Navigation – Plan du site

AccueilNuméros34La question de la vérité dans le ...La paix au détriment de la vérité

La question de la vérité dans le procès littéraire médiéval (XIIe et XIIIe siècles)

La paix au détriment de la vérité

La leçon des arcanes procéduraux du Roman de Renart
Jérôme Devard
p. 173-193

Résumés

L’unité narrative d’une grande partie du Roman de Renart réside dans le procès intenté contre le héros à la suite du viol de la louve. Si la vérité est donnée comme l’objet recherché d’une procédure judiciaire dont la légalité et le bon fonctionnement sont garantis par le roi Lion, il apparaît in fine que la finalité de la justice royale est moins l’établissement d’une vérité judiciaire que le rétablissement de la concorde nécessaire au maintien d’une paix universelle.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Cette procédure a déjà fait l’objet d’une étude par Jean Graven en 1950, mais les observations form (...)
  • 2 Voir R. Bellon, « La justice dans le Roman de Renart. Procédures judiciaires et procédés narratifs  (...)
  • 3 Seule l’édition intitulée Le Roman de Renart, édité d’après les manuscrits C et M, éd. N. Fukomoto, (...)
  • 4 Voir Cl. Bougle-Le Roux, « ‘U par juïse u par baraille’. Les preuves dans le Roman de Renart », L’é (...)

1Une grande partie de la trame narrative du Roman de Renart est structurée autour d’un procès pénal tentaculaire intenté à l’encontre de Renart1, les auteurs créant souvent ex nihilo une nouvelle phase procédurale pour rattacher leur propre récit aux branches originelles2. Cependant, même si elle est prégnante dans le récit d’ensemble, la procédure judiciaire apparaît d’autant plus compliquée à comprendre qu’elle est présentée dans la plupart des éditions sans aucune cohérence3. Or, l’élément fondateur sur lequel repose l’architecture entière de l’œuvre est que Renart parvient toujours, quand bien même il est reconnu coupable, à se sortir d’embarras grâce aux garanties légales offertes par le système criminel contemporain4. Si le goupil conserve en effet la vie sauve, ce n’est que grâce à l’attitude du roi Noble qui souhaite plus que tout maintenir la paix universelle qu’il a eu tant de mal à imposer, la recherche de la vérité judiciaire apparaissant du même coup comme un objectif de second ordre.

Un préalable nécessaire

La reconstruction de la procédure pénale renardienne

  • 5 Voir M. J. Schenck, « Hersent’s history: the unmarked story in the Roman de Renart », Grant Risee ? (...)
  • 6 Voir K. Varty, « Le viol dans l’Ysengrimus, les branches ii-va et la branche I du Roman de Renart » (...)
  • 7 Le Roman de Renart, br. II, v. 1037-1155.
  • 8 Le Roman de Renart, br. II, v. 1235-1396.
  • 9 Voir J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, 2000, p. 97.
  • 10 Voir E. Perrot, Les Cas royaux. Origine & développement de la théorie aux xiiie et xive siècles, Pa (...)
  • 11 Nous pouvons estimer que cette scène au decorum informel passe pour une procédure gracieuse devant (...)
  • 12 Toutefois le trouvère annonce déjà que cette réconciliation n’est qu’un leurre ; voir Le Roman de R (...)
  • 13 Juridiquement, avec la redécouverte du droit romain, la tentative de meurtre est sanctionnée par la (...)

2L’origine de la procédure criminelle engagée contre Renart est le viol d’Hersent5, l’épouse du connétable Ysengrin le loup, dans la branche originelle attribuée à Pierre de Saint-Cloud6. L’accusation de viol apparaît toutefois comme des plus ambiguës parce que Renart connaît charnellement la louve à deux reprises : une première fois dans la tanière même des loups, où Hersent consent à l’acte sexuel7, une seconde fois lorsque cette dernière est bloquée dans un terrier, le goupil commettant son forfait aux yeux et à la barbe d’Ysengrin, la louve restant quant à elle dans une passivité que l’on peut qualifier d’équivoque8. Par ailleurs, dans la première scène, Renart profite de la situation pour saccager la tanière des loups, prendre de la nourriture et humilier les louveteaux. En matière pénale, le viol au xiie siècle était un cas de haute justice9, prenant place dans la liste des cas royaux et rendant son auteur passible de peine de mort10. Malgré cette réalité judiciaire, dans la branche XVI de l’édition d’Ernest Martin, Noble, qui se voit exposer l’affaire du viol par son connétable, cherche à rapprocher les deux parties et exhorte Ysengrin à se montrer conciliant, l’assurant que Renart n’aurait pas pu commettre ce qu’il lui reproche11. Le loup se laisse convaincre et échange avec son « neveu » un baiser de paix marquant la réconciliation entre eux12. Cette paix « à la Renart » ne dure pas, puisque le goupil va poursuivre ses forfaits envers Ysengrin, mais également à l’encontre d’autres sujets du roi Noble comme Tibert le chat ou encore Primaut, le frère d’Ysengrin. En outre, avant le viol d’Hersent, il attente également aux vies du coq Chantecler, de Tiécelin le corbeau et de la mésange13.

  • 14 Le Roman de Renart, br. Va, v. 319-321. Il n’est question de ce ban royal que dans cette branche.
  • 15 Le Roman de Renart, br. Va, v. 406-408.

3Ruminant son humiliation, Ysengrin décide de se rendre avec son épouse à la cour du roi afin de porter plainte contre Renart au début de la branche connue sous le nom de Plaintes d’Ysengrin et de Brun l’ours. Ils y trouvent le roi siégeant en cour plénière, devant lequel le couple se plaint des actions de Renart. À cette occasion, Ysengrin présente son épouse comme un témoin, en précisant : « Vos feïstes le ban roial / Que ja mariage par mal / N’osast en freindre ne brisier14. » En écoutant la plainte, Noble demande à la louve si elle a aimé Renart. Celle-ci ment au roi en affirmant : « Mes sires, qui bien est estables, / Que il ensamble o moi la vint / O ceste vergoigne m’avint15. » Le roi s’étonne alors de la présence du mari lors du viol supposé de la louve. Pour couper cours à l’échange qui allait nuire à sa réputation, et prenant subitement conscience que le lion se montre plutôt défavorable à leur argumentaire, Ysengrin déclare :

  • 16 Le Roman de Renart, br. Va, v. 414-424.

Sire, dist il, vos ne devez,
Se vos plest, moi ne lui desfendre.
Ainz devez pleinement entendre
A la clamor, que que nus die,
Que il la meut o l’ escondie.
Que je vos di bien a fiance
Con cil qui vos a fet liance
Que se Renars ert ci presenz,
Ge mosteroie qu’a Hersenz
Jut il a force, que jel vi,
Par la foi que je vos plevi16.

  • 17 J.-M. Pardessus, « De la juridiction exercée par la cour féodale sur les grands vassaux de la Couro (...)
  • 18 A. Esmein, Histoire de la procédure criminelle en France, Paris, Éditions Panthéon Assas, 2010, p.  (...)

4Si Noble ne se montre pas personnellement favorable à la requête des loups, il reconnaît néanmoins qu’Ysengrin a légalement le droit de déposer plainte. Toutefois, il précise que ce n’est pas lui qui doit décider de la réception de la plainte, mais la cour réunie17. Le dépôt de cette « clameur » atteste que la procédure engagée est une procédure accusatoire, conforme à la pratique judiciaire de l’époque devant les juridictions laïques18. Sans accusateur, sans plainte, il n’y avait pas de juges, ni procès possible : la plainte devait être portée devant la cour assemblée. La poursuite n’appartenait qu’à la partie lésée si elle était en vie et c’est essentiellement pour cette raison qu’Ysengrin se rend à la cour avec son épouse, la victime présumée. Toutefois, avant de demander à la cour de se retirer pour statuer sur la recevabilité de la plainte, le roi demande conseil à Musart, le légat du pape, sur la teneur de l’affaire. Le chameau, versé dans le droit canonique, répond dans un sabir franco-italo-latin que la plainte doit être instruite : s’il s’avère que les faits sont constitués, le coupable devra payer une amende ; et s’il refuse il méritera la mort. Après avoir entendu Musart, Noble demande à sa cour de se prononcer sur la question suivante :

  • 19 Le Roman de Renart, br. Va, v. 499-504.

Alés, fait il, vos qui ci estes
Li plus vaillant, les granor bestes !
Si jugiez de ceste clamor,
Se cil qui est sopris d’ amor
Doit estre de ce encopez
Dont ses conpainz est escopez19.

