Les manuscrits enluminés du Tristan en prose
Résumés
En se fondant sur un corpus de manuscrits enluminés conservant le roman de Tristan en prose, cet article montre comment les éléments péri-textuels contribuent, au sein de chaque copie, à produire une configuration singulière de l’histoire narrée et à construire le sens de l’œuvre. L’étude du texte dans sa matérialité (mise en pages, relations texte-image-rubrique) révèle l’influence des formes sur le processus interprétatif et interroge le rapport à l’objet livre, à l’œuvre et à la lecture.
Plan
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- 1 M. Riffaterre, La production du texte, Paris, Seuil, 1979. Voir aussi J.-M. Goulemot, « De la lectu (...)
- 2 W. Iser, L’Acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, Sprimont, éd. Mardaga, 1985.
- 3 A. J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 27.
- 4 Le présent article s’inscrit dans le prolongement d’une thèse de doctorat soutenue il y a une douza (...)
1La lecture n’est pas une expérience de réception mais de génération du sens : elle résulte d’un processus d’interaction entre le texte et le lecteur qui conduit celui-ci à construire, et non à reconstituer un sens – ce que Michael Riffaterre nomme la « production du texte » dans l’esprit du lecteur1. Plus encore à propos du manuscrit, qui est toujours une création originale, quand bien même il s’agit d’une copie, qu’en ce qui concerne le livre imprimé, le sens de l’œuvre n’est pas tout entier contenu dans le texte, comme pré-donné, livré par les seules paroles de l’auteur ou du narrateur. Il dépend aussi des éléments qui sont chargés de le mettre matériellement en valeur et qui tiennent implicitement compte de la présence du lecteur2. Pour Greimas, rappelons-le, la forme est tout aussi signifiante que la substance3. Par conséquent, le manuscrit n’est pas un simple support chargé de transmettre l’histoire narrée. Il contribue également à la signifier par le moyen de l’écriture, de la mise en page et de l’illustration. Voilà pourquoi le manuscrit gagne à être exploré dans sa dimension pragmatique, c’est-à-dire comme la mise en œuvre originale d’un faisceau d’indices (transcription du texte, choix graphiques, procédés de mise en page, programme iconographique…) suffisamment cohérents pour permettre au lecteur d’élaborer un sens. Comment l’objet-livre prévoit-il le lecteur (mise en page, rubrication, miniatures) ? Que nous raconte-t-il à propos de la réception du texte qu’il transcrit et illustre, et aussi à propos de ses conditions de production ? Nous verrons, à travers l’exemple des manuscrits enluminés du Tristan en prose, que l’étude du manuscrit est une quête du sens qui interroge le rapport à l’objet-livre, à l’œuvre et à la lecture4.
Mise en page et découpage du texte : la relation entre l’œuvre et son public
- 5 Trois éditions se sont succédé : celle du ms. 404 de la Bibliothèque municipale de Carpentras, mené (...)
- 6 R. L. Curtis, Le roman de Tristan en prose, t. I, Munich, D. S. Brewer, Arthurian Studies, XII, 196 (...)
- 7 E. Baumgartner, La harpe et l’épée, Tradition et renouvellement dans le Tristan en prose, Paris, Se (...)
2Considéré comme l’une des œuvres les plus populaires de la fin du Moyen Âge, le roman de Tristan en prose fut rédigé dans le premier tiers du xiiie siècle, peu après le Lancelot en prose, modèle qu’il surpasse par l’ampleur de la matière comme au plan des innovations. Il s’agit d’une œuvre immense, composée de plusieurs centaines de folios dont les versions (au nombre de quatre) sont conservées dans plus de quatre-vingts manuscrits, ce qui explique que ce roman soit resté inédit jusque dans la seconde moitié du xxe siècle, date à partir de laquelle des chercheurs du monde entier entreprirent de le faire sortir de l’ombre, au prix d’efforts considérables5. Influencés par le succès du Lancelot en prose auprès des lecteurs du xiiie siècle6, les deux auteurs, Luce del Gat et Hélie de Boron, eurent pour projet de relier l’authentique mythe des amants de Cornouailles au cycle de la Vulgate et d’insérer Tristan dans le monde arthurien7. Au plan narratif, le conte convoque donc deux univers originellement distincts, ce qui a pour effet de dilater le champ spatio-temporel : les royaumes de Logres et de Cornouailles s’interpénètrent, les protagonistes et leurs aventures se multiplient, incitant le lecteur à un incessant voyage dans l’espace et dans le temps. Les destins de Tristan et de Lancelot s’entrecroisent, se font écho, d’autant que le conte suscite une rivalité au plan de l’excellence entre les deux héros – rivalité qui existe également au plan de la beauté entre les reines Yseut et Guenièvre.
- 8 Ph. Ménard, « Chapitres et entrelacement dans le Tristan en prose », Et c’est la fin pour quoy somm (...)
3Cette dilatation de l’espace et de la matière s’accompagne d’un dédoublement énonciatif qui témoigne du souci d’accorder à la source de l’estoire une authenticité et une légitimité incontestables : le roman transmet, par la voix du prosateur (« Or dist li contes… »), une parole préexistante (« li contes », la matière littéraire originelle tirée du « grant livre del latin »). Les deux instances se superposent et organisent le récit de manière conjointe, l’auteur-narrateur n’hésitant pas à intervenir régulièrement dans le cours des épisodes : « ensi con je vous ai conté… » L’emploi du discours rapporté a pour effet de structurer le texte sur plusieurs plans : l’histoire source est racontée une première fois dans le « grant livre del latin » dont il est question dans le prologue avant d’être reprise par le narrateur. Pour organiser cette matière dense (plusieurs niveaux énonciatifs) et profuse (plusieurs lieux, temps, personnages, intrigues et destins tissent l’histoire globale du roman), le prosateur a recours au principe de l’alternance des aventures. Le texte se tisse grâce au procédé de l’entrelacement : chaque épisode est laissé en suspens pour passer à un autre, qui est à son tour interrompu et ainsi de suite. Plusieurs épisodes ont lieu au même moment dans des lieux distincts, ce qui crée l’illusion de la vie8. Certes, les épisodes sont de longueur inégale mais les aventures des personnages sont séquencées de manière à ne pas lasser le lecteur et à maintenir le suspense.
