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Du meurtre en politique : regards croisés sur l'utilisation de la violence en contexte populaire

Le mythe d’Étienne Marcel

Les interprétations controversées du meurtre d’Étienne Marcel le 31 juillet 1358, de la fin du xviiie siècle au début du xxie siècle
Christian Amalvi
p. 107-125

Résumés

La révolution parisienne de 1356-1358 a de nombreuses analogies entre ses temps forts et ceux de la Révolution française. Elles ont pour conséquence de métamorphoser, tout au long du xixe siècle et encore pendant une bonne partie du xxe siècle dans l’historiographie française, le prévôt des marchands de Paris tantôt en Danton, tantôt en Robespierre du Moyen Âge. L’article analyse les enjeux de la réécriture polémique de cet épisode crucial de l’histoire de Paris.

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Texte intégral

  • 1 J. d’Avout, Le meurtre d’Étienne Marcel, 31 juillet 1358, Paris, Gallimard, 1960.
  • 2 J. Favier, La Guerre de Cent Ans, Paris, Fayard, 1980, p. 227.

1Le 31 juillet 1358, à la porte Saint-Antoine, le prévôt des marchands de Paris, Étienne Marcel est assassiné par ces mêmes Parisiens, qui, pendant plusieurs mois, ont soutenu sa révolte contre le Dauphin Charles, qui exerce le pouvoir au nom de son père, Jean le Bon, prisonnier à Londres à la suite du désastre de Poitiers le 19 septembre 1356. Cette crise du xive siècle fut jugée suffisamment importante pour être considérée comme une des « Trente journées qui ont fait la France », titre d’une collection lancée chez Gallimard à la fin des années cinquante1. Cette poussée de fièvre parisienne mérite-t-elle cependant d’être qualifiée de révolution médiévale, voire même d’être assimilée à une étape décisive annonçant juillet 1789 ? Dans son livre sur La Guerre de Cent ans, Jean Favier (1932-2014) analyse de manière pénétrante l’événement et met en garde contre toute forme d’anachronisme : « homme d’affaires prospère, Marcel n’avait rien du révolutionnaire2 » et, selon lui, ce sont des motifs étrangers à la politique qui, au départ, l’incitent à se lancer dans un engagement politique :

  • 3 Ibid., p. 229.

Étienne Marcel avait encore sur le cœur, en 1356, les cinquante mille pièces d’or [de la succession de son beau-père, Pierre des Essarts, dont il avait été injustement, selon lui, privé], la duplicité du gouvernement royal et la rouerie de sa propre famille. Deux fois dupé par les spéculations financières de l’entourage royal, il n’allait laisser passer ni l’occasion d’une réforme ni celle d’un règlement de comptes. Frustré d’une fortune par la bonne société politique, ce grand bourgeois était prêt à lui déclarer la guerre au prix des alliances les plus inattendues3.

2Cependant, de l’époque romantique à la seconde moitié du xxe siècle, les historiens n’ont pas toujours eu cette prudence et c’est souvent à la lumière des événement révolutionnaires survenus en France à la fin du xviiie siècle qu’ils ont analysé le bras de fer entre le prévôt des marchands de Paris, considéré tantôt comme un Danton, voire un Robespierre médiéval, et le futur Charles V, qui, grâce à son intelligence, aurait échappé au sort tragique de Louis XVI…

3Précisément, l’objet de la présente étude n’est pas de revenir après Jean Favier sur la crise du xive siècle elle-même, mais de rappeler comment, pendant environ un siècle et demi, les représentations de l’agitation parisienne de 1356-1358 ont été largement conditionnées par le contexte politique de la France contemporaine caractérisé par la multiplication des révolutions. À la suite de la profonde rupture de la décennie 1789-1799, les répliques sismiques sont en effet nombreuses : 1830 ; 1848 ; 1871, sans oublier les conséquences tragiques des conflits militaires, notamment en 1871, où la défaite face à la Prusse contribue à provoquer la Commune du printemps 1871. Bref, entre l’époque romantique et la fin du second conflit mondial, la tentation de dresser des parallèles historiques plus ou moins pertinents entre la France médiévale et la France contemporaine a agité nombre d’auteurs. Ce sont ces interprétations, subjectives, partisanes et controversées que j’analyse ici.

4Dernière précision, qui n’est pas la moins importante, mon corpus d’auteurs n’est pas seulement composé d’historiens patentés, mais aussi de publicistes et de polygraphes, voire même d’artistes que la « journée » du 31 juillet 1358 a inspirés. Adossé à ce socle documentaire très vaste et très varié, je me propose d’articuler ma réflexion sur le mythe d’Étienne Marcel autour de trois séquences chronologiques successives et complémentaires saisies dans la longue durée de l’époque contemporaine.

Les temps forts du mythe, de la révolution à nos jours

  • 4 M. Agulhon, Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris Fl (...)

5Le choix des trois moments doit beaucoup à la problématique de Marianne développée par Maurice Agulhon, qui nous sert ici de guide sûr4 : Étienne Marcel au combat correspond au siècle de la conquête du pouvoir par les adversaires du pouvoir monarchique et impérial de la fin du xviiie siècle à la victoire définitive de la République en 1879. Étienne Marcel au pouvoir coïncide avec l’avènement, la consolidation, la chute (en 1940) puis la résurrection de la République, de 1880 à nos jours. Enfin, dans la troisième partie, plus thématique, on assiste à une mise à distance critique de ce mythe romantique, d’une part par la droite et, d’autre part, par les savants – érudits et universitaires – attitude qui n’empêche nullement celui-ci de continuer à prospérer sur le plan politique jusqu’au début du xxie siècle.

  • 5 M.-J. Sedaine, Maillard ou Paris sauvé, tragédie en 5 actes et en prose (sujet tiré de l’histoire d (...)

6Sous l’Ancien Régime, cet épisode, qui a ébranlé la dynastie des Valois, est souvent occulté dans l’histoire de France. Ainsi, dans L’instruction sur l’histoire de France et romaine de l’abbé Le Ragois, ouvrage de vulgarisation destiné à l’aristocratie et à la bourgeoisie, qui, tout au long du xviiie siècle, diffuse la version officielle des règnes successifs qui ont fait la France, on ne relève aucune mention de la révolte d’Étienne Marcel, ni dans le règne de Jean Le Bon, ni dans celui de Charles V. Certes, en 1788, une pièce de théâtre d’un auteur à succès, Sedaine (1719-1797), fait jouer Maillard ou Paris sauvé, dont le héros n’est pas Étienne Marcel, mais son vainqueur et qui stigmatise la révolution parisienne5.