  • 20 Voir J. Subrenat, « […] la dent seint Roënau le rechingnié. Sur les reliques dans le Roman de Renar (...)

5Le conseil qui se réunit doit uniquement répondre sur la question de la recevabilité de la requête. Après un long débat technique, le conseil accueille favorablement la plainte mais préfère trouver une solution au conflit autre qu’un plaid public. Brichemer propose donc que l’affaire se conclue par un serment qui scellera la réconciliation entre les deux parties. À cette occasion, le juge du serment ne sera pas le roi, mais Roënel le chien20. Noble, trop heureux de se débarrasser de cette affaire, donne son assentiment et envoie Grimbert porter la semonce à Renart pour qu’il vienne prêter serment le jour fixé. Au même moment, Ysengrin se rend chez Roënel, avec qui il convient d’un piège. Le dimanche suivant, les deux parties se rencontrent, et Roënel exécute le plan en se faisant passer pour mort. Toutefois, Renart et Grimbert se rendent compte de la supercherie, invoquent la pression de la foule, et dès que Brichemer fait dégager la voie, Renart s’enfuit et regagne sain et sauf Maupertuis : le serment n’a donc pas eu lieu, le conflit n’a toujours pas été réglé, mais la plainte a cependant été retenue. C’est à cet instant précis que se déroulent les faits relatés dans la branche plus connue sous le nom de Jugement de Renart.

  • 21 Le Roman de Renart, br. I, v. 143. Sur la signification de l’ordalie comme jugement de Dieu et son (...)
  • 22 Le Roman de Renart, br. I, v. 176-178. Ce serment ironique et satirique rappelle, comme l’on sait, (...)
  • 23 Le trouvère de la branche I de l’édition d’E. Martin mélange manifestement la scène du viol et cell (...)
  • 24 Le Roman de Renart, br. I, v. 225-227.
  • 25 Le Roman de Renart, br. I, v. 228-229 : « Ce dist Nobles : “Vos avés tort / Qui Renart volez forsju (...)
  • 26 Classiquement, l’ordalie était proposée par l’une des parties qui voulait prouver son bon droit et (...)
  • 27 J. Subrenat, « Rape and Adultery: Reflected facets of Feudal justice in the Roman de Renart », Reyn (...)
  • 28 Le Roman de Renart, br. I, v. 263-266 : « D’autre part est la pes juree / Dont la terre est aseüree (...)

6Au printemps suivant, Ysengrin profite d’une nouvelle cour plénière pour se plaindre une seconde fois. Ayant attentivement écouté les arguments de son connétable, le lion tente de relativiser les faits en disant que ce qui arrive à Ysengrin est chose commune et lui demande expressément d’abandonner la procédure judiciaire qui est en suspens. Brun l’ours exprime son désaccord en arguant que, si ce n’était l’instauration de la paix universelle et la procédure ouverte, Ysengrin aurait le droit de se venger de Renart les armes à la main. Grimbert, de son côté, propose que le blâme retombe sur Hersent, qui est, pour lui, l’unique responsable de cette affaire. Prise au dépourvu, la louve propose, pour prouver sa bonne foi et défendre son honneur, de se soumettre à une ordalie « de caude eve ou de fer caut21 ». De plus, elle met en cause la jalousie maladive d’Ysengrin et jure : « Ne fis de mon cors puterie / Ne mesfet ne maveis afere / Q’une none ne poïst fere22. » Elle trouve le soutien de l’archiprêtre Bernard. Celui-ci supplie le roi d’accepter d’aller chercher Renart pour réparer la faute dont l’accuse Ysengrin afin de payer l’amende que décidera la cour23, ainsi que l’a précisé Musart dans la branche Va. La cour se range à l’avis de Belin en déclarant in fine : « Fetes li a force amener / Et puis tel livroison doner / Dont il en aprés se recort24. » En s’apercevant que la cour est disposée à sanctionner le goupil sans jugement, le roi refuse de convoquer Renart, car pour lui, le procès est d’ores et déjà faussé25. Pour ce motif, il demande à Ysengrin d’accepter l’ordalie proposée par sa femme26. Le problème est qu’Hersent a partiellement menti sur ses relations entretenues avec le goupil27. Ysengrin, qui en est pleinement conscient, refuse, arguant qu’il ne souhaite pas supporter l’humiliation si d’aventure sa femme mourait lors de l’épreuve. Aussi, il déclare sans ambages au roi qu’il se vengera en engageant une guerre privée contre le goupil. En prenant connaissance des intentions du loup, Noble lui rappelle sèchement que l’instauration de la paix universelle l’en empêche sous peine d’être sévèrement puni28.

  • 29 Les trois premiers ajournements devaient être faits au domicile de l’accusé et, effectivement, Rena (...)
  • 30 En effet, comme le résume Renart aux vers v. 1129-1136 (« Dex, fait il, rois omnipotens, / Maintien (...)
  • 31 Le Roman de Renart, br. I, v. 1301-1312 : « Sire, dit Grinbert li tessons, / Se nos vers vos nos ab (...)
  • 32 V. Naudet, « Aval le vent la poudre esparse. La pendaison dans la chanson de geste », Crimes et châ (...)
  • 33 Voir par exemple Le Conseil de Pierre de Fontaines, éd. M. A. J. Marnier, Paris, Durand et Joubert, (...)
  • 34 Voir J. Devard, « Qui bon i vont, mal en revenent. La pratique du bannissement épique aux xiie-xiii(...)

7En entendant le roi se faire le défenseur de la paix, Ysengrin se rend compte que le lion a imposé la réconciliation. Ainsi, l’accommodement se dessine quand arrive à la cour la litière portant le corps sans vie de Coupée la poule, tuée par le rouquin. Face à cette violation visible de la paix universelle, Noble prononce l’inculpation du goupil. Après avoir procédé à l’ajournement à son domicile à trois reprises29, Renart accompagné de son cousin Grimbert se présente à la cour. Le goupil commence par développer sa défense sans qu’aucun des barons présents ne soutienne l’accusation, viciant de facto la procédure formelle30, et c’est de bon droit que Grimbert s’insurge31. Mais celui-ci n’a pas le temps de conclure son discours que toutes les victimes de Renart s’avancent vers lui pour se venger. Ils sont retenus par Noble, qui demande à sa cour quel châtiment elle lui réserve. Les barons décident de sa mort par pendaison32, peine de mort avalisée par le lion. Renart étant un vassal du roi, la cour royale juge en premier et dernier ressort. Autrement dit, elle est souveraine de manière absolue, aucun appel n’étant recevable à l’encontre de son jugement33. Renart, qui ne peut fausser le jugement de la cour, s’en tire néanmoins par un nouvel expédient, en faisant appel à la magnanimité du roi : Noble consent à commuer la peine en pèlerinage expiatoire qui prend la forme d’un bannissement définitif. Or, en retournant se mettre à l’abri dans sa forteresse de Maupertuis, le goupil tombe de facto sous l’inculpation du bris de bannissement ; autrement dit, si le roi parvient à mettre la main sur Renart, la première peine sera exécutée34.

  • 35 Voir Graven, Le procès criminel du “Roman de Renart”, p. 115.
  • 36 À l’image des paroles de Noble rétorquant au goupil : « Quant estoies dedens ta lice, / Ne quidoies (...)
  • 37 Voir J. Subrenat, « Renart et Ysengrin, Renart et Roonel : deux duels judiciaires dans le Roman de (...)
  • 38 Voir J. Subrenat, « Trois versions du jugement de Renart (branches VIIb, I, VI du manuscrit de Cang (...)

8Pour J. Graven l’assise décrite dans la branche I est un texte parallèle : en effet, à considérer la logique procédurale contemporaine, il apparaîtrait évident que ce seraient les événements décrits dans la branche plus connue sous le nom de Duel entre Renart et Ysengrin qui devraient prendre place entre l’arrivée de Renart à la cour et la commutation de la peine de mort35. Bien que nous n’adhérions pas totalement à cette vision, un certain nombre de points vont dans ce sens. Par exemple l’énumération des causes renvoie essentiellement aux victimes du goupil avant son arrivée à la cour dans la branche Ia de l’édition E. Martin. Cependant, d’autres éléments plaident pour que l’on situe la branche VI comme la suite de la branche I36. La place de ce duel judiciaire au sein de la chronologie renardienne est problématique car aucune place n’est vraiment satisfaisante37. Aussi, l’interprétation de J. Graven est vraisemblable, à défaut d’être véridique38.