- 9 U. Eco, Lector in fabula, Paris, Le livre de poche, 2010 (1re éd. Paris, Grasset, 1985), p. 70-71.
4Ce procédé narratif se reflète dans la mise en page. Au sein des manuscrits examinés, un effort est fait pour donner au texte l’apparence d’un ensemble articulé, composé de segments dont les bornes, les extrémités, sont à la fois nettement séparées (bouts de ligne, espaces) et reliées les unes aux autres au moyen d’éléments conjonctifs tels que la rubrique, la lettrine, l’initiale ornée ou la miniature. Les acteurs du livre manuscrit manifestent ainsi le souci d’assurer la cohésion matérielle du texte et de faciliter la lecture. Il s’agit de déterminer à l’avance les conditions et les modalités de réception du texte, autrement dit de « prévoir le lecteur9 ». Le texte littéraire ne résulte pas d’une énonciation ancrée au seul niveau de l’élaboration du manuscrit. En d’autres termes, tout n’est pas dit à ce moment-là. En lisant, le lecteur est amené à produire, à faire naître, une ultime version du texte. Cette situation d’énonciation ne se caractérise pas par l’émergence de l’énoncé-manuscrit mais par celle de l’énoncé-lecture, qui constitue le point de rencontre entre la stratégie déterminée en amont par le prosateur et les acteurs de la fabrication du livre manuscrit d’une part, et la conscience du lecteur d’autre part. Le lecteur est ainsi amené à opérer un débrayage, c’est-à-dire qu’il lui faut rejeter le je-ici-maintenant de la lecture pour accéder au non je-non ici-non maintenant de la fiction. La mission des acteurs de la mise en forme du texte est donc de favoriser ce transfert du lecteur dans l’ailleurs de la fiction.
- 10 E. Souchier, « L’image du texte, pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de Méd (...)
5Grâce au codex, les scribes et les peintres offrent au conte le moyen d’exister matériellement (ils disposent en cela d’un pouvoir faire et d’un savoir faire qui procèdent de ce qu’Emmanuël Souchier nomme « l’énonciation éditoriale10 »), chacune des transcriptions réalisées actualisant le texte de manière singulière. Les choix éditoriaux effectués par les acteurs de la fabrication du livre (structuration de la page, forme, taille, place et composition des images) contribuent à la mise en forme des virtualités signifiantes de l’histoire racontée et orientent le sens de l’œuvre en faveur d’une interprétation particulière. De cette polyphonie énonciative résulte, pour chaque manuscrit produit, une configuration spécifique, une lecture originale du roman. La rubrique, par exemple, n’est pas juste un ensemble d’informations destiné à guider le peintre dans sa composition. Au plan de la lecture, elle fournit aussi une description synthétique du chapitre à venir (titre) et de la miniature qui l’accompagne (légende). Cette insertion hétérogène au tissu narratif – tracée le plus souvent à l’encre rouge – fait par conséquent figure d’instance énonciative à part entière dans la mesure où elle vient doubler la voix du prosateur : elle agit comme une strate intermédiaire entre le narrateur qui porte le récit (auquel elle renvoie parfois de manière directe par le biais de formules telles que « … comme s’ensuit », « … ainsi comme vous orres ») et le lecteur.
- 11 La sémiotique discursive distingue la situation d’énonciation proprement dite (ici, tous les acteur (...)
- 12 E. Souchier, « L’image du texte, pour une théorie de l’énonciation éditoriale », p. 137-145.
- 13 V. Lelièvre, « La page, entre texte et livre », Le livre et ses espaces, éd. A. Milon et M. Perelma (...)
6Par conséquent, et même s’il semble en constituer la voix légitime, le prosateur n’assume pas seul l’histoire narrée : celle-ci se trouve également prise en charge par l’ensemble des mains et des consciences qui collaborent à la réalisation du manuscrit. Le lecteur peut même estimer que ce sont d’abord les acteurs éditoriaux tels que le scribe et l’enlumineur qui racontent l’histoire de Tristan dans la mesure où avant d’être lu, le texte est d’abord vu. En outre, l’acte même de lecture ne revient-il pas à faire la distinction entre ce que nous voyons et la façon dont nous l’interprétons, dans une sorte de dialectique du visible et du lisible ? Quoi qu’il en soit, le récit tel qu’il est présenté dans les différentes copies de l’œuvre ne résulte pas exclusivement de l’agencement opéré par le prosateur – qui est une instance « énoncive » et non la véritable instance énonciative du texte11 – mais d’un processus éditorial complexe auquel prennent part une multiplicité d’intervenants. C’est pourquoi l’œuvre ne doit pas être envisagée en elle-même (en tant que pur produit de l’esprit) mais en situation, c’est-à-dire comme le résultat de la conjugaison des outils et du savoir-faire humains12. L’écriture du texte ne passe pas uniquement par les mots de la langue, elle dépend aussi de la matérialité du support et de ce que celui-ci implique en termes de choix calligraphiques et iconographiques. Tel qu’il se donne à lire, le texte se trouve pris dans une forme qui le fait entrer dans l’espace public13. En d’autres termes, l’œuvre naît des manuscrits qui la font exister.
- 14 L. Hjelmslev, Essais de linguistique, Paris, éd. de Minuit, 1971.
- 15 Voir les concepts de ponctuation noire, blanche et grise développés par Nina Catach dans son ouvrag (...)