  • 6 Abbé de Bévy, Manuel des révolutions, suivi du Parallèle des révolutions des siècles précédents ave (...)

7Du reste, pendant la Révolution elle-même, je n’ai trouvé que fort peu d’œuvres évoquant la révolution du xive siècle. Fait intéressant à souligner, ces rares textes sont le plus souvent hostiles au prévôt des marchands. Comment expliquer l’indifférence avérée des révolutionnaires eux-mêmes à l’égard de celui qui, avec le recul, aurait pu apparaître comme un martyr de la liberté idéal et comme un ancêtre digne de leur cause ? Ce silence s’explique par la sacralisation de l’Antiquité dans le cursus d’études des collèges de l’époque moderne : nourris d’humanités classiques, les orateurs des assemblées révolutionnaires, qui ont érigé l’Antiquité grecque et latine au rang d’Utopie et de modèle historique universel, font plus souvent référence, dans leurs discours, aux mânes des héros de Tite-Live et de Plutarque qu’à la mémoire des acteurs des vieilles chroniques médiévales qu’ils ignorent. D’ailleurs, où auraient-ils puisé des références à la révolution d’Étienne Marcel puisque le manuel de l’abbé Le Ragois était muet sur lui ? Si les révolutionnaires n’ont pas plus besoin d’ancêtres que de savants, en revanche, il est plus pertinent de voir la Contre-Révolution brandir la conjuration de Marcel comme une sorte de repoussoir hideux pour mieux rabaisser les prétentions révolutionnaires. Aux partisans de la République, qui proclament leur volonté de faire table-rase du passé monarchique en renouant avec les Gracques et de réécrire dans sa totalité l’histoire du monde, les monarchistes répliquent qu’ils sont en réalité des plagiaires sans imagination. En 1793, un émigré, l’abbé de Bévy, souligne que « les factieux n’ont rien inventé : ils ont stérilement imité les anciens révolutionnaires et ont renchéri sur leurs crimes6 ».

  • 7 Sur cette problématique, voir C. Amalvi, Le goût du Moyen Âge, 2e éd., Paris, Les Indes savantes, 2 (...)

8Dans ces conditions, comment expliquer que, sous la Restauration, les libéraux, rompant avec l’indifférence des révolutionnaires à l’égard du prévôt des marchands, l’aient enfin considéré comme le précurseur direct des tribuns de la Révolution ? Certes, la redécouverte romantique du Moyen Âge à partir des années 1820, et dont l’expression majeure reste, en 1831, la publication du roman Notre-Dame de Paris par Victor Hugo, peut justifier ce retournement de mentalités7. Je reste cependant convaincu qu’une autre raison a joué. En 1815, l’historien légitimiste Joseph Naudet (1786-1878) réactualise dans sa Conjuration d’Étienne Marcel contre l’autorité royale la thèse du complot de l’abbé Barruel et flétrit implicitement, dans la révolution du xive siècle, la matrice de la Révolution du xviiie siècle. Avec lui s’esquisse probablement, à droite, une généalogie apocalyptique et diabolique des révolutions, qui unit de manière implacable les anneaux sinistres des soulèvements contre l’autorité royale du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime. Or, on peut se demander si l’anathème jeté par Joseph Naudet et les Ultras contre la révolution du xive siècle n’a pas incité les libéraux de l’époque romantique, jusque-là plutôt indifférents à son égard, à revendiquer haut et fort son héritage et à considérer désormais Étienne Marcel comme un ancêtre honorable. Une chose est sûre, c’est sous la Restauration que, probablement pour la première fois, s’établit dans l’historiographie libérale une filiation positive, voire glorieuse entre 1356 et 1789. Les premiers témoignages favorables sont ceux de l’ancien Girondin Jacques-Antoine Dulaure (1755-1835) dans son Histoire de Paris (1821-1825) et surtout de l’historien et économiste suisse Simonde de Sismondi (1773-1842) dans son Histoire des Français. Sismondi est probablement le premier à saluer sans réserve en Étienne Marcel et en Robert Le Coq les glorieux précurseurs du gouvernement représentatif et dans la Grande Ordonnance de mars 1357 la première Charte arrachée par la bourgeoisie française à l’arbitraire monarchique.

9Cette découverte par la gauche d’une caution historique susceptible de légitimer ses revendications politiques est naturellement confirmée et amplifiée par les « Trois Glorieuses », qui semblent réactualiser à près de cinq siècles de distance les vœux du lointain prévôt des marchands : donner à la France un véritable régime constitutionnel et confier le soin de veiller à son respect à une branche cadette réputée plus libérale. Surtout, la révolution ratée de 1358 légitime celle, réussie, de 1830 en la présentant comme l’aboutissement, la consécration nécessaire de plusieurs siècles de combats acharnés. Dans cette perspective téléologique, les « Trois Glorieuses » n’apparaissent plus comme la résultante de circonstances accidentelles et du succès hasardeux des barricades parisiennes, mais comme portées, préparées par la persévérance séculaire de la bourgeoisie et la volonté immuable de la nation tout entière.

  • 8 J. Michelet, Histoire de France, Paris, Hachette, 1837, t. 3, p. 419.
  • 9 A. de Thibaudeau, Histoire des États-généraux et des institutions représentatives en France depuis (...)
  • 10 J. Michelet, Histoire de France, Paris, Lacroix, Verboecken, 1871, t. 1, p. xxvi.

10Pour toutes ces raisons, même si la violence révolutionnaire des meneurs est condamnée, la bienveillance des historiens progressistes comme Michelet et Henri Martin est acquise aux grands desseins libéraux du prévôt parisien. Pour le premier, « cette tache sanglante dont la mémoire d’Étienne Marcel reste souillée, ne peut nous faire oublier que notre vieille charte est en partie son ouvrage. […] Dans l’ordonnance de 1357, il vit et vivra8 ». Si l’ancien conventionnel Thibaudeau salue implicitement en Marcel un Danton médiéval, dont l’audace patriotique a sauvé la France envahie9, Michelet n’hésite pas à avoir recours explicitement à cette analogie en célébrant « le génie de la France, en son Danton d’alors, Marcel10 ».

