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2017

Helmut Reimitz, History, Frankish Identity and the Framing of Western Ethnicity, 550-850

Marie-Céline Isaïa
Référence(s) :

Helmut Reimitz, History, Frankish Identity and the Framing of Western Ethnicity, 550-850, Cambridge, Cambridge University Press, 2015 (« Cambridge Studies in Medieval Life and Thought, Fourth Series »), 513 p.

ISBN : 9781107032330

Texte intégral

  • 1 Articles fondateurs : « Der Weg zum Königtum in historiographischen Kompendien der Karolingerzeit » (...)

1L’écriture de l’histoire dans le monde franc est scandée par la succession de projets aux différences bien connues, passant d’une histoire de l’Église (Grégoire de Tours, VIe siècle), à une histoire des élites franques (Frédégaire au VIIe siècle, Liber historiae Francorum, première moitié du VIIIe siècle), puis à une histoire de la famille pippinide (Historia vel Gesta Francorum, deuxième moitié du VIIIe siècle) qui culmine dans un projet d’histoire dynastique (Annales royales) plusieurs fois décliné (Annales Mettenses priores, Annales de Lorsch, etc.) : l’histoire du genre dessine ainsi les étapes d’une appropriation par le pouvoir central du genre historiographique à des fins idéologiques. Helmut Reimitz connaît cette trame à la perfection, comme il l’a démontré dans différents articles parus ces dix dernières années1. Il publie avec ce livre une synthèse d’essais récents publiés en allemand puis en anglais, en ajoutant à l’analyse du discours politique de l’histoire la clé de lecture de l’identité ethnique. L’hypothèse majeure d’H. Reimitz est que, l’identité ethnique étant cette construction sociale qui se dit « naturelle », les historiens du monde franc se mettraient à écrire pour en proposer leur définition singulière et délimiter le rôle politique que l’identité franque doit jouer, ou non.

  • 2 L’insistance sur les « cultural brokers » apparaît à partir des années 2010 dans les publications d (...)
  • 3 Ils se réfèrent dans l’épilogue du Pactus Legis salicae à un « premier roi des Francs » qu’ils ne n (...)

2Grégoire de Tours le premier, en tant qu’« intermédiaire »2 entre Rome et les nouveaux royaumes barbares, écrirait pour lutter contre l’importance grandissante de l’identité franque pour ses contemporains. Fondant par les Decem Libri Historiae (DLH) une société où les évêques seraient les garants d’un pouvoir juste dans une communauté de foi, il fait exprès de ne pas donner de consistance à un autre corps politique fondé sur une identité ethnique, ni par la généalogie de rois francs qu’il dit ignorer, ni par un quelconque récit des origines, ni par des frontières spatiales. Il promeut à la place une éthique sénatoriale où la recherche du bien commun doit être assumée par une élite chrétienne. Les Francs avaient pourtant été identifiés comme peuple (gens) par les sources du Ve et du VIe siècle. Procope retrace leur ethnogénèse et voit en eux les barbares par excellence ; Agathias préfère les décrire par leurs vertus romaines à un moment de rapprochement entre Francs et Byzantins qui serait aussi le contexte de rédaction des Excerpta Latini barbari (contra B. Gastad, EME 19-1, 2011). Il existerait même une tradition foisonnante de légendes capables de relier les Francs à Rome, notamment via Troie, depuis le IVe siècle. Après que les actes produits au VIe siècle par le pouvoir royal ont témoigné d’une hésitation devant l’adoption d’un titre national3, l’identité ethnique sert de point de ralliement aux vainqueurs à l’issue des guerres civiles du VIe siècle : elle est mise en avant dans les réécritures de la Loi salique et dans la titulature royale, et les « rois » du VIe siècle deviennent « rois des Francs » au VIIe siècle (Lettres austrasiennes). Grégoire de Tours donc chercherait à ralentir cette évolution, comme son ami Venance Fortunat. Le poète célèbre constamment la capacité de tel ou tel membre de l’entourage royal à perpétuer les compétences romaines (éducation, éloquence) et, dans une œuvre poétique traversée par la question de l’intégration, il ne veut pas promouvoir l’identité des Francs ou l’ancienneté de leur maison royale. En dépit des mille possibilités de réinterprétation qu’offre l’abréviation, les Histoires en six livres éditées au VIIe siècle à partir des DLH ne font pas plus de place à l’identité franque que Grégoire lui-même (contra W. Goffart). Le fait est mis en évidence p. 145-154 dans un utile tableau synoptique des DLH en version intégrale et de l’Histoire abrégée du manuscrit de Cambrai, BM 624 (684). Au contraire, les abréviateurs ont conservé l’essentiel de l’esprit des DLH, c’est à dire leur focalisation sur le rôle des saints, donc des individus et des pasteurs, dans une histoire qui est avant tout celle de l’Église en Gaule. Ils suppriment en revanche de l’œuvre de Grégoire toute espèce d’indication autobiographique.