7Dans une perspective hjemlslevienne, le manuscrit correspondrait à la forme de l’expression (organisation des signes graphiques et des éléments péri-textuels, mise en page du texte, répartition et construction des images) tandis que le récit se situerait sur le plan de la forme de la substance (articulation des thèmes, découpage en épisodes, agencement des scènes)14. Or, nous ne pouvons appréhender la matière littéraire proprement dite – ou la substance – qu’au travers de la forme sémiotique qu’est le manuscrit. En associant forme de l’expression et forme de la substance, l’objet-texte présuppose l’existence d’une matière qu’il rend perceptible, parce qu’en mesure d’être saisie. L’incidence la plus notoire – du moins à première vue – des éléments péri-textuels tels que la lettrine, la rubrique et/ou la miniature, est sans aucun doute la lisibilité. C’est-à-dire que ces éléments contribuent à faire du texte un contenu intelligible dans lequel l’œil du lecteur parvient à progresser sans fatigue ni lassitude. La miniature apparaît en effet comme une image insérée dans une image plus vaste – celle de la page – dont font également partie le texte, les lettrines, les bouts de lignes, mais aussi les espaces et les marges ainsi que tout ce qui s’y joue (notes ou scènes marginales)15. Si mettre en page revient à faire entrer un monde dans un espace clos, alors le Tristan en prose est une œuvre qui, en raison de sa longueur et de sa complexité narrative, nécessite une mise en folio particulièrement soignée et rigoureuse, sous peine d’égarer le lecteur dans les maintes voies du récit et de lui faire perdre le fil de l’estoire.
Répartition et composition des images : la stratégie textuelle
- 16 Voir plus haut, note 11.
8Comme cela a été stipulé au début de cet article, l’énonciation du Tristan en prose procède de deux débrayages successifs. En premier lieu la situation d’énonciation initiale est niée au profit d’une illusion énonciative. Dans le texte, celui qui dit « je » n’est pas le véritable énonciateur : il s’agit d’un simulacre énonciatif visant à faire surgir un énoncé de type narratif (« Que vous diroie-je ? », « Ensi con je vous ai conté… »). À ce débrayage énonciatif s’ajoute un débrayage de type énoncif16 qui correspond aux moments où la voix du prosateur disparaît derrière celle du conte afin d’immerger le lecteur dans le monde tristanien : les formules introductives (« En ceste partie dist li contes que… », « Ce dist li contes que… ») ou conclusives (« Atant se taist li contes… », « Or se taist li contes… ») délimitent les différentes unités narratives sur le plan spatiotemporel, rendant apparentes les articulations entre les épisodes.
- 17 M. Perret, « L’espace du texte : localisation et auto-référence dans la prose des xive et xve siècl (...)
9Le fait que les miniatures figurent le plus souvent en tête de chapitre – autrement dit à cet endroit précis où l’histoire narrée s’efface derrière la voix du conteur et où le récit indique qu’il est en train de se faire – ne doit rien au hasard. Michèle Perret avait déjà noté la performativité des formules introductives ou conclusives qui commencent et clôturent la séquence narrative dans les romans en prose. Elle avait également observé l’effacement progressif des adverbes temporels « atant » et « or » situés en première position au profit de « ci », qui ne désigne que lui-même dans l’espace du manuscrit. Cette montée de « ci », de nature spatiale, en première position s’accorde avec l’importance de plus en plus grande donnée au livre comme support matériel du texte et avec le passage d’une réception auditive à une réception visuelle du texte littéraire, en sorte que la localisation spatiale acquiert de plus en plus d’importance dans la structuration du texte17. Par conséquent, loin de s’apparenter à un ornement purement esthétique dont le rôle se bornerait à agrémenter la lecture, l’image est au contraire un élément signifiant visant à mettre en valeur les changements structurels qui s’opèrent dans le récit. Telle une balise, elle aide le lecteur à se repérer et à circuler au sein de la page et, plus largement, à l’intérieur du texte manuscrit, dont elle marque les césures et les enchaînements.
10Dans le Tristan en prose, l’action progresse selon un principe linéaire : le récit se présente comme une successivité orientée vers l’avenir. La plupart du temps, la miniature renvoie à l’épisode qui sera développé dans le chapitre qu’elle annonce par sa présence – selon un ordre logique de lecture – et non à celui qui précède, ce qui montre à quel point l’image n’est pas conçue comme une illustration de ce qui vient d’être dit mais comme une énigme soumise à la sagacité du lecteur. Ce dernier est incité à se projeter dans le texte à venir afin de trouver les éléments nécessaires à sa résolution, surtout si le manuscrit ne comporte pas de rubrique. Par ailleurs, en attirant l’attention sur elle, la miniature invite le lecteur à suspendre momentanément sa lecture, ce qui avalise la séparation entre les deux blocs de texte (séquences narratives ou parties de chapitre) situées de part et d’autre de son point d’ancrage. Même lorsqu’il s’agit d’une initiale historiée, l’image contraint le lecteur à faire une pause plus marquée que pour la seule lettrine ou la seule rubrique. Son pouvoir de captation est tel que l’illustration peut être assimilée à un signe de ponctuation propre au texte dans son ensemble, c’est-à-dire au système global que constitue le manuscrit.
- 18 Sur les critères du découpage en chapitres et de la répartition des illustrations nous avons déterm (...)
11Les quinze manuscrits examinés se montrent plutôt unanimes en ce qui concerne le découpage en chapitres pour la partie du texte étudié, même si l’on voit des familles se dessiner18. Pour autant, toutes les unités narratives ne sont pas pourvues d’une image. D’une part parce que les manuscrits offrent très souvent moins de miniatures qu’il n’existe de chapitres (mss. Paris BnF fr. 100 et Vienne ÖNB 2537), et d’autre part parce que le roman de Tristan compte des faux entrelacements (le narrateur fait croire que l’aventure s’arrête alors qu’elle continue) et des digressions : le narrateur relate une histoire qui appartient à un temps antérieur et qu’il insère dans le cours du récit principal (excursus). En fonction des copies, ces excursus sont ou ne sont pas signalés par une illustration, ce qui constitue aussi un marqueur d’appartenance à telle ou telle famille de manuscrits. Toutefois, un excursus qui n’est pas annoncé par une image peut malgré tout faire l’objet d’une mise en image au chapitre suivant ou (plus rarement) précédent. Dans le ms. Paris BnF fr. 100, alors que l’épisode consacré à la fondation de l’abbaye de Gaunes débute au § 80 du tome I, l’image consacrée au combat entre le roi Boorth de Gaunes et le géant apparaît au § 86 (fol. 202v), c’est-à-dire au commencement du chapitre suivant. La grande majorité des manuscrits signale toutefois l’excursus au moyen d’une image, même si celle-ci n’en illustre pas le contenu et réfère à un épisode du récit principal. L’intérêt accordé (ou non) à un épisode ne modifie pas nécessairement l’organisation syntaxique du manuscrit.