  • 11 J. Quicherat, Notice « Jules Quicherat », Plutarque français, 2e éd., Paris, Langlois et Leclercq, (...)

11On mesure le changement de regard porté sur la crise de 1356-1358 à la place qu’occupe désormais cet épisode dans des ouvrages de haute vulgarisation destinés à la bourgeoisie. En 1835, l’important Plutarque français de Mennechet ne fait référence au prévôt parisien qu’à travers la notice relative à Charles V, rédigée par le marquis de Cubières, qui plaque sur la révolution de 1358 l’horreur que lui inspire celle de 1793 ! En 1846, ce même Plutarque français consacre aussi un chapitre autonome à Étienne Marcel, dont la responsabilité est confiée à Jules Quicherat (1814-1882). Certes l’érudit chartiste se montre moins enthousiaste envers le prévôt qu’envers Jeanne d’Arc, condamnant fermement son basculement dans la violence. Cependant, à ses yeux, Marcel reste dans l’histoire l’inspirateur de l’ordonnance réformatrice du 3 mars 135711.

12Si, dans un premier temps, l’échec de la Seconde République a pu rejaillir de manière négative sur le mythe d’Étienne Marcel, la dictature bonapartiste consécutive au coup d’État du 2 décembre 1851, contribue à réhabiliter la vision d’une révolution qui, au départ du moins, affichait des intentions réformatrices conformes aux idéaux des opposants à l’Empire autoritaire. Cette interprétation libérale de l’épisode parisien du xive siècle s’exprime notamment dans l’ouvrage de Tommy Perrens, un élève d’Augustin Thierry, spécialiste des républiques italiennes, au titre ambitieux publié en 1860 : Étienne Marcel ou le gouvernement de la bourgeoisie. Dans cette première biographie savante du prévôt, Perrens campe son héros en visionnaire, qui, en confiant aux représentants de la nation le gouvernement du pays, a devancé son temps et tenté de faire sonner, à l’horloge de l’histoire, 1789 dès 1358.

  • 12 H. Bordier et E. Charton, Histoire de France, Paris, Le Magasin pittoresque, 1859, t. 1, p. 472 ; H (...)
  • 13 C. Giraud, « Le traité de Brétigny et la France en 1364 », Revue des Deux-Mondes, 1er juin 1871, p. (...)

13Dans la foulée du livre de Perrens, la décennie de l’Empire libéral (1860-1870) est caractérisée par une série de publications relevant de la vulgarisation historique – celles de Bordier et Charton, de Frédéric Morin et d’Henri Martin12 – qui défendent la mémoire d’Étienne Marcel avec des arguments proches de ceux de Perrens. Cependant cette embellie historiographique est de courte durée dans la mesure où le traumatisme provoqué par la Commune du printemps 1871 a des effets d’autant plus négatifs sur l’image libérale du tribun parisien que les analogies entre la situation de la France en 1356-1358 et celle de 1870-1871 sont frappantes. On peut le mesurer en lisant l’article apocalyptique du juriste orléaniste Charles Giraud (1802-1881), ami intime d’Adolphe Thiers, publié dans la Revue des Deux-Mondes sur « Le traité de Brétigny et la France en 1364 » : « Les Communeux du xive siècle n’imaginèrent point, comme les Communeux du xixe, de mettre le feu à Paris plutôt que de l’abandonner à leurs adversaires ; mais ils suscitèrent un instrument de destruction tout aussi fatal à leur pays. Au xixe siècle d’atroces insensés ont rêvé l’incendie des villes ; en 1357, ils ont provoqué dans les campagnes la jacquerie et ses horreurs. Ce fut le complément des calamités. La terreur fut universelle ; rien ne manquait aux malheurs du pays13. »

14Si, à droite, il est naturel de stigmatiser en Étienne Marcel un « communard » du xive siècle, la gauche est profondément divisée et ce clivage recoupe en fait celui qui oppose « opportunistes » et « radicaux ». Le trouble provoqué à gauche par la Commune est particulièrement visible en 1874 dans la réédition par Perrens de sa biographie du tribun parisien. Il y opère une révision déchirante et fait même une douloureuse autocritique :

  • 14 T. Perrens, La démocratie en France au Moyen Âge : histoire des tendances démocratiques dans les po (...)

Quand je publiai, il y a plus de dix ans, l’ouvrage intitulé Étienne Marcel et le gouvernement de la bourgeoisie au quatorzième siècle, on me blâma, non sans raison, je l’avoue, d’avoir trop insisté sur les ressemblances que pouvaient avoir avec nos idées modernes les réformes, les agitations démocratiques des hommes du Moyen Âge, si différents de nous à tant d’égards. […] Mais, juste retour, Monsieur, des choses d’ici-bas, plusieurs de ceux qui me reprochaient d’avoir vu dans Marcel un révolutionnaire de 1830, font de lui un « communard » de 187114.

  • 15 T. Perrens, Étienne Marcel et le gouvernement de la bourgeoisie au quatorzième siècle, Paris, Hache (...)

15La réédition de la biographie de 1860 porte aussi la marque de ces déchirements internes. En 1874, l’interprétation qu’il propose des événements du xive siècle est ainsi beaucoup moins anachronique et beaucoup plus critique et nuancée. Le changement de titre résume déjà clairement le changement de ton qui caractérise l’ouvrage, qui s’intitule sobrement Étienne Marcel, prévôt des marchands. Enfin et surtout, Perrens prend explicitement ses distances avec les projets grandioses qu’il attribuait imprudemment, en 1860, à son héros : « À mes yeux (comme à ceux d’Augustin Thierry) Étienne Marcel et ses amis ont voulu assurer à la France, en 1358, les conquêtes de 178915. » Or, en 1874, Perrens salue en Marcel un tribun pragmatique dépourvu de tout grand dessein abstrait !…

16Si la gauche modérée tente avec plus ou moins de succès d’épargner aux représentations de la révolution de 1358 toute contamination « communarde », l’extrême-gauche affiche une admiration sans réserve pour celui qu’elle considère explicitement comme un grand ancêtre de 1789, voire même de 1793. C’est par exemple le cas d’Ernest Hamel, thuriféraire de Robespierre, dans ses Origines de la Révolution, paru en 1872.