  • 39 Voir E. Nieboer, « Le combat judiciaire dans la branche VI du Roman de Renart », Épopée animale, fa (...)
  • 40 Tibert et Brun qu’il a piégés alors qu’ils étaient venus à Maupertuis le convoquer à la cour (v. 16 (...)
  • 41 Le Roman de Renart, br. VI, v. 510.
  • 42 Le Roman de Renart, br. VI, v. 511-514.
  • 43 L’initiative du duel pouvait venir soit de la Cour, soit des plaideurs eux-mêmes. Dans ce cas, l’in (...)
  • 44 Le Roman de Renart, br. VI, v. 803-820. Les parties devaient comparaître au jour fixé dans la semon (...)
  • 45 Voir Subrenat, « Renart et Ysengrin, Renart et Roonel », p. 371-384.
  • 46 Le Roman de Renart, br. VI, v. 986-987.
  • 47 Le Roman de Renart, br. VI, v. 1076-1110. Comme l’atteste cet extrait, le duel ne fait que garantir (...)
  • 48 Le Roman de Renart, br. VI, v. 1373-1428. Comme l’illustre également la branche I de l’édition d’E. (...)

9La branche VI débute par l’arrivée de Renart et de Grimbert à la cour de Noble39. Après les salutations d’usage, Renart rappelle à son suzerain les services qu’il lui a rendus. Noble expose alors l’ensemble des griefs réunis contre lui40. Aux multiples accusations de Noble, Renart répond méthodiquement en apportant sa vision selon laquelle il est systématiquement innocent. C’est uniquement après cette plaidoirie que les victimes portent leurs accusations. Si contrairement à la branche I, la branche VI respecte le formalisme du contradictoire entre l’accusation et la défense, elle inverse elle aussi l’ordre d’intervention des parties, l’accusation parlant systématiquement après la défense contrairement aux règles de la procédure contemporaine. Face à ces nombreuses accusations, Renart maintient qu’il n’a commis aucune faute et se dit prêt à prouver son innocence « o par juïse o par bataille41. » En écoutant Renart, « Ysengrins est saillis en place / Prie le roi ne li desplace, / Se sa droiture velt prover42 », et expose tous ses griefs, le loup étant contredit systématiquement, point par point par Renart. Pour finir, Ysengrin, s’octroyant le titre de champion de tous les accusateurs, défie Renart43. Le loup et le goupil remettent leurs gages de bataille au roi qui les accepte. Après quoi, Noble demande la constitution des otages et fixe le jour du duel quinze jours après, sans ajournement possible conformément aux règles juridiques contemporaines44. Le jour venu45, le lion désigne les arbitres du duel. Cependant Brichemer, Baucent, le léopard, et Bruyant lui proposent de tenter une ultime réconciliation : le roi les y autorise en précisant une nouvelle fois son rôle limité de garant de la procédure : « A moi de rien n’en apartient / Fors solement de droit tenir46. » Les quatre barons, sûrs du soutien de Noble, échouent face à l’intransigeance du loup et du renard. Le duel a donc lieu après l’énonciation de la formule de serment juré sur les reliques47. Finalement, le connétable laisse le goupil presque mort sur le champ de bataille. Noble ordonne que Renart soit pendu, et le goupil demande à être confessé avant son exécution. C’est à ce moment du récit qu’arrive Bernard de Grandmont, qui, apprenant l’exécution de Renart, réclame à Noble de lui remettre Renart pour en faire un moine. Le roi y consent et Renart part rejoindre l’ordre de Grandmont48. Cependant, les efforts du saint homme ne seront pas récompensés. En effet, bien que Renart mène dans un premier temps une existence exemplaire, cette vie de reclus finit par l’ennuyer, et il retombe vite dans ses mauvais travers : il est chassé de l’abbaye, après avoir tué quatre poules appartenant aux moines, et retourne à Maupertuis.

10La branche Ib, qui est la suite directe de la branche I de l’édition d’Ernest Martin, raconte le siège de Maupertuis par Noble et ses barons. Renart résiste à ses assiégeants jusqu’au moment où il sort de sa forteresse pour violer la reine sous les yeux de son époux, après avoir pris le soin d’attacher ce dernier et ses vassaux à des arbres. Mais Tardif le limaçon libère le roi et ses barons, qui s’emparent de Renart. Le goupil est sur le point d’être pendu lorsqu’Hermeline flanquée de sa maisnie propose de racheter la vie de son mari à grand renfort d’or. Le roi consent à pardonner à son vassal, précisant qu’à la moindre incartade il sera pendu. Le conflit se serait apaisé, n’était l’arrivée de Chauve la souris et de sa parentèle, escortant la bière où gît son mari Pelé le rat, tué accidentellement par Renart lors d’une bataille précédente. Elle vient elle aussi porter plainte contre Renart. Voyant le cortège, le goupil renvoie sa maisnie à Maupertuis, et pour échapper au roi qui souhaite se saisir de lui, il l’assomme. Tous les barons accourent au secours de leur suzerain, et Renart s’enfuit dans la campagne. Une fois Noble sur pieds :

  • 49 Roman de Renart, br. Ib, v. 2205-2210.

Li rois a fait son ban crier,
Par tot plevir et afier
Que qui porra Renart tenir,
Que ja nel fache a cort venir,
Ne roi ne conte n’i atende,
Mes meintenant l’oci ou pende49.

11Le roi fait savoir que quiconque s’emparera du goupil devra l’exécuter sur-le-champ, Renart étant dans une situation de rupture de ban. Nous ne pouvons, hélas, continuer à reconstituer nos investigations sur la procédure judiciaire renardienne, cette dernière se perdant sous la plume des héritiers de Pierre de Saint-Cloud, qui ne la poursuivent pas.

12Ainsi, lorsque nous reconstituons sommairement l’intégralité de la procédure pénale intentée à l’encontre de Renart, nous observons que la fiction reproduit relativement fidèlement les formes judiciaires de l’époque. Sur cet aspect, le Roman de Renart se révèle donc être une œuvre qui procède d’une mentalité définissable par sa rationalité et son réalisme, malgré une satire acerbe. Toutefois, avant d’être un document d’histoire du droit, l’œuvre est aussi un fait littéraire, et l’un des enjeux fondamentaux de la procédure renardienne est de maintenir une cohérence entre les récits entre eux afin que le roman n’éclate pas en de multiples fragments.

Le dessous des arcanes du procès renardien

Le maintien de la paix au détriment de la recherche de la vérité

  • 50 Voir S. Krause, « Le droit dans le Roman de Renart et dans le Reinhart Fuchs », Atti del v Colloqui (...)
  • 51 Voir J. Scheidegger, « Les jugements de Renart : impunités et structure romanesque », Senefiance, 1 (...)

13Comme nous venons brièvement de l’analyser, Renart sort systématiquement victorieux des phases procédurales quand bien même sa culpabilité est évidente50. L’impunité dont jouit le goupil résulte de l’évidente contradiction inhérente au jugement, mise au jour par J. Scheidegger, qu’il qualifie « d’innocence flagrante d’un Renart coupable51 ». Dans les faits, Renart est coupable mais littérairement parlant il ne peut être qu’innocent, car il est la raison d’être du roman. Toutefois, sur le plan strictement juridique, cette « immunité littéraire » n’est pas anodine : elle découle en fait de l’idéologie judiciaire royale prônée par le Roman de Renart. Lorsqu’on étudie le rôle de Noble dans la procédure pénale intentée contre le goupil, il apparaît en effet que, indépendamment du caractère limité de son action dans le domaine judiciaire, celui-ci se montre au fond peu intéressé par la recherche de la vérité judiciaire, son intention étant entièrement focalisée sur la conservation de la paix.

14De fait, dans la procédure engagée contre le goupil, Noble n’est pas considéré comme le roi de France, mais comme le suzerain direct de Renart. En effet, le goupil est jugé dans le cadre d’une cour féodale par ses pairs où le roi, en tant que seigneur, ne possède qu’un rôle de garant de la bonne tenue de la procédure, mais en aucune façon il n’est le juge. Il doit se cantonner à un rôle d’arbitre impartial, et d’ailleurs il est bien conscient de ce rôle comme il l’affirme lui-même dans la branche VI aux vers 986-987 : « A moi de rien n’en apartient / Fors solement de droit tenir. » À ce titre, il n’assiste pas aux réunions du conseil. Cette absence lors de chacune des sessions tenues par les barons est le signe de son impartialité dans les affaires. Elle révèle que sa mission est de garantir le bon déroulement de la procédure en recevant les gages de bataille, les otages, en transmettant les semonces ou en fixant la date des duels. De la même manière, il se contente uniquement d’entériner les décisions du conseil, même s’il n’est pas forcément en accord avec la décision. Ce devoir de garant impartial lui est d’ailleurs généralement rappelé lorsque son inclination pacificatrice profonde lui fait prendre fait et cause pour le goupil. Nous en avons un premier exemple dans la branche Va, lorsque le loup lui déclare :

  • 52 Le Roman de Renart, br. Va, v. 414-418.