- 19 S. Fabre, « Relations texte-image du Roman de Tristan en prose, ms. BnF fr. 334 », Pecia, 18, 2016, (...)
- 20 La reine Yseut chante son lai mortel dans le jardin du château de Tintagel, Paris BnF fr. 334, fol. (...)
12Au sein de ce mode de présentation qui consiste à placer l’image en tête de chapitre pour avertir le lecteur d’un changement et qui semble faire consensus au sein des manuscrits examinés, il existe parfois des décalages, des écarts, notamment lorsque l’image apparaît à plusieurs reprises. C’est ce que nous observons dans les mss. Paris BnF fr. 100, fr. 97, fr. 102 et Genève BPU fr. 189 (famille B), où la miniature intermédiaire (I, § 27 et 49) sert de toute évidence à faire une pause au milieu d’un ensemble narratif qui a pu être jugé trop long. Mais la structuration du récit n’est pas toujours la seule explication. Dans le ms. Paris BnF fr. 334 (famille A) nous remarquons que les épisodes consacrés à la composition et aux échanges de pièces lyriques (III, § 929, 932, 933 et I, § 151, 154, 163, 165) ont été plus abondamment illustrés que dans les autres copies du Tristan : après la miniature d’ouverture du chapitre, deux autres images viennent ponctuer le récit, appuyant par leur présence, comme par leur contenu, le crescendo dramatique de l’action19. Ainsi, bien que presque tous les manuscrits enluminés du Tristan en prose illustrent la scène du chant mortel et/ou la tentative de suicide de la reine Yseut (III, § 929), aucun n’y consacre, à l’instar du ms. Paris BnF fr. 334, trois miniatures successives (fol. 149r, 150v, 151r). Même constat à propos de l’épisode relatant la composition et la transmission du lai mortel de Kahédin (I, § 151-165), qui compte également deux images supplémentaires (fol. 184r, 185v) au sein de l’unité narrative en cours, en plus de la miniature inaugurale placée en tête de chapitre (fol. 183r)20.
- 21 Voir D. Demartini, Miroir d’amour, miroir du roman. Le discours amoureux dans le « Tristan en prose (...)
- 22 Dans les miniatures, la harpe fait également l’objet d’un traitement spécifique. Compte tenu de ces (...)
13En prolongeant l’épisode, en étirant le fil du récit, ces insertions répétées – qui distinguent très nettement le ms. Paris BnF fr. 334 des autres copies du roman, y compris à l’intérieur de la famille A – accentuent la tension psychologique. Il s’agit de faire prendre conscience au lecteur de l’émotion ressentie par le protagoniste. Cette stratégie est corroborée par la forme et la structure de l’illustration : l’initiale historiée donne l’impression que la voix du personnage jaillit à l’instant même où la pièce lyrique apparaît sous sa forme écrite, comme si c’était l’image elle-même qui racontait l’estoire. Au plan thématique, le contenu des miniatures privilégie la composition et la transmission des lais, la forme lyrique se révélant particulièrement apte à exprimer le mal d’aimer dont souffrent les héros tristaniens21. Parce qu’elles apparaissent à des endroits moins conventionnels du texte, dont elles brisent la continuité, ces images intermédiaires valorisent les scènes les plus édifiantes de l’œuvre : celles où se nouent et se dénouent les drames individuels, qui s’apparentent toujours à des moments de crise intérieure. Le ms. de Paris BnF fr. 334 laisse deviner une sensibilité aux thèmes de l’amour et du chant lyrique qui contraste avec les orientations d’un bon nombre d’autres copies, plus enclines à accentuer les combats et l’aspect chevaleresque du roman22.
- 23 E. Véron, « L’analyse du contrat de lecture : une nouvelle méthode pour les études de positionnemen (...)
- 24 L’image : fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, actes du 6e « International Work (...)
- 25 Sur la réception et l’interprétation des images, voir notamment les travaux d’E. Panofsky, L’Œuvre (...)
14Par conséquent, loin d’être anodine, la mise en page participe au contraire du contrat de lecture, qui peut se définir comme la prise en compte du lecteur et de sa manière de lire23. Le manuscrit doit en effet donner au lecteur les moyens de croire à l’existence du monde qu’il est chargé de faire exister. Il doit susciter chez lui l’envie de poursuivre la lecture tout en garantissant que celle-ci n’avance pas au hasard, de façon à lui permettre d’habiter le manuscrit. La mise en page vise à la conversion d’un faire savoir (transmettre un contenu narratif, faire connaître une histoire) en un faire croire (susciter l’adhésion du lecteur à une manière singulière de raconter cette histoire afin de lui permettre de construire une signification, une représentation)24. De ce point de vue, chaque manuscrit instaure et anticipe stratégiquement – en fonction de la façon dont il modèle la matière littéraire – une expérience de lecture capable de révéler les potentialités sémantiques de l’œuvre. Selon les copies, des sensibilités différentes s’expriment. Les choix effectués (place, forme, structure des images, programme iconographique, composition scénique) influencent la manière de lire du lecteur en fonction des codes visuels qui sont les siens25. Elles sont les traces de la stratégie mise en œuvre par l’ensemble des parties prenantes et correspondent à l’expression d’une subjectivité énonciative éditoriale qui, en prenant en charge le texte et sa diffusion, propose une configuration inédite du roman.
Réflexivité énonciative et modulations du sens
- 26 Dans le manuscrit Paris BnF fr. 100 les scènes de rencontre entre Tristan et la demoiselle messagèr (...)
