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Varia

La méthodologie historiographique des humanistes italiens du XVe siècle

À la recherche du paradigme perdu
Patrick Gilli
p. 355-406

Résumés

L’article examine les discours théoriques qui fondent l’ars historica du Quattrocento et les confronte à quelques productions historiques pour mesurer les effets d’un double phénomène : l’intégration de connaissances issues des traductions des historiens grecs d’une part et la rhétorisation poussée de la narration historique d’autre part. S’y révèlent les contradictions d’une historiographie en mal de légitimité théorique et académique

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Texte intégral

Ni Thucydide, ni Sigebert de Gembloux ne sont mes collègues, et pas davantage d’ailleurs les Mauristes (sauf à croire qu’on puisse être bon érudit indépendamment de tout cadre historiographique, ce qui est une croyance saugrenue).
Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Âge au XXIe siècle ?, Paris, 2001, p. 23.

  • 1 Sur la place centrale de l’histoire dans la conception culturelle de Pétrarque, plus encore que che (...)
  • 2 C’est, d’une certaine manière, ce que fait Donald Kelley dans son article synthétique, par ailleurs (...)
  • 3 Aucune enquête de sociologie du champ intellectuel humaniste et de son marché du travail n’a été en (...)
  • 4 Sur la constitution du groupe socio-culturel des humanistes, ses ambitions collectives et ses strat (...)

1La citation provocante mise en exergue ici (à laquelle d’ailleurs nous ne souscrivons pas entièrement) nous rappelle que le métier d’historien se bâtit aussi sur la critique de ses devanciers. Il en est allé ainsi, dit-on, des historiens du Quattrocento italien. L’affaire semblait, en effet, simple. Les humanistes italiens qui, dans la nouvelle classification des savoirs en cours d’élaboration depuis Pétrarque1, faisaient de l’histoire une cicéronienne magistra vitae allaient sans coups férir apporter à la production historiographique de sérieux changements de nature à invalider définitivement la farineuse production médiévale des chroniques universelles ou des chroniques urbaines. La difficulté commence lorsque l’on s’intéresse de près à ce qui permettrait de séparer la production estampillée médiévale de celle labellisée renaissante ou humaniste2. La période ici considérée s’arrête avant Machiavel et ne concerne que le Quattrocento italien. C’est un choix qui a le mérite de se concentrer sur la phase conquérante de l’humanisme italien, la plus politique et la plus polémique et, pour ainsi dire, celle où les humanistes construisent leur propre périmètre social et intellectuel en opposition avec les formes dominantes de la culture universitaire, un moment en somme où le marché du travail intellectuel s’ouvre au-delà des seules universités et apporte à ces détenteurs de compétences intellectuelles nouvelles, comme la maîtrise philologique, des opportunités de carrière démultipliées3. Dans ce moment de recomposition des savoirs, la capacité à écrire des récits historiques autorisera bien des réussites individuelles4.

  • 5 Il y a longtemps déjà que Riccardo Fubini a mis en garde contre l’existence d’une catégorie « Histo (...)
  • 6 L’étude de base reste celle de G. Cotroneo, I trattatisti del « ars historica », Naples, Giannini, (...)

2Les questions que le présent article envisage tournent autour du statut de l’histoire et de l’historiographie dans la pensée humaniste5 : y a-t-il une méthodologie particulière, voire une rupture épistémologique ? Quelle place la narration historique tient-elle dans la ratio studiorum et dans la pratique des humanistes italiens ? Évidemment, l’évolution des techniques d’écriture et de narration traduit un changement de la forma mentis des auteurs ; ce n’est pas seulement l’usage des sources, la composition de la matière ou les sujets relevant de l’historiographie qui divergent, c’est aussi la conception du flux du temps et de son sens, ainsi que la place du temps présent. Techniques d’exposition, méthodologie de composition et épistémologie se modifient d’un même pas. Les indicateurs pour saisir cette évolution, en l’absence notable d’ars historica, sont à rechercher dans les récits eux-mêmes, parfois dans les préfaces qui disent la visée de l’œuvre6.

Ruptures affichées et périodisations nouvelles

  • 7 E. Fryde, « The Beginnings of Italian Humanist Historiography : “New Cicero” of Leonardo Bruni », E (...)
  • 8 F. Gilbert, « The Renaissance Interest in History », Art, Science, and History in the Renaisssance, (...)
  • 9 Emblématiques à cet égard, les deux lettres de Coluccio Salutati au Génois Giorgio Stella, de mai e (...)
  • 10 Machiavelli, Istorie fiorentine, Tutte le Opere, éd. F. Flora et C. Cordiè, Mondadori, Milan, 1950, (...)
  • 11 Le décompte a été fait par J. Voss, Das Mittelalter im historischen Denken Frankreichs, Munich, Wil (...)
  • 12 D. Mertens, « Petrarcas Privilegium laureationis », Litterae medii aevi. Festschrift für Johanne Au (...)
  • 13 Voir en dernier lieu la très utile et très neuve présentation faite par J.-D. Morerod, « Mythe, tem (...)
  • 14 Voir la lettre de Boccace à Jacopo Pizziga, pour ce thème de la lumière retrouvée : [Pétrarque] Poe (...)
  • 15 Biondo est cependant plus nuancé que Bruni ; ce millénaire n’est pas aussi noir qu’il y paraît : il (...)
  • 16 Petrarca, Le Familiari, vol. 4, éd. V. Rossi, Rome, Isime, 1942, l. XX, 8, p. 29 : Nolui autem pro (...)
  • 17 Petrarca, Opera omnia (en ligne dans les Classicitaliani) Epistolae metriche : Vivo, sed indignans (...)
  • 18 F. Rico, « Petrarca e il Medioevo », La cultura letteraria italiana e l’identità europea (Atti del (...)
  • 19 Pétrarque, Sans titre, Liber sine nomine, trad. R. Lenoir, Grenoble, Jérôme Millon, 2003, p. 54-55  (...)
  • 20 Sur le lien entre les deux ouvrages conçus simultanément, voir la remarquable préface de Caterina M (...)
  • 21 M. Feo « Il poema epico latino nell’Italia medioevale », I linguaggi della propaganda, éd. P. Camma (...)
  • 22 Francesco Petrarca, Epistola posteritati, dans Opera omnia, éd. P. Stoppelli, Rome, Lexis Progetti (...)

3Essayons de voir pourquoi. À un premier niveau d’analyse, l’historiographie humaniste se distingue pourtant de sa devancière par quelques éléments aisés à répertorier : une influence des techniques narratives de l’historiographie grecque, Plutarque, en particulier, redécouvert dans les premières décennies du Quattrocento7 ; une affirmation de la nécessité d’impliquer dans l’exposition des faits la personnalité de l’historien qui doit choisir entre des sources contradictoires et en informer son lecteur ; la fin d’une vision téléologique ou augustinienne de l’histoire ; le rejet (ou la moindre prise en compte) d’une causalité extraordinaire dans l’accomplissement des événements8, ainsi que celui de certaines légendes locales jugées inacceptables9 ; plus exceptionnellement, dans la production de l’historiographie urbaine, une focalisation sur les dissensions intérieures et les ressorts de la dynamique sociale, en dépit des propos de Machiavel qui, dans ses Histoires florentines, affirme être le premier à s’intéresser à l’histoire des luttes factieuses et des conflits internes10 ; à un niveau peut-être plus anthropologique, le temps de l’humanisme, avec Pétrarque, a aussi correspondu à une nouvelle périodisation de l’histoire humaine, avec un sens nouveau du passé et du temps vécu : le sentiment d’une dégradation du temps présent, après un apogée à la fin de la République et au début de l’empire. Précisons immédiatement que contrairement à une idée trop vite reçue, assigner à Pétrarque la conception d’une périodisation du temps historique qui aurait dégagé clairement un Moyen Âge des temps modernes serait aller un peu vite en besogne. En effet, si Pétrarque utilise (une fois !) la notion de medium tempus, il n’en est pas l’inventeur ; qui plus est, cette notion de temps intermédiaire n’a pas bénéficié d’une grande postérité durant le premier humanisme : à peine dix-sept occurrences de ce terme ont été repérées entre le milieu du XIVe siècle et le milieu du XVIe siècle, dont seulement trois entre la première mention chez Pétrarque et 1469, dernière attestation du terme au XVe siècle11. C’est dire que si nouveauté il y avait, il faudrait la rechercher ailleurs que dans la conscience d’une division nouvelle du temps12 qui aurait conduit à une autre périodisation unanimement admise de l’évolution historique. Évidemment, ce problème de la périodisation historique n’est pas anodin13 : la conviction que les humanistes italiens auraient, les premiers, nommé la période médiévale pour mieux la déconsidérer est à la source de nombreuses ambiguïtés ; à y regarder de près, les humanistes du Quattrocento n’avaient pas une catégorisation en périodes très rigide et si l’on retrouve quelques convictions partagées (dégradation de la langue latine, recul des lettres, laudatio temporis acti, nécessité d’une restauration), elles ne suffisent pas à fonder la conscience d’une partition claire des étapes historiques de l’humanité ; au mieux définissent-elles le sentiment d’un avant et d’un après, mais avec une frontière mobile et non un séquençage chronologique ferme. Les critères sur lesquels nos auteurs fondent cette certitude d’un changement d’époque ne sont pas homogènes : culturels et littéraires pour les uns (les Vies de Pétrarque par Boccace ou Bruni, pour différentes qu’elles soient, insistent clairement sur la restauration (partielle ou totale) de la culture antique qu’opéra Pétrarque, après une longue éclipse)14 ; politiques, pour d’autres (la fin d’un empire romain « autochtone » pour Flavio Biondo et la déposition du dernier empereur de sang romain en 412 (pour 410) qui ouvre une période d’un millénaire jusqu’en 141215). Par delà cette conception séquencée de l’histoire (que les spécialistes de l’humanisme d’Eduard Fueter à Theodor Mommsen, en passant par Franco Simone et Jürgen Voss ont amplement analysée), un véritable changement de perspective sur le mouvement de l’histoire se fait jour et il commence avec Pétrarque. Il consiste à voir dans l’Antiquité, quelle que soit la date de fin qui lui est attribuée par les uns ou les autres, la période à laquelle se confronter dans un dialogue permanent qu’autorise la redécouverte des sources. C’est à l’aune de l’Antiquité qu’ils se jaugent et qu’ils établissent leur hiérarchie culturelle et leur programme scientifique. Le Lauréat constitue cependant un cas singulier et, comme souvent, sans équivalent ni avant ni après lui. Deux points sont ici à noter qui relèvent à la fois de sa conception du temps passé et de la façon d’en rendre compte par l’écriture : le premier point est le rejet du temps présent et le sentiment de sa faible valeur. Pour Pétrarque, écrire l’histoire, c’est retracer la gloire de Rome jusqu’au moment où elle s’effondre (soit à la fin du Ier ou au début du IIe siècle de l’ère chrétienne). La suite des temps ne présente pas d’intérêt historique à proprement parler ; c’est ce qu’il écrit à un de ses correspondants, Agapito Colonna, qui s’étonnait que Pétrarque ne le citât pas dans ses écrits ; le passage est célèbre car il constitue l’une des premières occurrences de la notion de ténèbres pour désigner la période qui suivit l’empire romain16. Le temps présent est celui de la déception inévitable et l’histoire fournit la seule consolation possible. L’idée est exprimée à plusieurs reprises17. Le plus intéressant dans cette conception n’est pas tant dans le pessimisme historique que l’on trouverait assez classiquement dans la littérature antérieure des contemptus mundi (genre auquel Pétrarque lui-même a sacrifié), que la projection de l’auteur dans le passé, à la fois condition et moyen de donner un sens au temps présent. Parce que tout projet politique de restaurer la grandeur de l’Italie semblait inaccessible et irréalisable hic et nunc, il importait de se tourner vers ce qu’aucun autre peuple ne pouvait revendiquer : la grandeur du passé. C’est ainsi que naquit le projet historiographique de Pétrarque, comme une tabula rasa du temps présent et du temps intermédiaire et un retour à l’antiquité romaine18. Car, au final, seule Rome l’intéressait comme il l’a dit, dans un étonnante formule : Dieu n’aurait pas pu mieux choisir pour naître que d’apparaître au moment où brillait une société resplendissante, où les vices étaient punis et les vertus récompensées19. Si l’histoire n’est pas celle du temps présent, elle ne peut être que celle de Rome. C’est dans ce dialogue avec les Anciens et leur histoire que Pétrarque fonde son idéal historiographique qu’il réalisera à travers deux textes essentiellement : l’Africa et le De viris illustribus20. Il s’agit alors d’un authentique projet « national italien » qu’aucun autre pays ne pourrait réaliser21. Du reste, c’est dans ce dernier ouvrage qu’il définit au plus près ses objectifs d’historien intimement liés à une approche morale. L’écriture de l’histoire se réduit à l’écriture des temps glorieux de Rome et des ses hommes célèbres. Dans la Lettre à la Postérité dans laquelle il présente son parcours, il explique que le temps présent lui donne de l’ennui et que c’est par le goût de l’histoire qu’il a rencontré l’Antiquité, conjoignant en une seule démarche retour ad fontes et justification existentielle22.

  • 23 Pétrarque, Privilegium laureationis, dans Mertens, « Petrarcas Privilegium laureationis », Litterae (...)
  • 24 Voir les rudes débats des années 1315-1316 entre Albertino Mussatto et le frère Giovannino de Manto (...)

4Le deuxième point à relever, c’est la revendication du statut d’historien, comme l’atteste son diplôme de couronnement poétique (Privilegium laureationis) en 1341 dans lequel il est intitulé Poeta et historicus23 et donne par là-même une force nouvelle au travail d’historien laïque, adossé à celui de poète. L’appariement des deux fonctions n’allait pas de soi au milieu du xive, d’autant moins que le statut de la poésie était objet d’intenses débats en Italie24. Cette autopromotion du statut d’historien n’en est pas moins marquante ; elle traduit une volonté (d’autant plus étonnante que Pétrarque n’avait encore rien écrit comme historien au moment de son couronnement !) de rehausser l’écriture du temps passé à une dignité qui lui avait rarement été reconnue. L’association de la poésie et de l’histoire permettait d’insister sur une finalité commune aux deux : l’écriture de la gloire, à la fois celle propre à l’auteur et celle des héros qu’il évoque ou dont il narre les hauts faits. C’est explicitement ce que dit Pétrarque dans le second document consacré à son couronnement, la Collatio laureationis :

  • 25 Pétrarque, Collatio laureationis, dans C. Godi, « La Collatio laureationis del Petrarca », Italia m (...)

La même chose vaut pour le nom d’immortalité ; elle est double : la première est pour les poètes eux-mêmes, la deuxième pour ceux qui ont été célébrés avec tant d’honneur. Ovide le dit avec clarté : « enfin, je l’ai terminé ce travail25 ».

  • 26 Voir les exemples donnés par B. Guenée, « L’historien par les mots », B. Guenée, Le métier d’histor (...)
  • 27 Bernard Gui, Flores chronicarum, prologue, dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, (...)
  • 28 Voir M. Chazan, « Le regard d’un historien sur son œuvre : la préface de la chronique de Robert d’A (...)
  • 29 À titre d’exemple, voir le passage suivant : Hoc enim lectorem admonere placuit, ut si quid sub dub (...)
  • 30 Petrarca, De viris illustribus, p. 8 : Quid enim, ne res exemplo careat, qui nosse attinet quos ser (...)
  • 31 Ibid. : Neque enim infitior me, talia meditantem, sepe distractus ab incepto longius abscessisse, d (...)
  • 32 M. Petoletti, « Les recueils de viris illustribus en Italie (XIVe -XVe siècles) », Exempla docent. (...)

5Tout au contraire, les historiens du XIIIe et du premier XIVe siècle prenaient un soin particulier à minorer la portée de leur propre activité, en se proclamant compilatores26. Au mieux insistaient-ils sur la nécessité de traiter l’ordre des choses point par point27 ; assurément, il serait naïf de prendre pour argent comptant l’assaut de modestie auquel se livraient les auteurs des XIIIe et XIVe siècles chez lesquels perçait quelquefois la fierté du travail bien fait28. Conscients des risques de leur méthodologie, ils reportaient par avance les défauts possibles sur leurs sources discordantes29. Mais on ne trouve pas chez les prédécesseurs ou les contemporains du Lauréat une telle glorification de la fonction d’historien, mois conteur des temps révolus que restaurateur de leur grandeur. Encore faut-il définir ce que Pétrarque entend par là ; au vrai, la conception qu’il donne du métier d’historien reste très personnelle et ne sera guère reprise par les humanistes ultérieurs. Son refus notamment de s’engager dans l’écriture historique des temps présents constitue l’une des différences les plus notables d’avec ses épigones du Quattrocento, comme nous allons le voir. L’histoire est alors pour lui ce qui permet de court-circuiter l’actualité, ce à quoi se refusent totalement les auteurs du XVe siècle. Même son goût de l’histoire a une saveur singulière dans laquelle peu de ses successeurs se retrouveront. Dans la préface aux De viris illustribus, il explique que ses biographies ne sont en rien exhaustives, que ce qui lui importe, c’est l’essence des personnages, seule digne de mémoire, et non les détails pittoresques (« À quoi sert-il, par exemple, de connaître les esclaves ou les chiens, les chevaux ou les habits d’un homme illustre ? À connaître le nom de ses esclaves, les occupations ou le patrimoine de sa femme ? Ses habitudes alimentaires, les moyens de transport, les ornements, les vêtements, et enfin les sauces ou les légumes préférés30 ? »). Au plus concède-t-il qu’il a parfois dévié de cet idéal austère en décrivant les aspects physiques des personnages ou certains détails domestiques lorsqu’ils éclairaient le personnage et pouvaient être agréables au lecteur31. C’est donc une histoire qui fera sens, refusera l’anecdote (à la manière de Suétone ou de Valère Maxime) et dont les héros (l’histoire pétrarquienne est une histoire de grands hommes) révèleront la singularité de leur destin derrière le chaos des événements. On pourrait arguer que l’arrière-plan heuristique de ce postulat n’est autre que la recherche de la brevitas dont Cicéron s’était fait le défenseur dans le De oratore. Cette version ennoblie du passé ne sera pas totalement perdue par la suite ; elle s’adaptera à un public d’élite soucieux de retrouver dans la succession des grands hommes un écho à son propre destin. La multiplication des De viris illustribus et des biographies en sera le signe tangible au XVe siècle32. Mais il y a encore davantage : prenant très clairement à rebours la méthodologie des chroniques universelles, Pétrarque revendique des choix parmi ses sources, une volonté de ne pas être exhaustif ; pour ce faire, il refuse d’aligner sous les yeux du lecteur toutes les sources utilisées et de se transformer en conciliateur des dissonances. Un tel programme est l’exact contrepoint de la méthodologie affichée par les grands historiens des xiiie - xive obsédés par la recherche d’une vérité issue de la conciliation des discordances textuelles :

  • 33 Pétrarque, De viris illustribus, p. 4 : Qua in re temerariam et inutilem diligentiam eorum fugienda (...)

