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La question de la vérité dans le procès littéraire médiéval (XIIe et XIIIe siècles)

Introduction

Philippe Haugeard
p. 129-132

Texte intégral

  • 1 Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, p. 178 (Vanité).

1« La justice et la vérité sont deux pointes si subtiles, que nos instruments sont trop mousses pour y toucher exactement. » La formule est de Pascal1, dont le pessimisme habituel pourrait sembler ici bien modéré, pour une fois : l’imperfection de l’homme ne le condamnerait pas à l’erreur, mais – simplement – à l’inexactitude ; c’est sans doute beaucoup déjà, mais il n’y aurait tout de même pas matière à désespérer. Sauf que Pascal – ce serait mal le connaître – poursuit en ces termes : « S’ils y arrivent, ils en écachent la pointe, et appuient tout autour plus sur le faux que sur le vrai. » Décidément, il n’y a de vérité certaine que dans Dieu et par Dieu.

  • 2 Voir C. Leveleux-Teixeira, « Droit et vérité. Le point de vue de la doctrine médiévale (xiie-xve si (...)

2Les hommes pourtant ont à faire parfois – c’est une nécessité sociale – œuvre de justice et de vérité, et les juristes médiévaux, à côté de la Veritas ipse Deus, ont établi la possibilité d’une veritas humana, sans laquelle en effet le droit et l’exercice de la justice n’auraient guère de sens. Au Moyen Âge, comme avant dans le monde romain, et depuis jusqu’à nos jours, l’exercice de la justice ne peut faire l’économie de la question de la vérité – question qui apparaît d’une particulière complexité pour la période allant du xiie au xve siècle, à partir du renouveau du droit romain et de l’émergence du droit canonique, c’est-à-dire au cours d’une période où s’écrit une doctrine juridique qui n’existait pas auparavant, et qui pose la question de la vérité relativement à d’autres, et d’abord à celle de la certitude, cette dernière apparaissant peut-être plus consubstantielle au droit et à la pratique judiciaire que la vérité même, alors que la justice est justement, et profondément, sentie comme une manifestation de la vérité2.

  • 3 M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2004, vol. 1 (...)

3Si la question du droit et de la vérité intéresse naturellement le juriste et l’historien du droit, elle peut aussi intéresser le philosophe. Michel Foucault a ainsi consacré une partie de ses travaux à une histoire des modes de production de la vérité, lesquels se manifestent exemplairement dans les pratiques juridiques et judiciaires ; en effet, les « régimes de véridiction », selon sa formule, varient ou évoluent avec le temps dans le cadre d’une interaction sociale et culturelle qui fait entrer, entre autres éléments certes mais avec une place de choix, le droit et l’exercice de la justice, ces derniers pouvant être des lieux, soit de production, soit de réception, des dits régimes de véridiction (l’épreuve, l’enquête, l’aveu)3. Dans une telle perspective, la vérité apparaît moins une réalité en soi, indépendante et objectivement constituée, qu’un produit et le résultat de procédures réglées ou normées qu’il convient d’inscrire dans une problématique plus vaste, celle du pouvoir et du savoir.

4Les articles ici réunis ne relèvent pas stricto sensu de l’histoire du droit médiéval et n’ont pas non plus l’ambition de s’inscrire dans une histoire générale des formes et des enjeux de la volonté de savoir, au sens foucaldien de la démarche. S’ils entendent explorer à leur tour la question de la vérité dans le cadre du droit et de la pratique judiciaire, c’est tout simplement parce que la littérature médiévale des xiie et xiiie siècles la pose de façon récurrente, et insistante, dans des œuvres d’inspiration différente et de genres clairement marqués, parmi lesquelles Ami et Amile, une chanson de geste, le Tristan de Béroul et le Roman de la violette de Gerbert de Montreuil, qu’il est convenu de considérer comme des « romans », et le Roman de Renart, une épopée animale qui lorgne ouvertement du côté du fabliau et de la satire.

  • 4 Voir J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Première Partie, Chapitre (...)