15De la même façon que le récit contient des indices de la présence du narrateur, dont la voix se superpose à l’instance narrative qu’est le conte, le manuscrit contient des traces de l’énonciation dont il est le produit et qui ressortissent aux choix éditoriaux effectués par les acteurs de sa fabrication. C’est la raison pour laquelle le manuscrit livre en réalité deux histoires : le Roman de Tristan d’une part et le regard porté sur ce contenu narré – qui en constitue une sorte de pré-lecture – d’autre part26. Si ce sont souvent les mêmes endroits du texte qui appellent l’insertion d’une miniature (à savoir le début d’un nouveau chapitre), il semble que certains épisodes aient davantage retenu l’attention que d’autres, comme par exemple la tentative de suicide de la reine Yseut dans le jardin du château (III, § 929) ou bien la joute de Kahédin contre son propre père, le roi Hoël de Petite Bretagne (I, § 140). Néanmoins, tous les manuscrits ne développent pas le même programme iconographique (en dehors, bien sûr, des phénomènes de copie), car les peintres n’ont pas toujours insisté sur les mêmes aspects, ou sur les mêmes moments, de l’épisode sélectionné.
- 27 Voir G. Duchet-Duchaux, L’iconographie : étude sur les rapports entre textes et images dans l’Occid (...)
- 28 Le roi Marc empêche Yseut de mettre fin à ses jours, Genève BPU fr. 189, fol. 108v : http://www.e-c (...)
16Au plan de la lecture, l’interprétation de l’épisode varie selon le traitement iconographique dont celui-ci a bénéficié27. Ainsi, la scène au cours de laquelle la reine Yseut tente de mettre fin à ses jours a fait l’objet de compositions résultant de choix narratifs qui influent sur la configuration du sens : soit l’accent est mis sur la composition du lai et le déchirement intérieur de la reine (il s’agit alors d’amplifier la tension et de signifier l’imminence du danger à venir : la reine veut mourir, car elle ne peut plus vivre), soit il porte sur le geste fatal et l’intervention in extremis du roi Marc (qui incarne, de par son statut, la sagesse et la justice) : il est alors question de représenter un acte qui contrevient au sens commun (la reine peut mourir, mais elle doit vivre). En somme, tantôt le lecteur tremble pour la reine, tantôt il éprouve de la pitié à son égard. Le peintre du ms. Genève 189 opte quant à lui pour la scène qui suit immédiatement l’intervention du roi Marc, livrant une composition focalisée sur la déception de la reine Yseut, qui manifeste son courroux de ne pas être parvenue à accomplir son geste28.
- 29 S’agit-il d’une confusion avec Daguenet, le fou du roi Arthur, qui s’égare dans la forêt du Morois (...)
17Dans la séquence qui relate la folie de Tristan (I, § 168-183) les illustrations insistent soit sur la déchéance et l’état de vulnérabilité du héros, soit sur ses extraordinaires capacités physiques, considérablement décuplées par la crise de démence qui l’affecte. Le ms. Paris BnF fr. 102 explore quant à lui une troisième voie : Tristan se voit affublé de l’accoutrement symbolique (rayures, bonnet à grelot) du bouffon de cour29. Dans le premier ensemble de manuscrits (mss. Ludwig XV-5, Paris BnF fr. 99, Condé 645 et 648) l’effort de réalisme est notable. Les peintres insistent sur le statut de victime du héros, ne craignant pas de lui donner une apparence dégradée, conforme à la description du texte et à l’imagerie populaire : l’amant d’Yseut est représenté barbu, hirsute (plus rarement chauve, affecté de la tonsure que les bergers lui avaient infligée), en haillons, tenant à la main une marotte (le sceptre parodique des fous), l’air hagard. Asservi par une forsenerie qui s’est abattue sur lui telle une malédiction, il se distingue très nettement des autres personnages.
- 30 Rencontre entre le roi Marc et Tristan atteint de folie, Paris BnF fr. 102, f. 164v : http://gallic (...)
18Dans le deuxième ensemble de copies (mss. Paris BnF fr. 334, Paris BnF fr. 335, Vienne ÖNB 2537, Vienne ÖNB 2539, Genève BPU fr. 189) un effort est fait pour préserver le caractère héroïque de Tristan : certes, sa santé mentale est altérée mais il peut encore accomplir de grands exploits, en sorte que les apparences sont sauves – Tristan est d’ailleurs représenté en armes dans le ms. Paris BnF fr. 100. Enfin, le ms. Paris BnF fr. 102 insiste sur l’identité dissimulée – pour ne pas dire masquée – du héros, qui est assimilé au personnage du fou de cour30.
- 31 Lien vers la miniature du ms. Paris BnF fr. 102, f. 164v, illustrant Tristan fou et le roi Marc : h (...)
19L’épisode de la folie y semble traité avec moins de gravité : la démence n’est qu’une illusion, Tristan est un sain d’esprit qui va bientôt retrouver la raison. Enfin, le mélange de plusieurs modes de représentation dans les mss. Paris BnF fr. 335 et BnF fr. 102 laisse supposer que, même atteint dans sa dignité, le neveu du roi Marc n’est pas l’égal des bergers – l’habit emblématique de fou du roi préfigure d’ailleurs, d’une certaine manière, le retour de Tristan parmi ceux de son rang, à Tintagel – et que sa folie n’est que passagère. Enfin, alors qu’il est représenté dans une tenue très simple au moment où il attaque Daguenet et lorsqu’il est endormi, le héros porte un costume de chevalier quand il est question de combattre puis de tuer Taulas de la Montagne31.
- 32 Cette illustration a déjà fait l’objet d’une analyse. Voir S. Fabre, « Mise en texte, mise en page (...)
- 33 L’effet produit est à ce point trompeur que A. Von Euw et J. M. Plotzeky avaient cru voir dans cett (...)
