Claire Serp, Identité, filiation et parenté dans les romans du Graal en prose
Claire Serp, Identité, filiation et parenté dans les romans du Graal en prose, Turnhout, Brepols, 2015, 464 p.
ISBN 978-2-503-55494-5
Texte intégral
1L’imposant ouvrage de Claire Serp correspond à la thèse qu’elle a préparée sous la direction d’Armand Strubel et soutenue en 2012. Le domaine qu’elle recouvre doit être précisé : par « romans du Graal en prose », l’auteur entend le Lancelot en prose, augmenté du Joseph, ainsi que le Perlesvaus ; les différentes suites du Merlin et le Tristan en prose ne font donc pas partie des textes examinés, pas plus que les récits post-Vulgate. Prenant appui sur l’idée que ces textes rendent probablement compte de multiples bouleversements relatifs à la constitution et à la représentation du noyau familial (nouveaux dogmes maritaux, nouveaux usages concernant la transmission), partant également du constat liminaire que « les romans du Graal sont peu ou prou des histoires de familles » (p. 11), l’ouvrage tâche de décrire les liens familiaux figurés dans les récits et de les interpréter littérairement et sous le rapport des mentalités.
2Les seize chapitres qui divisent le livre sont aisés à regrouper selon un parcours consacré d’abord principalement à la figure du père (chap. I-IV), ensuite aux relations oncle/neveu (chap. V) et au rapport des deux sexes d’une génération à l’autre (chap. VI, tantes et neveux, oncles et filles, pères et filles) — cet ensemble composant la première partie, consacrée au « poids du lignage ». La deuxième partie se penche sur les figures féminines et examine les questions relatives à la représentation des relations maritales (chap. VII-VIII) avant de s’attacher aux liens maternels, dont Claire Serp montre qu’ils sont particulièrement ambivalents (chap. IX-XI). Dans la dernière partie, l’étude des « systèmes horizontaux » envisage successivement le rapport entre sœurs (chap. XII), entre frère et sœur (chap. XIII) et entre frères (chap. XIV-XV), avant qu’un dernier chapitre ne revienne sur les modifications imposées à la perception du lignage selon les récits (lignage biologique, fraternité d’armes, lignage spirituel) et à la concurrence entre ces perceptions.
3L’organisation du propos se prête mal à un résumé d’ensemble. Comme le très sommaire descriptif, au paragraphe précédent, le laisse peut-être entrevoir, les objets d’analyse se succèdent de façon relativement indépendante et chaque chapitre, qui aboutit à ses propres conclusions, se comprend sans qu’il soit nécessaire d’avoir lu les précédents. À ce titre, l’ouvrage paraît destiné à la consultation plutôt qu’à une lecture exhaustive (bien que la conclusion, habile et ferme, estompe cette impression d’émiettement).
4Cela ne signifie pas que la perspective dans laquelle s’inscrivent ces pages ne soit pas unifiée. Claire Serp est animée par deux soucis récurrents sinon constants : montrer que le contenu narratif des textes qu’elle envisage est centré sur des problèmes féodaux très concrets ; interpréter en termes de fonctionnement narratif la composition et la représentation des lignages et des rapports intra- ou interfamiliaux. Sur ces deux points, la réussite est au rendez-vous. La perception du Lancelot propre qui se construit peu à peu (sans exclusive, évidemment), celle d’un catalogue de « cas » féodaux, est très convaincante : le Lancelot réunit tant de relations filiales, fraternelles, avunculaires, sororales, maritales, etc., qu’il constitue un grand cycle de variations sur les comportements familiaux — variations au sein desquelles le chevalier errant, s’il n’est pas lui-même impliqué dans ces relations, a un rôle de perturbateur ou de révélateur au sein des maisons dans lesquelles il s’arrête. Quant aux observations de Claire Serp sur le fonctionnement narratif, elles sont synthétisées et densifiées dans le dernier chapitre, qui montre intelligemment comment le lignage de Lancelot représente dans sa diversité les possibles narratifs qui étaient offerts au personnage principal et qui ne sont pas également concrétisés par lui (à Lionel la préoccupation lignagère, à Bohort et surtout Galaad l’avancée spirituelle...), et comment l’organisation de la Queste et de la Mort Artu peut se fonder sur la représentation d’appartenances conflictuelles. La Queste dévalorise aussi bien le lignage biologique que la « parenté » chevaleresque représentée par la Table Ronde afin de promouvoir la parenté spirituelle (ainsi se lit par exemple l’épisode qui met aux prises Bohort et Lionel), alors que la Mort Artu nie spécifiquement la parenté chevaleresque pour replier les personnages sur leur lignage biologique. C’est l’ensemble du cycle, en définitive, qui se comprend comme la désagrégation de l’idéal de la parenté chevaleresque, rongé par la verticalité des lignages, de plus en plus impérieusement ressentie.
