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2017

Penser les cinq sens au Moyen Âge. Poétique, esthétique, éthique, dir. Florence Bouchet, Anne-Hélène Klinger-Dollé

Myriam White-Le Goff
Référence(s) :

Penser les cinq sens au Moyen Âge. Poétique, esthétique, éthique, dir. Florence Bouchet, Anne-Hélène Klinger-Dollé, Paris, Classiques Garnier, 2015, 351 p. 

ISBN 978-2-8124-3683-3

Texte intégral

1Le volume est constitué des actes d’un colloque qui s’est tenu à Toulouse en 2013. Les articles sont organisés en quatre parties, relativement équilibrées.

2L’ensemble est précédé d’un avant-propos du directeur du laboratoire « Patrimoine, Littérature, Histoire » qui a organisé le colloque, Jean-Yves Laurichesse. Il rappelle combien les sens peuvent faire le lien entre le moment présent et le passé. L’introduction par Florence Bouchet suit. Elle met en lumière certaines des conceptions médiévales des sens, notamment en ce qui concerne leur hiérarchisation ou la progression du matériel au spirituel, sans oublier de montrer que, dans la pensée médiévale, la connaissance ultime, celle de Dieu, peut s’initier dans les sens. Très rapidement, on se détache des sens matériels, de leurs ambivalences et des tensions entre les « pôles herméneutiques » (p. 13) qu’ils constituent pour évoquer leur compréhension métaphorique, allégorique, symbolique ou politique, en s’appuyant notamment sur la double signification de sensus depuis le latin : perception physique et interprétation intellectuelle. Il n’en demeure pas moins que « les cinq sens font système et participent de la complexité du monde vivant » (p. 17).

3La première partie, « Discours savants, prescriptions éthiques », regroupe quatre articles. On s’y intéresse à ce qui « rapproche et distingue l’homme de l’animal en matière de sensations ; elle ouvre un questionnement anthropologique sur l’usage des sens chez l’homme, partagé entre illusion et désir d’accéder à la vérité » (p. 18). Silvana Vecchio évoque « Le plaisir des sens. Analyse psychologique et discours moral », en s’appuyant sur le traité sur les passions de l’âme de Thomas d’Aquin. Elle articule de manière novatrice la hiérarchie des sens et l’idée du péché, à partir de la question de la persistance des sens dans l’au-delà. Seulement la vue et le toucher persistent pour Bonaventure, par exemple, alors que Thomas estime que tous les sens demeurent, sont magnifiés, au point de ne plus nécessiter de stimuli extérieurs ou matériels pour s’émouvoir, et suscitent un plaisir légitime et naturel, au sens où il exprime la perfection humaine, la réalisation de toutes les potentialités de l’homme affranchi de tout besoin. Elle met en avant une acceptation de la nature psychophysique de l’homme, plutôt qu’un examen éthique. Dans « Condamnés à une connaissance d’oiseau de nuit ? Albert le Grand et l’intellect humain conjoint aux sens et à l’imagination », Julie Casteigt montre comment l’intellect humain peine à connaître directement le principe de toute chose, pourtant manifeste, en raison de la gêne que constituent les sens et l’imagination. Une médiation lui est donc nécessaire comme quand l’oiseau de nuit veut regarder le soleil : la métaphysique ou la théologie symbolique. Dans « Animalité et imperfection des sens au XIIIe siècle, des bestiaires à Albert Le Grand », Cécile Rochelois part des défaillances sensorielles des animaux dans les encyclopédies et bestiaires du XIIIe siècle pour arriver à l’échelle des animaux dans le livre XXI du De animalibus d’Albert le Grand. L’exemple central pour la démonstration est celui de la taupe mais la question de fond est celle de la perfection humaine par rapport à l’animal. Dans « Sens animaux et sens humains. Pour une transcendance du sens dans le projet encyclopédique d’Alexandre Neckam », Franck Collin évoque le tournant de l’encyclopédisme médiéval aux XIIe-XIIIe siècles. Dans le De naturis rerum, il s’agit pour Alexandre Neckam d’« articuler la cosmologie aristotélicienne, l’apport des physiciens, la question des sens, à la tropologie chrétienne » (p. 74-75). Une nouvelle place est faite à l’expérience. « Derrière la question épistémologique s’articule donc non moins fortement un projet poétique et éthique » (p. 75).