En cela, j’ai considéré nécessaire d’éviter l’ambitieuse et stérile volonté de ceux qui recueillent scrupuleusement les paroles des historiens et, pour ne pas donner l’impression d’omettre quelque chose, lorsque les historiens sont en désaccord entre eux, finissent par envelopper leur propre texte dans un nœud inextricable et tortueux d’informations. Je n’entends pas me proposer comme le conciliateur ni le réceptacle de tous les historiens ; je suis plutôt ceux qui méritent un crédit particulier par le niveau de vraisemblance et le degré supérieur d’autorité33.

  • 34 Ibid. : Quamobrem si qui futuri sunt qui in huiuscemodi lectione versati aut aliud quicquam aut ali (...)

6On mesure l’effet (recherché) de rupture de tels propos ; Pétrarque le reconnaît explicitement lorsqu’il annonce à son lecteur que ce qu’il va lire ne ressemble à rien de ce qu’il a lu et qu’il doit, en conséquence, s’attendre à être désarçonné, comme Tite-Live a dû, lui aussi, se débattre avec les contradictions de ses devanciers pour faire œuvre neuve34. Nulle part dans l’œuvre du Lauréat, on ne trouve un texte aussi programmatique et aussi clair sur le nouveau cours de l’écriture historique. Pour parachever son discours de la méthode, il le dit sans ambages : le modèle théorique à suivre c’est la poétique d’Aristote. Par là, le discours historique allait se déployer sous l’ombre tutélaire de la rhétorique et de l’éloquence.

Le postulat théorique de l’historiographie humaniste : l’adossement de l’histoire à la rhétorique

  • 35 C. Vasoli, « Il modello teorico », La storiografia umanistica, I*, Messine, Silvana editrice, 1992, (...)
  • 36 Voir e. g. le traité pédagogique de Pier Paolo Vergerio l’Ancien qui, en 1400, propose à son élève (...)

7De fait, passé ce moment pétrarquien, à la fois fondateur et isolé, la mise en application d’une écriture historique renouvelée va se déployer dans des contextes institutionnels et culturels particuliers qui conditionnent en partie les techniques de rédaction. Les grandes œuvres historiographiques du Quattrocento seront des commandes (Facio, Valla, Campano, Merula), des œuvres semi-officielles de chancelier (Bruni, le Pogge, Scala, Simonetta) ou de grands serviteurs curiaux (Biondo) ; ce filon ne va pas supprimer totalement la tradition antérieure des grandes chroniques universelles qui trouvera encore des adeptes (Antonin de Florence, Jacopo Foresti de Bergame, voire Sabellico avec ses Ennéades). L’exigence littéraire, qu’il s’agisse d’un récit linéaire des événements, de biographies ou de commentaires du temps présent, est toujours à l’arrière-plan du travail. Ce qui change dans le récit historique du XVe siècle, c’est la certitude que l’histoire en tant que savoir possède une dignité propre qui la lie à l’ars oratoria35 mais la situe au sommet des savoirs constitués36. De ce point de vue, la redécouverte des textes sert à renforcer les auteurs dans la conviction que l’exhumation des sources écrites et leur mise en circulation permettront mieux que toute autre méthode d’enrichir les connaissances. Travail philologique, traduction, écriture historiographique se soutiennent mutuellement et marchent du même pas. Dans une lettre à Cyriaque d’Ancône (août 1441), Leonardo Bruni oppose sa propre traduction/adaptation du De bello italico adversus Gothos de Procope aux voyages et aux découvertes archéologiques de Cyriaque :

  • 37 Leonardo Bruni Aretino, Lettres familières, t. II, éd. et trad. L. Bernard-Pradelle, Montpellier, P (...)

Que me donneras-tu, Cyriaque, si je te montre une multitude de restes magnifiques, témoins d’époque reculée concernant la ville d’Ancône, que tu n’as jamais vus, bien que tu parcoures l’Arcadie tout entière, avec l’Étolie et la Béotie, que tu aies visité le Péloponnèse, Sparte et Argos, que tu aies mis à jour là-bas tout ce qui est antique et que tu nous aies décrit les Propylées d’Athènes ? Tandis que, au cours de tes voyages, tu pars à la recherche de trouvailles étrangères, moi, en revanche, en restant tout simplement chez toi, à savoir dans ta patrie, j’ai déterré des restes que tu n’as jamais vus et que tu ne connais pas. Ô grande force de notre âme et presque divine ! De fait, tandis que nous restons chez nous, elle, elle voyage et non seulement elle va voir des choses qui se trouvent loin dans l’espace mais elle perçoit des choses qui ont eu lieu il y a mille ans, comme si elles étaient présentes37.

  • 38 J’emprunte la distinction vestiges/patrimoine à Clémence Revest, Romam veni, p. 543.
  • 39 Voir A. M. Lamarrigue, « Les prologues de Bernard Gui : l’affirmation de préoccupations techniques  (...)
  • 40 Voir supra p. 356, n. 4.

8L’Antiquité n’est plus seulement un monde de vestiges ; elle est un patrimoine vivant38. En fait, à partir de Bruni, apparaît une ébauche de réflexion théorique sur l’écriture historique qui mérite d’être rapportée. Certes, les prologues des chroniques médiévales posaient les principes qui allaient organiser l’œuvre, mais le contenu des proemia médiévaux est très différent de ces premiers textes humanistes. Les auteurs des chroniques universelles des XIIIe et XIVe siècle ont affiché une volonté obsessionnelle de réduire les dissonantiae qu’ils percevaient entre les nombreuses sources qu’ils compilaient ou agençaient. Même un historien aussi disert sur les conditions d’élaboration de son travail que le fut Bernard Gui affirme que le souci de vérité l’oblige à ne jamais trancher, mais à laisser le lecteur libre de choisir la version la meilleure ; toutefois, l’étalon de la véracité demeure la multiplicité des témoignages écrits : Sequendum esse illud potius arbitratus quod exemplariorum multitudo in fidem traxit (Il faut suivre de préférence ce à quoi le plus grand nombre d’exemplaires accorde foi)39. Les prologues ou les lettres explicatives des historiens du XVe siècle, sans être à proprement parler des traités De historia conscribenda tels qu’on en trouvera au XVIe siècle, apportent un faisceau de réflexions articulées sur le statut de l’historiographie, constituant comme une esquisse d’un discours de la méthode humaniste40.

9Dans la préface à son Histoire du peuple florentin, Bruni explicite les raisons pour lesquelles il s’est résolu à rédiger ce travail et porte un regard accusateur sur ses devanciers : c’est parce que ses prédécesseurs n’ont pas osé l’écriture de leur temps qu’il se sent obligé de se lancer dans cette restauration aujourd’hui :

  • 41 Bruni, Lettres familières (supra p. 367, n. 3), p. 4 : Atque utinam superioris aetatis homines, utc (...)

Les hommes des époques antérieures, quels qu’aient été leur savoir et leur éloquence, que n’ont-ils préféré raconter les événements de leur temps plutôt que les passer sous silence ! Car si je ne m’abuse, la tâche des lettrés a toujours été de célébrer les événements de leur époque et ainsi les sauver de l’oubli et de leur destin, voire de les rendre immortels41.

  • 42 Ibid. : Ego autem non aetatis meae solum, verum etiam supra quantum gaberi memoria potest, repetita (...)
  • 43 Epistolario di Guarino da Verona, éd. Remiggio Sabbadini, Venise, Regia Deputazione di Storia Patri (...)
  • 44 Sur le sens de cette formule de De legibus I, 5 de Cicéron, voir T. Guard, « Cicéron : l’orateur, l (...)
  • 45 Sur le passage de l’histoire-récit à l’histoire-discipline et la professionnalisation du métier d’h (...)
  • 46 Vasoli, « Il modello teorico », p. 17.
  • 47 C’est ce que dit Leonardo Bruni dans une lettre de 1440 à Francesco Pizzolpasso : Leonardo Bruni Ar (...)
  • 48 Sur la ratio studiorum des humanistes du XVe siècle, voir P. Grendler, Schooling in Renaissance Ita (...)
  • 49 À propos de ces sources, on remarquera le recours à un auteur éminement compilatoire, Eusèbe de Cés (...)
  • 50 Bruni, Lettres familières (supra p. 367, n. 3), I, p. 412 : Sed cur Cicero ipse in refutandis adver (...)

10Plus loin, il confirme que le propre de l’historien est de s’occuper du temps dont on peut garder la mémoire (là est la professio historici, selon sa propre formule) ; il ajoute, pour parfaire son discours de la méthode, qu’il va d’abord régler le cas des légendes anciennes de Florence42. Le métier d’historien consiste à s’occuper du temps présent qui, aussi tumultueux soit-il, permet la comparaison avec le temps des Anciens. L’idée d’une validation du discours par l’expérience vécue s’adapte parfaitement à la conception utilitaire des savoirs portée par une partie des intellectuels du XVe siècle, savoirs qui doivent être consonnes aux attentes de prudence dans le gouvernement. Guarino de Vérone le rappelle d’ailleurs dans une lettre à Leonello d’Este : l’histoire doit fournir le consilium le plus utile pour toutes les choses privées ou publiques43. Mais la scientia rerum gestarum apparaît toujours comme une branche de la rhétorique. Georges Trébizonde parle même dans ses Rhetoricorum libri de l’oratio historica, sur la base de la formule cicéronienne de l’opus oratorium maxime44. Les humanistes qui se devaient d’individualiser leurs savoirs pour leur conférer un espace institutionnel propre, à côté du monde académique – avant d’investir ce dernier –, n’étaient pas prêts à considérer l’histoire comme une discipline à part entière45. Il importait seulement de distinguer pour la narration historique certains caractères formels spécifiques à l’intérieur des instruments de la rhétorique46. C’est un trait permanent des théoriciens humanistes, prisonniers de la tradition cicéronienne, que cet adossement du régime de la vérité historique à celui de la persuasion oratoire, même si, praticiens occasionnels du genre, ils reconnaissent la nécessité de distinguer veritas et eloquentia47. Du reste, cette dimension particulière de l’histoire adossée à la rhétorique se retrouve dans les traités pédagogiques du temps, dans lesquels l’enseignement de l’histoire (réduite à l’histoire ancienne) passe exclusivement par l’apprentissage de la rhétorique et des auteurs classiques48. Cette insertion du discours historique dans l’horizon de l’opus oratorium est un des traits distinctifs de l’historiographie humaniste. Il est évidemment lié au travail philologique et aux traductions qui en découlaient. Par là, la méthodologie historiographique humaniste se raccordait directement au travail sur les sources antiques restaurées mais aussi réappropriées et rendues utiles aux contemporains. Bruni en est un bon exemple, lui qui associe constamment sa méthode d’historien à ses traductions. Grâce à son abondante correspondance, on peut voir un humaniste à l’œuvre, justifiant ses choix historiographiques par le croisement de ses sources. Le travail qu’il réalisa pour la biographie de Cicéron (Cicero novus) en est un exemple frappant. Dans une lettre à un certain Felix datée de novembre-décembre 1416, il explique comment il en est arrivé à formuler l’hypothèse que Cicéron était d’origine royale ; son interlocuteur (ou plutôt l’ami du destinataire de cette lettre) fait remarquer que Salluste avait au contraire accusé Cicéron d’être de basse extraction et que Cicéron lui-même n’avait jamais revendiqué une aussi prestigieuse ascendance. Pourquoi donc Bruni a-t-il avancé cette thèse ? La réponse du secrétaire apostolique est très claire : il a consulté toutes les sources sur l’argument (il cite Eusèbe de Césarée et Plutarque49) : elles ne laissent pas de doute et concordent sur la généalogie de Cicéron ; si Salluste tait l’argument de l’origine royale, c’est qu’il veut surtout accabler son adversaire en l’accusant d’être un parvenu, et ne pas lui donner un surcroit de prestige. Quant au silence de Cicéron lui-même, il s’explique par son désir de défendre la république ; un tel désir s’accommoderait mal d’origines royales. Avec un sens aigu de l’à-propos, Bruni se compare alors à Cicéron et rappelle qu’écrivant une Histoire de Florence, il ne lui viendrait pas à l’idée de se vanter d’être de la famille de Castruccio Castracani, le tyran de Lucques, ennemi juré de Florence50. C’est une simple affaire de crédibilité de l’auteur. Par là-même, Bruni indique la nécessité pour l’historien d’ajuster le contenu de son œuvre à l’horizon d’attente de son lectorat potentiel dans une démarche qui relève d’une stratégie discursive plus que d’une exigence de vérité.

11Évidemment, des variations nombreuses existent d’un auteur à l’autre, non seulement dans l’ordre théorique mais encore dans l’écriture concrète.

  • 51 Voir M. Regoliosi, « Riflessioni umanistiche sullo “scrivere storia ” », Rinascimento, II s., XXXI, (...)
  • 52 Bruni, Lettres familières, I, p. 462 : Nec vero prohibitum esse crediderim laudes ab historiographo (...)
  • 53 Bruni, Lettres familières, I, p. 461 : Magnum levamen ingenii comparatur, posito ante oculos acervo (...)
  • 54 Voir Lucien de Samosate, Comment écrire l’histoire. Introduction, traduction et notes par A. Hurst, (...)
  • 55 Epistolario di Guarino Veronese, raccolto, ordinato, illustrato da Remigio Sabbadini, Venise : A sp (...)
  • 56 Epistolario di Guarino Veronese, p. 458 : Nunc vero resurgentem rem militarem vidisse contigit et r (...)
  • 57 Epistolario di Guarino Veronese, p. 459 : Nam splendor iste recens negociorumque bellicorum longe l (...)
  • 58 Ibid. : Eam ad rem praecipue tempestate idonea praestatur occasio, quo tantus disertorum hominum nu (...)
  • 59 Epistolario di Guarino Veronese, p. 462 : Primus namque historia finis et unica est intentio utilit (...)