5J’insiste significativement sur le Lancelot car les pages dévolues au Joseph et au Perlesvaus, pour intéressantes qu’elles soient (surtout sur le second), représentent la portion congrue de l’ouvrage. Dans chaque chapitre, si tant est qu’ils soient convoqués, ces deux récits sont observés à la suite du Lancelot, suivant un ordre à peu près immuable et dans des proportions très largement défavorables aux moins longs de ces romans.
6Outre les bonnes idées (sur le rôle de la hache dans les débuts de Lancelot, p. 101 sq.), les prises de position avisées et les discussions intéressantes (ainsi du retour critique sur la lecture, désormais traditionnelle, de la conception incestueuse de Perceval, p. 126-136), on fera crédit à cette étude de sa documentation historique et du point de vue anthropologique dont elle témoigne régulièrement. En outre, elle s’attarde en quelques lieux sur le traitement de tel ou tel thème par certains illustrateurs de manuscrits : Lionel et Bohort p. 400-402, Gauvain et ses frères p. 379-480, Galaad contre les sept frères p. 352-353, Ban et Bohort p. 304-305...
7Dans quelques cas, cependant, les lectures présentées semblent manquer de recul. L’interprétation d’Yvain et plus encore d’Érec (p. 204-208) peut paraître quelque peu naïve : on permettra de douter que le subtil Chrétien ait exprimé purement et simplement son point de vue dans les avertissements de Gauvain à Yvain ou qu’Énide « comprend qu’elle a été folle de croire en [l]a déchéance [d’Érec] » (p. 207 : où est-il écrit qu’elle y ait jamais cru ?). A contrario, on peut être frappé par le travail que les deux chevaliers, mis au pied du mur par leur compagne, doivent réaliser sur eux-mêmes : indolence (les deux personnages livrés aux plaisirs ont un rapport déréglé au temps), impatience, colère, égoïsme sont purgés par la cure imposée par l’aimée. Mais il n’est pas utile de revenir en détail sur ces textes qui ne sont pas l’objet propre du travail de Claire Serp.
8Aux p. 236 sq., au cours du développement sur les mères fautives, la démonstration qu’Hélène et Evaine ont été des mères indignes me paraît un peu artificielle. L’auteur, à mon sens, monte en épingle des détails interprétés de façon imprudente et recourt à un traitement psychologisant éminemment discutable (p. 238). Autant l’étude est soucieuse ailleurs des critères anthropologiques qui permettraient de juger des actions des personnages, autant les éléments qui autoriseraient à apprécier le comportement de ces deux mères au cours de leur fuite sont absents, la plongée dans le système de valeurs insuffisante, à tout le moins pour justifier de trouver qu’Hélène devrait avoir plus de contacts physiques avec son fils ou qu’il est anormal qu’elle le laisse derrière elle pour aller s’inquiéter de Ban (p. 237). De même la remarque sur le « reniement fort peu charitable » (p. 243) de la mère de Galaad, qui regrette la perte de sa virginité et donc celle du privilège de porter le Graal, paraît déplacée : la « charité » est hors de propos ici, la virginité étant tout simplement une valeur supérieure à toute autre si elle est motivée par la consécration à Dieu. Les usages éducatifs médiévaux permettent-ils d’ailleurs de mentionner comme un fait notable que la jeune mère n’élève pas elle-même son enfant (ibid., n. 14) ? De la même façon, le jugement exprimé sur le comportement d’Antor et de sa femme (p. 248) pèse-t-il exactement le poids de la loyauté au monarque ? Faut-il supposer de leur part une forme de convoitise dénaturée au-delà du simple devoir féodal — est-ce à de pareilles gens que Merlin aurait confié l’éducation d’Arthur ? Ce n’est d’ailleurs pas la « rupture du lien charnel » (p. 248) qui provoque la dégradation du caractère de Keu (alors le développement antérieur sur Lancelot trouvant une meilleure mère dans la Dame du Lac, p. 238, s’effondrerait de lui-même), mais la condition inférieure de celle qui l’allaitera : il ne s’agit pas de relation affective, mais d’une considération beaucoup plus matérielle, Keu devenant moins bon car il boit le lait issu du corps d’une moins bonne personne. Cette croyance n’est d’ailleurs pas ignorée de Claire Serp puisqu’elle la mentionne plus loin, p. 256. Quant aux propos étonnants tenus sur la mère de Merlin (« elle ne nous semble pas être plus solide moralement que ses sœurs », p. 257), absolument et directement contredits par la lettre du texte en maints endroits (le diable n’a-t-il pas fait une erreur en la choisissant ?), ils sont fondés sur une citation décontextualisée de Blaise qui, justement, à ce stade du récit, se trompe.