  • 4 Comme lorsque Helmut Reimitz observe les changements mineurs apportés à l’Epistola Hieronymi de gra (...)
  • 5 St. Esders, Römische Rechtstradition und Merowingisches Königtum, Göttingen, 1997.

3La Chronique de Frédégaire rompt avec cette perspective. Même si la Chronique est dans l’état que nous connaissons l’œuvre d’un auteur unique appartenant aux cercles pippinides des années 660, elle doit encore être considérée comme le point d’aboutissement d’une « chaîne de chroniques » (Ian N. Wood) reprise et complétée de 613 aux années 660, qui n’a pas fait disparaître un point de vue originel pro-burgonde et anti-Brunehaut. Agrestius de Luxeuil pourrait être à l’origine du projet historiographique, qui aurait été poursuivi depuis Remiremont. En l’état, la Chronique se distingue des DLH par son refus de limiter l’identité franque à une région (Austrasie) ou à un groupe restreint du royaume. Les Francs sont « ceux qui font tenir ensemble l’intégralité du royaume des Francs » (p. 198). Il ne s’agit en aucun cas de la résurgence d’une culture germanique un temps dissimulée sous une culture latine par les DLH. Le gouvernement de Clotaire II montre au contraire l’émergence d’une synthèse subtile4, et le gouvernement à la romaine d’un peuple franc5 – le même type de réinterprétation est à l’œuvre dans la Chronique. L’examen des manuscrits Paris, BnF, latin 10910 (VIIIe siècle ; le plus ancien manuscrit connu de Frédégaire) et Berlin, Staatsbibl., Philips 1829, qui dresse un état des lieux de sa documentation (Chronique de Jérôme, Hydace, Liber generationis) montre combien la Chronique de Frédégaire est un projet qui entend défaire ce que Grégoire de Tours avait construit. Il s’agit de rendre aux Francs une identité nationale avec une histoire longue, une origine lointaine et grandiose (Troie, etc.), des rois bien avant Clovis, et une place parmi les gentes de l’histoire universelle qui structurent la Chronique de Jérôme. Cela implique éventuellement d’apporter des changements au texte de Jérôme lui-même, pour empêcher la dissolution de ces gentes dans le « nous » englobant des chrétiens que Jérôme adopte pour décrire son histoire contemporaine.

4Le Liber Historiae Francorum (LHF) est achevé en 727 par un auteur qui veut contredire Grégoire de Tours et les chroniqueurs comme Frédégaire. Les Francs sont le seul sujet de son histoire, et les seuls descendants des Troyens plutôt que l’un des 72 peuples-gentes que connaît Jérôme. Dans son résumé de Grégoire en 8500 mots, le LHF trouve ainsi le moyen de citer 47 fois les Francs, dont 34 fois sans que Grégoire l’ait fait auparavant. L’erreur consisterait à croire que les divergences entre l’auteur du LHF et ses prédécesseurs serait affaire de circonstances et pas de propos : parce que le LHF compile des traditions orales qui lui donnent son ton épique bien connu, et parce qu’il s’adresse à des laïcs surtout militaires, il ignorerait les entreprises historiographiques antérieures et resterait au niveau d’une exaltation héroïco-nationale capable de plaire à son public de soudards. Or non seulement le LHF choisit dans Grégoire de Tours ce qu’il veut bien conserver, mais il est même, selon H. Reimitz, dans un rapport de compétition sur ce point avec les Chroniques type Frédégaire, puisqu’il propose une autre réception possible des DLH. Contre Frédégaire mais comme la Loi salique, le LHF construit une interprétation historique sur la base d’une appropriation de l’Ancien Testament, qui lui permet de faire du peuple franc le nouveau peuple élu. Ce peuple peut être le responsable du bien commun, y compris en matière religieuse, ce qui revient à le mettre à la place que Grégoire de Tours avait ménagée pour les évêques. Le LHF abandonne aussitôt le lexique des gentes-nations qui organisent l’histoire du monde, pour adopter l’opposition entre gens-gentilitas (paganisme) et populus (peuple élu, peuple des Francs).