12Il faut ici faire une place particulière à la lettre de Guarino de Vérone qui constitue un petit traité sur l’art d’écrire l’histoire (que l’auteur lui-même définit comme un commentariolum) adressée en 1446 à Tobia del Borgo, quand celui-ci s’apprêtait à devenir historiographe de Sigismondo Malatesta. Cette lettre qui ne semble pas avoir beaucoup circulé est cependant intéressante car elle constitue la première réutilisation du traité de Lucien de Samosate « De la manière d’écrire l’histoire », sans toutefois le citer51. Or le court traité de Lucien avait assigné comme exigence fondamentale pour l’historien l’obligation de vérité qui doit le conduire à ne pas se soucier de plaire ou de déplaire ; Guarino la reprend littéralement, en évoquant aussi les risques du métier d’historien, qui sont ceux qu’encourent les flatteurs ; il lui faut donc se tenir sur la corde raide, plaçant les éloges avec parcimonie autant que les critiques, car ce qui peut plaire à la personne louée peut déplaire au lecteur ; certains esprits forts dont l’historien relate les faits préfèrent même un jugement sévère sur eux-mêmes à une mielleuse flagornerie52. C’est une question essentielle pour les historiens du XVe siècle que celle de l’articulation entre la laudatio vitae et les res gestae. Si l’histoire ne doit pas être un panégyrique, l’éloge n’est pas interdit. La difficulté bien sûr tient à la place du curseur entre ces deux termes, en particulier pour la production issue du milieu courtisan. Sur la méthodologie prônée par Guarino, le principe est d’amasser des informations en vrac, puis de tout disposer devant soi ; une fois l’accumulation faite, il faut extraire les informations selon les lieux et les temps, comme on les retirerait d’un garde-manger, pour ensuite les réorganiser, et enfin leur donner leur couleur rhétorique53. Quant au contenu à déployer dans le récit historique, Guarino le réduit aux faits guerriers ; il conviendra alors d’expliciter les raisons de ces conflits : appât du lucre, ambition, perfidie, jalousie, peur, etc. Très symptomatiquement, Guarino renvoie à des exemples à suivre en la matière, pris à la fois chez les poètes et les historiens de l’antiquité, somme toute égaux sous ce rapport (quod apud poetas etiam historiographos celebres invenire potes) et également aptes à devenir des sources utilisables ; si l’on met en regard la défiance des auteurs du XIIIe siècle envers les figmenta poetarum qui n’étaient pas utilisés comme références, on mesure déjà une différence de taille avec la conception antérieure de l’histoire et l’une des conséquences de cet enrôlement de l’histoire sous la bannière de la rhétorique. Guarino insiste sur la compétence oratoire de l’historien, affirmation d’inspiration cicéronienne (autre source explicitement citée cette fois-ci de cette lettre-traité). Mais cette insistance n’est pas neutre. Elle procède d’un choix de notre professeur de rhétorique qui a sciemment laissé de côté les passages où Lucien s’était montré très critique envers les historiens qui écrivaient comme des poètes, sans retenir leur plume, en maniant l’excès et l’hyperbole qui éloignent de la vérité laquelle nécessite surtout la brevitas. Lucien avait même affirmé la relative incompatibilité entre la poésie et l’histoire54. Cette partie-là probablement trop en discordance avec les canons humanistes cicéroniens n’est pas reprise par Guarino. Certes, le beau passage dans lequel étaient définies les qualités de l’historien par Lucien est repris dans la lettre à Tobia55, mais sans que le texte de l’humaniste retrouve la force de celui de Lucien, précisément parce que le maître de rhétorique est davantage sensible à la qualité formelle. Toutefois, une fois rappelée cette exigence, Guarino insiste sur les conditions italiennes qui créent des obligations nouvelles aux auteurs. Et l’on trouve alors l’un des éléments les plus novateurs de la théorie historique humaniste du Quattrocento : il y a, explique Guarino, une extraordinaire conjonction de hauts faits et de grands hommes hic et nunc en Italie qui impose la mise par écrit de leurs actions. De nos jours, tout pousse, nous dit Guarino, à se lancer dans la narration des faits historiques. L’Italie, après des siècles de domination étrangère, s’est rendue maîtresse de son destin ; elle a retrouvé son prestige militaire et les chefs de guerre italiens sont les plus redoutés qui soient56. Cette splendeur retrouvée ne servirait à rien si les témoins venaient à disparaître et que la postérité n’en fût pas informée57. Or, la gloire des armes est concomitante de celle des arts ; jamais une telle conjoncture ne s’est retrouvée en Italie depuis les temps anciens. Les lettrés abondent en ce moment, capables de retracer les exploits des grands hommes. D’une belle formule, il ajoute : qui ne voit que la force des lettres et la vie elle-même vont ensemble58. De l’homologie des temps historiques (la Rome classique et l’Italie « renaissante ») nait l’obligation de faire revivre les modèles et les impératifs anciens qui présidaient à l’écriture historique d’antan. Il y a donc une urgence historique pour les humanistes à narrer l’histoire, qui est d’abord celle du temps présent, même si les canons qu’elle doit emprunter sont ceux de l’antiquité, comme le précise Guarino lui-même. L’urgence de la narration est d’ailleurs liée à la finalité exemplaire et utilitaire du récit : il s’agit, à partir d’une exposition rigoureuse de la vérité des faits, d’inciter à agir et de susciter l’imitation de la vertu et de la gloire59. On retrouve classiquement ici les attendus cicéroniens de la voluptas et de l’utilitas, double condition pour que l’œuvre soit à la hauteur de l’exigence du genre. Bien sûr, le discours est assorti de toutes les recommandations d’usage sur l’importance de la vérité, recommandations tirées elles aussi de l’Orateur et du De oratore de Cicéron, références indépassables pour qui s’occupe d’histoire au XVe siècle.

  • 60 La bibliographie est importante, mais on trouvera l’essentiel dans l’introduction à l’édition récen (...)
  • 61 Rerum gestarum Alphonsi, p. 1 : Etsi nonnullos viros haec aetas tulit qui, praestanti ingenio atque (...)
  • 62 Facio, De viris illustribus, éd. L. Mehus, Florence, 1745, reproduite dans La storiografia umanisti (...)

13De cette urgence d’écrire l’histoire des grands hommes en Italie, telle que Guarino venait de la définir de façon presque programmatique, nous avons une illustration exemplaire dans les travaux historiographiques de Bartolomeo Facio. Membre du réseau humaniste de la cour d’Alphonse d’Aragon, il rédige au moins deux ouvrages qui apparaissent comme une mise en pratique des conseils de Guarino : les Rerum gestarum Alfonsi regis libri et un De viris illustribus (1456). La genèse et la structure de l’Histoire d’Alphonse d’Aragon sont désormais bien connues, autant que la tension polémique avec le rival Valla60 ; mais c’est la préface qui retiendra principalement notre attention. Facio y déplore l’indifférence des historiens de son temps pour les faits contemporains comme s’il s’agissait d’épisodes secondaires et qu’une fois connues les histoires de César et d’Alexandre, il n’y avait rien de contemporain qui valût la peine d’être raconté61. De ce principe d’une urgente et nécessaire obligation de témoignage qui soit à la hauteur des hauts faits du temps présent, l’auteur tire alors la justification de la biographie d’Alphonse. C’était clairement prendre à rebours le postulat pétrarquien d’une inanité et d’une vacuité des temps présents rapportés à ceux, glorieux, de l’Antiquité. Dans la préface à son De viris illustribus, Facio confirme son parti-pris historiographique résolument antipétrarquien : il existe des hommes célèbres en toute chose de nos jours et c’est la mission de l’historien d’en rendre compte. Plus encore, il considère même que si entre le temps contemporain et le temps antique, il n’y a pas eu de grands récits historiques, ce ne fut pas faute d’hommes qui l’auraient mérité, mais faute d’auteurs suffisamment intéressés à le faire savoir62.

14Nous sommes dès lors loin du postulat théorique de l’historiographie selon Pétrarque expliquant son amour de l’histoire romaine par le dégoût de son époque. C’est probablement dans cette affirmation d’une objective nécessité à narrer les temps modernes, dignes épigones de la glorieuse Antiquité, que se trouve le paradigme de l’historiographie humaniste. Le recours au latin retrouvé devient ainsi l’outil le plus approprié aux objectifs revendiqués : parce que le monde moderne a produit hommes et auteurs de la plus grande qualité, il faut que ces derniers assument la charge de mettre en valeur les premiers, comme l’avaient fait en leurs temps les auteurs antiques. Merveilleux ajustement de l’idéologie humaniste à son marché du travail et à ses formes de recrutement !

Conséquences heuristiques et applications méthodologiques

  • 63 Laurentii Valle Gesta Ferdinandi regis Aragonum, éd. O. Besomi, Padoue, Antenore, 1973, p. 7. Voir (...)
  • 64 Voir supra, p. 363, n. 1.
  • 65 Lorenzo Valla, Correspondence, éd. B. Cook, Cambridge-Harvard, 2013, lett. 24, p. 158 : Nam quod ad (...)
  • 66 L’ouvrage vient de recevoir une édition moderne : Gaspar Pelegrí, Historiarum Alphonsi primi regis. (...)
  • 67 Sur cet échec de Valla, voir A. de Vincentiis, « Le don impossible. Biographes du roi et biographes (...)
  • 68 M. Regoliosi, « Per la tradizione delle Invective in Laurentium Vallam di Bartolomeo Facio », Itali (...)
  • 69 Valla a parfois usé de relâchement dans l’usage du latin, faute de temps suffisant pour une relectu (...)
  • 70 Valentini, « Le invettive di Bartolomeo Facio », p. 527 : Non enim solum veram, sed etiam verisimil (...)
  • 71 Le ton louangeur de l’ouvrage l’amène à comparer la campagne de Ferdinand d’Antequera contre le roy (...)
  • 72 Laurentii Valle Gesta, p. 86 : Hic [l’évêque de Couserans, ambassadeur du roi Louis d’Anjou], cum c (...)
  • 73 Facio, Invective, p. 528 : Cui enim videatur regem legatos audientem, non dicam dormire, sed sterte (...)
  • 74 Ibid. : Scribendum est enim sic, bone magister artis, ut personarum dignitates serventur, alioquin (...)
  • 75 Laurentii Valle Gesta, p. 93 : Sunt enim qui dicant nullo pacto, nec medicorum arte, nec multifarii (...)
  • 76 Sur l’art du remploi des modèles classiques dans la narration des faits contemporains par Facio, vo (...)
  • 77 Laurentii Valle Gesta, p. 6 : Etenim quantum ego quidem iudicare possum, plus graviatis, plus prude (...)

15Le traitement et la finalité de l’écriture ne sont pas identiques chez tous les auteurs qui revendiquent ce nouveau modus scribendi. Bruni, comme Salutati, restaient proches d’une démarche de satisfaction des attentes de leur public et revendiquaient à cet égard une forme de décence de la narration historiographique apte à donner du sens et à éclairer les dirigeants, sans les bousculer. Certes, comme nous le verrons, Bruni ne s’embarrassait pas de la tradition et revendiquait l’élagage de certains récits jugés par lui inutiles, mais son anticonformisme méthodologique restait compatible avec l’horizon politique de ses lecteurs. Toutefois, tous ne l’entendaient pas ainsi, dans la façon de procéder et d’écrire. Un des plus audacieux auteurs du siècle, Lorenzo Valla, va apporter une tournure singulière au débat ; comme souvent, sa démarche intransigeante le conduira à une position en porte-à-faux vis-à-vis de la sodalitas humaniste. Dans la préface à son Histoire de Ferdinand d’Aragon (1445), il affirme – et c’est déjà à noter – la supériorité de l’histoire sur la poésie et la philosophie. Plus que toute autre discipline, dit-il, l’histoire est base du savoir puisque c’est d’elle que dérivent à la fois les figmenta des poètes et les préceptes des philosophes : Ex historia fluxit plurima rerum naturalium cognitio, plurima morum, plurima omnis sapientie doctrina (Pr. 11)63. On remarque, au passage, que la hiérarchie est inversée par rapport à celle de Pétrarque qui subordonnait l’histoire et les autres savoirs à la poésie64. Mais de tels préceptes qui auraient pu satisfaire le plus grand nombre pouvaient donner matière à des formes d’écriture nettement moins conventionnelles. De fait, sa propre expérimentation de l’écriture historique, en accord avec ses principes, conduisit Valla à une vive polémique sur le statut de l’histoire. Ce qu’il écrivit dans sa monographie-biographie royale allait lui attirer les foudres de ses ennemis, nombreux à la cour de Naples. Il est vrai que dès avant la rédaction de cette biographie, dans une lettre de janvier 1444 à Flavio Biondo, Valla avait fait part des difficultés à écrire une histoire monarchique, dans ce milieu curial, faute de sources fiables ; il ajoutait même que les rares tentatives réalisées à Naples n’étaient guère probantes. Il affichait alors son fier refus d’obtempérer à une commande royale plutôt que de commettre un ouvrage indigne65 (il pensait alors au travail du catalan Gaspar Pellegri66). Quelques années après toutefois, il se résolut à rédiger cette histoire de Ferdinand Ier d’Aragon, roi de Sicile, père d’Alphonse. L’ouvrage offert au roi à l’été 1445 se présentait cependant davantage comme un work in progress, avec des annotations marginales de la main de l’auteur, que comme un exemplaire de dédicace à un souverain, comme si Valla ne voulait pas se plier aux règles implicites d’un historiographe en service commandé67. C’est ainsi que l’ouvrage présente des notations marginales avec des repentirs d’auteur ou des suggestions de synonymes possibles, toutes choses inimaginables pour un exemplaire destiné à un souverain et qui témoignaient que le labor limae n’avait pas été achevé. Ce fut alors le point de départ d’une large polémique à l’initiative de Bartolomeo Facio qui attaqua Valla à travers quatre invectives rédigées en 144668 : la première se concentre sur l’inélégance du latin de Valla69 ; la deuxième porte sur la dignitas historiae ; les deux suivantes mêlent les deux critiques. La deuxième invective nous retiendra plus particulièrement : Facio reproche à Valla d’aller contre les precepta narrationis, ac verisimilitudinem. Il convient, en effet, dit-il, que la narration relève non seulement du vrai mais aussi de la vraisemblance, ce qui revenait de fait à introduire des critères d’acceptabilité sociale et politique dans l’écriture historiographique70. En effet, les arguments qu’il avance contre Valla se concentrent sur la manière triviale et trop expressive dont a usé l’humaniste pour décrire des anecdotes qui ne devraient pas avoir leur place dans une digne historiographie car elles avilissent les figures décrites ; il est vrai que Valla, tout en pratiquant un respect apparent des canons de l’historiographie classique71, n’avait pas retenu sa plume. C’est ainsi que l’historien narre avec une évidente jubilation qu’au moment d’accueillir un ambassadeur, le roi s’était mis à ronfler72. Décrire de telles choses est indigne d’un historien, d’autant qu’elles portent atteinte à la majesté royale, s’étouffe Facio73. Il s’agit de respecter la dignité des personnes sous peine de perdre sa crédibilité d’historien74. Poussant toujours plus loin la provocation sous couvert de narration, Valla avait expliqué que le roi Ferdinand souffrait d’impuissance sexuelle et que la mère de son épouse, secondée par d’autres femmes, avait eu recours à toutes sortes d’expédients pour l’aider à retrouver la vigueur nécessaire75. Évidemment, le bon Facio, censeur de la morale et de l’art d’écrire l’histoire autant qu’adepte des techniques classiques d’écriture76, reproche à Valla son absence de brevitas dans la description, vertu sallustéenne chérie des humanistes mais surtout technique narrative qui permettait en l’espèce de glisser sur les aspects les moins glorieux du héros de la biographie. Facio fait grief à Valla de ne pas avoir tourné ce travers royal d’une manière plus convenable. En réalité, les remarques de Facio sont intéressantes en ce qu’elles renvoient à la posture idéologique autant que littéraire qui s’impose à l’historien de cour. Le motif allégué de la vraisemblance est moins important que celui de la décence et de l’apologie politique. L’attaque était d’autant plus violente que Valla avait rédigé dans la préface à son Histoire de Ferdinand d’Antequera/d’Aragon une analyse sur la supériorité du savoir historique face à la poésie et à la philosophie ; il y avait insisté notamment sur la sagesse politique des historiens qui apportait plus que les traités de philosophie politique77. C’est dans ce contexte narratif que Valla revendique le recours à une terminologie qui ne se contente pas de reproduire les mots antiques mais n’hésite pas à bousculer les canons du vocabulaire classique en utilisant et latinisant des mots contemporains. Revendication d’une forme audacieuse d’interpretatio romana et d’ajustement du vocabulaire aux nouvelles réalités que Facio ne manqua pas de critiquer.

  • 78 Sur Salutati, voir Vasoli, « Il modello teorico », La storiografia umanistica (supra p. 367, n. 1), (...)
  • 79 Coluccio Salutati, Epistolario II, éd. F. Novati, Rome, 1892, p. 290-292. La lettre se poursuit par (...)
  • 80 Cité par Vasoli, « Il modelo teorico », p. 11.

16À l’exception du cas singulier de Valla, l’imprégnation antique des humanistes les conduisait à reproduire des topoi sur le genus scribendi de l’histoire. Quel auteur n’évoque-t-il pas la formule cicéronienne de l’historia magistra vitae ? Pourtant des différences de traitement apparaissent entre Salutati et Bruni lorsqu’ils se réfèrent à cet adage78. Bien sûr, la valeur exemplaire du récit en vue d’une édification éthico-politique est toujours rappelée : Monet principes, docet populos et instruit singulos quid domi quidque foris, quid secum, quid cum familia, qui cum civibus et amicis, quidque privatim vel publice sit agendum79 écrit Salutati, dans une lettre fameuse de 1392, qui constitue comme le premier essai humaniste sur la mission de l’histoire. Mais l’histoire comme passé sédimenté se distingue de la sciencia rerum gestarum dont parle Salutati, qui est une technique d’écriture particulière, la plus importante même de l’opus oratorium. C’est là qu’intervient le talent singulier de l’écrivain. Dans cette même lettre, Salutati oppose la valeur concrète de l’exemplum historique à l’inefficacité pratique des techniques scolastiques : si les philosophes enseignent aux hommes ce qu’ils devraient faire, les historiens révèlent ce qu’ils ont fait ; sans le discours historique qui vient les confirmer par sa capacité de persuasion, les préceptes les plus nobles ne seraient qu’inanes chartae, ridiculae sententiae, commenticia, futilisque doctrina80. Mieux que les subtilités des logiciens, les prédications des moralistes ou les préceptes des philosophes, l’histoire peut convaincre de l’intérieur et façonner les esprits. En d’autres termes, seuls le dialogue avec l’antiquité et l’exemplarité qui en découle peuvent former les bons esprits. C’est à la fois l’aristocratisme et l’utilitarisme pédagogique de l’humanisme qui se dévoilent de la sorte, autant que la vertu formative quasi-immanente que procure le contact direct avec les sources antiques, là où les commentaires et les florilèges et toutes les formes médiatisées de la connaissance de l’Antiquité affaiblissent la force originelle.

  • 81 Lapo di Castiglionchio : Et enim si eos qui in phylosophia, geometria, musica, astrologia aliquid s (...)
  • 82 Miglio, « Una lettera », p. 191 : Tametsi habeamus principem illum eloquentiae Leonardum Aretinum q (...)
  • 83 Miglio, « Una lettera », p. 199 : Tu vero cum vetera reliquisses non inertia sed consilio […] nec o (...)

17On retrouve une même démarche dans la lettre que Lapo di Castiglionchio adressa à Biondo Flavio, en 1427, pour le féliciter des premiers livres de ses Décades depuis le déclin de Rome et qui constitue une réflexion sur la place et la finalité de l’histoire dans l’économie des savoirs. Même si le document se présente comme un centon de Cicéron, agrégeant largement des passages du De oratore et de l’Orateur (sans les citer) avec les classiques exigences d’utilitas et de delectatio propres au récit historique, il offre l’avantage de présenter un état de l’art au moment où il est rédigé et des attentes que suscite la nouvelle historiographie, celle précisément dont Bruni s’était fait le porte-parole et le modèle et que suivait Biondo. On y retrouve des idées déjà énoncées chez Salutati, à savoir que l’histoire constitue une discipline en soi, qui subsume les autres disciplines81 (affirmation à mettre cependant en regard de la faible place qu’occupait l’histoire comme genre disciplinaire dans les apprentissages humanistes), mais on y lit aussi quelques formules plus nouvelles : le genre historique était tombé en désuétude et déshérence ; deux nouveaux luminaires, comparables aux Anciens, viennent apporter un jour inattendu en Italie : Bruni qui a éclairé l’histoire de Florence, Biondo qui a illustré celle de toute l’Italie82. La force de Biondo, nous dit Lapo, est d’avoir compris que le présent était aussi digne d’histoire que le passé et qu’il fallait donc s’atteler à la tâche pour éclairer ce temps à la fois dans ce qu’il a de glorieux et dans ce qu’il a d’obscur et décrire les bonnes comme les mauvaises actions des vivants, afin qu’elles soient connues de leurs contemporains et de la postérité83. L’historien devient alors une vigie pour ses concitoyens.