Sire, dist il, vos ne devez,
Se vos plest, moi ne lui desfendre.
Ainz devez pleinement entendre
A la clamor, que que nus die,
Que il la meut o l’escondie52.

15C’est aussi le cas dans la branche I, lorsque Grimbert reproche au roi son attitude partiale :

  • 53 Le Roman de Renart, br. I, v. 1301-1312.

Sire, dit Grinbert li tessons,
Se nos vers vos nos abessons
Por droit fere et por afetier,
Ne devez pas por ce tretier
Vostre baron vilainement,
Mes par loi et par jugement.
Entendes ca, ne vos ennuit,
Renart est venuz par conduit.
S’est qui vers lui fache clamor,
Vos li otroiez par amor
A respondre par jugement
En vostre cort voiant la gent53.

16L’un des extraits les plus révélateurs de la place de Noble dans l’exercice du jugement se situe également dans la branche Va. Après avoir demandé l’avis de Musart, le lion demande à son conseil de répondre à la question de la recevabilité de la plainte formulée par Ysengrin. Le texte précise que plus d’un millier de vassaux y assistent, suggérant que ce dernier rassemble pratiquement l’intégralité de la cour du roi, à l’exception de lui qui reste sur place. Cette absence récurrente du roi lors de chacun des conseils tenus par les barons est le signe de son impartialité dans les affaires : elle révèle que son unique devoir est de garantir le bon déroulement de la procédure.

  • 54 Le Roman de Renart, br. XVI, v. 838-848.
  • 55 Ysengrin et Renart parviennent à trouver un accord sur un point litigieux devant Noble, qui au fond (...)
  • 56 Voir Cl. Gauvard, « Guerre privée », Dictionnaire du Moyen Âge, p. 621.
  • 57 « Constitution de la paix, portant défense des guerres privées pour dix ans », Recueil général des (...)
  • 58 Le Roman de Renart, br. II, v. 583-594 : « Dame, les trives sont jurees / Et plovies et afiees, / L (...)
  • 59 F. Olivier-Martin, Les lois du roi, Paris, LGDJ, 1998 (rééd.).
  • 60 Le Roman de Renart, br. II, v. 524-529 : « Haï Renart, quel pez ci a ! / Tost oüssiez la trive enfr (...)
  • 61 Le Roman de Renart, br. I, v. 247-253 : « Meuz me vaut il, selonc le plet / Soufrir la honte qu’il (...)
  • 62 Le Roman de Renart, br. I, v. 263-266.
  • 63 Cette idée ressort bien des paroles de Brun l’ours dans la branche I aux vers 55-78 : « Dist Brun l (...)
  • 64 Voir B. Ribémont, « Le sage et juste roi Salomon dans la littérature médiévale », Le roi fontaine d (...)
  • 65 La reconquête du roi de France du judiciaire par le roi de France date en fait du règne des premier (...)

17Toutefois, ce rôle de garant ne signifie pas pour autant que l’objectif de Noble est la recherche de la vérité judiciaire, comme on pourrait le penser. Cela apparaît dès le début de la procédure, lorsque le roi parvient à ce que Renart et Ysengrin échangent un baiser de paix pour que cesse rapidement le conflit54. Dans les faits, il s’agit d’une procédure gracieuse : Noble se porte garant de leurs engagements alors que selon les règles pénales contemporaines, en raison de la nature criminelle du viol qui est un cas de haute justice, le lion aurait dû engager une procédure contentieuse55. En réalité, toutes les actions du roi sont orientées vers le maintien de la paix universelle qu’il est parvenu à faire jurer à tous les barons de son royaume, et ce depuis la branche originelle attribuée à Pierre de Saint-Cloud. Le lion a réussi le tour de force d’avoir imposé la paix dans tout son royaume : en somme, le roi fictionnel a réussi là où son modèle humain contemporain a échoué. En effet, à partir de la seconde moitié du xiie siècle, la paix du roi a été substituée à celle de l’Église ou à celle des princes, s’efforçant de mettre fin aux multiples guerres privées et seigneuriales56. Cependant pour pouvoir imposer une paix généralisée, il fallait que le pouvoir royal puisse disposer de moyens contraignants afin de pouvoir exiger de ses vassaux un respect total. Or, à l’époque de la rédaction de la branche II, c’est-à-dire avant 1190, le roi de France ne possédait pas encore les moyens de contrainte nécessaires pour instaurer une paix universelle durable dans tout le royaume. Louis VII tenta néanmoins de mettre un terme aux guerres privées et seigneuriales en prenant une ordonnance qui instaura officiellement une trêve pour tout le royaume en 115557. Mais ce texte n’eut qu’une portée limitée en raison de la procédure d’adoption des établissements royaux, comme le révèlent les paroles de Renart à la mésange dans la branche II58. En réalité, le pouvoir du roi de prendre des mesures à caractère général ne réapparut en France qu’à partir du milieu du xiie siècle, et sous conditions : la décision royale devait être établie pour commun profit, elle devait présenter une utilité pour tout le royaume et elle devait être prise en « grand conseil ». Le roi devait réunir tous les barons qui donnaient ou non leur assentiment à la décision royale. C’était uniquement parce qu’ils donnaient leur accord qu’ils étaient tenus d’y obéir. L’établissement existait du fait de la volonté du roi, mais les barons n’y obéissaient que s’ils y avaient donné leur adhésion59. Dans les faits, de tels établissements étaient très précaires comme le souligne fort justement la mésange à plusieurs reprises60. En définitive, le respect de la décision royale dépendait majoritairement du bon vouloir des vassaux, comme le rétorque le goupil à la mésange. Ainsi, il n’est pas surprenant de voir Ysengrin, qui est pourtant le connétable du roi Noble, exprimer à plusieurs reprises sa volonté d’entreprendre une guerre contre Renart. Cette idée apparaît déjà dans la branche II aux vers 1211-1213 (« Ysengrins iert baus et haitiez / Et dist que Renars ert gaitiez / Souvent ainz que la guerre esparde »), mais surtout dans la branche I lorsque Ysengrin qui, se rendant compte que Noble ne compte pas convoquer Renart à la cour, menace de livrer une guerre contre le goupil61. Cette déclaration n’est pas du tout du goût du roi qui le menace sèchement des pires représailles s’il ne respecte pas le ban royal62. Noble parvient, en s’appuyant sur sa propre autorité, à maintenir l’idéal de paix qui était si cher aux théologiens et aux légistes royaux durant toute l’époque médiévale63. En effet, les thèses de ceux-ci se rejoignirent pour finir par assimiler le roi à la justice conformément à l’image biblique des rois Salomon et David64. Après presque deux siècles où la justice royale n’était plus garante de la paix dans le royaume, la royauté recommença à s’appuyer elle-même sur l’idéologie de la paix pour asseoir son pouvoir à partir du règne de Louis VI65, entendant substituer la paix du roi à celle de l’Église (ou des princes), qui était elle-même venue pallier les insuffisances royales quelques siècles auparavant.

  • 66 Cette mission pacificatrice se retrouve dans la promesse du sacre. En effet, Hugues Capet et ses su (...)
  • 67 Il n’est pas de notre propos de retracer les évolutions historiques inhérentes aux institutions de (...)

18En effet, le xiie siècle, en même temps qu’il fut une période de reconstruction du pouvoir royal, vit la transformation du mouvement de paix. Durant la première moitié du siècle, le roi reprit en main le domaine royal et, dans le même temps, l’Église fit de nouveau appel aux autorités civiles pour assurer les prérogatives judiciaires. C’est dans le cadre de cette restauration de l’autorité royale qu’en 1155 Louis VII récupéra l’institution de paix66 : l’ordonnance de Soissons, premier texte royal à portée générale depuis plus de deux siècles, confirma la volonté du roi de France de faire de la royauté la seule garante de la paix en lieu et place de l’Église67.

