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2017

Géraldine Roux, Maïmonide ou la nostalgie de la sagesse

Karin Ueltschi
Référence(s) :

Géraldine Roux, Maïmonide ou la nostalgie de la sagesse, Paris, Points (« Points Sagesses »), 2017, 196 p.

ISBN 9782757816301

Texte intégral

1La philosophe Géraldine Roux, qui a déjà consacré un gros travail à Maïmonide (Du prophète au savant : l’horizon du savoir chez Maïmonide, Cerf, 2010), nous offre ici un essai clair et dense – voire intense ! – sur cette figure majeure de notre XIIe siècle. Maïmonide (1138-1204) est considéré comme le père du rationalisme philosophique juif. Il était à la fois philosophe, rabbin et médecin ; c’est son cheminement intellectuel qui est retracé ici dans le contexte historique précis qui a vu naître sa pensée, sa quête de la sagesse et du savoir. Car, c’est le point de départ et l’origine de sa réflexion, la science en l’occurrence du peuple d’Israël a été perdue au fil du temps à cause de ruptures de la chaîne de transmission orale : en effet, il s’agit non pas de la « sagesse » fixée par l’écrit et la Torah, mais de traditions orales sans lesquelles ces premiers livres de l’Ancien Testament ne peuvent pas être convenablement déchiffrés. Recouvrer ces traditions orales, voici l’aspiration et l’objectif de ce grand philosophe ; on le voit d’emblée, un tel sujet est au cœur même des préoccupations des médiévistes non seulement philosophes mais aussi historiens et surtout littéraires, d’autant plus que  Maïmonide « a produit une langue commune à la philosophie et à la religion pour leur permettre de dialoguer » (p. 11).

2Une belle introduction retrace à la manière d’une anecdote – belle et efficace captatio benevolentiae ! – la première rencontre de l’auteur, alors jeune étudiante, avec Maïmonide, rencontre de hasard, rencontre improbable même au départ, mais qui s’est révélée décisive pour la suite de la trajectoire de la jeune Géraldine Roux. Désormais elle se consacrera à l’étude de ce maître à penser d’il y a 900 ans. La rencontre entre un lecteur et un penseur n’est jamais chose anodine et le « miracle » décrit dans ces premières pages peut tout à fait se reproduire pour le lecteur de cet ouvrage consacré à Maïmonide, guidé par Géraldine Roux. Les quatre chapitres composant l’ouvrage – « Les années d’errance », « Refonder la science de la loi », « Perplexité et révolte » et « Le chemin de la sagesse » – épousent l’éclosion de la pensée et de l’œuvre de Maïmonide dans sa subordination au temps et sa trajectoire biographique sans que pour autant la progression soit toujours linéaire puisqu’il s’agit au contraire d’un approfondissement constant des mêmes problématiques qui s’enrichissent au fil des péripéties d’une vie mouvementée et de la maturité croissante du philosophe.

3Issu d’une lignée de savants et de juges, Maïmonide vit à Cordoue jusque vers l’âge de dix ans, puis sa famille doit fuir la ville vers 1147 ou 1148 et s’établit sans doute à Séville, avant de devoir fuir à nouveau jusqu’au Maroc, une dizaine d’années plus tard ; enfin, le destin conduit le philosophe de Saint-Jean-d’Acre en Égypte. Maïmonide connaît donc l’exil et l’interdiction de pratiquer sa religion. Mais surtout, il éprouve douloureusement combien certaines conditions de vie rendent l’étude difficile, voire impossible. Il comprend que c’est à cause des vicissitudes historiques que des pans entiers du savoir d’Israël ont été perdus. D’autres blessures comme l’expérience du deuil (la mort de son frère David surtout) et du mal alimentent et affinent la pensée du philosophe et son œuvre.

4Ayant achevé ses études de médecine à Fès, Maïmonide a commencé à écrire vers l’âge de 23 ans son Commentaire de la Mishnah, cette composante du Talmud (« étude » en hébreu) qui véhicule les traditions et discussions orales au sujet de la loi écrite de la Torah dont il constitue le pendant, le complément indispensable. Il faudra dix ans au philosophe pour achever cette œuvre dans laquelle sont esquissés les grands thèmes récurrents de ses autres ouvrages : la transmission de la tradition (avec le rappel des treize articles de foi fondamentaux du judaïsme), le mode d’interprétation des textes, le messianisme et l’éthique d’Aristote. On y trouve cette grande idée – qui peut être transposée à bien d’autres problématiques et interrogations : « La refondation du judaïsme passe par la revitalisation de la Loi écrite et de la Loi orale à leur source », en l’occurrence « chez les tannaïm, les premiers compilateurs (p. 68) ». C’est grâce au Commentaire de la Mishnah que les générations futures pourront tout à loisir étudier les fondamentaux à l’intérieur même de leur communauté et nonobstant les vicissitudes de l’histoire.