  • 84 Leonardo Bruni, Epistolarum Libri VIII, éd. L. Mehus, Florence, 1741, 2, p. 156 (IX, 9) : De histor (...)
  • 85 Praefatio in Vita M Antonii ex Plutarcho traducta, ad Coluccium Salutatum, dans Humanistisch-Philos (...)
  • 86 Ianziti, « Bruni on Writing », et Fryde, « The Beginnings of Italian Humanist Historiography ».

18Mais tous ne se contentent pas de cette pétition de principe et d’une éthique de l’écriture historique. C’est tout particulièrement le cas de Bruni qui revendique autre chose que la portée morale de la narration des faits du passé. L’une des ruptures qu’il introduit consiste précisément à décrire sa propre méthodologie, pour mettre en avant l’auctoritas de l’historien. Les amas de sources antérieures ne seraient rien sans la main qui les recompose et leur donne sens : Bruni clame haut et fort qu’il ne saurait être un interpres, un traducteur, mais qu’il est genitor et auctor de l’écriture historiographique84. Cette orgueilleuse revendication méthodologique est d’autant plus notable qu’il la proclame à partir d’une traduction (en l’occurrence, celle de Procope) et non d’une œuvre originale : Procope n’a à son crédit, affirme le Florentin, que d’avoir participé à la guerre qu’il décrit. C’est beaucoup moins que l’œuvre de recomposition qu’accomplit Bruni en tant qu’auteur-historien ! Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la genèse du projet historiographique de Bruni est chronologiquement et intellectuellement liée aux premières traductions du grec du secrétaire apostolique. Bruni, dans la préface à sa traduction latine de la Vie de Marc-Antoine de Plutarque, postule une analogie de méthode entre traduire et écrire l’histoire : dans un cas comme dans l’autre, l’auctor doit recomposer dans un langage nouveau ce que d’autres ont écrit avant lui85. C’est ce que lui-même met en pratique dans son Cicero Novus qui n’est pas une traduction de la vie plutarquienne de Cicéron, mais une réécriture personnelle à partir d’une source identifiée86. Loin de se limiter à une fidélité à la lettre souvent revendiquée par les philologues humanistes, Bruni définit son travail comme une re-création dans laquelle son apport est au moins aussi important que celui de sa source.

  • 87 Voir récemment J. Lake, « Authorial Intention in Medieval Historiography », History Compass, 12. 4, (...)
  • 88 Voir en dernier lieu A. Minnis, « Nolens auctor sed compilator reputari : The Late-Medieval Discour (...)

19De ce point de vue, la rupture est forte avec les conceptions en vigueur jusqu’alors. Plusieurs études récentes ont apporté des éclairages précieux sur les techniques narratives des historiens médiévaux, et ont accordé en particulier une place de choix aux prologues dans lesquels les auteurs revendiquaient leur manière de travailler dans leur atelier87. C’est ainsi qu’ont été mises en évidence les notions très riches d’ordinatio partium et de compilatio pour définir le travail de l’historien médiéval88. Or, sous bénéfice d’inventaire, ce dernier terme disparaît de ces traités ou des lettres évoquant le statut et l’écriture de l’histoire au XVe siècle. Bruni, on vient de la voir, se proclame genitor et non interpres. Ce qui est mis en avant dans la bonne rédaction, c’est la concinnitas, l’art d’ajuster les mots et les faits, autrement dit, un travail tout personnel et fièrement littéraire de réélaboration de la matière. Ce faisant, les auteurs du XVe siècle savaient la difficulté de l’exercice. Lorsque Bartolomeo Scala, chancelier de Florence, se lance dans la rédaction d’une nouvelle histoire de Florence vers 1494, après celle de Bruni et du Pogge, il définit dans sa préface les difficultés rencontrées :

  • 89 Bartolomeo Scala, Historia Florentinorum, éd. C. Bartolini, Rome, 1677, p. 2 : Ad laborem autem scr (...)

Quelle tâche pourrait être plus difficile que d’entreprendre la recherche de choses qui soit n’existent plus sur le lieu où tu pensais les trouver puisqu’elles sont loin de notre mémoire et de notre conscience, ou que tu retrouves dans un état désorganisé, sans ordre de lieu ni de place, de choses, de personnes, presque abandonnées ou certainement troublées par une exposition narrative incertaine89.

20L’historien ne doit pas en attendre pour autant de grandes récompenses auprès de ses contemporains :

  • 90 Bartolomeo Scala, Historia Florentinorum, p. 1 : Multi profecto laboris et gloriae non multae videt (...)

Écrire l’histoire, c’est beaucoup de travail et une reconnaissance minime. En fait, comme la tâche consiste essentiellement en une simple exposition des faits, rien ne t’appartient et si tu ajoutes quelque chose d’erroné, les lecteurs te contredisent facilement ; les éloges, en revanche, ils les adressent facilement à tes sources90.

21Probablement le poids des illustres historiens-chanceliers de Florence devait-il peser lourd sur ses épaules et le rappel des difficultés d’écriture est assurément topique et faisait partie des techniques de captatio benevolentiae ; mais il y a derrière la modestie désabusée de Scala le rappel des difficultés à faire œuvre personnelle à partir d’une matière accumulée par autrui.

  • 91 Giovanni Pontano, Actius, p. 217 : Omnino historia, ut Cicero putat ac natura, ipsa docet, partibus (...)
  • 92 Sur la mise en pratique des théories de l’écriture historiographique par Pontano, voir L. Monti Sab (...)
  • 93 Giovanni Pontano, Actius : Et quoniam actio omnis, geriturque atque administratur quodcunque, id al (...)
  • 94 Giovanni Pontano, Actius, p. 221 : Videntur enim eiusmodi allocutiones, quae nunc ad multos nunc ad (...)
  • 95 Giovanni Pontano, Actius, p. 220 : Itaque casuum fortuitorumque in his eventuum magna scriptori rat (...)
  • 96 Giovanni Pontano, Actius, p. 227 : Quae singula volle complecti, nec consessus est huius et videtur (...)
  • 97 Giovanni Pontano, Actius, p. 209 : Omnium autem iudicio laudatur potissimum in historia brevitas, c (...)
  • 98 Giovanni Pontano, Actius, p. 228 : Ad haec summa ea cura expolienda exornandaque, ut nec forma orna (...)

22Le texte le plus détaillé consacré aux techniques narratives de l’historien est à rechercher chez Giovanni Pontano, dans son dialogue intitulé Actius et rédigé vers 1499. S’appuyant sur Cicéron, Pontano consacre le deuxième livre de son dialogue à l’historiographie, c’est-à-dire à l’articulation entre les res et les verba91. Même si beaucoup d’éléments sont du recyclage de sources antiques, il y a une authentique réflexion de Pontano, d’autant plus intéressante qu’il était en train de la mettre en pratique lui-même dans son De bello neapolitano sensiblement contemporain de l’Actius92. Quel est donc ce métier d’historien selon Pontano ? D’abord, l’historien doit narrer les causes et les conséquences de tous les faits qu’il raconte93. Une attention toute particulière est à accorder aux événements militaires parce que l’histoire est le plus souvent histoire des faits guerriers (nam res gestae plerunque sunt bellicae). Mais dans la narration, une technique est indispensable : l’insertion des discours des acteurs de l’histoire, meilleure façon d’animer la narration et, pour l’historien, de montrer son talent94. C’est évidemment un conseil que, dès les premières décennies du XVe siècle, les historiens avaient mis en pratique, y compris hors d’Italie, si l’on pense, en France, au Religieux de Saint-Denis. L’usage du discours rapporté venait en quelque sorte corroborer de l’intérieur la dimension persuasive de l’histoire elle-même. Comme dans l’exemple de César s’adressant à ses hommes avant de franchir le Rubicon, il était techniquement opportun de faire dépendre les grandes ruptures ou les grands événements historiques de la vis eloquentiae des acteurs des événements, ce qui était une façon d’insérer au cœur même de la matière historique un éloge in vivo d’une conception rhétorique de l’histoire dans une parfaite adequatio rei et intellectus. La finalité de cette exposition détaillée des faits est de mettre aussi en évidence la variabilité de la fortune et les aléas dans la conduite des affaires humaines qui obéissent à des causalités non maîtrisables : les conditions climatiques, sanitaires, la prise de risque dans les affaires, les pièges, etc.95 On objectera que ces affirmations assaisonnées de références antiques ne sonnent pas comme des nouveautés absolues par rapport aux traditions médiévales, au moins celles des XIIIe -XIVe siècles. On remarquera aussi qu’il n’est nullement question du statut de la vérité historique ou d’une quelconque démarche critique. L’ensemble des revendications méthodologiques tient dans l’efficacité oratoire du dispositif rhétorique : le but du scriptor rerum gestarum est le même que celui du poète et Pontano rappelle que les missions de la poésie sont de même nature que celles de l’histoire96 : delectare, movere, docere97. La démarche de Pontano est clairement celle d’un écrivain qui doit maîtriser les effets d’une écriture polyphonique du récit98 : l’humaniste décrit les impératifs littéraires qui incombent à l’auteur lequel est comme le constructeur d’une maison ou d’un bateau qui va assembler les différentes parties entre elles avec ordre et élégance. Une fois qu’il aura expliqué les lieux et les moments de l’action, il passera à l’action suivante.

Limites méthodologiques et apories conceptuelles

  • 99 A. Dubreuil-Arcin, « La critique dans l’hagiographie dominicaine (1250-1335 environ) », La méthode (...)
  • 100 L’importance historiographique de Biondo ne saurait être minorée, et il a joué pour Rome le rôle qu (...)
  • 101 Voir récemment A. Tallon, « L’histoire “officielle” de la papauté du XVe au XVIIe siècle, les Vitae (...)
  • 102 G. Ianziti, « Storiografia e contemporaneità. A proposito del Rerum suo tempore gestarum Commentari (...)
  • 103 Le thème demeure encore d’actualité chez les humanistes méridionaux des XVe -XVIe siècles : voir F. (...)
  • 104 M. Chazan, « La méthode critique des historiens dans les chroniques universelles médiévales », La m (...)
  • 105 Bruni, History of the Florentine People, I, edition and translation by J. Hankins, Harvard-Cambridg (...)
  • 106 Sur la question du déclin des sociétés, voir M. Paoli, « Mouvement de décadence et dynamique de ren (...)
  • 107 Bruni, Lettres familières, p. 92 : Postquam igitur in Germaniam imperium abiit ac pauci ex iis in I (...)
  • 108 Bruni, Lettres familières, p. 100 : Una fautrix pontificum, imperatoribus adversa, altera imperator (...)
  • 109 L’utilisation de cet adjectif peut prêter à critique, mais je demeure convaincu qu’aussi profond qu (...)
  • 110 Voir, à titre d’exemple, P. Gilli, Au miroir de l’humanisme : Les représentations de la France dans (...)
  • 111 Bruni, History, p. 26 : Nec imperii tantum insignia ceterumque augustiorem habitum supserunt ab Etr (...)
  • 112 Sur l’idée que Florence était en mesure de défendre l’Italie et ses valeurs, voir Gilli, Au miroir (...)
  • 113 Bruni, History, p. 24-26 : Haec omnia, ne quis forte nosmet nobis blandiri existimet, graeci romani (...)
  • 114 Bruni, Epistola, X, 25, éd. L. Mehus, p. 217-229 ; sur les enjeux politiques de cette lettre (incit (...)

23De cet objectif rhétorico-politique découlent les éventuelles nouveautés de l’historiographie humaniste italienne, mais aussi ses limites. En réalité, tous ceux qui cherchent dans la méthodologie des humanistes une réelle démarcation d’avec la tradition médiévale sont destinés à faire chou blanc car les humanistes n’ont pas inventé la méthode critique : ils ne sont, par exemple, ni les premiers, ni les seuls à recourir aux sources archivistiques pour s’informer (que l’on pense ici aux notaires-chroniqueurs génois du XIIe siècle depuis Caffaro) ; ils ne sont pas les seuls à constater des discordances entre leurs sources. Comme l’avaient expérimenté avant eux les chroniqueurs ou les hagiographes médiévaux les plus avisés, lorsque discordances entre les sources il y avait, plusieurs techniques étaient envisageables : « les taire, les exposer au lecteur en le laissant se forger une opinion, s’abriter derrière les auteurs dignes de foi, confronter les sources pour en résoudre les erreurs par l’argumentation99 ». La critique des témoignages et des sources existe au Moyen Âge. Probablement faut-il ici faire remarquer les différences de taille qui existe entre la tradition historiographique médiévale et celle du Quattrocento (laquelle historiographie est loin d’être entièrement « humaniste »). Si on laisse de côté Biondo et son histoire de l’antiquité romaine100 ou Platine et sa réécriture humaniste du Liber pontificalis101, l’essentiel de la production humaniste est constitué de biographies historiques, de commentaires du temps présent (en général des autobiographies déguisées102), d’histoires locales, suivant en cela la forte tradition municipaliste de l’Italie. Qu’il s’agisse de Florence, de Venise, de Gênes, plus tardivement de Milan, de Sienne ou des histoires monarchiques des rois aragonais de Sicile, les historiens se sont d’abord confrontés à la réécriture de traditions locales. Cela a une conséquence : certes, ces traditions locales étaient le plus souvent farcies de récits légendaires (troyens, romains ou carolingiens essentiellement103), mais le stock des sources de départ n’était pas inépuisable. Rien de comparable en tous cas avec la masse impressionnante de traditions à laquelle ont été confrontés les auteurs des chroniques universelles au XIIIe siècle qui se devaient d’arbitrer entre des sources innombrables, avec des copies incertaines les obligeant à des choix permanents et à une hiérarchisation des auctoritates selon la nature des ouvrages104. Lorsque Bruni se lance à partir de 1408 dans l’Histoire du peuple florentin, une œuvre qu’il terminera vingt-cinq ans plus tard, il doit surtout faire les comptes avec la tradition fondamentalement villanienne et intégrer les apports méthodologiques de ses traductions grecques de Plutarque. Cela donne la première œuvre de l’historiographie humaniste en Europe. Dans L’histoire du peuple florentin, dont l’un des objectifs est clairement de déclasser Villani et ses prédécesseurs et de les réduire au statut de réservoir d’anecdotes105, Bruni fait de la liberté le cœur battant de l’histoire florentine et attribue toutes les mutations de fortune à des défaites de la liberté106. De même, dit-il, que l’éclipse de la civilisation antique est liée à des raisons purement politiques puisque la corruption de la vertu civique originaire et la fin de la liberté ont signifié la ruine de la culture à Rome, de même un processus semblable est-il à l’œuvre dans l’histoire florentine. Mais contrairement à Rome, celle-ci a réussi à inverser le mouvement de décadence et à provoquer une renaissance de la liberté des peuples toscans et une reconquête de la civilitas. Du reste, la fin de l’empire carolingien est également considérée comme le primum movens de la liberté et du dynamisme retrouvés des cités italiennes107 ; même les guerres civiles entre guelfes et gibelins sont rapportées au combat entre la liberté d’esprit italien et la brutalité de nature germanique108. Tel est l’horizon théorique de l’écriture brunienne. Si le providentialisme en est exclu, si les miracles y sont moins nombreux, il n’en demeure pas moins que nous sommes toujours dans une historiographie fortement finalisée et politique109 et où la mise en scène des événements du passé ne sert qu’à illustrer le déploiement transhistorique d’une identité ne varietur, par delà les conjonctures heureuses ou malheureuses110. Il n’est pas jusqu’à l’insistance de l’héritage étrusque dans le premier livre des Histoires qui ne s’enracine dans l’histoire contemporaine puisque la description faite de l’Étrurie insiste d’une part sur le prestige culturel de la région auprès des anciens Romains qui y envoyaient leurs enfants étudier et d’autre part, sur le grand respect qui présidait aux relations entre Étrusques et Romains ; même si les deux peuples se faisaient la guerre, nous explique Bruni, leur statut réciproque n’était pas comparable à celui des ennemis gaulois, peuple absolument inassimilable111. Comment ne pas voir combien cette construction résonne du temps présent et illustre la façon dont les Florentins se présentent idéalement à leurs contemporains : une société qui porte haut les couleurs de la culture et de la religion au point que les voisins les plus glorieux sont venus y prendre des leçons, et qui a toujours défendu Rome et la romanité contre leurs ennemis venus du nord des Alpes ; tout cela est en quelque sorte inscrit dans la réitération des temps ou dans le caractère spéculaire de l’Antiquité qui se réifie dans le présent, à ce détail près que l’esprit romain survit désormais sur les rives de l’Arno112. Bruni est d’ailleurs conscient de pousser loin le bouchon, mais il se réfugie derrière les sources pour justifier ses assertions : « Que personne ne pense que nous cherchons simplement à nous octroyer des mérites à nous-mêmes ; tout ceci a été rapporté par de très anciens auteurs grecs et latins113. » En fait, les sources de Bruni (essentiellement Tite-Live, mais aussi Virgile, Pline et Denys d’Halicarnasse, comme il le dit explicitement dans une longue lettre de 1418 au marquis Gian Francesco de Mantoue destinée à justifier les origines étrusques de Mantoue et dans laquelle il reprend toutes les analyses qu’il a déployées peu de temps auparavant dans son Histoire du Peuple florentin114) sont réduites à ce qui peut contribuer à conforter les thèses politiques autour desquelles se tisse cette écriture de l’histoire qui ne laisse pas de place au hasard. Sa grande maîtrise des auteurs lui permet de sélectionner les éléments qui s’accorderont à son projet général. Moins que de critique des sources, il s’agit de manipulation savante. Cet usage de la philologie sert à accroître le réservoir d’informations utiles à la fin visée, et non pas prioritairement à interroger en soi le contenu des œuvres antiques.