4La deuxième partie, « Philosophie et spiritualité », « prolonge […] la réflexion sur l’intelligibilité du monde et la discipline des sens corporels, mis en relation avec les sens spirituels, jusqu’à une réhabilitation des sens au début de la Renaissance » (p. 18). Dans « Représentation et usage des cinq sens dans le Livre des Similitudes attribué à Anselme de Cantorbéry », Sylvain Leroy expose la large part des évocations sensorielles du quotidien monastique dans le traité spirituel. Par l’art de la similitude, les cinq sens permettent progressivement d’apprendre à mieux savourer les Écritures, dans ce « manuel de méditation à l’usage des moines » (p. 102). Dans « La vie contemplative et la purification des sens dans la spiritualité cartusienne aux XIIe et XIIIe siècles », Nathalie Nabert montre dans quelle mesure différents penseurs chartreux mettent en avant le passage des sens corporels aux sens spirituels dans l’expression du désir de Dieu, qu’on mette plutôt en avant l’ascèse ou le goût de Dieu. « Tout le corps est sollicité par la diminution et la transfiguration spirituelle des sens dans le combat d’une purification qui mène à Dieu. Le rapport défectif à la plénitude laisse ce mode de connaissance imparfait et oblique reposant sur une poétique du corps diminué que l’ascèse a peu à peu transformé et dépossédé de lui-même, le conduisant indubitablement à l’oubli de soi pour atteindre la vision fugitive des ‘élus de Dieu’ évoquée par Hugues de Balma et Guigues du Pont » (p. 130). Dans « Célébrer les sens à l’aube du XVIe siècle. Images textuelles et représentations figurées des sens dans le De sensu de Charles de Bovelles (1511) », Anne-Hélène Klinger-Dollé souligne en quoi le philosophe humaniste reconnaît dans la sensation humaine le « lieu par excellence de l’ouverture à l’altérité » (p. 133). Les sens interviennent ainsi à la fois dans la perception du monde mais aussi dans la transmission des connaissances, non sans un système analogique sous-jacent entre sensibilité interne et externe.

5La troisième partie, « Fictions d’oc et d’oïl », « sollicite les textes romanesques et poétiques pour analyser le traitement littéraire des sens » (p. 18). Jean-Marie Fritz se demande si l’on « peut parler de synesthésies dans la poésie française du Moyen Âge ». Il rappelle la spécificité du contexte médiéval où est en vigueur une puissante pensée analogique et holiste. Il expose les « soubassements épistémologiques de la question » puis « le rapport entre synesthésie et métaphore, donc la question poétique et rhétorique » (p. 150), et analyse quelques exemples dans la poésie des troubadours et des trouvères. Dans « Perdre les sens. Brouillage et théorie de la perception dans Flamenca », Valérie Fasseur privilégie les « paysages sensoriels qui seront aussi des voyages intérieurs » (p. 169) puisqu’elle prend en compte le rôle de l’imagination autant que des sens dans l’élaboration et l’expression du sentiment amoureux. Dans « La ‘maison de Mémoire’ et le sens dans le Bestiaire d’Amour de Richard de Fournival », Cristina Noacco éclaire l’arrière-plan culturel du discours amoureux qui se méfie des sens, notamment autour de la tradition philosophique et symbolique de l’homme microcosme, de la tradition didactique ou édifiante qui en fait les portes du péché ou du salut, avant de les remettre à l’honneur grâce à l’intervention de la dame. Dans un premier temps, la vue et l’ouïe apparaissent comme les deux portes de la « maison de Mémoire » de Richard, tandis que l’odorat présente des dangers et que le goût et le toucher sont purement inconnus. Mais dans la deuxième partie du Bestiaire, Richard revalorise le toucher et dénonce la parole quand elle est trompeuse ou la vue quand elle est illusoire. Toutefois ce bouleversement passe par le déploiement de l’espace intérieur de la subjectivité amoureuse et de la mémoire. Dans « Les cinq sens », Karin Ueltschi aborde la question tant débattue « de la corporéité des défunts » en mettant en avant un entre-monde médiéval à partir du constat que l’homme semble bien garder ses cinq sens dans l’au-delà puisque les revenants se manifestent aux sens des vivants et que les morts sont tourmentés dans leur corps.