17Le personnage si controversé de Marcel commence aussi à intéresser les artistes et, le 8 février 1879, l’opéra de Lyon monte l’œuvre musicale de Camille Saint-Saëns, Étienne Marcel. L’auteur n’a pas pris un grand risque dans la mesure où cette année 1879, marquée par la démission du maréchal de Mac-Mahon suivie de l’élection de Jules Grévy, un ancien « Quarante-huitard » à la Présidence de la République, constitue l’avènement de la République des vrais républicains. Désormais, reprenant la terminologie appliquée par Maurice Agulhon à Marianne, Étienne Marcel est solidement installé au pouvoir. Une seconde séquence, très favorable à son image, peut alors commencer…

Étienne Marcel au pouvoir jusqu’à nos jours

18Intégré désormais au Panthéon républicain, Étienne Marcel, inscrit parmi les précurseurs officiels de la Révolution, fait partie de la galerie des personnages illustres, dont le culte est proposé en exemple à la jeunesse et à la nation. Ce nouveau mythe revêt une triple dimension, visible dans une production historique relevant de la vulgarisation populaire et scolaire ; une iconographie héroïque ; un corpus littéraire.

Une vulgarisation historique quasiment hagiographique

19Au cours de la décennie 1879-1889, fondatrice pour le régime républicain, le culte d’Étienne Marcel est diffusé par trois supports parfaitement complémentaires : des ouvrages destinés au grand public, des livres de lecture et de prix placés dans les bibliothèques des établissements d’instruction publique et distribués à la jeunesse sous forme de prix et d’étrennes familiales, enfin des manuels scolaires en usage dans les écoles primaires.

20Voici un extrait significatif de ces ouvrages de vulgarisation généraliste, qui visent un public bourgeois progressiste :

  • 16 R. Gysaur, Les Parisiens célèbres, Paris, Charavay, 1884, p. 321.

De tous les faits de l’histoire de France, le plus étonnant, le plus admirable, le plus inouï, le voici : c’est une ville, en plein xive siècle, s’élevant non seulement à l’esprit de liberté municipale, mais aussi à l’esprit de liberté nationale. C’est un homme franchissant quatre siècles dans l’élan prodigieux de sa pensée, annonçant 1789 en 1358, voulant et tentant des choses que nos révolutions modernes n’ont pas encore achevées16.

  • 17 A. Lorrain, Récits patriotiques, Paris, Hachette, 1883, p. 68-73.

21Parmi les livres de lecture et de prix offerts à la jeunesse, on relève trois catégories d’ouvrages édifiants publiés par des maisons d’édition laïques parisiennes, qui célèbrent toutes le glorieux précurseur des Hommes de la liberté : des recueils collectifs de biographies de Héros parisiens et de Français illustres d’une part, des biographies individuelles d’Étienne Marcel d’autre part. En voici un échantillon symbolique : les Récits patriotiques, livre de lecture courante à l’usage des écoliers qui veulent devenir de bons Français proclament que « loin d’être un traître à la France, comme on l’a dit parfois […], Étienne Marcel fut le plus grand citoyen du quatorzième siècle, le premier qui osa revendiquer les droits de la nation en face de la royauté17. » D’autre part, L’Amour de la patrie, récits nationaux compare sans sourciller Étienne Marcel au Christ :

  • 18 F. Husson, L’amour de la patrie : récits nationaux, Paris, Tours, 1894, p. 37.

Étienne Marcel, sorti de son humble boutique de drapier du quartier des Halles, pour devenir le plus grand citoyen et le premier magistrat de Paris, fut l’un de ces hommes d’action que leur siècle ne peut contenir, tant ces colosses de la pensée ont des cerveaux prodigieux. Ils brisent les destins ou bien se font briser par eux. Marcel, comme beaucoup de ces esprits sublimes, qui ont travaillé à l’émancipation humaine, est mort à la peine, succombant sous les coups redoublés de la calomnie et de la trahison ; il a donc bu le calice jusqu’à la lie, et lui, qui, au milieu des ténèbres épaisses de l’ignorance, de la nuit profonde des temps barbares où il vivait, semait les idées de justice et de droit auxquelles nous devons nos libertés, a vu de près les insulteurs et les bourreaux. Mais il est de ceux-là qui peuvent dire, comme le Christ, lorsque les peuples sont émancipés, grâce à leur sanglant sacrifice : Prenez et buvez, car ceci est ma chair et ceci est mon sang18.

22Entre 1881 et 1895, on ne compte pas moins de six monographies biographiques qui s’adressent explicitement à la jeunesse. Seule Jeanne d’Arc et les généraux de la Révolution – Hoche, Kléber et Marceau – le dépassent. En voici la liste complète classée par noms d’auteurs :

  • Euphémie Garcin, Étienne Marcel, Paris, Librairie centrale des publications populaires, 1882.

  • Émile Gautier, Étienne Marcel, Paris, Librairie d’éducation laïque, 1881.

  • Lucien Lazard, Un bourgeois de Paris au xive siècle : Étienne Marcel, Paris, Gedalge, 1895.

  • Édouard Petit, Étienne Marcel ou la bourgeoisie parisienne au xive siècle, Paris, Librairie générale de vulgarisation / Degorce-Cadot, 1883.

  • J. L. C. Renaudin, Étienne Marcel et son époque, Paris, Boyer, 1881.

  • Jules Tessier, Étienne Marcel, Paris, Picard et Kaan, 1888.

23En revanche, les manuels laïques contemporains des grandes réformes de Jules Ferry se montrent moins favorables à sa cause. Paradoxe ? Non. Certes, ils saluent son rôle de défenseur de la cause du peuple et de la liberté, mais réprouvent son alliance avec Charles le Mauvais, qui risquait de provoquer le démembrement de la patrie. D’autre part et surtout, il leur est difficile de célébrer tout à la fois la mémoire de l’adversaire du Dauphin Charles et celle de Charles V, dont le règne glorieux a su réparer efficacement les terribles échecs du règne de Jean le Bon. Dans le contexte douloureux de la défaite face à la Prusse en 1870, les manuels laïques préfèrent privilégier la « revanche » conduite avec succès par Duguesclin sous la conduite de Charles V plutôt que les prémices médiévales de la Révolution de 1789.