  • 115 Une étude récente centrée sur les chroniques romagnoles du XVe siècle le confirme : S. Bouchet, « L (...)
  • 116 Gilli, Au miroir de l’humanisme.
  • 117 Voir quelques exemples réunis dans Tateo, I miti della storiografia umanistica.
  • 118 Sur les conditions de création de l’œuvre, voir G. Ianziti, Humanist Historiography under the Sforz (...)
  • 119 Georgii Merulae Alexandrini antiquitatis Vicecomitum, Milan, 1500, p. 5 : Quid enim ista uberior et (...)
  • 120 Sur la naissance de la bibliographie, voir L.-N. Malcles, « Les étapes de la Bibliographie », Bulle (...)
  • 121 Georgii Merulae Alexandrini antiquitatis Vicecomitum : Si item apud Suetonium aereae imagines cum i (...)
  • 122 La question de l’autochtonie et de l’indigénat est devenue une question importante du XVe siècle, e (...)
  • 123 Voir en particulier les discours d’Andrea Biglia : G. Ferraù, « Storia e politica in Andrea Biglia  (...)
  • 124 Pour Florence, voir surtout les Histoires florentines de Giovanni Cavalcanti (Istorie fiorentine, é (...)
  • 125 Il n’est pas jusqu’aux techniques d’écritures connotées comme les plus archaïques qui ne trouvent l (...)

24Il serait facile de montrer qu’une même disposition idéologique anime, avec des succès plus ou moins grands, les historiens de tous les États italiens du Quattrocento115. La réécriture des origines urbaines des cités a été l’une des grandes préoccupations des historiens humanistes de ce siècle ; sur le socle des traditions légendaires, ils ont construit de nouveaux modèles dans lesquels, par exemple, les sources de l’Antiquité venaient corroborer l’autochtonie des premiers habitants de la ville : j’ai eu l’occasion de montrer comment s’était opéré le travail de réécriture des origines des villes, au XVe siècle, sous la plume des humanistes. À Venise, par exemple où existait une tradition antique sur la naissance des cités dans la région, on s’interrogeait sur les traditions héritées de César ou de Polybe qui faisaient descendre les Vénitiens des Vénètes, c’est-à-dire soit des habitants de Vannetais, soit de populations plus lointaines116, le but étant évidemment de réduire à néant les origines allogènes et gauloises. L’affaire était d’importance puisque la revendication d’une souveraineté politique (l’un des objectifs des grandes cités-états du XVe s.) s’appuyait sur cette idée d’une autochtonie des populations et, corollairement, sur la non-dépendance de la cité à l’égard d’un fondateur étranger. La discussion avec les sources constitue évidemment un élément de la critique historique, mais dans l’esprit de ces auteurs du XVe siècle, la solution adoptée n’est nullement une solution guidée et neutralisée par les sources ; tout au contraire c’est un choix tactique117. Quand Giorgio Merula écrit, en 1486, son De Antiquitate Vicecomitum118, œuvre de plein esprit humaniste par l’élégance de la composition, il s’évertue à reconstruire la généalogie la plus historicisée possible des Visconti, à l’inverse d’une approche classique des fabulae qu’il dénonce. Ce faisant, il a conscience de se conformer à la defensio historiae par laquelle s’ouvre son travail. Cette defensio, sorte de version humaniste des prologues médiévaux – et dont les historiens actuels n’ont pas mesuré l’intérêt – présente le projet historiographique de l’auteur. Pourquoi, dit-il, ai-je écrit une œuvre plus nourrie et plus détaillée (uberior et explicatior) que celle des histoires contemporaines récentes, par ailleurs si souvent fautives ? La raison en est que pour écrire cette histoire, il m’a fallu faire les comptes avec toutes les traditions antérieures, y compris les plus primitives. À l’instar de Tite-Live qui a rédigé son Histoire de Rome en s’appuyant sur les meilleurs auteurs anciens, mais aussi sur des sources invérifiables comme les libri lintei (cette antique chronique de Rome écrite sur des tissus de lin) ou des mémoires de prisonniers de guerre, l’historien des Visconti peut s’appuyer sur des nobles auteurs, mais aussi sur des auteurs sans envergure, chez lesquels on peut trouver des consilia et rationes rerum gestarum119. C’est la raison pour laquelle Merula donne au terme de sa Defensio sa bibliographie. Peut-être est-ce là le premier ouvrage d’histoire à poser le principe d’une bibliographie éditée et raisonnée (et non pas seulement citée ou suggérée dans le corps du texte120) pour donner aux lecteurs le panorama des sources utilisées ? Plus encore, il fait valoir l’argument suivant, dans un véritable discours de la méthode historique : si Suétone a pu donner force de témoignage à des écrits privés, à des inscriptions urbaines ou à des statues de bronze, soit pour confirmer ses dires, soit pour critiquer ce que d’autres avaient écrit, pourquoi moi, Merula, ne pourrais-je pas m’appuyer sur toutes les sources possibles pour pallier l’inopia scriptorum et la iejunitas rerum121 ? Pour autant, en dépit de cette intéressante mise en bouche, l’œuvre est une très habile construction idéologique qui vise à montrer que les Visconti sont les descendants des Lombards, qui avaient si bien gouverné la région et créé un mode de gouvernement bienveillant à tous et très acceptable, quoiqu’ils fussent des conquérants non autochtones122 ; ils avaient en particulier fait preuve d’une grande inventivité juridique. La finalité propagandiste a beau être subtile, elle ne change guère de la littérature d’éloges qui circulait dans l’entourage des Visconti123. Ce qui est notable, c’est que sur le fond rien de bien nouveau n’apparaît. L’historiographie demeure fondamentalement encomiastique (qu’il s’agisse d’éloge ou de blâme – puisqu’il existe aussi, plus modestement, une historiographie à charge124 – ne change rien en substance). Serait-ce à dire que les humanistes se contentaient de faire du neuf avec du vieux ? Que le recours à des auteurs antiques n’était que le paravent littéraire d’un conformisme doctrinal et méthodologique125 ? Il faut peut-être chercher ailleurs l’éventuelle innovation dans l’historiographie humaniste.

Un cas paradigmatique de l’historiographie humaniste : les commentarii suo tempore

  • 126 À ce propos, voir le numéro spécial des Cahiers de recherches médiévales, 13 spé., 2006, consacré à (...)
  • 127 Voir les remarques de G. Ianziti, « La storiografia umanistica a Milano nel Quattrocento », La stor (...)
  • 128 Antonio Campano, In exequiis Pii II, dans Opera omnia, ed. Michaelis Ferni, Venetiis : Bernardinum (...)
  • 129 Antonio Campano, Epistolae, lib. I, ep. 1, dans Opera omnia : Ardent verba quum bellum geritur ut p (...)
  • 130 C’est d’ailleurs ce que dit clairement Pie II, dès la préface de ses Commentaires ; Pius II, Commen (...)
  • 131 Ibid. : Nam quod intendi explicat atque inculcat et quod inculcat munit vallatque argumentis et pon (...)
  • 132 Antonio Campano, Braccii vita, proemium : Sic probant quae non viderunt ; quae viderunt tanquam neg (...)

25Il y a, en effet, un domaine où les humanistes italiens ont dû innover : il s’agit de l’écriture de l’histoire contemporaine. Il est très frappant que dès les tout débuts de l’affirmation des studia humanitatis, l’une des modalités d’écriture historique ait été le genre des commentaires. C’est un genre qui doit beaucoup à la redécouverte de César, et notamment de César historien126. À dire vrai, la notion même de commentaires ne va pas de soi au XVe siècle. Selon la tradition cicéronienne, les commentaria désignent plutôt le matériau brut prédisposé en vue de la narration historique, mais ils finissent surtout par désigner un véritable genre spécifique, peut-être celui qui demeure le plus fécond du XVe siècle et le plus original dans la production humaniste lato sensu127. La mode des Commentaires de César a beaucoup inspiré les humanistes. Enea Silvio Piccolomini, dans un traité pédagogique de 1443 destiné à Sigismond d’Autriche, en fait clairement un modèle à suivre128. Ce renouveau du genre trouve son point de départ, une fois encore, avec Leonardo Bruni ; cette tradition historiographique avait le mérite de conjoindre l’imitation d’un modèle littéraire césarien et la possibilité d’une auto-promotion de l’auteur ; c’est clairement ce qu’en ont fait les grands représentants du genre : Bruni, Simonetta ou Piccolomini. Ce même Piccolomini devenu pape Pie II rédigea des Commentaires qui ne circulèrent pas immédiatement, mais furent connus de ses proches. Peu après le décès du pape Piccolomini, son biographe, Antonio Campano écrivit une lettre adressée au cardinal de Pavie (Giacomo Ammannati Piccolomini), qui est un éloge des Commentaires de Pie II et de leurs techniques narratives, si efficaces que le lecteur, lisant le récit d’une guerre, n’a pas le sentiment de lire de l’histoire mais de participer au combat129. Mais n’imaginons pas une soupe tiède, poursuit Campano : cette écriture est une écriture de combat et d’explication (nous dirions de justification130) ; nul point de vue de l’adversaire qui ne soit d’abord exposé avant d’être combattu puis vaincu ; nul argument en faveur de l’auteur qui ne soit d’abord exposé puis renforcé par d’autres arguments131. Les res gestae suo tempore sont bien une technique caractéristique. Si les Commentaires de Pie II ont constitué un sommet du genre (encore que leur diffusion ait été entravée pendant tout le XVe siècle et qu’ils n’aient circulé au XVIe siècle que dans une version expurgée), nombreux seraient les exemples similaires, à commencer par les commentaires de Bruni lui-même, à illustrer le succès du genre. Il faut dire que cela s’adapte parfaitement à la fonction que certains intellectuels assignent à l’historien : c’est ainsi que Campano, en prologue de sa Vie de Braccio da Montone rappelle que l’historicus n’est pas un réévocateur, mais un témoin de son temps. Tout comme les auteurs de l’Antiquité qui ont décrit l’histoire de leur temps, les auteurs contemporains doivent illustrer leur âge ; Campano précise tout de même que l’histoire contemporaine doit s’appliquer à des faits achevés : eux seuls sont dignes d’être jugés et significatifs132. Campano développait cet argument en préambule de la Vie d’un illustre condottiere, mais l’argument s’applique à l’écriture des commentaires. Peut-être est-ce dans ce filon, à la chronologie assez courte, des commentaires suo tempore que les humanistes ont apporté la touche la plus singulière de l’historiographie : construisant un discours in medias res, ils pouvaient donner la mesure d’une méthodologie qui puisait à des sources multiples (la mémoire orale autant que les documents de chancellerie), tout en se confrontant au modèle de César. Ils pouvaient surtout révéler cette profonde implication d’un milieu culturel intimement lié au milieu dirigeant, au point de devenir son porte-parole avec cette idée que les hauts faits des élites n’existent que par la mémoire que l’on en entretient. Que sans la gloire littéraire, il n’est point de gloire tout court. Ils pouvaient tout aussi sûrement accomplir le rêve de l’historien-humaniste : associer la narration des faits présents à la glorification des auteurs. C’est le message explicite de Bruni dans ses Commentaires :

  • 133 Leonardo Bruni, Memoirs (Rerum suo tempore gestarum commentarius), éd. J. Hankins, Cambridge (Mass. (...)

Quels hommes ont excellé à travers l’Italie de mon temps, quel fut le cours des événements et quelle direction prirent les lettres, voilà ce que j’ai cru bon de retenir dans cet opuscule […]. C’est que les temps de Cicéron et de Démosthène me semblent bien mieux connus que ceux qui eurent lieu il y a déjà soixante ans. Ces hommes illustres projetèrent tant de lumières sur leurs propres époques que même après un tel laps de temps, elles sont placées devant nos yeux. Alors que ce qui est arrivé ensuite, une ignorance stupéfiante l’étouffe et le cache133.

  • 134 Sur les apports méthodologiques de Machiavel et Guicciardini, voir les études de J.-L. Fournel et J (...)
  • 135 Paolo Cortesi, De hominibus doctis dialogus, éd. M. T. Graziosi, Rome, Bonacci, 1973, p. 34 : [Alex (...)
  • 136 Voir W. J. Connell, « Italian Renaissance Historical Narrative », The Oxford History of Historical (...)

26Assurément, cette focalisation sur l’histoire du temps présent, entendue comme illustration glorieuse, révèle ipso facto ses limites épistémologiques. Faire coïncider la narration et la gloire du narrateur s’avère un horizon théorique somme toute limité, quel que soit le talent du narrateur. L’historiographie humaniste, comme genre dérivé de la conquête philologique et expression de la latinité triomphante, donnait trop facilement à voir ses limites : elle pouvait chatoyer, briller de mille feux aux yeux de quelques heureux élus, elle semblait cependant saturer assez vite par le poids même des modèles dont elle se voulait la compétitrice. De fait, les grandes mutations de l’écriture historique, celles d’un Machiavel ou d’un Guicciardini, tout entières imprégnées de l’urgence du temps présent, et de la conviction que seule l’analyse historique serrée, variant les causalités, permettait de mettre du sens dans le chaos du monde134 allait faire entrer en crise le genre, en lui proposant des modèles alternatifs, notamment en langue vernaculaire. Il est d’ailleurs frappant qu’à la fin du XVe siècle, vers 1490, dans le Dialogue des hommes savants (Dialogus de hominibus doctis), un ouvrage dédié à Laurent le Magnifique, l’humaniste romain Paolo Cortesi fasse ainsi s’entretenir deux personnages sur la question de l’histoire ; l’un d’eux, Alexandre, s’étonne que l’antiquité n’ait pas laissé d’ouvrage sur l’art de rédiger les récits historiques ; son interlocuteur lui répond qu’en effet, c’est une chose étrange. Cette lacune, dit-il, a contribué à ce qu’à notre époque, aucun auteur n’ait mérité d’éloge pour son travail d’historien135. C’était clore sévèrement tous les efforts entrepris en la matière depuis le début du siècle, mais cela témoignait du sentiment qu’aux yeux des contemporains lettrés, les gains intellectuels les plus probants en Italie ne provenaient pas de l’historiographie. Au demeurant, le succès éditorial des chroniques universelles tardives, telles celles d’Antonin de Florence, de Jacopo Foresti ou de Sabellico témoignent de l’appétence encore vive dans le lectorat savant pour des formes et des techniques narratives plus traditionnelles. Même l’œuvre de Sabellico, tout particulièrement les Ennéades, si intimement nourrie des lectures de Tite-Live, s’inspire des ouvrages les plus archaïsants dans leur forme, comme le Supplementum chronicarum du frère augustin Jacopo Foresti de Bergame (paru en 1485), dans lequel Sabellico a puisé à pleine main avant de recomposer la matière à la façon livienne ; il s’agissait tout à la fois de satisfaire le goût d’un lectorat pour les chroniques universelles et d’opérer un effort alors inédit pour associer dans une seule narration historique les sources bibliques et les sources antiques136. Le providentialisme de l’histoire que mettait en avant Sabellico, quand bien empruntait-il à une technique narrative classique et romaine, était en claire rupture avec la démarche volontairement politico-institutionnelle d’un Biondo, par exemple dans ses Décades historiques depuis la chute de l’empire romain, une œuvre privée de tout arrière-plan téléologique et contre laquelle polémiquait, sans le dire ouvertement, Sabellico. Le succès de ces entreprises éditoriales portées par la diffusion naissante de l’imprimerie mérite d’être gardé à l’esprit et mis en regard de l’échec des œuvres les plus innovantes, comme celles de Valla ou de Pie II dont les Commentaires ne furent publiés que tard dans le XVIe siècle et sous une forme caviardée.

Conclusion

  • 137 Voir les études réunies par D. Kelley, History and the Disciplines : The Reclassification of Knowle (...)
  • 138 Outre l’exemple de Bruni (supra p. 394, n. 1), on peut citer cet emblématique passage des Décades d (...)
  • 139 Sur la réflexion accrue autour de la mutatio nominum à partir du XIVe siècle, voir Gautier Dalché, (...)
  • 140 Voir la belle étude de Jean-Marc Mandosio à propos des découvertes africaines du roi Jean II du Por (...)
  • 141 Gautier Dalché, « De Pétrarque à Raimondo Marliano », p. 182-184, et R. Fubini, « La geografia stor (...)
  • 142 R. Fubini, « L’idea di Italia fra Quattro e Cinquecento : politica, geografia, storica, miti delle (...)