  • 68 Devard, « Qui bon i vont, mal en revenent ».
  • 69 Le Roman de Renart, br. Ib, v. 2823-2335.
  • 70 Voir Bellon, « La justice dans le Roman de Renart ».
  • 71 Voir Subrenat, « Variantes et variations dans les trois versions du serment purgatoire de Renart ».
  • 72 Le Roman de Renart, br. I, v. 45-54 : « Ysengrin, leissiez ce ester. / Vos n’i poes rien conquester (...)

19Afin de faire respecter ce devoir supérieur, Noble est prêt à s’accommoder avec la recherche de la vérité judiciaire pour que soit respecté cet établissement royal, et même à renier sa propre législation. Cette idée apparaît clairement à travers les mots prononcés par Ysengrin dans la branche Va, lors du dépôt de sa plainte, aux vers 319-321 : « Vos feïstes le ban roial / Que ja mariage par mal / N’osast en freindre ne brisier ». Or, en connaissant charnellement à deux reprises Hersent, une femme mariée, et en commettant des actes de violence, Renart tombe de facto sous cette inculpation. Pourtant, Noble refuse d’engager la procédure initiée par son propre établissement pour maintenir la paix entre ses deux puissants barons. Ainsi, il pardonne beaucoup à son turbulent vassal : à ce titre, il n’hésite pas à lui accorder une rémission pour ses crimes, ou lui sauver la vie en le remettant à Bernard de Grandmont, ou en commuant sa peine de mort en bannissement perpétuel68. C’est que le lion a parfaitement conscience que la mort de Renart serait pour lui une source potentielle de difficultés, les trois fils du goupil chercheraient inexorablement à venger la mort de leur père comme l’évoque le trouvère de la branche I69. Ce devoir de vengeance reposant sur la solidarité familiale représentait un risque sérieux de mettre à mal la paix du royaume. Aussi, ces procédés pénaux, en plus d’être de bons subterfuges littéraires afin de relancer l’histoire70, sont également dictés par des considérations pacificatrices. Le lion se sert également d’expédients légaux comme l’usage de serments purgatoires71. De la même manière, lors du dépôt de la plainte, il souhaite qu’Hersent se soumette à une ordalie pour se disculper. Pour lui, il est évident que la louve a une attitude ambiguë, et il préfère que la faute retombe sur elle. Il justifie cette prise de position en déclarant que les aléas conjugaux sont la rançon du mariage, qu’ils n’épargnent personne et que ce qui arrive à Ysengrin est une affaire trop commune pour mériter un procès72. En réalité, la menace de l’ordalie peut-être analysée comme relevant d’une stratégie judiciaire qui consiste à effrayer les parties pour les obliger à négocier un compromis. Ainsi, Noble préfère confondre une épouse infidèle plutôt que de risquer une lutte acharnée entre deux de ses hommes ; des deux solutions, le lion opte pour celle qui préserve la paix publique. Mais le meurtre de Coupée change la donne. Si le viol d’Hersent ne mérite pas de troubler la paix, et si Renart le séducteur a droit à un pardon nuancé, le crime de sang n’admet pas d’excuses. Face à cette violation visible de la paix universelle, le lion n’a plus le choix, et, au sujet de Renart, déclare :

  • 73 Le Roman de Renart, br. I, v. 393-396.

Me plein si, con je fere sueil,
Del avoltire et del orgueil
Et de la honte qu’il m’a fete,
Et de la pes qu’il a enfrete73.

  • 74 Cette violation de la paix constituait une trahison susceptible de frapper le vassal contrevenant à (...)

20Ce faisant, il accueille également la plainte pour adultère qu’il réfutait auparavant dans une sorte de paquet d’infractions. En réalité, ces inculpations matérialisent le fondement de la répression aux xiie-xiiie siècles, qui était double : elle reposait à la fois sur le droit de vengeance, qui appartenait à la victime et aux siens, et sur l’obligation pour le roi de faire respecter sa dignité dont la notion était liée à celle de la paix publique. Cette relation est bien mise en valeur dans la branche VI, aux v. 350-352 : « Se droit n’en ai, toz sui honis, / Si ne veil que ma gent me hace / Doit me convient que je li face. » Ainsi, tout crime, toute injure grave dirigée contre un particulier était en même temps une offense au roi, en tant qu’atteinte à la paix du pays dont il était le gardien74.

21En somme, la mission pacificatrice de Noble témoigne de sa volonté de contrôler la violence au travers la procédure judiciaire, en la présentant comme le seul moyen acceptable de résolution des conflits. Cette attitude du lion recherchant la concorde entre ses barons est conforme aux mentalités des xiie et xiiie siècles :

  • 75 M. Billoré, I. Mathieu et C. Avignon, La Justice dans la France médiévale, viiie-xve siècle, Paris, (...)

Se présenter devant un juge n’est pas un acte que les hommes du Moyen Âge font facilement. Il s’agit le plus souvent pour les hommes du Moyen Âge d’un pis-aller lorsque les autres modes de résolution des conflits ont échoué ou d’un moyen de faire fléchir l’adversaire (avec l’espoir que le procès soit annulé)75.

  • 76 Voir X. Kawa-Topor, « L’image du roi dans le Roman de Renart », Cahiers de civilisation médiévale, (...)
  • 77 J. Subrenat, « Un point de vue sur la fonction royale sous Philippe-Auguste : le roi Noble dans le (...)

22En effet, à tout moment, un procès porté devant les instances judiciaires pouvait s’arrêter, les plaideurs ayant la possibilité de choisir de s’entendre entre eux, ce qui atteste l’existence de passerelles entre les différents modes de résolution des conflits. Dans les faits, le roi et la cour mettent tout en œuvre pour éviter l’assise. En effet, la procédure judiciaire n’était pas sans risque pour la vie, l’honneur et les finances des parties. En raison de ces dangers, le règlement des conflits était une constante de la société médiévale qui permettait de réparer le tissu communautaire. Même si l’image de Noble dans le Roman de Renart apparaît « floutée » par l’alternance récurrente des données zoomorphiques et anthropomorphiques76, le rôle joué par le lion est particulièrement révélateur de la place du roi de France dans le domaine judiciaire aux xiie et xiiie siècles77, et c’est probablement Jean Graven qui définit le mieux ce phénomène :

  • 78 Graven, Le procès criminel du “Roman de Renart”, p. 54.

Avec quel soin, quelle prudence et quelle élévation exemplaires le Roi Noble, ce Charlemagne, ce Louis, s’efforcera de tempérer les accusations, de chercher l’apaisement, l’accommodement ! Avec quel souci de justice il fera instruire et délibérer l’affaire, demandant d’abord au Légat, messire Chameau, légiste de grande autorité et dont la cour estimait grandement la sagesse, s’il connaît des précédents, s’il a souvenir de plaintes semblables levées et accueillies dans d’autres contrées ; avec quel sérieux il priera ses barons et seigneurs, conseillers de la Cour des Pairs, de décider préalablement si, pour prononcer une condamnation, on peut admettre le témoignage d’une personne qui eut part à la faute ! Avec quelle indulgence il déclarera qu’il n’entend pas perdre Renart s’il consent à reconnaître ses torts ! Enfin, la coupe de ses méfaits ayant débordé et ses victimes et accusateurs se pressant en cour pour demander sa condamnation, avec quelle dignité le Roi, ayant déclaré à l’accusé qu’il sera jugé comme il le demande pour se justifier et que ses barons vont décider comment il doit l’être, avertit ceux-ci que sa défense doit être libre et entière ! On ne condamne pas sans entendre […]. Car il est bien sûr que si Renart devait quitter la terre sans être entendu, justice en serait blessée78.

  • 79 Voir Scheidegger, « Les jugements de Renart : impunités et structure romanesque ».

23La reconstruction de la procédure pénale dans le Roman de Renart confirme que c’est bien l’élément juridique qui structure et articule entre elles une grande partie des branches de l’œuvre. Si Renart est condamnable aux yeux de tous, sa condamnation reste toutefois impensable, puisque la mise à mort du héros serait aussi la fin du roman. Cependant, l’impossible condamnation du goupil peut également s’expliquer par le statut double ou ambigu de Noble, à la fois roi et suzerain (seigneur direct de ses barons). Quand bien même le lion, en tant que roi, réussirait le tour de force d’imposer la paix universelle dans tout le royaume, il ressort des branches étudiées que cet exploit ne serait aucunement un marqueur de puissance de la royauté, Noble ne disposant en effet, en tant que suzerain, que de moyens politiques égaux, voire inférieurs, à ceux de certains de ses grands vassaux. Aussi l’instauration de la paix généralisée apparaît-elle comme un horizon improbable ou un état précaire. Dès lors, c’est bien la faiblesse du pouvoir royal qui explique pourquoi l’idéal de paix n’est en réalité jamais atteint, le goupil parvenant toujours finalement à se faufiler entre les rets de la justice79. Le Roman de Renart décrit en fait l’extrême proximité qui existe entre le roi et sa haute noblesse : le roi de France n’y apparaît après tout que comme un primus inter pares, autrement dit comme le premier des nobles. Proches du roi, par leur présence journalière et/ou par leur puissance politique, les barons semblent de facto intouchables.