9Plus loin, c’est le problème de l’élection d’Arthur par la merveille de l’épée qui connaît à son tour une lecture quelque peu simplificatrice. L’élection d’Arthur est loin de « prouver » « que les chevaliers sont égaux indépendamment de leurs origines » (p. 418), puisqu’il est précisément reproché à Arthur de n’être pas noble ni chevalier. Le lignage n’est certes pas « relégu[é] au second plan » (ibid.) dans cet épisode du Merlin. Il fait partie intégrante du problème que celui-ci soumet, problème éloquemment formulé naguère dans l’analyse de Dominique Boutet (Charlemagne et Arthur, Paris, 1992, passim mais en particulier p. 62-63 sur cet épisode) : le roi fait-il partie de la pyramide féodale, ou est-il au-dessus d’elle ? Doit-il être un primus inter pares choisi au sein de la noblesse, ou bien l’investiture de la Couronne est-elle d’une autre nature ? L’archevêque et quelques chevaliers sont de ce second avis, mais cela ne concerne en rien « l’instauration de la parenté guerrière » et il n’apparaît pas qu’en la circonstance « l’origine du roman arthurien se confond avec l’origine de la chevalerie » (ibid.)...
10Ces remarques, trop développées ici par rapport à leur poids réel dans l’ouvrage, ne font pas oublier que ce dernier fourmille de lectures stimulantes et de démonstrations éclairantes. Il est un point de méthode, cependant, qui entache certaines d’entre elles : les remarques lexicographiques sont élaborées à partir du dictionnaire de Greimas. Si elles sont plus développées, elles recourent au glossaire des éditions utilisées, par définition limitatifs. Ni le Godefroy, ni le Tobler-Lommatzsch, ni le DEAF, ni le FEW ne sont sollicités, et cela fragilise les commentaires lexicologiques.
11Du point de vue formel, enfin, de trop nombreuses scories typographiques sont à déplorer. Bohort voit son nom écrit Bohoort tout au long de l’étude, les accents indus se glissent dans les transcriptions de l’ancien français (les participes au féminin, comme confortée, p. 237), La mort Artu devient bizarrement La Mort le roi (sic) à partir de la p. 424... Si une partie de ces négligences revient à l’auteur — et sur ce point personne n’est parfait —, en revanche il revenait peut-être à la vénérable maison Brepols de vérifier la répartition cohérente des majuscules et espacements dans les citations sorties et autour d’elles, ou la correction des espacements autour des apostrophes et des guillemets.
12Que ces défauts essentiellement visuels n’empêchent pas de tenir l’ouvrage de Claire Serp pour un travail précis et soigné. L’examen exhaustif du Lancelot en prose, la multiplicité des relations étudiées, l’intérêt des lectures proposées du Joseph ou du Perlesvaus, l’information historique et anthropologique dont bénéficie généralement l’étude font de ce livre un passage indispensable pour celui qui s’intéresse à la représentation des rapports familiaux et matrimoniaux dans le roman médiéval — passage facilité par le très utile index des personnages et des relations de parenté situé aux p. 438-443.
Pour citer cet article
Référence électronique
Damien de Carné, « Claire Serp, Identité, filiation et parenté dans les romans du Graal en prose », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], Recensions par année de publication, mis en ligne le 10 mars 2017, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14118 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14118
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