20Mais la mise en page et les images ne sont pas les seuls éléments formels à produire du sens. L’étude des rubriques fournit également des informations précieuses quant au regard porté sur le contenu narratif. Elle est aussi révélatrice d’une manière de lire. Dans le manuscrit Getty Ludwig XV-5 la construction iconographique repose exclusivement sur les indications fournies dans la rubrique. Le peintre Richard de Montbaston semble ne s’être inspiré ni d’un manuscrit antérieur ni d’une lecture personnelle de l’œuvre. Il fait à chaque fois en sorte de se conformer avec exactitude aux informations données dans la rubrique, tout en tâchant de tirer le meilleur parti des contraintes techniques liées à son art, ce qui le conduit parfois à se livrer à certaines contorsions syntaxiques. Il arrive ainsi que des miniatures soient d’apparence simple alors qu’elles s’appuient sur une structure complexe, comme au fol. 205r, où l’illustration rassemble au cœur du même espace – et sans qu’aucune forme de séparation matérielle de quelque nature que ce soit ne permette de les isoler – des épisodes qui ne se déroulent en réalité ni au même moment, ni dans le même lieu32. La rencontre entre Lancelot, Palamède et Kahédin près d’une source dans la forêt du Morois a été illustrée en même temps que la scène au cours de laquelle Kahédin entrevoit furtivement la reine Yseut à l’abbaye de Gaunes et où il retombe éperdument amoureux d’elle33 :
Comment Kahedin se leva de son lit ou il estoit malades pour veoir la royne Yseult, qui moult richement estoit appareillie, et comment il chevaucha depuis tant qu’il vint a une fontaine, et la estoient Palamedés et Lancelot dou Lac. (ms. Ludwig XV-5, fol. 205r).
21Mais sans doute ces compositions étaient-elles attractives pour le lecteur médiéval, en raison de la liberté qu’elles lui laissaient de découvrir par lui-même, à l’intérieur du récit, les éléments nécessaires à l’élucidation du contenu de la miniature. Si l’image fixe l’imagination, son sens est toujours à construire a posteriori. La lecture est une aventure en soi. Dans le ms. BnF fr 99 (1400-1410), qui semble avoir été copié sur le ms. Getty Ludwig XV-5 (1320-1330), ou sur un manuscrit intermédiaire, le programme iconographique semble au contraire avoir été conçu indépendamment des rubriques et de l’endroit où l’image apparaît : à l’exception du nombre de colonnes (trois dans le ms. Ludwig XV-5, deux dans le ms. BnF fr. 99), le scribe Michel Gonnot a repris la mise en forme du texte. Les rubriques ont également été reproduites à l’identique, transcrites dans le même état de langue. Ainsi, au § 1 du tome I :
Comment li Chevalier a la Cote Maltaillie se combati a un pont a. ii. chevaliers et les mist a outrance, et comment il se combati depuis a un autre pont a Plénorius, qui le mist a outrance, et fu mis en une tour. (ms. Ludwig XV-5, fol. 197r).
Comment le Chevalier a la Cote Maltaillee se combati a un pont a deux chevaliers et les mist a outrance, et comment il se combati depuis a un autre pont a Plenorius, qui le mist a outrance, et fu mis en une tour. (ms. BnF, fr. 99, fol. 192v).
- 34 Voir les fol. 212r, 236r, 261v notamment.
22En revanche, le peintre Evrard d’Espinques s’est affranchi de tout principe de concordance : il a peint ses hystoires sans se préoccuper du point d’ancrage de l’image et de l’endroit du récit auquel celle-ci renvoie. Dans ce manuscrit le texte semble n’avoir été copié que pour servir de support à la mise en image des aventures de Tristan. Dans une autre copie du Tristan également illustrée par Evrard d’Espinques – le ms. Condé 645, qui fut commandé par Jacques d’Armagnac et achevé pour Jean du Mas – il est flagrant que les rubriques ont été rédigées après la composition des miniatures, comme le prouvent les multiples débordements observés34. Nous remarquons en effet une tendance à l’allongement (redondance de l’adverbe « comment… et comment… »). Une lecture cursive semble par conséquent émerger. Il ne s’agit plus, à l’image des chevaliers errants, de « soi mettre a la voie », de trouver son chemin parmi la masse des épisodes relatés, mais d’inventer son propre circuit de lecture. Grâce au couple image-rubrique le lecteur obtient une vision panoramique du roman sans passer par le texte. Il peut librement feuilleter le manuscrit, sauter des chapitres, revenir en arrière, s’arrêter sur un épisode choisi par lui… Bref, arpenter la matière romanesque et se l’approprier, comme on le fait d’un territoire.
23Le roman Tristan en prose a circulé au sein de la société médiévale durant plus de deux siècles. Deux siècles au cours desquels il n’a cessé d’être transcrit. Or, copier et illustrer un roman pendant plus de deux cents ans est bien la preuve que l’on n’en a pas épuisé le(s) sens. Dans les miniatures, l’adaptation à l’époque est une constante (à l’exception du ms. Vienne ÖNB 2539, copié sur le ms. Paris BnF fr. 335 et qui constitue un cas d’archaïsme volontaire), ce qui tend à démontrer que le Tristan en prose a encore quelque chose à dire, y compris à la toute fin du Moyen Âge. Plus on avance dans le temps, plus les décors et les costumes prennent de l’importance et plus les détails sont nombreux. Les visages sont aussi plus travaillés, signe que la lecture se focalise davantage sur l’individu : l’expression des sentiments et des émotions passe désormais par la physionomie et plus uniquement par les gestes (mss. Paris BnF fr. 99, Condé 645 et Genève, BPU 189 notamment).
- 35 Lien vers la miniature du ms. Condé 645, f. 236r, illustrant les combats du Chevalier à la Cote Mal (...)
24Au xve siècle, les peintres disposent d’une connaissance plus fine de l’œuvre. Ils n’hésitent pas à puiser leur inspiration dans le domaine de la grande peinture et à intégrer à leurs illustrations les dernières techniques picturales. L’introduction de la perspective dans le ms. Condé 645 instaure ainsi un nouveau rapport au temps qui, affranchi de l’opposition binaire gauche-avant/droite-après propre à signifier le flux continu d’une temporalité que l’on cherchait jusqu’alors à saisir horizontalement et de façon fragmentaire, devient un espace aménageable, dans lequel se projeter (bas-avant-près/haut-après-loin). Au folio 236r (I, § 49) le peintre Evrard d’Espinques a su donner à l’image la profondeur nécessaire pour mettre en scène l’intégralité de la rubrique35. Tirant parti de sa maîtrise technique de la perspective, il a structuré sa composition sur la base des trois temps forts de l’épisode :
Comment le Chevalier a la Cotte Maltaillee entra es Destrois de Sorelois et se combati aux deulx chevaliers qui gardoyent le premier pont et les oultra, et empres se combati a Plenorius qui gardoyt le second pont, lequel le vainqui, et empres ce Lancelot du Lac se combati au premier pont et puis a Plenorius, et a. iii. chevaliers qui gardoyent le tiers pont et les vainqui et osta la coustume du chastel. (ms. Condé 645, fol. 236r).