Haut de page

Notes

1 Cette procédure a déjà fait l’objet d’une étude par Jean Graven en 1950, mais les observations formulées par l’auteur apparaissent à bien des égards incomplètes, voire erronées, ce dernier n’ayant pas utilisé le texte en ancien français mais la traduction proposée par Paulin Paris, Les aventures de Maitre Renart et de Ysengrin son compère, Paris, Techener, 1861, laquelle est souvent fort éloignée des versions originales ; voir J. Graven, Le procès criminel du “Roman de Renart”. Étude du droit criminel féodal au xiie siècle, Genève, Georg, 1950.

2 Voir R. Bellon, « La justice dans le Roman de Renart. Procédures judiciaires et procédés narratifs », La justice au Moyen Âge (sanction ou impunité), Aix-en-Provence, Université de Provence, 1986, p. 81-95.

3 Seule l’édition intitulée Le Roman de Renart, édité d’après les manuscrits C et M, éd. N. Fukomoto, N. Harano, S. Suzuki, Tokyo, France Tosho, 1983, présente les récits dans un ordre où la procédure judiciaire intentée contre le goupil apparaît plus ou moins de manière chronologique. En effet, nous y trouvons le texte plus connu sous le nom de Mariage du roi Noble, dont la première partie relate les suites de l’« escondit » de Renart. Noble parvient à réconcilier le goupil avec toutes ses victimes, sauf avec Chantecler et Pinte qui exigent sa mort, mais Renart parvient à échapper à la sentence en promettant une épouse au roi. Ce récit étant présent uniquement dans le manuscrit M, mais avec une absence de la reine Fière, il nous a semblé souhaitable de ne pas l’intégrer comme source dans notre étude. Il en va de même avec la branche traditionnellement intitulée Renart teint en noir, qui narre dans sa dernière partie le duel judiciaire qui oppose Roënel à Renart, et qui voit la défaite du premier ; moribond, le goupil est jeté dans la rivière, mais il est sauvé in extremis par son cousin Grimbert. Ce récit tardif n’est au fond qu’une copie de la branche plus connue sous le nom de Duel de Renart et d’Ysengrin. Notre édition de référence du Roman de Renart sera toutefois la grande édition d’Ernest Martin, en 2 volumes, Strasbourg / Paris, Trübner / Leroux, 1882 et 1885.

4 Voir Cl. Bougle-Le Roux, « ‘U par juïse u par baraille’. Les preuves dans le Roman de Renart », L’évolution des modes de preuve. Du duel de Carrouges à nos jours, dir. B. Hervouët, Limoges, PULIM, 2014, p. 17-42.

5 Voir M. J. Schenck, « Hersent’s history: the unmarked story in the Roman de Renart », Grant Risee ? The Medieval Comic Presence. Essays in Honour of Brian J. Levy, dir. A. Tudor et A. Hindley, Turnhout, Brepols, 2006, p. 291-304.

6 Voir K. Varty, « Le viol dans l’Ysengrimus, les branches ii-va et la branche I du Roman de Renart », Amour, mariage et transgressions au Moyen Âge, dir. D. Buschinger et A. Crépin, Göppingen, Kümmerle, 1984, p. 411-418.

7 Le Roman de Renart, br. II, v. 1037-1155.

8 Le Roman de Renart, br. II, v. 1235-1396.

9 Voir J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, 2000, p. 97.

10 Voir E. Perrot, Les Cas royaux. Origine & développement de la théorie aux xiiie et xive siècles, Paris, Arthur Rousseau, 1910.

11 Nous pouvons estimer que cette scène au decorum informel passe pour une procédure gracieuse devant le roi, voir infra.

12 Toutefois le trouvère annonce déjà que cette réconciliation n’est qu’un leurre ; voir Le Roman de Renart, br. XVI, v. 838-848 : « Pes ont fete quele qu’el soit : / Devant le roi l’ont afiee. / Mes moult aura corte duree, / Quar il ne puet estre a nul fuer / Que l’uns n’ait l’autre contre cuer, / Ne ja ne seront sanz rancune. / Ne donroie pas une prune / En la pes : quar se diex me gart, / Voirs est que c’est la pes Renart / Qui einz ne fina de trichier, / Encor ne le veult pas lessier. »

13 Juridiquement, avec la redécouverte du droit romain, la tentative de meurtre est sanctionnée par la doctrine savante au même niveau que l’infraction commise, laissant à l’élément intentionnel une place centrale. Par contre, dans le droit coutumier (bien qu’il fasse de l’intention maligne un élément essentiel du délit) la tentative seule sans résultat matériel était toujours punie moins sévèrement que l’acte consommé : ainsi l’auteur d’une tentative d’assassinat n’était tenu de rien s’il avait laissé échapper sa victime ; et s’il l’avait seulement blessée, il n’était tenu que des coups et blessures. Les diverses attaques et violences se rencontrent sous la forme du « méhaing », qui était la lésion ou la mutilation corporelle grave et permanente rendant un homme impropre au combat ou sous la forme des « assauts » ou des agressions constituant des ruptures de paix particulières. Voir E. Chevreau, Y. Mausen et Cl. Bougle-Le Roux, Introduction historique au droit des obligations, Paris, Litec, 2007, p. 168-171 et Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, p. 223.

14 Le Roman de Renart, br. Va, v. 319-321. Il n’est question de ce ban royal que dans cette branche.

15 Le Roman de Renart, br. Va, v. 406-408.

16 Le Roman de Renart, br. Va, v. 414-424.

17 J.-M. Pardessus, « De la juridiction exercée par la cour féodale sur les grands vassaux de la Couronne, pendant les onzième, douzième et treizième siècles », Bibliothèque de l’École des chartes, 9, 1848, p. 281-304.

18 A. Esmein, Histoire de la procédure criminelle en France, Paris, Éditions Panthéon Assas, 2010, p. 78-79 et Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, p. 156-157.

19 Le Roman de Renart, br. Va, v. 499-504.

20 Voir J. Subrenat, « […] la dent seint Roënau le rechingnié. Sur les reliques dans le Roman de Renart », Et c’est la fin pour quoy sommes ensemble. Hommage à Jean Dufournet, Paris, Champion, 1993, p. 1307-1318 ; J. Subrenat, « Variantes et variations dans les trois versions du serment purgatoire de Renart », Jeux de la variante dans l’art et la littérature du Moyen Âge. Mélanges offerts à Anna Drzewika, Cracovie, Viridis, 1997, p. 38-45.

21 Le Roman de Renart, br. I, v. 143. Sur la signification de l’ordalie comme jugement de Dieu et son utilisation dans le domaine judiciaire durant le Moyen Âge, voir D. Barthélemy, « Ordalie », Dictionnaire du Moyen Âge dir. Cl. Gauvard et al., Paris, PUF, 2000, p. 1020-1022 et Y. Bongert, Recherches sur les cours laïques du xe au xiiie siècle, Paris, Picard, 1949, p. 211-228.

22 Le Roman de Renart, br. I, v. 176-178. Ce serment ironique et satirique rappelle, comme l’on sait, celui que prononce Iseut dans le Tristan de Béroul pour se disculper elle aussi de l’accusation d’avoir commis l’adultère avec Tristan ; voir Tristan et Iseult, dir. C. Marchello-Nizia, Paris, Gallimard, 1995, v. 4205-4208, p. 114 : « […] entre mes cuisses n’est entré aucun homme, sauf le lépreux qui m’a prise en charge pour me faire traverser le gué, et le roi Marc mon époux. » Le faux lépreux ainsi nommé n’est autre que Tristan, évidemment.

23 Le trouvère de la branche I de l’édition d’E. Martin mélange manifestement la scène du viol et celle de l’adultère. Néanmoins, du point de vue pénal, les deux infractions désignaient souvent la même situation et quelquefois le terme d’« adultère » était utilisé à la place de celui de « rapt », lorsqu’on énumérait les causae majores. Voir Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, p. 97.