6La quatrième partie, « Questions esthétiques », « s’ouvre aux autres arts » (p. 18). Les deux articles qui suivent, « La ‘Rose bien colourie’. La ‘vérité’ des sens dans le recueil de Chypre » d’Isabelle Fabre et « ‘Semblant me fait qu’il me veuille oindre’. Ironie, mélancolie et confusion des sens dans le recueil de Chypre » de Gilles Polizzi, constituent un diptyque. Les deux chercheurs collaborent en effet dans l’étude et la traduction de ce recueil poétique et musical composé dans le premier tiers du XVe siècle. Isabelle Fabre « considère la ‘vérité’ poétique des notations sensorielles (ouïe, vue et odorat) telles qu’elles sont articulées dans la relation entre les poèmes et leur mise en musique ; Gilles Polizzi met l’accent sur la remise en cause de cette ‘vérité’ par les discordances entre musique et discours, et les ambiguïtés qu’impliquent non seulement la subtilité de la casuistique courtoise, mais aussi la synesthésie ou confusion des sens comme effet de la mélancolie » (p. 221). Florence Mouchet s’intéresse à la « synesthésie et [à la] composition musicale chez Hildegarde de Bingen » à partir de « l’exemple de l’Ordo Virtutum ». La vue, traditionnellement convoquée dans la liturgie, accompagne l’audition et l’olfaction dans le drame liturgique d’Hildegarde, dans une logique synesthésique qui vise à donner accès à « l’homme intérieur » par le sixième sens, qu’est celui du cœur. Hildegarde se détache des textes pour proposer de s’élever vers Dieu à partir du sensible, ce qui motive la transformation d’une vision du Scivias en drame et reflète la conception nouvelle de l’homme, pris en compte dans sa chair, au XIIe siècle. L’adjonction de la musique à la vision renforce son efficacité didactique. Anne-Marie de Gendt traite du « Contrôle des sens dans le cycle de La Dame à la licorne ». Elle établit une correspondance entre les cinq sens évoqués dans les tapisseries et les cinq degrés de l’amour courtois pour dessiner un parcours amoureux où les sens doivent être retenus, alors même que le toucher semble plutôt étonnamment valorisé. L’alternative entre une bonne et une mauvaise voie de la vie humaine est marquée par la forme même de l’Y. Dans « La Croix et l’assemblée. Les cinq sens dans l’iconographie du Pontifical de Pierre de la Jugie », Émilie Nadal s’intéresse au programme iconographique enluminé qui illustre le Pontifical, au regard de l’avis de Guillaume Durand (vers 1230-1296) sur les cinq sens exprimé dans son Rational des divins offices.

7Le volume contient un cahier iconographique, malheureusement essentiellement en noir et blanc. Il donne une bibliographie sélective ordonnée très utile, des index des œuvres et des auteurs, ainsi que la présentation des auteurs et les résumés des articles.

8On apprécie tout particulièrement le dialogue entre les spécialistes de différents champs du domaine médiéval : littérature, philosophie, théologie, histoire de l’art, musicologie, théologie…

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Pour citer cet article

Référence électronique

Myriam White-Le Goff, « Penser les cinq sens au Moyen Âge. Poétique, esthétique, éthique, dir. Florence Bouchet, Anne-Hélène Klinger-Dollé  »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 11 juin 2017, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14151 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14151

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Myriam White-Le Goff

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