas la seule voie pour les connaître. Pourtant, certaines mettent l’accent sur l’expérience et le rapport sensible au monde ; d’autres rattachent la conception que Montaigne a des passions à l’idée qu’il se fait de sa place dans la société et à l’image de lui-même qu’il entend donner à son lecteur. Ces divergences tiennent à des lectures différentes de l’œuvre : la lecture philosophique appréhende les Essais comme un pur discours de vérité, alors que la lecture rhétorique prend en compte le contexte et considère qu’ils ne sont pas exempts de visées pragmatiques.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Bruno Méniel, « Introduction »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 34 | 2017, 275-277.

Référence électronique

Bruno Méniel, « Introduction »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14576 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14576

Haut de page

Auteur

Bruno Méniel

L’AMo – EA 4276 Université de Nantes

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search