24 Le Roman de Renart, br. I, v. 225-227.

25 Le Roman de Renart, br. I, v. 228-229 : « Ce dist Nobles : “Vos avés tort / Qui Renart volez forsjuger”. »

26 Classiquement, l’ordalie était proposée par l’une des parties qui voulait prouver son bon droit et n’avait pas d’autre moyen de le faire : cette offre pouvait émaner du demandeur ou du défendeur. Parfois c’était la cour elle-même qui l’imposait pour garantir le serment soit d’une partie, soit d’un témoin. La branche I illustre parfaitement ce dernier cas : Noble propose à Hersent, témoin et partie, qui vient de se justifier, une ordalie pour garantir ce qu’elle vient de dire.

27 J. Subrenat, « Rape and Adultery: Reflected facets of Feudal justice in the Roman de Renart », Reynard the Fox : Social Engagement and Cultural Metamorphoses in the Beast Epic from the Middle Ages to the Present, dir. K. Varty, Berghahn Books, New York / Oxford, 2000, p. 17-35.

28 Le Roman de Renart, br. I, v. 263-266 : « D’autre part est la pes juree / Dont la terre est aseüree : / Qui l’enfrendra, s’il est tenuz, / Molt mal li sera avenuz. »

29 Les trois premiers ajournements devaient être faits au domicile de l’accusé et, effectivement, Renart est semoncé à trois reprises à son château de Maupertuis : tout d’abord par Brun aux vers 476-728 (toutefois, le texte ne précise pas si Brun délivre effectivement le message à Renart) ; puis par Tibert aux vers 729-926 ; et enfin par Grimbert, qui a la sagesse de demander au roi une lettre scellée reprenant dans l’ensemble la semonce orale transmise par Tibert (v. 995-1004). Voir Graven, Le procès criminel du “Roman de Renart”, p. 27.

30 En effet, comme le résume Renart aux vers v. 1129-1136 (« Dex, fait il, rois omnipotens, / Maintien mon savoir et mon sens / Que je n’i perde par peor / Par devant lo roi mon segnor, / Quant Ysengrin m’acusera : / De quanqu’il me demandera, / Que je li puisse reson rendre / Ou del noier ou del defendre »), la procédure orale lors de l’assise était formaliste à l’image de l’ensemble de la procédure criminelle au xiie siècle : à l’accusateur qui formulait de vive voix, l’accusé devait répondre sur-le-champ, sa défense ne pouvant consister que dans une négation adéquate à la demande, la réfutant mot à mot, de verbo ad verbum (voir Esmein, Histoire de la procédure criminelle en France, p. 45). Ainsi, l’accusé était obligé de répondre aussitôt, son silence étant tenu pour un aveu. La défense, quant à elle, consistait dans la négation de l’accusation à travers une négation exactement adéquate à la demande. Or, la procédure engagée ne suit pas du tout le formalisme exigé.

31 Le Roman de Renart, br. I, v. 1301-1312 : « Sire, dit Grinbert li tessons, / Se nos vers vos nos abessons / Por droit fere et por afetier, / Ne devez pas por ce tretier / Vostre baron vilainement, / Mes par loi et par jugement. / Entendes ca, ne vos ennuit, / Renart est venuz par conduit. /S’est qui vers lui fache clamor, / Vos li otroiez par amor / A respondre par jugement / En vostre cort voiant la gent. »

32 V. Naudet, « Aval le vent la poudre esparse. La pendaison dans la chanson de geste », Crimes et châtiments dans la chanson de geste, dir. B. Ribémont, Paris, Klincksieck, 2008, p. 203-234.

33 Voir par exemple Le Conseil de Pierre de Fontaines, éd. M. A. J. Marnier, Paris, Durand et Joubert, 1846, Chap. xxii, § 14 : « Les jugeors de la cort soveraine qu’en ne puist fauser. »

34 Voir J. Devard, « Qui bon i vont, mal en revenent. La pratique du bannissement épique aux xiie-xiiie siècles : triomphe de la violence et échec du droit », Droit et violence dans la littérature médiévale, dir. Ph. Haugeard et M. Ott, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 91-104, ici p. 97.

35 Voir Graven, Le procès criminel du “Roman de Renart”, p. 115.

36 À l’image des paroles de Noble rétorquant au goupil : « Quant estoies dedens ta lice, / Ne quidoies mes repairer. / Tot le mont quidiez engignier » (Le Roman de Renart, br. VI, v. 80-83). Cet extrait peut faire référence au siège de Maupertuis conté dans la branche Ia, si bien que la branche VI n’apparaît pas comme étant une fin alternative de la branche I mais bien comme sa suite.

37 Voir J. Subrenat, « Renart et Ysengrin, Renart et Roonel : deux duels judiciaires dans le Roman de Renart », Études de langue et de littérature françaises offertes à André Lanly, Nancy, Université de Nancy ii, 1980, p. 371-384.

38 Voir J. Subrenat, « Trois versions du jugement de Renart (branches VIIb, I, VI du manuscrit de Cangé) », Mélanges de langue et littérature françaises du Moyen Âge offerts à Pierre Jonin, Aix-en-Provence, 1975, p. 623-643.

39 Voir E. Nieboer, « Le combat judiciaire dans la branche VI du Roman de Renart », Épopée animale, fable et fabliau, Marche romane, 28, 1978, p. 59-67.

40 Tibert et Brun qu’il a piégés alors qu’ils étaient venus à Maupertuis le convoquer à la cour (v. 161-297), la mésange et le corbeau qui ont failli être tués par le goupil dans la branche II (v. 298-338), le viol d’Hersent (v. 343-349), le chien Röenel piégé également par Renart dans la branche XIII (v. 353-409).

41 Le Roman de Renart, br. VI, v. 510.

42 Le Roman de Renart, br. VI, v. 511-514.

43 L’initiative du duel pouvait venir soit de la Cour, soit des plaideurs eux-mêmes. Dans ce cas, l’initiative du combat était prise soit parce que le demandeur offrait de prouver ses prétentions de cette manière, à l’image d’Ysengrin, soit parce que le défendeur n’avait pas d’autre moyen de défense.

44 Le Roman de Renart, br. VI, v. 803-820. Les parties devaient comparaître au jour fixé dans la semonce ou citation, à moins qu’elles puissent invoquer une excuse recevable par le droit féodal.

45 Voir Subrenat, « Renart et Ysengrin, Renart et Roonel », p. 371-384.

46 Le Roman de Renart, br. VI, v. 986-987.

47 Le Roman de Renart, br. VI, v. 1076-1110. Comme l’atteste cet extrait, le duel ne fait que garantir le serment, qui constitue la véritable preuve : il ne prouve que la véracité ou la fausseté du serment. Dans la geste renardienne, bien que le loup et sa femme ne soient pas exempts de critiques, ils apparaissent dans l’ensemble comme étant bien plus innocents que le goupil. Ainsi, il n’est pas surprenant que le trouvère fasse d’Ysengrin le gagnant du duel.

48 Le Roman de Renart, br. VI, v. 1373-1428. Comme l’illustre également la branche I de l’édition d’E. Martin, lorsque Noble commue la peine de Renart en pèlerinage expiatoire, le roi de France, en tant que fons justitiae, avait le pouvoir d’adoucir ou de remettre la peine d’un délinquant ; sur la rémission des crimes au Moyen Âge, voir P. Texier, La rémission au xive siècle, thèse dactylographiée, Limoges, 1991, passim ; Cl. Gauvard, « De Grace Especial ». Crime, État et Société en France à la fin du Moyen Âge, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, passim ; P. Braun, « La valeur documentaire des lettres de rémission », Droits en devenir, Limoges, PULIM, 1996, p. 205-219. Toutefois, bien que cette faculté fût encore relativement réduite au xiiie siècle, certains coutumiers, comme celui de Normandie, admettaient que les coupables de crimes irrémissibles comme la trahison, le meurtre, l’incendie nocturne de maison ou le vol de grand chemin, pouvaient, à condition qu’ils soient des aristocrates, être réclamés par des représentants d’ordre religieux, comme celui des Templiers ou des Hospitaliers, pour qu’ils leur soient livrés per indulgenciam justitiae au lieu d’être mis à mort, afin qu’ils servent durant le reste de leur vie dans une de leurs maisons. Voir Le Très Ancien Coutumier de Normandie, éd. E.-J. Tardif, Rouen, Espérance Cagniard, 1881, Cap. xxxvi, 3 : « Tamen, si hujus[modi] homines malefactores sint de nobili genere, et viri religiosi exigant eos in suam religionem processuros, sicut in Temple, vel in Hospitali, per totam vitam suam servituros, eos, per indulgenciam justicie, habere poterunt ». En réclamant la vie de Renart, Bernard de Grandmont ne fait que suivre cette règle coutumière contemporaine.