5L’équilibre politique sous les Mérovingiens reposait sur l’existence d’une famille royale qui n’est pas réductible à n’importe quelle famille aristocratique : elle seule peut maintenir la balance égale entre différentes familles concurrentes et incarner ainsi une forme d’unité nationale. Le principe du consensus entre cette famille et tous les groupes aristocratiques associés à son gouvernement par le conseil est fondamental. L’image du consensus politique développée par les Carolingiens dans les sources historiographiques est radicalement différente. Les Carolingiens sont présentés comme le moyen principal de création du consensus, les acteurs principaux des réussites passées et les garants d’un futur commun : c’est le message de l’Histoire (Historia vel Gesta Francorum) écrite par Childebrand et Nibelung dès 751/768 – soit la première histoire franque écrite du point de vue du pouvoir royal. Comme R. Collins l’a démontré, cette Histoire n’est en aucune manière une continuation de Frédégaire ; mais comme tout maillon de la chaîne de chroniques mérovingienne, elle emprunte après Frédégaire à Jérôme, Hydace et Grégoire de Tours, augmentés ici de Dares Phrygius. L’Historia est aussi une astucieuse réécriture du LHF, dont elle reprend la tonalité providentialiste et l’importance accordée aux Francs ; seulement elle appelle « Francs » tous ceux qui veulent bien combattre sous les ordres de Pépin III et contribuer à ses succès. On peut donc parler d’une forte politisation de l’identité nationale dans une perspective d’intégration rapide, qui provoquerait de vives réactions chez ceux que l’expansion franque menace : la Loi des Alamans (730-740) et la Loi des Bavarois (737-743) donnent le plus d’importance possible à tout ce que l’Historia veut abandonner, à savoir la référence à l’autorité de la dynastie mérovingienne comme source de toute légitimité et l’existence de leur propre identité nationale de gentes. La nouvelle rédaction d’une Loi salique sous Pépin III (763/764) leur répond, selon les analyses de Karl Ubl.

6La rupture formelle qui survient avec les Annales Laurissenses Maiores ou Annales Royales des Francs (ARF) ne correspond pas seulement à l’adoption par les Carolingiens d’un modèle historiographique romain : remplacer les Histoires par des Annales revient à envisager par structure le futur – le temps continue à se dérouler, les Carolingiens l’occupent – alors que les Histoires sont toujours des méditations sur un passé révolu. Dans leur première phase de rédaction vers 790, comme l’a montré M. Becher, les ARF sont l’épilogue du procès de Tassilon et de la soumission de la Bavière. Elles consistent plus largement à montrer que les Carolingiens peuvent, après le Mérovingiens et mieux qu’eux, représenter les Francs : les victoires de Charlemagne soumettent les nations « à son pouvoir et aux Francs ». Elles rendent inutiles les frontières pour définir ces Francs – ce sont ceux qui contrôlent un espace en constante expansion. C’est dans le même contexte victorieux (conquête du royaume lombard, après 774), que se comprend la composition du Chronicon universale : il s’agit, sous la forme d’une continuation de la Chronique universelle de Bède, de la première synthèse de toutes les traditions historiographiques antérieures, et antagonistes, sur les Francs. Le Chronicon intègre le destin carolingien dans la trame d’une histoire du monde organisée autour de l’opposition entre Rome, d’où découle toute légitimité, et Byzance, tentée structurellement par l’hérésie. La suture de l’Historia vel Gesta sur ce cadre d’analyse donne aux Carolingiens une vocation impériale. Les Annales rédigées à Lorsch sous la direction vraisemblable de l’abbé Ricbod traduisent la même position des cercles de la cour sur le sujet : Charlemagne a généreusement consenti à porter le titre impérial qui correspondait à sa domination effective sur l’Occident. Il n’est plus pertinent de penser l’organisation du monde occidental en nations (gentes) soumises aux Francs, mais en provinces (Saxonia, Italia provincia, Wasconia, etc.) que les Carolingiens ajoutent à leur royaume : l’intégration des hommes dans un unique populus christianus est envisageable, et l’exaltation du peuple franc supérieur aux autres disparaît dans la révision de la loi salique produite sous Charlemagne.