25Émerge ainsi une nouvelle perception du roman et de la lecture : dorénavant, les héros ne sont plus soumis aux caprices du hasard mais responsables de leurs choix, maîtres de leur destin. Le récit n’est plus un fil que l’on déroule, amenant avec lui les protagonistes et leurs aventures, mais un espace/temps dont il convient – à l’image du manuscrit – de prendre pleinement possession.
Conclusion
26Loin d’être anodine, parce que souvent considérée comme superficielle, la matérialité du texte contribue à produire une signification, à orienter l’interprétation de l’œuvre littéraire. Le manuscrit relève d’un processus énonciatif qui vise à configurer un monde – celui de la fiction – à travers un acte de discours. Texte, rubriques et miniatures racontent ensemble l’œuvre littéraire, dont ils proposent une version, c’est-à-dire un cadrage. Dans les manuscrits du Tristan en prose, ces éléments péritextuels contribuent à faire de la masse des épisodes qui tissent le récit un ensemble organisé et accessible. Plus le folio est construit, plus le lecteur peut habiter l’objet-livre et, de ce fait, s’approprier le contenu narratif, s’immerger dans l’univers de la fiction. Car cet univers, a priori hors de portée, est transmis par l’intermédiaire du manuscrit, véritable lieu de rencontre entre l’œuvre et son public. Au-delà de sa vocation de médiation, le manuscrit enluminé délivre un discours authentique qui exerce une influence sur le narrataire. Chaque copie apparaît comme une configuration singulière de l’histoire racontée, une façon parmi d’autres de lui donner vie, de la faire exister. Le codex porte en lui les traces de ses conditions de production : mains, illustrations, rubriques, mise en page, notes, ratures, corrections… Toutes ces sources énonciatives stratifient la mise en discours de la matière littéraire, faisant des différentes copies enluminées conservées les témoins de l’évolution des pratiques de lecture et de la réception du Tristan en prose à la fin du Moyen Âge.
Notes
1 M. Riffaterre, La production du texte, Paris, Seuil, 1979. Voir aussi J.-M. Goulemot, « De la lecture comme production de sens », Pratiques de la lecture, Payot-Rivages, 1985, Paris, p. 116-123.
2 W. Iser, L’Acte de lecture : théorie de l’effet esthétique, Sprimont, éd. Mardaga, 1985.
3 A. J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Presses Universitaires de France, 1986, p. 27.
4 Le présent article s’inscrit dans le prolongement d’une thèse de doctorat soutenue il y a une douzaine d’années : S. Fabre, Les relations entre le texte et l’illustration dans les manuscrits enluminés du Roman de Tristan en prose, depuis le retour de Tristan à Tintagel jusqu’à la fin de la folie de Tristan, Université Paris IV-Sorbonne, sous la direction de M. Philippe Ménard, 2004. L’étude portait sur la première partie du roman (tome III de l’édition R. L. Curtis, 1985 et tome I de l’édition Ph. Ménard, 1987) à partir d’un corpus de quinze manuscrits (xiiie-xve).
5 Trois éditions se sont succédé : celle du ms. 404 de la Bibliothèque municipale de Carpentras, menée par Renee Lilian Curtis et celles du ms. 2542 de la Bibliothèque nationale de Vienne et du ms. fr. 757 de la Bibliothèque nationale de France, dirigées par Philippe Ménard.
6 R. L. Curtis, Le roman de Tristan en prose, t. I, Munich, D. S. Brewer, Arthurian Studies, XII, 1963, p. 9.
7 E. Baumgartner, La harpe et l’épée, Tradition et renouvellement dans le Tristan en prose, Paris, Sedes, 1990.
8 Ph. Ménard, « Chapitres et entrelacement dans le Tristan en prose », Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble. Littérature, Histoire et langue du Moyen-Âge. Hommage à Jean Dufournet, éd. J.-Cl. Aubailly, Paris, Honoré Champion, 1993, tome II, p. 955-962.
9 U. Eco, Lector in fabula, Paris, Le livre de poche, 2010 (1re éd. Paris, Grasset, 1985), p. 70-71.
10 E. Souchier, « L’image du texte, pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de Médiologie, no 6, 1998, p. 137-145.
11 La sémiotique discursive distingue la situation d’énonciation proprement dite (ici, tous les acteurs de la fabrication du codex, qui sont amenés à laisser des traces de leur intervention dans l’énoncé-manuscrit) de l’énonciation « énoncée » (ou simulacre énonciatif, c’est-à-dire le récit), via laquelle un sujet (ici, le prosateur) simule la prise de parole pour raconter une histoire (l’énoncé « énoncé »). Voir J. Courtès, Analyse sémiotique du discours, de l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette, 1991, p. 245-286, et aussi J. Courtès et A. J. Greimas, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1994 ; ou encore D. Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Paris, Nathan, 2000.
12 E. Souchier, « L’image du texte, pour une théorie de l’énonciation éditoriale », p. 137-145.
13 V. Lelièvre, « La page, entre texte et livre », Le livre et ses espaces, éd. A. Milon et M. Perelman, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2007, p. 155-172.
14 L. Hjelmslev, Essais de linguistique, Paris, éd. de Minuit, 1971.
15 Voir les concepts de ponctuation noire, blanche et grise développés par Nina Catach dans son ouvrage La ponctuation, Paris, PUF, 1994.
16 Voir plus haut, note 11.
17 M. Perret, « L’espace du texte : localisation et auto-référence dans la prose des xive et xve siècles », Littérales, 4, 1988, p. 191-198.