49 Roman de Renart, br. Ib, v. 2205-2210.

50 Voir S. Krause, « Le droit dans le Roman de Renart et dans le Reinhart Fuchs », Atti del v Colloquio della International Beast Epic, Fable and Fabliau Society, dir. A. Vitale-Brovarone et G. Mombello, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1987, p. 57-69.

51 Voir J. Scheidegger, « Les jugements de Renart : impunités et structure romanesque », Senefiance, 16, 1986, p. 335-348.

52 Le Roman de Renart, br. Va, v. 414-418.

53 Le Roman de Renart, br. I, v. 1301-1312.

54 Le Roman de Renart, br. XVI, v. 838-848.

55 Ysengrin et Renart parviennent à trouver un accord sur un point litigieux devant Noble, qui au fond passe pour être le garant de leurs engagements, conformément aux réalités judiciaires contemporaines ; voir Bongert, Recherches sur les cours laïques du xe au xiiie siècle, p. 145.

56 Voir Cl. Gauvard, « Guerre privée », Dictionnaire du Moyen Âge, p. 621.

57 « Constitution de la paix, portant défense des guerres privées pour dix ans », Recueil général des anciennes lois françaises, t. 1, dir. MM. Jourdan, Decrusy et Isambert, Paris, Belin-Le Prieur, 1821, no 147, p. 153 : « In pleno concilio et coram omnibus in verbo regio diximus, quod pacem hanc infragibiliter teneremus ; et si qui essent violatores ordinatae paccis, de eis posse nostrum justitiam faceremus ».

58 Le Roman de Renart, br. II, v. 583-594 : « Dame, les trives sont jurees / Et plovies et afiees, / La pes ausi de tot en tot. /Mes nel sevent mie par tot. / Ce sont cael qui ci nos vienent, / Qui la pes que lor pere tiennent, / N’ont encor pas aseüree, / Si con lor pere l’ont juree. / N’erent pas encore si saive / Au jor, que lor pere et lor aive / Jurerent la pes a tenir, / Que l’en les i feïst venir. »

59 F. Olivier-Martin, Les lois du roi, Paris, LGDJ, 1998 (rééd.).

60 Le Roman de Renart, br. II, v. 524-529 : « Haï Renart, quel pez ci a ! / Tost oüssiez la trive enfrete, / Se ne me fusse arere trete. / Vos disiez que afiee / La pes et qu’ele estoit juree. / Mal l’a juree vostre sire ». Voir aussi v. 577-579 : « Renart, cist bans est tost brisiez, / Et la pez que vos disiez. / Ou fuiez vos ? ça revenez ! »

61 Le Roman de Renart, br. I, v. 247-253 : « Meuz me vaut il, selonc le plet / Soufrir la honte qu’il me fet / Tant que je me puisse venger. / Mez einz que doive vendenger / Quit ge Renart movoir tel gerre : / Ne le garra ne clef ne serre / Ne mur ne fosse desfensable. »

62 Le Roman de Renart, br. I, v. 263-266.

63 Cette idée ressort bien des paroles de Brun l’ours dans la branche I aux vers 55-78 : « Dist Brun li ors, biaux gentix sire, / Ja porriez asez meuz dire. / Est Ysengrin ne mort ne pris, / Se Renart a vers lui mespris, / Que bien n’en puist avoir venchance. / Ysengrin est de tel puissance, / Se Renart pres de lui manoit, / Et por la pes ne remanoit / Qui novelement est juree, / Que ja oüst vers lui duree. / Mes vos estes prince de terre : / Si metes pes en ceste guerre ! / Metes pes entre vos barons : / Qui vos harrez, nos le harrons, / Et meintendron de vostre part. /S’Isengrins se pleint de Renart, / Fetes le jugement seoir : / C’est li meuz que g’en puis veoir. / Se l’un doit a l’autre, si rende, / Et del mesfet vos pait l’amende. / Mandes Renart a Malpertuis : / Gel’amenrai, se je le truis / Et vos m’i voles envoier. / Si l’aprendrai a cortoier. »

64 Voir B. Ribémont, « Le sage et juste roi Salomon dans la littérature médiévale », Le roi fontaine de justice. Pouvoir justicier et pouvoir royal au Moyen Âge et à la Renaissance, dir. S. Menegaldo et B. Ribémont, Paris, Klincksieck, 2012, p. 29-53.

65 La reconquête du roi de France du judiciaire par le roi de France date en fait du règne des premiers Capétiens, mais ce ne fut pas un phénomène linéaire : à l’époque de Robert le Pieux, le roi jouissait d’un très grand pouvoir moral et parvint à imposer bon nombre d’arbitrages. Par contre, ses successeurs, que ce soit Henri Ier et Philippe Ier, qui ne possédaient pas le même prestige que leur aïeul, n’ont pas pu réellement accroître leur pouvoir judiciaire ; voir Bongert, Recherches sur les cours laïques du xe au xiiie siècle, p. 139 et suivantes.

66 Cette mission pacificatrice se retrouve dans la promesse du sacre. En effet, Hugues Capet et ses successeurs héritèrent d’une tradition idéologique ancienne qui donnait à leur ministère une responsabilité, au moins théorique, concernant la paix du royaume. Ce devoir fondamental du roi existe déjà à l’époque franque où il était le garant de l’harmonie cosmique et de la paix ; voir V. Martin, « Serment du sacre et paix du roi à l’époque des premiers capétiens (xie-début xive siècle), Le roi fontaine de justice, p. 55-83.

67 Il n’est pas de notre propos de retracer les évolutions historiques inhérentes aux institutions de paix. Nous renvoyons à la thèse de Thomas Gergen et à sa bibliographie, Pratique juridique de la paix et trêve de Dieu à partir du Concile de Charroux (989-1250), Bern, Peter Lang, 2004.

68 Devard, « Qui bon i vont, mal en revenent ».

69 Le Roman de Renart, br. Ib, v. 2823-2335.

70 Voir Bellon, « La justice dans le Roman de Renart ».

71 Voir Subrenat, « Variantes et variations dans les trois versions du serment purgatoire de Renart ».

72 Le Roman de Renart, br. I, v. 45-54 : « Ysengrin, leissiez ce ester. / Vos n’i poes rien conquester, / Ainz ramentevez vostre honte. / Musart sont li roi et li conte, / Et cil qui tienent les granz corz / Devienent cop, hui est li jorz. / Onques de si petit domage / Ne fu tel duel ne si grant rage. / Tele est cele ovre a escient / Que li parlers n’i vaut noient. »

73 Le Roman de Renart, br. I, v. 393-396.

74 Cette violation de la paix constituait une trahison susceptible de frapper le vassal contrevenant à la peine de la commise de fief, en même temps que de la peine commune encourue par l’acte coupable de trahison ou de félonie, c’est-à-dire normalement de la peine de mort ou d’exil, et de la confiscation des biens.

75 M. Billoré, I. Mathieu et C. Avignon, La Justice dans la France médiévale, viiie-xve siècle, Paris, Armand Colin, 2012, p. 149.

76 Voir X. Kawa-Topor, « L’image du roi dans le Roman de Renart », Cahiers de civilisation médiévale, 36, 1993, p. 263-280 ; R. Bellon, « Du temps que les bestes parloient. À propos de la création des animaux dans Le roman de Renart », Recherches et travaux, 55, 1998, p. 21-33 ; P. Jonin, « Les animaux et leur vie psychologique dans le Roman de Renart (branche I) », Annales de la Faculté des lettres d’Aix-en-Provence, 25, 1951, p. 63-82.

77 J. Subrenat, « Un point de vue sur la fonction royale sous Philippe-Auguste : le roi Noble dans le Roman de Renart », Histoire et société. Mélanges offerts à Georges Duby, t. 3, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 1992, p. 167-177.

78 Graven, Le procès criminel du “Roman de Renart”, p. 54.

79 Voir Scheidegger, « Les jugements de Renart : impunités et structure romanesque ».

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Jérôme Devard, « La paix au détriment de la vérité »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 34 | 2017, 173-193.

Référence électronique

Jérôme Devard, « La paix au détriment de la vérité »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14529 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14529

Haut de page

Auteur

Jérôme Devard

Université d’Orléans POLEN (EA 4710)

Articles du même auteur

  • Des rumeurs au scandale [Texte intégral]
    Étude phénoménologique de la répudiation d’Ingeburge du Danemark
    Paru dans Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 23 | 2012
Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search