27Comment qualifier alors ce premier moment de l’historiographie humaniste ? C’est à la fois une vigoureuse tentative de rénover les canons de l’écriture en couplant indissolublement l’éloquence à l’écriture historiographique ; une valorisation pédagogique de l’histoire qui entre de plain pied dans la ratio studiorum que les différents traités pédagogiques mettent en exergue, même si la fonction d’historien « professionnel » est essentiellement définie par ses compétences rhétoriques ; une conscience aiguë de l’historicité des savoirs et de la mutabilité de leurs frontières disciplinaires : ce n’est pas le fait du hasard si le premier humanisme a correspondu aussi au moment de rédaction des premières histoires des disciplines (premières histoires du droit, premières histoires de la médecine, premières histoires de la philosophie, premières histoires des langues vernaculaires137). Tout devenait objet de retour aux sources, ouvrant de fait la voie à une sorte de prééminence du discours historique dans l’ordre de la connaissance. Ce sera l’une des grandes préoccupations intellectuelles du XVIe siècle. Mais l’héritage historiographique des humanistes lui-même ? Obsédés par la réification du passé romain dans le présent italien138, les principaux auteurs ont pu accroître leur gloire par la rédaction d’ouvrages historiographiques ; il faut toutefois noter, qu’à l’exception de Biondo qui fut essentiellement un historien et de Sabellico, les autres humanistes n’ont pas acquis leur réputation à partir de leurs constructions historiographiques, celles-ci n’ont fait qu’ajouter un supplément de lustre à des raisons de briller acquises d’abord par la maîtrise philologique, les découvertes de textes, les traductions, les commentaires ou la poésie. Certes, tous proclamaient la haute nécessité de la connaissance du passé, mais à cette connaissance, l’histoire ne participait qu’en mode subordonné à la connaissance textuelle et philologique. Au demeurant, ce même caractère subalterne de la connaissance contemporaine face aux sources antiques se retrouve dans un autre champ disciplinaire au statut aussi incertain que l’histoire, à savoir la géographie. De nombreuses et récentes études ont éclairé les réticences intellectuelles des humanistes pour faire coïncider la géographie contemporaine (avant même la découverte de l’Amérique) avec celle issue de l’antiquité, les difficultés parfois insurmontables issues de la mutatio nominum139 et le poids du paradigme dominant au nom duquel ce qui était obscur dans l’Antiquité ne l’était pas en soi, mais en raison de l’insuffisance de connaissances des contemporains, insuffisance qu’un surcroît de découvertes textuelles ne manquerait pas de combler140. La seule exception à cette approche générale dans la géographie historique du XVe siècle se trouve chez Flavio Biondo et son Italia illustrata ; il est le premier (et longtemps le seul) à révolutionner la manière de décrire l’Italie en mettant à distance la géographie antique de la géographie contemporaine et en faisant valoir que seule l’histoire explique les transformations des divisions géographiques141. Les nombreuses critiques que reçut son travail montrent qu’il était cependant très difficile de chercher à découpler le temps et la géographie présents de ceux de l’Antiquité dont la plupart des cités prétendaient descendre et qu’à vouloir historiciser les divisions géographiques au risque d’en montrer les évolutions aléatoires, l’historien allait se heurter à une opposition irréductible142. Ce statut subalterne, dans l’esprit même des contemporains, du genus scribendi de l’histoire explique probablement les limites des résultats atteints et l’encadrement hautement idéologique du contenu de ces œuvres, en constante imitation/compétition avec leurs modèles antiques. Même un auteur aussi radicalement novateur que Machiavel inscrit sa démarche dans les traces des auteurs de l’Antiquité qui lui servent de consolation aux malheurs du temps présent. La lettre qu’il écrivit en décembre 1513 à Francesco Vettori et dans laquelle il annonce l’écriture du Prince contient un passage hautement significatif sur cette mythologie de l’histoire antique chez le Secrétaire et qui résonne d’une sonorité toute pétrarquienne :

  • 143 Machiavel, Lettre à Vettori, version en ligne (classiques.uqac.ca) : (la traduction est celle faite (...)

C’est ainsi que, plongé dans cette vulgaire existence, je tâche d’empêcher mon cerveau de se moisir, je donne ainsi carrière à la malignité de la fortune qui me poursuit ; je suis satisfait qu’elle ait pris ce moyen de me fouler aux pieds, et je veux voir si elle n’aura pas honte de me traiter toujours de la sorte. Le soir venu, je retourne chez moi, et j’entre dans mon cabinet, je me dépouille, sur la porte, de ces habits de paysan, couverts de poussière et de boue, je me revêts d’habits de cour, ou de mon costume, et, habillé décemment, je pénètre dans le sanctuaire antique des grands hommes de l’antiquité ; reçu par eux avec bonté et bienveillance, je me repais de cette nourriture qui seule est faite pour moi, et pour laquelle je suis né. Je ne crains pas de m’entretenir avec eux, et de leur demander compte de leurs actions. Ils me répondent avec bonté ; et pendant quatre heures j’échappe à tout ennui, j’oublie tous mes chagrins, je ne crains plus la pauvreté, et la mort ne saurait m’épouvanter ; je me transporte en eux tout entier143.

  • 144 Voir par exemple : Machiavel, Histoire de Florence, ch. 4 (classiques.uqac.ca) : « Les inimitiés pr (...)
  • 145 Un exemple significatif, à la charnière de la philologie et de l’histoire, fut le débat autour de l (...)

28On comprend ainsi qu’aussi profonde que soit la rupture de Machiavel dans l’écriture de l’histoire, le dialogue avec l’Antiquité demeure l’horizon mental de son analyse, comme on peut le voir dans le chapitre 4 de son Histoire de Florence qui compare la lutte en plébéiens et nobles dans la Rome antique et à Florence. Au cœur même de ce qu’il revendique comme la nouveauté de son approche d’historien (les dissensions sociales comme moteur de l’histoire), il ne peut se priver d’appuyer sa réflexion sur la comparaison avec les Anciens, arrière-plan indépassable de l’histoire144. Dira-t-on pourtant, en parodiant Alain Guerreau, que ni Bruni ni Biondo, voire Machiavel ne sont nos collègues ? Ce serait évidemment facile, mais cela laisserait de côté l’essentiel : en insistant sur la conquête des connaissances qu’autorisait la mise en circulation de textes nouveaux et fiables issus de l’Antiquité, et en en faisant le parangon auquel se mesurer, ils ouvraient la voie à une méthodologie et à des questionnements, notamment sur les dynamiques politiques et sociales145, qui allaient s’épanouir ultérieurement et qui aboutiraient à disjoindre, au XVIe et surtout au XVIIe siècles, l’histoire de la philologie, en constituant l’une comme l’autre comme disciplines académiques mais distinctes.

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Notes

1 Sur la place centrale de l’histoire dans la conception culturelle de Pétrarque, plus encore que chez ses devanciers padouans férus de culture latine, voir R. Witt, In the Footsteps of the Ancients. The Origins of Humanism from Lovato to Bruni, Leiden, Brill, 2000, p. 276-289. Sur l’approche « tactile » et sensible du passé par Pétrarque, K. Gouwens, « Perceiving the Past : Renaissance Humanism after the “Cognitive Turn” », American Historical Review, 103, 1998, p. 55-82, ici p. 68, sur les déambulations pétrarquiennes dans les ruines romaines. L’une des formulations les plus claires de la finalité que le Lauréat assigne à l’étude de l’histoire se trouve dès le début du De viris illustribus : Hic enim, nisi fallor, fructuosus ystorici finis est, illa prosequi que vel sectanda legentibus vel fugienda sunt, ut in utranque partem copia suppetat illustrium exemplorum (« C’est, si je ne m’abuse, la finalité la plus fructueuse de l’historien : traiter de ce que les lecteurs doivent suivre ou éviter, de sorte que l’abondance des exemples illustres apporte son aide à l’une ou l’autre direction ») dans F. Petrarca, De viris illustribus, éd. C. Malta, Messine, Peculiares, 2008, p. 8.

2 C’est, d’une certaine manière, ce que fait Donald Kelley dans son article synthétique, par ailleurs riche, « Humanism and History », D. Kelley, The Writing of History and the Study of Law, Ashgate, Variorum, 1997 (1re édition dans Renaissance Humanism : Its Sources, Forms and Legacy, éd. A. Rabil, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1988).

3 Aucune enquête de sociologie du champ intellectuel humaniste et de son marché du travail n’a été encore conduite. Cette déficience résulte du quasi-monopole exercé par les littéraires et les philologues sur ce terrain. De nouveaux entrants, en particulier des historiens aux travaux prometteurs, devraient d’ici peu combler cette lacune et montrer la façon dont les humanistes ont conquis des positions de pouvoir intellectuel dans et hors de l’université.

4 Sur la constitution du groupe socio-culturel des humanistes, ses ambitions collectives et ses stratégies individuelles, voir la remarquable thèse de Clémence Revest, Romam veni. L’humanisme à la curie à la fin du Grand Schisme, d’Innocent VII au concile de Constance (1404-1417), Université Paris-Sorbonne, 2012 (à paraître à l’EFR).

5 Il y a longtemps déjà que Riccardo Fubini a mis en garde contre l’existence d’une catégorie « Historiographie humaniste » qui se suffirait à elle-même, et a rappelé la nécessité de toujours confronter la production qui se revendique nouvelle de celle, contemporaine de la précédente, qui n’aspire pas nécessairement à modifier les canons de l’écriture historique mais qui n’en contient pas moins des apports stimulants : R. Fubini, « Cultura umanistica e tradizione cittadina nella storiografia fiorentina del ’400 », La storiografia umanistica, I*, Messine, Sicania, 1992, p. 399-443 ; du même, voir « Humanism and Scholasticism. Toward an Historical Definition », Interpretations of Renaissance Humanism, éd. A. Mazzocco, Leiden, Brill, 2006, p. 127-136.

6 L’étude de base reste celle de G. Cotroneo, I trattatisti del « ars historica », Naples, Giannini, 1971, et A. Grafton, What was History ? The Art of History in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, notamment les deux premiers chapitres : « Historical criticism in Early Modern Europe » et « The origins of the ars historica : a question mal posée ? », p. 1-61 et 62-122, essentiellement centrés sur les XVIe -XVIIe siècles mais avec de suggestives remarques sur le Quattrocento, et M. Regoliosi, « Riflessioni umanistiche sullo scrivere storia », Rinascimento, 31, 1991, p. 3-37.

7 E. Fryde, « The Beginnings of Italian Humanist Historiography : “New Cicero” of Leonardo Bruni », E. Fryde, Humanism and Renaissance Historiography, Londres, The Hambledon Press, 1983, et surtout M. Pade, The Reception of Plutarch’s Lives in Fifteenth-Century Italy, Copenhague, Museum Tusculanum Press, 2007, 2 vol.

8 F. Gilbert, « The Renaissance Interest in History », Art, Science, and History in the Renaisssance, éd. C. S. Singleton, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1967, p. 373-387, a dressé une typologie des traits marquants de l’historiographie humaniste qui reste toujours pertinente.

9 Emblématiques à cet égard, les deux lettres de Coluccio Salutati au Génois Giorgio Stella, de mai et novembre 1405, dans lesquelles le vieux chancelier critique l’histoire de Gênes de Giovanni Stella (le frère du destinataire), auteur d’une histoire des origines de Gênes qui s’appuie sur celle de Jacques de Voragine, le dominicain du XIIIe siècle, coupable d’innombrables contresens et inepties. Dans la seconde lettre, le chancelier reprend l’argument et s’attaque cette fois-ci à des légendes florentines, notamment celle de la naissance des factions guelfes et gibelines rapportées par Saba Malaspina (Coluccio Salutati, Epistolario di Coluccio Salutati, IV, éd. F. Novati, Rome, Isime, 1905, p. 91-98, et 120-125).

10 Machiavelli, Istorie fiorentine, Tutte le Opere, éd. F. Flora et C. Cordiè, Mondadori, Milan, 1950, II, p. 5, (Prologue) : « E se quelli nobilissimi scrittori furono ritenuti per non offendere la memoria di coloro di chi eglino avevono a ragionare, se ne ingannorono, e mostrorono di cognoscere poco l’ambizione degli uomini e il desiderio che gli hanno di perpetuare il nome de’loro antichi e di loro ; né si ricordorono che molti, non avendo avuta occasione di acquistarsi fama con qualche opera lodevole, con cose vituperose si sono ingegnati acquistarla ; né considerorono come le azioni che hanno in sé grandezza, come hanno quelle de’governi e degli stati, comunque le si trattino, qualunque fine abbino, pare sempre portino agli uomini più onore che biasimo ». Voir G. Bock, « Civil Discord in Machiavelli’s Istorie fiorentine », éd. G. Bock, Q. Skinner, M. Viroli, Machiavelli and Republicanism, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 181-201.

11 Le décompte a été fait par J. Voss, Das Mittelalter im historischen Denken Frankreichs, Munich, Wilhelm Fink, 1972, p. 391 ; il est nécessairement incomplet ; ainsi Nicole Pons indiquet-elle une occurrence de la formule media barbaries par Guillaume Fichet, en 1466 dans son opuscule In consolationem Parisiensis luctus (encore inédit) : N. Pons, « Les humanistes et les nouvelles autorités », La méthode critique au Moyen Âge, éd. G. Dahan et M. Chazan, Turnhout, Brepols, 2006, p. 289-303, notamment p. 294.

12 D. Mertens, « Petrarcas Privilegium laureationis », Litterae medii aevi. Festschrift für Johanne Autenrieth zu ihrem 65. Geburtstag, éd. M. Borogolte et H. Spilling, Sigmaringen, Thorbecke, 1988, p. 236-247.

13 Voir en dernier lieu la très utile et très neuve présentation faite par J.-D. Morerod, « Mythe, temps et histoire : l’invention du Moyen Âge, de saint Bonaventure aux humanistes allemands », Le temps n’est plus ce qu’il était (Actes du colloque de Neuchâtel, 10 mai 2001), La Chaux-de-Fonds, Éditions L’Homme et le Temps, 2003, p. 89-110. En réalité, le Moyen Âge ne prend sa valeur chronologique et sémantique qu’au XVIIIe siècle, comme le rappelle cet auteur ; quant à l’idée d’un temps du milieu, elle se trouve déjà chez Bonaventure qui l’intercale entre le « temps de l’Église » au moment des premiers apôtres et le temps des nouveaux apôtres, c’est-à-dire des mendiants ! Sur la périodisation de l’histoire par les humanistes, la référence classique demeure W. K. Ferguson, « Humanist Views of the Renaissance », The American Historical Review, 45, 1939, p. 1-28 ; voir aussi F. Collard, « Les découpages périodologiques dans l’historiographie française autour de 1500 », Périodes. La construction du temps historique, Actes du Ve colloque de l’Association Histoire au Présent (Paris, décembre 1989), éd. O. Dumoulin et R. Valéry, Paris, EHESS, 1991, p. 81-89.

14 Voir la lettre de Boccace à Jacopo Pizziga, pour ce thème de la lumière retrouvée : [Pétrarque] Poetum nomen a se in lucem revocatum et spem fere deperditam in generosos suscitavit animos ostenditque quod minime credebatur a pluribus, pervium scilicet esse Parnassum et eius accessibile culmen : nec dubito quin multos animaverit ad ascensum, dans Boccaccio, Tutte le Opere, éd. V. Branca, Florence, Olschki, V, 1, p. 668 ; pour Boccace, Johannes Bartuschat, « Le Devitaet moribus Domini Francisci Petracchi de Boccace », Chroniques Italiennes, 63-64, Université Sorbonne Nouvelle, Paris, 2000, p. 81-93 ; quant à Bruni, il fait correspondre déclin culturel et déclin politique avec la fin de la République (voir Ferguson, « Humanist Views of the Renaissance », p. 21-22).

15 Biondo est cependant plus nuancé que Bruni ; ce millénaire n’est pas aussi noir qu’il y paraît : il représente la fin de Rome et de son empire, mais nullement celle de l’Italie et de ses villes. Mieux même, grâce à la disparition de Rome, les villes italiennes ont pu retrouver en elles-mêmes les forces pour se développer : Blondi Flavii,… [Opera.] Historiarum ab inclinato romano imperio decades III. Omnia multo quam ante castigatiora, Basileae : in officina Frobeniana, 1531, p. 30 : Quamprimum vero inclinare et cessare coepit dominae urbis potentia, dedit permisitque eius imminutio, quod abstulerat prohibueratque incrementum. Voir aussi Ferguson, « Humanist Views of the Renaissance », p. 13. Il faut remarquer que cette idée de Biondo fait écho à celle qu’avait exprimée Bruni ; celui-ci considérait que le décollage des villes italiennes avait commencé avec la fin des Carolingiens (voir infra p. 392, n. 1).

16 Petrarca, Le Familiari, vol. 4, éd. V. Rossi, Rome, Isime, 1942, l. XX, 8, p. 29 : Nolui autem pro tam paucis nominibus claris tam procul tantasque per tenebras stilum ferre ; ideoque vel materie vel labori parcens longe ante hoc seculum historie limitem statui ac defixi (« Je ne voulais pas écrire si loin et pour si peu de noms fameux à travers tant de ténèbres. C’est pourquoi, pour limiter les sujets et les efforts, j’ai décidé et arrêté de m’arrêter bien avant le siècle présent »). Voir T. E. Mommsen, « Petrarch’s Conception of the “Dark Ages” », Speculum, 17, 2, 1942 (Apr.), p. 226-242.

17 Petrarca, Opera omnia (en ligne dans les Classicitaliani) Epistolae metriche : Vivo, sed indignans quod nos in tristia fatum/Secula dilatos peioribus intulit annis. / Aut prius aut multo decuit post tempore nasci : / Nam fuit, et fortassis erit, felicius evum. / In medium sordes, in nostrum turpia tempus / Confluxisse vides (« Je vis, plein d’indignation contre le destin qui en retardant ma naissance en ces siècles de tristesse m’a conduit à vivre dans les pires années. Il eût mieux valu que je naquisse ou bien avant ou bien après, car il y a eu et il y aura un âge plus heureux : aujourd’hui est un entre-deux sordide et tu vois bien combien toutes les choses immondes ont conflué vers notre époque »).

18 F. Rico, « Petrarca e il Medioevo », La cultura letteraria italiana e l’identità europea (Atti del congresso internazionale, Roma 6-8 aprile 2000), Rome, Academia dei Lincei, 2001, p. 39-50.