7Les Annales de Metz constitueraient alors un revirement à mettre en relation, comme l’a proposé Janet Nelson, avec le projet de partage de 806 : elles marquent en effet le retour à une conception exclusive de l’identité franque – les vrais Francs habitent le cœur de l’empire que doit gouverner Charles junior – et inventent l’institution d’un conventus Francorum ou assemblée de gouvernement Franks only. Le Chronicon de Lorsch (Chronicon Laurissense breve) répond aussitôt qu’il n’existe pas de nation franque supérieure par essence mais un seul peuple chrétien, et qu’il y a des Franci en Germanie – comme il y a des Chamaves en Frise qui veulent être jugés « comme des Francs » (Lex Francorum Chamavorum), c’est à dire des élites locales qui demandent à faire partie des élites de gouvernement. L’existence d’une « local Frankishness » (p. 386), sentiment ou volonté d’appartenance au peuple franc provenant de différentes élites régionales, est mise en évidence dans le Liber de episcopis Mettentibus et surtout dans une comparaison entre le récit de la révolte de 786 dans les Annales de Murbach (une révolte de Thuringiens contre Charlemagne) et dans les Annales de Lorsch (une révolte de grands qui avaient leurs honores en Austrasie). La nouvelle étape de rédaction des ARF vers 814 rencontre alors les principes directeurs de la Vita Karoli (av. 829) pour renouer avec le discours impérial adapté au règne de Louis le Pieux : les Franci sont partout dans un empire divisé à nouveau en provinces et non en peuples et tous, comme les Saxons selon Eginhard (cap. 8), peuvent « admettre la foi chrétienne, recevoir le baptême et, unis aux Francs, devenir avec eux un seul peuple ».

8On l’aura compris, le livre d’H. Reimitz est sensiblement plus que la somme des articles impeccables qui en sont l’origine : il s’agit d’une thèse limpide, défendue avec sérénité en fonction de la chronologie, au moyen d’une historiographie choisie et utilisée avec le plus grand scrupule, avec le retour qu’il faut aux manuscrits pour comprendre sans pédanterie inutile, et le soupçon de comparaison avec les sources contemporaines (diplômes, rédactions de la loi salique) qui permet de vérifier les hypothèses formulées. Il livre la définition systématique d’une écriture de l’histoire qui serait du VIe au IXe siècle toujours de circonstance, dynamique, militante, réactive, porteuse d’un projet politique – une définition parfaitement conjuguée aux positions de l’école de Vienne sur l’identité nationale comme création conjoncturelle.

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Notes

1 Articles fondateurs : « Der Weg zum Königtum in historiographischen Kompendien der Karolingerzeit », Der Dynastieveschsel von 751, dir. M. Becher, S. Dick, Münster, 2004, p. 277-320 ; « Die Konkurrenz der Ursprünge in der fränkischen Historiographie », Die Suche nach den Ursprüngen, dir. W. Pohl, Vienna, 2004, p. 191-210.

2 L’insistance sur les « cultural brokers » apparaît à partir des années 2010 dans les publications de l’école de Vienne : d’H. Reimitz, voir notamment « Cultural Brokers of a Common Past. History, Identity and Ethnicity in the Merovingian Kingdoms », Strategies of Identification, ed. W. Pohl, G. Heydemann, Turnhout, 2013, p. 257-302 ; « The Historian as Cultural Broker in Late Antiquity », Western Perspectives on the Mediterranean. Cultural Transfert in Late Antiquity and the Early Middle Ages, 400-800, éd. A. Fischer, I. N. Wood, London, 2014, p. 77-101.

3 Ils se réfèrent dans l’épilogue du Pactus Legis salicae à un « premier roi des Francs » qu’ils ne nomment pas plus que Grégoire lui-même, peut-être à cause de la concurrence de nombreux princes des Francs qui n’étaient pas prêts à laisser le monopole du titre aux Mérovingiens.

4 Comme lorsque Helmut Reimitz observe les changements mineurs apportés à l’Epistola Hieronymi de gradus Romanorum ou Decursio de gradibus entre sa rédaction fin VIe siècle et sa réception mérovingienne au milieu du VIIe siècle : le pouvoir royal se trouve présenté comme une alternative au pouvoir impérial et non comme un grade inférieur.

5 St. Esders, Römische Rechtstradition und Merowingisches Königtum, Göttingen, 1997.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Céline Isaïa, « Helmut Reimitz, History, Frankish Identity and the Framing of Western Ethnicity, 550-850 »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 12 avril 2017, consulté le 05 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14131 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14131

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Auteur

Marie-Céline Isaïa

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