18 Sur les critères du découpage en chapitres et de la répartition des illustrations nous avons déterminé cinq familles, elles-mêmes organisées en sous-familles : famille A (Vienne ÖNB 2542, 2537 et 2539, Paris BnF fr. 776, BnF fr. 334, BnF fr. 335), famille B (Paris BnF, fr. 100, BnF fr. 97, BnF fr. 102, Genève BPU, fr. 189), famille C (Condé 648), famille D (Ludwig XV-5, Paris BnF fr. 99, Condé 645), famille E (Paris BnF, fr. 750).
19 S. Fabre, « Relations texte-image du Roman de Tristan en prose, ms. BnF fr. 334 », Pecia, 18, 2016, p. 177-199.
20 La reine Yseut chante son lai mortel dans le jardin du château de Tintagel, Paris BnF fr. 334, fol. 150v : http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/btv1b10509662s/f304.image consulté le 29 novembre 2017.
21 Voir D. Demartini, Miroir d’amour, miroir du roman. Le discours amoureux dans le « Tristan en prose », Paris, Champion, « Nouvelle Bibliothèque du Moyen Âge », 75, 2006.
22 Dans les miniatures, la harpe fait également l’objet d’un traitement spécifique. Compte tenu de ces éléments et du contexte de production, nous émettons l’hypothèse que cette copie du Tristan (qui date du premier tiers du xive siècle) a pu être réalisée pour une personnalité féminine de la cour de France (Fabre, « Relations texte-image »).
23 E. Véron, « L’analyse du contrat de lecture : une nouvelle méthode pour les études de positionnement des supports presse », Les Médias, Expériences, recherches actuelles, applications, IREP, 1985.
24 L’image : fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, actes du 6e « International Workshop on Medieval Societies », Centre Ettore Majorana, Erice, Sicile, 17-23 octobre 1992, éd. J. Baschet et J.-Cl. Schmitt, Cahiers du Léopard d’Or, 5, Paris, Le Léopard d’Or, 1996.
25 Sur la réception et l’interprétation des images, voir notamment les travaux d’E. Panofsky, L’Œuvre d’art et ses significations (Meaning in the Visual Arts, 1955), trad. M. et B. Teyssèdre, Paris, Gallimard, 1969 ; de M. Baxandall, L’œil du Quattrocento, Paris, Gallimard, 1985 ; ou de J. Wirth, L’Image médiévale : naissance et développement, vie-xve siècle, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989 et L’Image à la fin du Moyen Âge, Paris, Cerf, 2011.
26 Dans le manuscrit Paris BnF fr. 100 les scènes de rencontre entre Tristan et la demoiselle messagère envoyée par Palamède (fol. 150v et 156r) se transforment en scènes courtoises d’un grand raffinement (auquel s’ajoute la somptuosité des décors et l’élégance des costumes), en sorte que le lecteur peut légitimement se demander si l’image n’est pas en train de lui raconter une autre histoire : celle de la projection d’une élite aristocratique, de sa culture et de ses valeurs sur la matière romanesque. Il en est de même à propos du ms. Vienne ÖNB 2537.
27 Voir G. Duchet-Duchaux, L’iconographie : étude sur les rapports entre textes et images dans l’Occident médiéval, Cahiers du Léopard d’or, 10, Paris, Le Léopard d’Or, 2001.
28 Le roi Marc empêche Yseut de mettre fin à ses jours, Genève BPU fr. 189, fol. 108v : http://www.e-codices.unifr.ch/fr/bge/fr0189/108v/0/Sequence-113 consulté le 29 novembre 2017.
29 S’agit-il d’une confusion avec Daguenet, le fou du roi Arthur, qui s’égare dans la forêt du Morois (I, § 169) et auquel Tristan (le fol de la fontaine) s’en prend violemment ? Cette piste n’est pas à exclure car Daguenet vient à plusieurs reprises au point d’eau fréquenté par les bergers, où il croise Tristan. Néanmoins, le fait que ces deux manuscrits datent du xve siècle – période à laquelle le Tristan en prose jouissait d’une notoriété épanouie – plaide aussi en faveur d’un choix délibéré de la part des peintres qui, en jouant sur l’ambiguïté liée au statut des deux fols, ont pu chercher à porter un autre regard sur l’épisode.
30 Rencontre entre le roi Marc et Tristan atteint de folie, Paris BnF fr. 102, f. 164v : http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/btv1b9059120k/f167.image.r=tristan%20102 consulté le 29 novembre 2017.
31 Lien vers la miniature du ms. Paris BnF fr. 102, f. 164v, illustrant Tristan fou et le roi Marc : http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/btv1b9059120k/f167.image.r=tristan%20102
32 Cette illustration a déjà fait l’objet d’une analyse. Voir S. Fabre, « Mise en texte, mise en page et construction iconographique dans les manuscrits enluminés conservant la version IV du Roman de Tristan en prose (mss. Getty Ludwig XV-5, Paris BNF fr. 99 et Chantilly, Musée Condé 645), Pecia, 13, 2010, 2011, p. 350-351.
33 L’effet produit est à ce point trompeur que A. Von Euw et J. M. Plotzeky avaient cru voir dans cette image Kahédin, couronné, arrivant à la source près de laquelle sont assis Lancelot et Palamède : « Kahédin, getrönt, trifft auf die einer Quelle sitzenden Palamedés und Lancelot », Die Handschriften der Sammlung Ludwig, Band 4, Köln, Schnütgen-Museum, 1985, p. 212.
34 Voir les fol. 212r, 236r, 261v notamment.
35 Lien vers la miniature du ms. Condé 645, f. 236r, illustrant les combats du Chevalier à la Cote Maltaillée puis de Lancelot aux Destrois de Sorelois : https://www.photo.rmn.fr/archive/04-505042-2C6NU003UXYA.html.
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Référence papier
Sylvie Fabre, « Les manuscrits enluminés du Tristan en prose », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 34 | 2017, 221-237.
Référence électronique
Sylvie Fabre, « Les manuscrits enluminés du Tristan en prose », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14553 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14553
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