19 Pétrarque, Sans titre, Liber sine nomine, trad. R. Lenoir, Grenoble, Jérôme Millon, 2003, p. 54-55 : Quando unquam tanta pax, tanta tranquillitas, tanta justicia […] quam postquam unum caput orbis habuit, caputque orbis ipsum Romam fuit ? Quo potissimum tempore amator pacis ac justicie nasci Deus ex virgine terrasque visitare dignatus est ? (« Quand vit-on un plus grand respect de la paix, de l’ordre, de la justice […] que lorque l’univers n’eut plus qu’une seule tête et que cette tête, ce fut Rome ? C’est à cette époque de préférence à toute autre que Dieu, aimant la paix et la justice, daigna naître d’une vierge et visiter la terre »).

20 Sur le lien entre les deux ouvrages conçus simultanément, voir la remarquable préface de Caterina Malta à son édition de Francesco Petrarca, De Viris Illustribus. Adam – Hercules, éd. C. Malta, Messine, Università degli Studi di Messina, 2008.

21 M. Feo « Il poema epico latino nell’Italia medioevale », I linguaggi della propaganda, éd. P. Cammarosano, Milan, Mondadori, 1991, p. 30-73, notamment p. 44 : « Se il presente nega la reazzibilità di un proggetto politico unitario e non offre gesta epiche, l’Italia ha invece una forza che manca agli altri popoli : il passato. Ed è nel passato, nelle origini lontane, nella storia esemplare degli avi e della città che di tutte le città è madre, che bisogna cercare il cemento unficatore ».

22 Francesco Petrarca, Epistola posteritati, dans Opera omnia, éd. P. Stoppelli, Rome, Lexis Progetti Editoriali, 1997 (en ligne dans les Classicitaliani) : Incubui unice, inter multa, ad notitiam vetustatis, quoniam michi semper etas ista displicuit ; ut, nisi me amor carorum in diversum traheret, qualibet etate natus esse semper optaverim, et hanc oblivisci, nisus animo me aliis semper inserere. Historicis itaque delectatus sum ; non minus tamen offensus eorum discordia, secutus in dubio quo me vel veri similitudo rerum vel scribentium traxit autoritas (« Mais ce à quoi je me suis dédié exclusivement, ce fut à l’étude de l’antiquité parce que notre époque m’a toujours déplu. N’était l’amour des miens, j’aurais voulu naître à n’importe quelle période et oublier celle-ci. Ainsi m’employant à négliger les vivants, rien ne m’intéresse plus que vivre avec ceux du passé. C’est pourquoi je me suis toujours plu avec les historiens, non sans, toutefois, que leurs désaccords ne me pèsent ; à suivre les doutes, je m’en suis toujours tenu à ceux qui avaient le plus de rapport avec la vérité des choses et qui étaient pourvus de la plus grande autorité »).

23 Pétrarque, Privilegium laureationis, dans Mertens, « Petrarcas Privilegium laureationis », Litterae medii aevi, p. 236-247 : Ad perpetuam rei memoriam […] tam dicti regis quam nostro et populo romano nomine, magistrum, poetam et historicum declarantes, praeclaro magisterii nomine insignimus. À dire vrai, Pétrarque fut le véritable concepteur du contenu du diplôme qui lui est remis sur le Capitole ; le titre d’historicus n’est donc pas un hasard, même si au moment où il reçoit le couronnement, Pétrarque n’a encore rien écrit comme historien ; il est en train de concevoir les Vies des hommes illustres et l’Africa.

24 Voir les rudes débats des années 1315-1316 entre Albertino Mussatto et le frère Giovannino de Mantoue autour de la capacité des poètes à dire la vérité et à la révéler. C’est tout l’enjeu de la poetica theologia que dénonçait déjà Thomas d’Aquin.

25 Pétrarque, Collatio laureationis, dans C. Godi, « La Collatio laureationis del Petrarca », Italia medioevale e umanistica, 13, 1970, p. 21, <10, 1-4> : Item nominis immortalitas ; eaque duplex : prima in se ipsis, secunda in his, quos tali honore dignati sunt. De prima fidentissime loquitur Ovidius in fine Metamorphoseos : “Iamque opus exegi […]”. La citation d’Ovide clôt les Métamorphoses sur l’immortalité du poète (XV, 871 sq.). Il faut remarquer que la Collatio contient un passage qui insiste sur l’importance de la poésie, comme savoir des savoirs, incluant l’histoire et d’autres disciplines : ibid., p. 20 : Sed, si temps foret […] possem facile demonstrare poetas, sub velamine figmentorum, nunc fisica, nunc moralia, nunc historias comprehendisse.

26 Voir les exemples donnés par B. Guenée, « L’historien par les mots », B. Guenée, Le métier d’historien au Moyen Âge. Études sur l’historiographie médiévale, Paris, Publications de la Sorbonne, 1981, p. 230, notamment celui de saint Bonaventure (Non enim intendo novas opiniones adversare sed communes et approbatas retexere. Nec quispam aestimet quod novi scripti velim esse fabricator ; hoc enim sentio et fateor quod sum pauper et tenuis compilator) ou de Jean de Saint-Victor (ego hujus compilator, non inventor).

27 Bernard Gui, Flores chronicarum, prologue, dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, XXI, p. 693 : Hoc enim scire convenit in praesenti quod refert inter historiographum et chronographum ; quia illius est maxime rerum gestarum historiam et ordinem ad plenam per singula conscribere, istius vero tempora principaliter connotare succinte transcurrere memoriam ac historiam rei gestae (cité par Guenée, « Les genres historiques », Le métier d’historien au Moyen Âge, p. 288-289.

28 Voir M. Chazan, « Le regard d’un historien sur son œuvre : la préface de la chronique de Robert d’Auxerre », Les prologues médiévaux, éd. J. Hamesse, Turnhout, Brepols, 2000, p. 189-228, et B. Guenée, Histoire et culture historique au Moyen Âge, Paris, Aubier, 1980, p. 367 : « L’historien médiéval tempère la modestie qu’il affiche par la conscience d’être un savant. »

29 À titre d’exemple, voir le passage suivant : Hoc enim lectorem admonere placuit, ut si quid sub dubio in hoc ponitur opusculo, non ex ignorantia nostra processit, sed ex scriptorum precedentium discordia sumpsit exordium, dans E. Berger, Notice sur divers manuscrits de la bibliothèque vaticane. Richard le Poitevin, moine de Cluny, historien et poète, Paris, E. Thorin, 1879, p. 121.

30 Petrarca, De viris illustribus, p. 8 : Quid enim, ne res exemplo careat, qui nosse attinet quos servos aut canes vir illustris habuerit, que jumenta, quas penulas, que servorum nomina, quod conjugium artificium peculium ve, quibus cibis uti solitus, quo vehiculo, quibus phaleris, quo amictu, quo denique salsamento, quo genere leguminis delectatus sit ?

31 Ibid. : Neque enim infitior me, talia meditantem, sepe distractus ab incepto longius abscessisse, dum virorum illustrium mores vitamque domesticam et confabulationes ac voces sententiis plenas, brevitate conditas et verba passim effusa nunc peracuta nunc gravia et meminisse et memorare aliis dulce fuit, quorum notitiam utilem interdum, delectabilem semper esse credidi.

32 M. Petoletti, « Les recueils de viris illustribus en Italie (XIVe -XVe siècles) », Exempla docent. Les exemples des philosophes de l’Antiquité à la Renaissance, éd. T. Ricklin, Paris, Vrin, 2006, p. 335-353.

33 Pétrarque, De viris illustribus, p. 4 : Qua in re temerariam et inutilem diligentiam eorum fugiendam putavi, qui omnium ystoricorum verba relegentes, nequid omnino pretermisse videantur, dum unus alteri adversatur, omnem ystorie sue textum nubilosis ambagibus et inenodabilibus laqueis involverunt. Ego neque pacificator ystoricorum neque collector omnium sed eorum imitator sum quibus vel veri similitudo certior vel autoritas maior ut eis potissimum stetur impetrat.

34 Ibid. : Quamobrem si qui futuri sunt qui in huiuscemodi lectione versati aut aliud quicquam aut aliter dictum reppererint quam vel audire consueverint vel legere, hos hortor ac moneo ne confestim pronuntient, quod est pauca noscentium, cogitenque ystoricorum discordiam, que tanto rebus propinquiorem Titum Livium dubium tenuit.

35 C. Vasoli, « Il modello teorico », La storiografia umanistica, I*, Messine, Silvana editrice, 1992, p. 5-38.

36 Voir e. g. le traité pédagogique de Pier Paolo Vergerio l’Ancien qui, en 1400, propose à son élève une nouvelle distribution de la connaissance avec trois disciplines fondamentales : l’histoire, l’éthique et l’éloquence : P. P. Vergerio, De ingenuis moribus et liberalibus studiis, éd. A. Gnesotto, Atti della R. Accademia di scienze lettere e arti di Padova, 377, 1917-1918, p. 121-122.

37 Leonardo Bruni Aretino, Lettres familières, t. II, éd. et trad. L. Bernard-Pradelle, Montpellier, Pulm, 2014, p. 398 : Quid michi dabis, Cyriace, si de urbe Anconitana tibi permulta ac preclara vetustatis monumenta ostendam, que tu numquam vidisti, licet Acarnaniam totam cum Etolia et Boeotia lustraris ac Peloponnesum Spartamque et Argos inspexeris et, quicquid antiquitatis est, in illis erueris et Athenarum propylea nobis descripseris. Ego tamen, dum tu peregrinando aliena conquiris, ipse manendo domi tua, idest patrie tue monumenta tibi invisa incognitaque perspexi. O magnam vim animi nostri ac penitus divinam ! Siquidem dum stamus domi, ipse peregrinatur nec distantia modo locis adit, verum etiam que iam mille annis gesta sunt tanquam presentia intuetur. Sed ne te perlonga demorer, aperiam quid rei sit. Sur la géographie historique de Cyriaque, voir les remarques de P. Gautier Dalché, « De Pétrarque à Raimondo Marliano : aux origines de la géographie historique », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 79, 2012, p. 161-191, ici p. 175 : « La contemplation délectable des restes tangibles du passé portait à l’accumulation du savoir, non à la mise en œuvre d’une méthode. »

38 J’emprunte la distinction vestiges/patrimoine à Clémence Revest, Romam veni, p. 543.

39 Voir A. M. Lamarrigue, « Les prologues de Bernard Gui : l’affirmation de préoccupations techniques », Les prologues médiévaux, éd. J. Hamesse, Turnhout, Brepols, 2000, p. 171-187, ici p. 178.

40 Voir supra p. 356, n. 4.

41 Bruni, Lettres familières (supra p. 367, n. 3), p. 4 : Atque utinam superioris aetatis homines, utcumque eruditi atque diserti, scribere potius sui quisque temporis facta quam praetierire taciti maluissent. Erat enim doctorum, ni fallor, vel praecipuum munus, ut suam quisque aetatem celbrando, oblvioni et fato praeripere ac immortalitati consecrare niterentur.

42 Ibid. : Ego autem non aetatis meae solum, verum etiam supra quantum gaberi memoria potest, repetitam huius civitatis historiam scribere constitui […]. Sed antequam ad ea tempora veniam, quae propria sunt professionis nostrae, placuit exemplo quorundam rerum scriptorum de primordio atque origine […] tradere. Dans une lettre de janvier 1416 au Pogge, Bruni relate toutes les peines que lui donne la recherche des sources pour l’écriture de son histoire de Florence ; voir Bruni, Lettres familières (supra p. 367, n. 3), IV, 4 : Vereor equidem ne insanire coeperim ea scribere aggressus, que supra meas sunt vires. Exegi librum unum umquepergrandem, in quo longo discursu multa que ad historie nostre cognitionem pertinent, explicavi. Habet varietas delectationem, cognitio vero etiam utilitatem. Sed tantus est labor in querendis investigandisque rebus, ut iam plane me poeniteat incoepisse (« En vérité, je commence à devenir fou, j’en ai peur, depuis que je me suis mis à écrire sur des sujets qui sont au-dessus de mes forces. Je n’ai achevé qu’un livre – déjà très ample – dans lequel j’ai fait de longs développements pour expliquer beaucoup de choses qui ont trait à la connaissance de notre histoire. La variété me procure du plaisir, les connaissances que j’en tire me sont utiles aussi. Mais l’effort dans la recherche et la poursuite des sources sont si grands que je regrette maintenant beaucoup de l’avoir commencé »).

43 Epistolario di Guarino da Verona, éd. Remiggio Sabbadini, Venise, Regia Deputazione di Storia Patria per le Venezie, I, p. 310.

44 Sur le sens de cette formule de De legibus I, 5 de Cicéron, voir T. Guard, « Cicéron : l’orateur, l’histoire et l’identité romaine », Cahiers des études anciennes, XLV, 2009, p. 227-248.

45 Sur le passage de l’histoire-récit à l’histoire-discipline et la professionnalisation du métier d’historien au XVIe siècle, voir D. J. Kelley, « Johann Sleidan and the Origins of History as Profession », D. J. Kelley, The Writing of History and the Study of Law, Ashgate, Routledge, 1998, p. 573-598.

46 Vasoli, « Il modello teorico », p. 17.

47 C’est ce que dit Leonardo Bruni dans une lettre de 1440 à Francesco Pizzolpasso : Leonardo Bruni Aretino, Lettres familières, II, p. 322 : Aliud est enim historia, aliud laudatio. Historia quidem veritatem sequi debet, laudatio vero multa supra veritatem extollit (« Le genre historique est une chose en effet, l’éloge en est une autre. L’histoire, effectivement, doit suivre la vérité, mais l’éloge rehausse bien des choses au-dessus de la vérité »). La lettre de Bruni visait à justifier sa rédaction très idéalisée de Florence dans la Laudatio urbis Florentiae, en l’opposant à son Histoire du peuple florentin qui obéissait à un autre objectif et donc à une autre méthodologie.

48 Sur la ratio studiorum des humanistes du XVe siècle, voir P. Grendler, Schooling in Renaissance Italy. Literacy and Learning 1300-1600, Baltimore-Londres, Johns Hopkins University Press, 1989. Pour un exemple symptomatique, voir l’Oratio in historiae laudationem de Bartolomeo Fonzio (ou de la Fonte) le 6 septembre 1482, tenue comme discours inaugural de l’année académique florentine : cet éloge de la discipline historique ouvrait en fait à un cours annuel sur la Pharsale de Lucain et la Guerre des Gaules de César ; c’était donc par le biais de la littérature, fût-elle autobiographique, que passait l’enseignement de l’histoire antique : Ch. Trinkaus, « A Humanist Image of Humanism : the Inaugural Orations of Bartolommeo de la Fonte », Studies in the Renaissance, 7, 1960, p. 90-147, ici p. 94.

49 À propos de ces sources, on remarquera le recours à un auteur éminement compilatoire, Eusèbe de Césarée, ce qui témoigne que nos humanistes s’autorisaient de petites entorses à leurs exigences de recours aux sources originelles ; ensuite, le recours à Plutarque avait deux avantages : d’une part, un indéniable effet de mode – le grec faisait chic –, et d’autre part, les Vies parallèles remettaient en circulation une masse d’informations considérables qui enrichissaient les connaissances sur l’antiquité romaine. Sur l’importance de la redécouverte de Plutarque, et en particulier de ses biographies historiques au XVe siècle, voir F. Hartog, « Plutarque entre les Anciens et les Modernes », dans « Introduction » à Plutarque, Vies parallèles, Paris, Budé, 2001, p. 9-49, et surtout Pade, The Reception of Plutarch’s Lives (supra p. 357, n. 2).

50 Bruni, Lettres familières (supra p. 367, n. 3), I, p. 412 : Sed cur Cicero ipse in refutandis adversariis hoc reticet ? Preterea tacendi plures erant cause. Primo quod nomen regium apud Romanos invisum sane ac detestabile erat ; deinde quod arrogantiam invidiamque vitabat, que in civibus presertim novis fastidiose et intolerabiles sunt. Illud insuper accedebat, quod Rex ille inimicissimus Populi Romani fuerat. Non erat ergo prudentis consilii illum proferre, ne ab hoste Populi Romani originem traxisse diceretur. Itaque callido consilio obscuritatem potius quam bonis rationibus in suarum virtutum laudem traducere poterat, obiici patiebatur sibi, ut ego, qui novus Florentie civis sum, si a Castrucio illo prestante quidem Duce, sed inimicissimo Florentini Populi originem traxissem, latere in plebecula mallem, quam eum generis auctorem egregie licet nobilitatis proferre (« Mais pourquoi Cicéron lui-même en réfutant ses adversaires tait-il cela ? D’autre part, il avait d’assez nombreuses raisons de se taire : d’abord, parce que le nom de roi était parfaitement odieux et détestable aux yeux des Romains ; ensuite, parce qu’il évitait l’arrogance et l’envie qui sont très mal vues et insupportables, surtout chez les hommes nouveaux. S’ajoutait en plus le fait que ce roi avait été un très grand ennemi du peuple romain. Il n’était donc pas prudent de le mettre en avant, de crainte que l’on dise de lui qu’il avait tiré son origine d’un ennemi du peuple romain. Aussi, avec jugeote, tolérait-il qu’on lui reproche plutôt son obscurité, qu’il pouvait, avec de bonnes raisons, transformer en titre de gloire pour ses propres vertus ; il en va de même pour moi qui suis un citoyen nouveau à Florence : si j’avais tiré mon origine de l’illustre Castruccio, certes général hors pair mais très grand ennemi du peuple florentin, je préférerais le dissimuler au sein du menu peuple, plutôt que faire savoir qu’il est le fondateur de ma lignée, tout noble remarquable soit-il »).