  • 19 Cours Gauthier-Deschamps, Cours moyen d’histoire de France, Paris, Hachette, 1904, p. 23.

24Vingt ans après, le ton a changé. Les nouveaux manuels en usage au début du xxe siècle, d’esprit plus radical, sans négliger un patriotisme sourcilleux, se montrent désormais plus attentifs à la dimension émancipatrice du mouvement parisien de 1358. Ce n’est donc pas un hasard si, en 1904, la couverture des Récits familiers sur les plus grands personnages et les faits principaux de l’histoire nationale d’Aulard et Debidour représente la statue en bronze du prévôt élevée, en 1888, dans les jardins de l’Hôtel de Ville de Paris, et si l’important manuel Gauthier-Deschamps, publié par la puissante maison Hachette, salue en Marcel celui qui « voulait le gouvernement de la Nation par la Nation ; il voulut que la France se gouvernât elle-même par ses représentants. Cela se fait aujourd’hui. Mais à cette époque, cet idéal républicain était d’une réalisation impossible19 ». Le très modéré Ernest Lavisse lui-même tient compte, dans l’édition de 1913 de son manuel, du virage à gauche effectué par les instituteurs laïques et se montre désormais plus favorable que naguère aux intentions politiques du tribun :

  • 20 E. Lavisse, Histoire de France, cours moyen, Paris, Armand Colin, 1913, p. 47.

Il aurait voulu que les États-généraux se réunissent souvent et que le roi ne pût rien faire sans les consulter. S’il avait réussi, la France aurait été depuis ce temps-là un pays libre. C’aurait été un grand bonheur pour nous. Mais Étienne Marcel ne réussit pas. Il fut assassiné20.

Une iconographie héroïque à la gloire d’un précurseur de la révolution et de la république

25Ce n’est pas seulement par le livre pour tous que la République rend hommage à un de ses lointains ancêtres, c’est aussi par l’œuvre d’art placée délibérément dans l’espace public et dans la décoration de monuments officiels. Afin de mieux souligner que la révolution de 1358 constitue incontestablement la matrice de celle de 1789, la ville de Paris a érigé, dans le jardin de son Hôtel de Ville, une statue équestre en bronze du prévôt des marchands réalisée par les sculpteurs Idrac et Marqueste, inaugurée, ce n’est évidemment pas un hasard, le 13 juillet 1888, soit un an avant le premier centenaire du déclenchement de la Révolution. Du reste, le discours du président du conseil municipal de Paris, Alphonse Darlot, est éloquent sur les intentions de la capitale :

  • 21 Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, 15-16 juillet 1888, p. 1645-1646.

Dans un an, la France entière fêtera le centenaire de la Révolution française. La ville de Paris avait le devoir de se préparer à cette solennité en rendant un hommage éclatant à celui de ses enfants, illustre entre tous, qui en fut le précurseur, à Étienne Marcel. […]
Nous les fils de la Révolution, nous saluons en lui le grand semeur de l’idée féconde qui germa pendant des siècles et ouvrit à la France l’ère de liberté proclamée par nos pères en 1789. […] Quatre siècles avant la Révolution, en plein moyen âge, cet homme extraordinaire, aux idées larges, aux vues supérieures, alors que tous courbaient la tête sous la puissance royale, étonna ses contemporains par la hardiesse de ses conceptions21.

  • 22 L. des Cars, Jean-Paul Laurens, 1838-1921, peintre d’histoire. Catalogue de l’exposition du musée d (...)

26Le discours du président du conseil municipal est en quelque sorte mis en scène par le peintre républicain Jean-Paul Laurens (1838-1921) lorsqu’il réalise, de 1891 à 1896, pour le salon Lobau de l’Hôtel de Ville de Paris, six épisodes dramatiques de l’histoire de la capitale illustrant l’irrésistible conquête des libertés municipales du Moyen Âge à 1789, dont la révolution de 1358 constitue une étape décisive : Louis VI octroie aux Parisien, leurs premières chartes ; Étienne Marcel protège le Dauphin ; Révoltes et répression des Maillotins ; Anne Dubourg et Henri II ; L’arrestation du conseiller Broussel ; La voûte d’acier22. Certes, ces panneaux peints sont invisibles au public, ils sont cependant, depuis plus d’un siècle, largement reproduits par les ouvrages de vulgarisation : livres de lecture et de prix, encyclopédies et dictionnaires accessibles à tous.

27Ce volet mythologique à la gloire d’Étienne Marcel est enfin complété par celui relatif à la littérature dramatique et romanesque.

Un mythe littéraire

28Son activisme révolutionnaire a inspiré deux (mauvaises) pièces de théâtre, celles de G. Champagne en 1883 et celle de Pierre Duzéa en 1895, qui métamorphosent le prévôt des marchands non seulement en martyr de la cause républicaine, ce qui est classique, mais aussi, ce qui l’est moins, en figure de proue du patriotisme français, voire même en « revanchard » du xive siècle, dont la préoccupation constante est de « bouter » les Anglais hors du royaume, ce qui en fait un précurseur naturel de Jeanne d’Arc :

  • 23 P. Duzéa, Étienne Marcel, drame en cinq actes et en vers, Paris, 1896, p. 1-3. – Le romancier et cr (...)

Il me sembla qu’il était juste de réhabiliter la mémoire d’un homme aussi remarquable pour son temps, si plein de patriotisme, si dévoué pour son pays jusqu’à lui faire le sacrifice de sa fortune et de sa vie, et pourtant si calomnié, car voilà plus de cinq cents ans que pèse sur la mémoire d’Étienne Marcel cette odieuse et infâme légende : qu’il aurait été le complice des Anglais après la malheureuse bataille de Poitiers et que c’était en leur faveur qu’il aurait soulevé Paris contre le Dauphin ; tandis qu’il avait dans son cœur la haine de l’ennemi et qu’il a même poussé le dévouement à la France jusqu’au sacrifice et même jusqu’à l’héroïsme. […]
[Or] Étienne Marcel n’eut qu’un but, qu’un désir, qu’une préoccupation, chasser les Anglais du sol de la Patrie, rétablir les finances, empêcher les dilapidations et mettre la ville de Paris en état de défense.
Les écrits, les actes, les discours d’Étienne Marcel aux États Généraux, en 1355 comme en 1357, ne tendaient à rien moins qu’à résister à l’ennemi et à l’expulser de la France23.