5Ces œuvres des xiie et xiiie siècles décrivent un cadre juridique et judiciaire identique, globalement conforme à la réalité historique contemporaine, même si celui-ci est en cours d’évolution : la procédure est accusatoire, la charge de la preuve incombe à l’accusé et les preuves relèvent du sacré, soit sous la forme simple du serment purgatoire, juré sur les reliques des saints, où Dieu est pris à témoin, soit sous une forme « redoublée », le serment purgatoire étant suivi d’une épreuve ordalique, unilatérale (le fer chaud, l’eau chaude ou l’eau froide), ou bilatérale, à savoir le duel judiciaire, Dieu étant alors sommé de faire un miracle4. L’épreuve comme preuve constitue, pour reprendre la formule de Michel Foucault, un régime de véridiction à part entière (lequel inclut le serment, qui est effectivement une forme d’épreuve, mais non contrôlée par une épreuve complémentaire) : le rappeler implique la nécessité de ne pas envisager la vérité de façon absolue, mais relativement à ses modes de production, ici juridiques et judiciaires. C’est pourquoi chacune des contributions a pris le parti de contextualiser la représentation littéraire ; si elles le font avec une intensité différente, toutes s’emploient à réduire le plus possible une distance dans le temps qui, bien souvent, s’accompagne d’une distorsion dans la compréhension des phénomènes, et du coup un amoindrissement de la lisibilité du texte littéraire médiéval.

  • 5 Les trois articles regroupés ici sont les versions écrites et enrichies des communications faites l (...)

6La chanson Ami et Amile, le Tristan de Béroul, le Roman de la violette de Gerbert de Montreuil et le Roman de Renart constituent des récits dont les enjeux et/ou les ressorts sont en partie juridiques, en vertu d’épisodes délictueux, voire criminels, impliquant des suites judiciaires plus ou moins développées, avec de nombreux rebondissements parfois. La question de la vérité y apparaît toujours centrale, en tant qu’elle est systématiquement donnée comme l’objet même de procédures qui sont en principe conçues pour permettre effectivement la manifestation de cette dernière. Il n’empêche que ces mêmes textes – le Roman de la violette constituant en cela une véritable exception à l’intérieur du corpus étudié – s’emploient le plus souvent soit à faire triompher le mensonge et le subterfuge, soit, les deux choses pouvant au demeurant se cumuler, à faire en sorte que la vérité – celle des faits – apparaisse finalement très secondaire par rapport à d’autres nécessités, supérieures, et relatives à l’idéologie ou au projet des œuvres étudiées. Les trois articles qui suivent montrent comment le texte littéraire médiéval tire parti de la procédure judiciaire comme régime de véridiction pour se jouer en réalité de la vérité – d’une vérité réduite à de fausses apparences et dotée au bout du compte d’une valeur très subalterne. Seule l’œuvre de Gerbert de Montreuil s’emploie à ne pas offrir la représentation d’un monde social qui, pour durer et se perpétuer, semble avoir finalement davantage besoin de certitudes, même fausses ou illusoires, que de vérité5.

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Notes

1 Pascal, Pensées, éd. Ph. Sellier, Paris, Classiques Garnier, 1991, p. 178 (Vanité).

2 Voir C. Leveleux-Teixeira, « Droit et vérité. Le point de vue de la doctrine médiévale (xiie-xve siècle) ou la vérité entre opinion et fiction », Le Vrai et le Faux au Moyen Âge, textes réunis par É. Gaucher, Bien dire et bien aprandre, 23, 2005, p. 333-349.

3 M. Foucault, « La vérité et les formes juridiques », Dits et écrits, Paris, Gallimard, 2004, vol. 1, p. 1406-1513 (il s’agit d’un cycle de conférences prononcées en 1973 à l’Université pontificale de Rio de Janeiro) et Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, Presses Universitaires de Louvain / Chicago University Press, 2012 (cours à l’Université de Louvain en 1981). Pour une présentation de ces travaux, voir N. Thirion, « Des rapports entre droit et vérité selon Foucault : une illustration des interactions entre les pratiques juridiques et leur environnement », Revue Interdisciplinaire d’Études Juridiques, 70, 2013, p. 180-188.

4 Voir J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Première Partie, Chapitre 2, « De l’époque franque à la renaissance du xiie siècle », Paris, PUF, 2000, p. 83-124.

5 Les trois articles regroupés ici sont les versions écrites et enrichies des communications faites lors du Twenty-second International Medieval Congress of Leeds, 6-9 juillet 2015, au cours de la session Law and Literature : the Truth in the Medieval Trials in Old French Epics and Romance, organisée par Ph. Haugeard dans le cadre du projet APR IA Juslittera 2 soutenu par la Région Centre-Val de Loire.

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Pour citer cet article

Référence papier

Philippe Haugeard, « Introduction »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 34 | 2017, 129-132.

Référence électronique

Philippe Haugeard, « Introduction »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14512 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14512

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Auteur

Philippe Haugeard

Université d’Orléans POLEN (EA 4710)

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