5Dans un autre texte, l’Épître sur la persécution (1162-1163), le philosophe établit la distinction si fondamentale entre apostasie volontaire et apostasie sous contrainte. Le Traité des poisons lui apporte la renommée dans la communauté juive d’Égypte ; il va jouer un rôle politique en devenant, malgré son jeune âge, nagid, i.e. chef de la communauté juive en 1171. Géraldine Roux consacre ensuite de très belles pages à la problématique du messianisme dans son lien avec le savoir et la sagesse à partir de l’Épître au Yemen, rédigée en 1172 et du Traité des Huit chapitres ; c’est en effet du niveau de « savoir » du peuple et donc d’une manière de coopération que dépend la venue du roi-messie. Enfin, la grande œuvre de maturité, le Traité des égarés, ou plus exactement « des perplexes », est fondée sur une importante investigation lexicographique. Maïmonide y donne un éblouissant commentaire du péché d’Adam, du livre de Job et des grandes interrogations éternelles qu’il pose – l’injustice, l’existence du mal, le sens de la souffrance –, interrogations qui aboutissent naturellement, en dernier lieu, au problème de l’essence même de Dieu. Enfin, il définit une manière d’état d’esprit qui pourrait définir le quêteur de sagesse, le philosophe donc : la perplexité, qui n’est pas « une mélancolie ni un scepticisme, mais un outil philosophique puissant, briseur de certitudes ». Et, dit Géraldine Roux, « c’est cet outil qu’il veut faire découvrir aux savants révoltés » (p. 119).

6L’enseignement de Maïmonide est parsemé de belles paraboles que Géraldine Roux sait utiliser fort habilement pour résumer en un raccourci clair et efficace des considérations complexes ; ainsi cette « image » de l’enfant d’abord réticent face à un apprentissage ardu, mais qui s’y met docilement parce qu’on lui a promis une récompense, un peu de miel, des figues. De cette manière, même si en travaillant il se concentre sur les friandises, le profit intellectuel est acquis et l’enfant finira par goûter la véritable récompense de ses efforts : l’accès à la sagesse. Enfin, Maïmonide montre qu’« unifier les opposés, résoudre les contradictions de la Loi revient à résoudre ses propres contradictions internes » (p. 184).

7Le livre se termine par un glossaire très utile non seulement pour les non philosophes mais aussi tous les lecteurs peu familiers avec les bases du judaïsme ; ils y trouveront expliquées de manière concise et efficace les principales notions indispensables pour entrer dans la pensée et le temps de ce grand philosophe. Si Géraldine Roux en offre une clé de lecture, elle s’efface constamment derrière le discours du philosophe qui seul « parle » véritablement dans ce livre ; c’est peut-être ce qui le rend si « dense » justement, si captivant : Maïmonide nous interpelle personnellement. Entrer dans sa pensée affine singulièrement notre intelligence concernant le contexte historique et intellectuel du XIIe siècle ; de plus, cette pensée entre constamment en résonance avec des problématiques sémantiques universelles et des questionnements contemporains : « Face à l’extrémisme religieux (…) sa pensée livre des outils intéressants d’échanges et de pacification. Ne serait-ce pas là la voie de notre modernité, celle d’un échange ouvert où nos contradictions apparentes pourraient se révéler comme des interprétations polysémiques d’un même problème commun ? » (p. 12). En tout cas, ce livre (re)donne le goût du raisonnement philosophique : c’est un langage qui nous est naturellement, profondément familier ; si jamais nous l’avons oublié, Géraldine Roux nous le rappelle ici. Son livre enfin nous encourage aussi, vivement, à laisser là nos cloisons disciplinaires trop étanches pour relire nos grands classiques du Moyen Âge à la lumière de la pensée de Maïmonide.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Karin Ueltschi, « Géraldine Roux, Maïmonide ou la nostalgie de la sagesse  »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 11 juin 2017, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14140 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14140

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Auteur

Karin Ueltschi

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