29Cette volonté de peindre un prévôt patriote acharné à combattre l’envahisseur anglais est peut-être, chez Pierre Duzéa, dictée par le souci de répondre implicitement à une autre pièce de théâtre, montée le 22 octobre 1895, au théâtre de la Porte Saint-Martin dans un tout autre esprit, et dont l’auteur, Paul Déroulède, chantre de la Revanche, en célébrant son héros, Messire Du Guesclin, flétrissait en Étienne Marcel un vulgaire traître à sa patrie :

Maillard [à du guesclin]
Tout d’abord et longtemps, ma pensée hésitante
Ne voulait pas comprendre et n’osait pas juger.
Enfin je m’enhardis jusqu’à l’interroger.
« Pourquoi ces gens. Pourquoi, mêlés à nos milices,
Des Anglais pour soldats ? Des Anglais pour complices ?
N’appréhendait-il pas qu’un des leurs quelque jour
N’ouvrît à l’étranger les portes des faubourgs ?
Que malheur ce serait et quelle fin de rêve ? »
Alors, lui, de sa voix impérieuse et brève,
Fixant sur moi ses yeux qui me glaçaient d’effroi :
« Tout, me dit-il, plutôt que le retour du Roi.
– Quoi !… même abandonner la France à l’Angleterre ?
Car qui livre Paris livre la France entière,
Ce serait lui porter au cœur un dernier coup ! »
Pour la seconde fois il me répondit : « Tout ».
Alors, moi, dont Marcel avait été l’idole ;
Moi qui n’avais marché qu’au bruit de sa parole,
Qui ne soupçonnait même pas qu’il pût trahir,
Je sentis une haine terrible m’envahir,
Je compris que cet homme allait perdre la France,
Que le pouvoir était son unique espérance,
Qu’il était sans honneur, qu’il serait sans pitié…

Du Guesclin
Qu’avez-vous fait alors ?

Maillard
Alors ! je l’ai tué.
Entrent le dauphin, le comte d’Auxerre, le conseil de régence et les gentilshommes de la suite du dauphin

Le Dauphin
Quoi ! seigneur Du Guesclin, vous parlez à cet homme !
Savez-vous ce qu’il est et comment il se nomme ?
C’est Jean Maillard, l’ami du Prévôt de Paris.

  • 24 P. Déroulède, Pages françaises, 2e éd., Paris, Bloud, 1909, p. 331-332.

Du Guesclin
Monseigneur, Jean Maillard a sauvé son pays24.

30La pièce (médiocre) de Paul Déroulède ne constitue pas le seul témoignage de l’hostilité de nombre d’auteurs à la vision héroïque d’Étienne Marcel et il convient à présent d’évoquer tous ceux, qui, de la fin du xviiie siècle à nos jours, ont, à droite, dénoncé un ambitieux, traître à son roi et à son pays, ou, ont, parmi les savants, établi une distance critique avec la représentation anachronique d’une révolution médiévale préfigurant la conquête de la liberté en 1789…

La critique du mythe : de la révolution à nos jours

Critique politique

31Si, de la fin du xviiie siècle à la chute de Vichy, les auteurs appartenant à un courant de la droite légitimiste, puis nationaliste, ont stigmatisé la révolte d’Étienne Marcel en établissant entre les événements du xive siècle et ceux de la Révolution française une généalogie diabolique, c’est qu’ils ont relevé de singulières analogies entre ces deux époques, pourtant éloignées de plus de quatre siècles, qui démontrent que l’histoire, loin d’être un renouvellement incessant, constitue en fait, à leurs yeux, un perpétuel recommencement. Tout au long du passé, une minorité aigrie, souvent stipendiée par l’étranger, tenterait, par un complot criminel, de s’emparer du pouvoir avant d’en être chassée par un peuple aveuglé revenu de ses égarements. Or, quatre phénomènes démontrent que les Jacobins n’ont fait, entre 1789 et 1794, que plagier paresseusement, les agitateurs du xive siècle : le 22 février 1358, Étienne Marcel intimide le Dauphin en s’emparant de son chaperon et en posant sur sa tête son propre chapeau aux couleurs de Paris. Le 20 juin 1792, à la suite de l’envahissement des Tuileries par les Sans-Culottes, Louis XVI est contraint de coiffer le bonnet rouge. Au xive comme au xviiie siècle, un prince démagogue, proche du trône, Charles le Mauvais, au Moyen-Âge, Philippe d’Orléans dit Philippe-Égalité, sous la Révolution, s’efforce, avec l’appui de la populace, de chasser du trône son représentant légitime. Dans les deux cas, le salut est dans la fuite hors de Paris, mais avec des résultats contrastés : en 1358, le Dauphin Charles parvient à gagner Meaux d’où il assiège Paris ; le 21 juin 1791, Louis XVI est arrêté à Varennes. Enfin, et cette coïncidence est souvent soulignée à droite avec satisfaction, le meurtre de Marcel et l’exécution de Robespierre se déroulent presque le même jour : le 31 juillet 1358 pour le premier, le 28 juillet 1794 pour le second. Or, pendant environ cent-cinquante ans, à droite, on ne cesse de ressasser ce schéma dramatique, complété par l’insurrection des Jacques, assimilée à une sorte de Terreur médiévale :

  • 25 Fr. Lacombe, Histoire de la bourgeoisie de Paris depuis son origine jusqu’à nos jours, Paris, Amyot (...)

Marcel organisa […] un système d’insurrection, aussi formidable et mystérieux que l’événement connu de nos pères sous le nom de la Terreur. Après une propagande très active, les paysans se révoltèrent contre leurs seigneurs […], et le prévôt des marchands réalisa de la sorte les horreurs sanglantes qui caractérisent plusieurs phases de nos révolutions25.

32Cependant, parallèlement aux attaques politiques, les érudits ont, depuis la Troisième République, régime qui correspond à l’âge d’or du mythe d’Étienne Marcel, pris leurs distances avec les anachronismes explicites de l’historiographie républicaine ou contre-révolutionnaire.

Critique savante

33On peut privilégier trois temps forts de ce refus exprimé par des savants de valider le concept de révolution médiévale matrice naturelle de la rupture de 1789.

  • 26 Michelet, Histoire de France, t. 3, p. 417.

34Dès l’époque romantique, Michelet tempère son admiration sincère envers cette révolution en développant deux objections sérieuses. La première, qui relève d’un discours de déploration, revient à dire que le mouvement populaire du milieu du xive siècle était probablement prématuré : « Paris ne pouvait encore mener la France. Marcel n’avait pas les ressources de la Terreur ; il ne pouvait assiéger Lyon ni guillotiner la Gironde26. »

35Mais surtout, et c’est le plus important à ses yeux, Michelet s’interroge sur la finalité d’un soulèvement dont la victoire aurait sans doute entraîné le démembrement de l’unité nationale en raison des appétits sans limites d’un personnage aussi dangereux que Charles le Mauvais :

  • 27 Ibid., p. 392.

L’engouement de Paris [pour Charles le Mauvais] était étrange. Que demandait ce prince si populaire ? Qu’on affaiblît encore le royaume, qu’on mît en ses mains des provinces entières, les provinces les plus vitales de la monarchie, la Champagne et une partie de la Normandie, la frontière anglaise, le Limousin, une foule de places et de forteresses. Mettre en des mains si suspectes nos meilleures provinces, c’eût été perdre d’un trait de plume autant qu’on avait perdu par la bataille de Poitiers27.

36On peut ainsi se demander si, implicitement, Michelet ne préférait pas, pour sauvegarder l’intégrité de la patrie, la défaite d’Étienne Marcel ?…

  • 28 On lira le détail des arguments échangés dans cette joute dans C. Amalvi, « Les métamorphoses révol (...)

37La seconde séquence critique se déroule, en 1887, lors de la passe d’armes qui oppose le normalien Jules Tessier, professeur à la faculté des lettres de Caen, et Noël Valois, chartiste. Les deux protagonistes tirent de la même documentation médiévale des conclusions diamétralement opposées : le premier entend disculper Étienne Marcel de toute accusation de complot ourdi avec le roi de Navarre, soulignant au contraire qu’il fut la victime d’une manœuvre déloyale des partisans du dauphin. Noël Valois éreinta sans ménagement cette théorie28.

  • 29 A. Coville, Le Moyen Âge, t. 13, Paris, 1900, p. 530.

38Au début du xxe siècle, c’est au tour des interprétations hostiles au prévôt des marchands de subir les foudres de la critique scientifique. En 1900, un des meilleurs spécialistes de la fin du Moyen Âge, Alfred Coville, réfute sèchement le passage du livre du Père Denifle, La désolation des églises, monastères et hôpitaux en France pendant la guerre de cent ans (1899), relatif à la « Conjuration et révolution à Paris : les démons de la France, Robert Le Coq, Étienne Marcel, Charles le Mauvais, Édouard III » dans lequel le religieux se réjouissait d’une intervention providentielle pour abattre le satanique prévôt des marchands29 !

39Dans la seconde moitié du xxe siècle, les travaux savants de Raymond Cazelles, de Robert Fossier et de Jean Favier ont mis en garde contre les analogies aventureuses entre le xive siècle et la Révolution française. Voici en particulier le témoignage caustique de Robert Fossier :

  • 30 R. Fossier, Histoire sociale de l’Occident médiéval, Paris, Armand Colin, 1970, p. 319-320. Voir au (...)

Depuis plus de cent ans la bourgeoisie européenne propage l’illusion des communes démocratiques opposées au conservatisme de la noblesse et de la campagne ; la légende est tenace qui voit en Rienzo à Rome, Marcel à Paris, Artevelde à Gand […] les champions du libéralisme dressés contre les « féodaux ». Pourtant il est aisé de constater que seuls les intérêts de leur ville en face des princes, ou mieux encore de leur classe menacée par un groupe privilégié, les animent aussi bien dans leurs « réformes » que dans leurs « révoltes30 ».

  • 31 J. Julliard, « Les masques du condottiere », Le Nouvel Observateur, 25 février 1983, p. 20.

40Cependant, ces critiques n’empêchent nullement journalistes et hommes politiques de continuer à fantasmer sur le meurtre d’Étienne Marcel et de le réactualiser en fonction des circonstances politiques de la fin du xxe siècle. D’autant que l’élection de Jacques Chirac comme maire de Paris, en 1977, contre le candidat soutenu par Valéry Giscard d’Estaing, puis sa réélection triomphale, en 1983, contre celui de François Mitterrand réactualisent l’idée que, dans la longue durée du passé national, l’Hôtel de Ville de Paris constitue « un lieu idéal pour lancer l’assaut contre le pouvoir central31 ».

  • 32 Étienne Marcel, Le Bateau ivre, Paris, Albin Michel, 2001.

41En réalité, en 1983, l’originalité de cette situation est moins liée à l’instrumentalisation politique du prévôt – cela fait pratiquement deux siècles que cela dure – mais par sa récupération par la droite, qui, pour la première fois, en l’identifiant à Jacques Chirac, en donne une image positive paradoxale. Cependant, cette démarche partisane fut éphémère. On le vit bien du reste lors de la campagne pour les élections municipales du printemps 2001, qui vit le prévôt des marchands réintégrer la mythologie de la gauche, son port d’attache naturel. Pour mieux dénoncer le bilan de Jacques Chirac et de son successeur Jean Tibéri, les défenseurs de Bertrand Delanoë, qui porte les couleurs du parti socialiste, publient un pamphlet, le Bateau ivre, symboliquement signé Étienne Marcel32

  • 33 La réussite scientifique de l’exposition et du riche catalogue, qui l’accompagne, s’explique par le (...)

42Où en sommes-nous une quinzaine d’années après ? Les usages polémiques semblent désormais appartenir à un passé révolu et lorsque les actuels responsables de la mairie de Paris se penchent sur le passé médiéval de la capitale, ils le font en intégrant la science historique en train de se faire à l’Université. La meilleure preuve de cette nouvelle orientation historiographique bienvenue des annales révolutionnaires de Paris se lit dans la stimulante exposition présentée à la salle Saint-Jean de l’Hôtel-de-Ville de Paris du 22 avril au 22 juillet 2017, Le gouvernement des Parisiens : Paris, ses habitants et l’État, une histoire partagée, qui s’ouvre précisément avec l’épisode révolutionnaire d’Étienne Marcel. Non seulement cette manifestation met sereinement cet épisode politique en perspective historique, mais elle transforme aussi en objets d’histoire à part entière tous les symboles – tableaux, sculptures, noms de rues, etc. – qui, sous la Troisième République, ont métamorphosé le prévôt des marchands en glorieux ancêtre des figures de proue de la Révolution de 178933.

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Notes

1 J. d’Avout, Le meurtre d’Étienne Marcel, 31 juillet 1358, Paris, Gallimard, 1960.

2 J. Favier, La Guerre de Cent Ans, Paris, Fayard, 1980, p. 227.

3 Ibid., p. 229.

4 M. Agulhon, Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris Flammarion, 1979, et M. Agulhon, Marianne au pouvoir : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, 1989.

5 M.-J. Sedaine, Maillard ou Paris sauvé, tragédie en 5 actes et en prose (sujet tiré de l’histoire de France, 1358), Paris, Prault, 1788, Théâtre de Sedaine, t. VI.

6 Abbé de Bévy, Manuel des révolutions, suivi du Parallèle des révolutions des siècles précédents avec celle actuelle, (s. l.), 1793, p. 66-67.

7 Sur cette problématique, voir C. Amalvi, Le goût du Moyen Âge, 2e éd., Paris, Les Indes savantes, 2001.

8 J. Michelet, Histoire de France, Paris, Hachette, 1837, t. 3, p. 419.

9 A. de Thibaudeau, Histoire des États-généraux et des institutions représentatives en France depuis l’origine de la monarchie jusqu’à 1789, Paris, Paulin, 1843, p. 162, note 1.

10 J. Michelet, Histoire de France, Paris, Lacroix, Verboecken, 1871, t. 1, p. xxvi.

11 J. Quicherat, Notice « Jules Quicherat », Plutarque français, 2e éd., Paris, Langlois et Leclercq, 1846, p. 320-323.

12 H. Bordier et E. Charton, Histoire de France, Paris, Le Magasin pittoresque, 1859, t. 1, p. 472 ; H. Martin, Histoire populaire de la France, Paris, Furne et Jouvet, 1868, t. 1, p. 390 ; F. Morin, Origines de la démocratie : la France au Moyen Âge, 3e éd., Paris, Pagnerre, 1865, p. 277-278.

13 C. Giraud, « Le traité de Brétigny et la France en 1364 », Revue des Deux-Mondes, 1er juin 1871, p. 479.

14 T. Perrens, La démocratie en France au Moyen Âge : histoire des tendances démocratiques dans les populations urbaines au xive et au xve siècle, Paris, 1873, t. 1, p. vii.

15 T. Perrens, Étienne Marcel et le gouvernement de la bourgeoisie au quatorzième siècle, Paris, Hachette, 1860, p. 359.

16 R. Gysaur, Les Parisiens célèbres, Paris, Charavay, 1884, p. 321.

17 A. Lorrain, Récits patriotiques, Paris, Hachette, 1883, p. 68-73.

18 F. Husson, L’amour de la patrie : récits nationaux, Paris, Tours, 1894, p. 37.

19 Cours Gauthier-Deschamps, Cours moyen d’histoire de France, Paris, Hachette, 1904, p. 23.

20 E. Lavisse, Histoire de France, cours moyen, Paris, Armand Colin, 1913, p. 47.

21 Bulletin municipal officiel de la ville de Paris, 15-16 juillet 1888, p. 1645-1646.

22 L. des Cars, Jean-Paul Laurens, 1838-1921, peintre d’histoire. Catalogue de l’exposition du musée d’Orsay (Paris) et du musée des Augustins (Toulouse), Paris, RMN, 1997.

23 P. Duzéa, Étienne Marcel, drame en cinq actes et en vers, Paris, 1896, p. 1-3. – Le romancier et critique d’art Léon Riotor (1865-1946) est aussi l’auteur d’un récit : Étienne Marcel, roi de Paris, chronique du temps de Jean le Bon, Paris, Nathan, 1933, aujourd’hui bien oublié, mais lu avec le plus vif intérêt par le jeune Jacques Le Goff(information donnée à l’auteur par le médiéviste disparu en 2014).

24 P. Déroulède, Pages françaises, 2e éd., Paris, Bloud, 1909, p. 331-332.

25 Fr. Lacombe, Histoire de la bourgeoisie de Paris depuis son origine jusqu’à nos jours, Paris, Amyot, 1851, p. 229-230.

26 Michelet, Histoire de France, t. 3, p. 417.

27 Ibid., p. 392.

28 On lira le détail des arguments échangés dans cette joute dans C. Amalvi, « Les métamorphoses révolutionnaires d’Étienne Marcel de Danton à François Mitterrand », De l’art et la manière d’accommoder les héros de l’histoire de France. De Vercingétorix à la Révolution, Paris, Albin Michel, 1988, p. 295-298.

29 A. Coville, Le Moyen Âge, t. 13, Paris, 1900, p. 530.

30 R. Fossier, Histoire sociale de l’Occident médiéval, Paris, Armand Colin, 1970, p. 319-320. Voir aussi R. Cazelles, Paris de la fin du règne de Philippe-Auguste à la mort de Charles V : 1223-1380, Paris, Hachette, 1972 ; R. Cazelles, Nouvelle Histoire de Paris et R. Cazelles, Étienne Marcel, champion de l’unité française, Paris, Tallandier, 1984.

31 J. Julliard, « Les masques du condottiere », Le Nouvel Observateur, 25 février 1983, p. 20.

32 Étienne Marcel, Le Bateau ivre, Paris, Albin Michel, 2001.

33 La réussite scientifique de l’exposition et du riche catalogue, qui l’accompagne, s’explique par le fait que, parmi les responsables de cette manifestation, figure Boris Bove, dont les travaux savants ont renouvelé nos connaissances sur le pouvoir politique parisien au Moyen Âge, notamment sa thèse : Dominer la ville, prévôt des marchands et échevins parisiens de 1260 à 1350, Paris, Éditions du CTHS, 2004. Citons aussi Le Paris du Moyen Âge, sous la direction de Boris Bove et Claude Gauvard, Paris, Belin, 2014.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christian Amalvi, « Le mythe d’Étienne Marcel »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 34 | 2017, 107-125.

Référence électronique

Christian Amalvi, « Le mythe d’Étienne Marcel »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 34 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14500 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14500

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Auteur

Christian Amalvi

Université Paul-Valéry Montpellier 3

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Droits d’auteur

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