51 Voir M. Regoliosi, « Riflessioni umanistiche sullo “scrivere storia ” », Rinascimento, II s., XXXI, 1991, p. 3-37, qui a identifié la présence du texte de Lucien chez Guarino.

52 Bruni, Lettres familières, I, p. 462 : Nec vero prohibitum esse crediderim laudes ab historiographo personis attribui, modo id mediocriter fiat et in tempore, sicut et vituperationes interdum ; alioquin laudes laudato fortasse pergratae, auditori permolestae, immo ne quid virilis inest ingenii : malvult enim testem de se severum quam assertatorem dulcem audire.

53 Bruni, Lettres familières, I, p. 461 : Magnum levamen ingenii comparatur, posito ante oculos acervo, dehinc pro locis temporibusque, prout usus tulit, sibi quasi a cella penaria res ipsas depromere, depromptas distribuere, distributas ornare. Même si l’image du garde-manger ne se trouvait pas chez Lucien, l’idée d’une recomposition à partir de matériaux de base collectés par l’historien est également chez l’auteur grec.

54 Voir Lucien de Samosate, Comment écrire l’histoire. Introduction, traduction et notes par A. Hurst, Paris, Les Belles Lettres, 2010.

55 Epistolario di Guarino Veronese, raccolto, ordinato, illustrato da Remigio Sabbadini, Venise : A spese della società, 1915-1919, p. 462 : Sit enim scriptor interpidus incorruptus liber licentiosus verus, non odio non amori non misericordiae quicquam tribuens, non pudibondus, iudex aequus, cunctis benevolus, hospes in libris, nulis adscriptibus civitatibus, suis vivens legibus. À comparer au passage de Lucien, Comment écrire l’histoire, p. 41 : « Ainsi l’historien doit être exempt de crainte, incorruptible, indépendant, ami de la franchise et de la vérité, appelant, comme dit le Comique, figue une figue, barque une barque, ne donnant rien à la haine ni à l’amitié, n’épargnant personne par pitié, par honte ou par respect, juge impartial, bienveillant pour tous, n’accordant à chacun que ce qui lui est dû, étranger dans ses ouvrages, sans pays, sans lois, sans prince, ne s’inquiétant pas de ce que dira tel ou tel, mais racontant ce qui s’est fait. »

56 Epistolario di Guarino Veronese, p. 458 : Nunc vero resurgentem rem militarem vidisse contigit et reiectis iampridem alienigenis Italia satis superque suo Marte valet.

57 Epistolario di Guarino Veronese, p. 459 : Nam splendor iste recens negociorumque bellicorum longe late disseminata praedicatio quantillum per tempus duratura mox evanescet, ubi linguae refrigescent aut conscii praesentes et quasi testes a vita discesserint.

58 Ibid. : Eam ad rem praecipue tempestate idonea praestatur occasio, quo tantus disertorum hominum numerus, tanta facundiae studia tamque florens humanitatis elegantia demum ad nostrates longo tot saeculorum postliminio revocata diffunditur. Quis enim eam litterarum vim simul et vitam esse non intelligat ?

59 Epistolario di Guarino Veronese, p. 462 : Primus namque historia finis et unica est intentio utilitas scilicet quae ex ipsius veritatis professione colligitur, unde animus ex praeteritorum notitia scientior fiat ad agendum et ad virtutem gloriamque imitatione consequendam inflammatior aliaque huiuscemodi.

60 La bibliographie est importante, mais on trouvera l’essentiel dans l’introduction à l’édition récente de l’œuvre : Bartolomeo Facio, Rerum gestarum Alfonsi regis libri ; testo latino, traduzione italiana, commento e introduzione, éd. D. Pietragalla, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2004, et G. Albanese, « Storiografia come ufficialità alla corte di Alfonso il Magnanimo : i Rerum gestarum Alfonsi regis libri di Bartolomeo Facio », Atti del XVI Congresso Internazionale di Storia della Corona d’Aragona. Celebrazioni Alfonsine (Napoli, 18-24 settembre 1997), Naples, Paparo, 2000, p. 1223-1267 ; sur la rivalité historiographique avec Valla, voir R. Fubini, « Pubblicità e controlo del libro nella cultura del Rinascimento », Humanisme et Église en Italie et en France méridionale (XVe siècle-milieu du XVIe siècle), éd. P. Gilli, Rome, EFR, 2004, p. 201-237, et le très récent volume de Fulvio delle Donne, Alfonso il Magnanimo e l’invenzione dell’Umanesimo monarchico. Ideologia e strategie di legittimazione alla corte aragonese di Napoli, Rome, Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, 2015, p. 44-61.

61 Rerum gestarum Alphonsi, p. 1 : Etsi nonnullos viros haec aetas tulit qui, praestanti ingenio atque doctrina praediti, tum ad alia quaeque tum ad res gestas scribendas peridonei existimari possint fueruntque et nostra et patrum nostrorum memoria aliquot populi ac principes dari qui magna ac laudabilia facinora gessere ea tamen est apud plerosque novarum rerum negligentia ut perpauci ad scribendam historiam sese conferant. Sunt enim quos, cum legerint aut Alexandri aut Caesaris aut populi romani facta, haec nova et recentiora haud multum delectent : namque ita se res habet, ut quae nobis notiora et familiariora sunt haec in minore pretio nescio quonam modo habeamus […]. Sed certe et haec recentiora iudicio meo tanti sunt ut eos etiam in aetatem suam quodammodo ingratos atque iniquos putem qui, quae saeculo eorum contigere, veluti levia quaedam ac notitia parum digna negligere videantur, cum ea ipsi potius verbis extollere deberent et aliorum ingeniis illustrata perlegere arque in honore et pretio habere, ut eloquentium hominum ingenia excitarent resque sui saeculi ab interitu vindicarent (« Quoique notre époque ait produit certains hommes qui, dotés d’une extraordinaire intelligence et culture, sont aptes à écrire les hauts faits et autre chose encore et qu’il y eut certains peuples fameux et des princes célèbres qui accomplirent des actes importants et dignes d’éloge pour la mémoire de notre temps et celui de nos pères, pourtant le désintérêt chez beaucoup des événements récents est tel que peu se consacrent à l’écriture historique. De fait, certains, après avoir lu les faits d’Alexandre ou de César ou du peuple romain, ne tirent pas de plaisir à ceux plus neufs et récents. C’est ainsi : ce qui est plus nouveau et familier – je ne sais pourquoi – nous l’estimons moins… Pourtant, à mon avis, même les faits les plus récents ont de la valeur au point que je tiens pour injustes et d’une certaine manière ingrats envers leur temps ceux qui paraissent négliger les événements contemporains comme s’il s’agissait de choses insiginifiantes et peu dignes d’être connues »).

62 Facio, De viris illustribus, éd. L. Mehus, Florence, 1745, reproduite dans La storiografia umanistica, II, Messine, Sicania, 1992, p. 7-134, d’où nous citons : Habet enim in se non parum voluptatis ac fructus clarorum hominum cognitio, quorum exempla animos natura bene constitutos quasi stimuli quidam ad decus, ad honestatem, ad gloriam concitant. Nam cum illorum nomen immortale factum alienis scriptis vident, et ipsi toto studio ac nixu virtuti incumbunt, quo immortalem gloriam consequantur. Accedit eodem quod, cum nobis veterum exempla proponimus, subit animum desperatio quaedam ne eorum gloriam adaequare valeamus, cum plane illos veluti numina quaedam habeamus atque admiremur : usqueadeo a scriptoribus celebrati atque illustrati sunt. Praesentes autem, etiam si excellentes magnificique fuerint, quoniam in oculis nostris observantur, nobis non omnino auferre spem videntur quin iis vel virtute vel gloria pares esse valeamus. Admirari autem soleo cur, ex tot saeculis, tarn pauci de illustribus viris scripserint, cum quidem singulis aetatibus aliqui scriptores extitisse debuerint, qui eos viros, qui sua aetate in aliqua arte aut studio excelluerint, litterarum monumentis commendarent, ut singularium aetatum praestantissimos quosque viros scire possemus. Neque vero unquam ulla aetas adeo inculta aut viitutum expers fuit, quin aliqui praeclari atque praestantes viri in ea extiterint. Sed quoniam caruerunt disertorum hominum praeconio, propterea illorum nomen una cum vita finitum est. Meum vero institutum fuit de cuiusque facultatis atque ordinis viris claris memorare, qui tempestate mea claruerunt (« La connaissance des hommes illustres a en soi un plaisir non négligeable, eux dont les exemples, comme un aiguillon, incitent les esprits bien nés à l’honneur, l’honnêteté et la gloire. En effet, comme ces esprits voient que le nom de ces hommes a été rendu immortel par des récits d’autrui, ils appliquent leur cœur et leur effort à la perfection morale d’où ils tirent une gloire immortelle. Il arrive cependant qu’à mettre en avant les exemples des anciens héros, le désespoir remplace le courage de crainte de ne pouvoir les égaler en gloire car nous les tenions pour des dieux et les admirions puisqu’ils avaient été célébrés et illustrés par des auteurs. Au contraire, nos contemporains, puisqu’ils étaient sous nos yeux (et même s’ils étaient magnifiques), ne nous laissaient pas espérer que nous puissions égaler les anciens en vertu ou en gloire. Je m’étonne de fait que si peu d’auteurs pendant tant de siècles aient écrit sur les hommes illustres puisqu’à tous les âges il a dû se trouver des auteurs qui auraient pu fait valoir par leur témoignage littéraire ces hommes qui excellèrent en leur temps par quelque talent ou qualité, en sorte que nous aurions pu connaître les plus remarquables hommes de chaque période. En effet, il n’est nulle époque si inculte ou dépourvue de talents qui n’ait eu quelques hommes remarquables et excellents. Mais comme ce qui a fait défaut ce fut la voix des hommes habiles à le dire, leur nom s’est éteint à leur mort. Ce fut alors ma tâche que de remémorer ces hommes illustres par quelque talent ou registre qui brillèrent de mon temps »).

63 Laurentii Valle Gesta Ferdinandi regis Aragonum, éd. O. Besomi, Padoue, Antenore, 1973, p. 7. Voir l’excellente analyse de M. Regoliosi, « Lorenzo Valla e la concezione della storia », Storiografia umanistica, I**, p. 549-571 ; à compléter par D. Kelley, Foundations of Modern Historical Scholarship : Language, Law and History in the French Renaissance, New York-Londres, Columbia University Press, 1970, § 1, et G. Ferraù, « La concezione storiografica del Valla : i Gesta Ferdinandi regis Aragonum », Lorenzo Valla e l’umanesimo italiano, éd. O. Besomi et M. Regoliosi, Padoue, Antenore, 1986, p. 265-310.

64 Voir supra, p. 363, n. 1.

65 Lorenzo Valla, Correspondence, éd. B. Cook, Cambridge-Harvard, 2013, lett. 24, p. 158 : Nam quod ad recentes pertinet, Gaspar eius medicus in commentarios retulit pene res ab illo gestas, sed ea accuratione, ut de stilo ipso taceam, nequis prudens scriptor aliquid ad fidem veritatis illinc mutuari possit. Mandaverat autem mihi iampridem rex historias suas scribendas, repetitis altius principiis iam inde ab infantia eius. Que quia non habui a quibus plane docerer, malui non attingere quam fidem historie obliviosorum quorundam senum memerie credere (« Pour ce qui est des auteurs récents, les commentaires de son médecin personnel, Gaspare, ont traité de presque tous les événements. Mais leur fiabilité, pour ne rien dire de leur style, est telle qu’un auteur prudent ne pourrait rien en tirer de digne de vérité. Le roi m’avait ordonné il y a longtemps d’écrire l’histoire de son règne depuis le début et à partir de son enfance. Mais comme personne ne pouvait m’informer clairement, j’ai préféré ne pas m’y lancer plutôt que de faire reposer mon récit sur le souvenir de vieilles personnes sans mémoire »).

66 L’ouvrage vient de recevoir une édition moderne : Gaspar Pelegrí, Historiarum Alphonsi primi regis. Libri X. I dieci libri delle storie del re Alphonso primo, éd. et trad. Fulvio Delle Donne, Rome, Istituto storico italiano per il medio evo, 2012.

67 Sur cet échec de Valla, voir A. de Vincentiis, « Le don impossible. Biographes du roi et biographes du pape entre Naples et Rome (1444-1455) », Humanistes, clercs et laïcs dans l’Italie du XIIIe au début du XVIe siècle, éd. C. Caby et R.-M. Dessi, Turnhout, Brepols, 2012, p. 319-363, ici p. 340-344.

68 M. Regoliosi, « Per la tradizione delle Invective in Laurentium Vallam di Bartolomeo Facio », Italia medievale e umanistica, 23, 1980, p. 389-397 ; voir R. Valentini, « Le invettive di Bartolomeo Facio contro Lorenzo Valla tratte dal cod. Vat. lat. 7179 e Oxoniense CXXXI », Atti della R. Accademia dei Lincei, V, 1906, p. 493-550 (d’où nous citons) ; une autre édition plus récente, mais pas franchement meilleure, existe : Bartolomeo Facio, Invective. Edizione critica a cura di E. I. Rao, Naples, Società Editrice Napoletana, 1978. Sur les faiblesses des deux éditions des Invectives, voir R. Ribuoli, « Polemiche umanistiche : a proposito di due recenti edizioni », Res publica litterarum, IV, 1981, p. 339-354.

69 Valla a parfois usé de relâchement dans l’usage du latin, faute de temps suffisant pour une relecture de l’œuvre, rédigée en trois mois : voir O. Tunberg, « The Latinity of Lorenzo Valla’s Gesta Ferdinandi regis Aragonum », Humanistica Lovaniensia, 37, 1988, p. 30-78.

70 Valentini, « Le invettive di Bartolomeo Facio », p. 527 : Non enim solum veram, sed etiam verisimilem narrationem esse opportet.

71 Le ton louangeur de l’ouvrage l’amène à comparer la campagne de Ferdinand d’Antequera contre le royaume de Grenade à la lutte des Grecs contre les Perses de Cyrus, Darius ou Xerxès. Valla insère un grand nombre de discours du roi, dans la tradition classique de la rhétorique des héros.

72 Laurentii Valle Gesta, p. 86 : Hic [l’évêque de Couserans, ambassadeur du roi Louis d’Anjou], cum cerneret regem subinde orationi sue, ut putabat, indormientem, quia oculis conniventibus capiteque demisso sterteret, intersistebat. Rex contra, cognoscens cur interquiesceret, jubebat eum pergere, non enim se dormire, etsi clausis oculis sterteret, aut, si corpus pro morbo dormire, non tamen dormire animum (« L’évêque, voyant que pendant qu’il parlait le roi parfois fermait les yeux ou qu’il laissait tomber sa tête, crut qu’il ronflait et fit une pause ; mais le roi, connaissant le motif de ces pauses, lui ordonna de continuer : il ne dormait pas, même si de temps en temps il ronflait les yeux fermés ou si le corps s’assoupissait en raison de la maladie, mais son esprit restait éveillé »). À l’appui de son affirmation, le roi résume ensuite les cinq points du discours de l’ambassadeur.

73 Facio, Invective, p. 528 : Cui enim videatur regem legatos audientem, non dicam dormire, sed stertere ? Aut tibi parum videatur esse, illum dormitantem facere ? An ignoras id indecorum regie maiestatis esse ?

74 Ibid. : Scribendum est enim sic, bone magister artis, ut personarum dignitates serventur, alioquin probabilis non erit narratio, sibique fidem derogabit.

75 Laurentii Valle Gesta, p. 93 : Sunt enim qui dicant nullo pacto, nec medicorum arte, nec multifariis machinis potuisse eum vel concumbere cum muliere vel puelle virginitatem demere : licet mater alieque nonnulle femine velut ministre puelle adessent.

76 Sur l’art du remploi des modèles classiques dans la narration des faits contemporains par Facio, voir G. Abbamonte, « Considerazioni sulla presenza dei modelli classici nella narrazione storica di Bartolomeo Facio », Reti Medievali Rivista, 12, 1, 2011, en ligne sur retimedievali.

77 Laurentii Valle Gesta, p. 6 : Etenim quantum ego quidem iudicare possum, plus graviatis, plus prudentie, plus civilis sapientie in orationibus historici exhibent, quam in preceptis ulli philosophi (« Ainsi, dans la mesure où je peux en juger, les historiens font montre dans leurs discours de plus de connaissances en sagesse politique et en prudence que certains philosophes en leurs doctrines »). Le prologue se présente comme une discussion sur les mérites respectifs entre poésie, philosophie et histoire, d’où l’histoire sort première en importance, la poésie deuxième, et la philosophie dernière.

78 Sur Salutati, voir Vasoli, « Il modello teorico », La storiografia umanistica (supra p. 367, n. 1), p. 9-12 ; sur Bruni, voir Ianziti, « Writing on History », G. Ianziti, Writing History in Renaissance Italy. Leonardo Bruni and the Uses of the Past, Harvard University Press, 2012, p. 8 : (De studiis et litteris liber, ad Dominam Baptistam de Malatestis) : Est enim decorum cum propriae gentis originem et progressus tum liberorum populorum regumque maximorum et bello et pace res gestas cognoscere. Dirigit enim prudentiam et consilium praeteritorum notitia, exitusque similium coeptorum nos pro re nata aut hortantur aut deterrent… Neque enim subtilitas ulla in illis eruenda est aut quaestio enodanda ; in narratione enim rerum facillimarum omnis consistit versaturque historia.

79 Coluccio Salutati, Epistolario II, éd. F. Novati, Rome, 1892, p. 290-292. La lettre se poursuit par des remarques sur la sagesse de l’histoire : Hec etenim scientia, quocunque te verteris presto est ; res quidem prosperas moderatur, consolatur in adversis, firmat amicicias, confabulationibus tum prebet copiam tum ornatum. Hec est consiliorum dux atque doctrina ; fugiendorum periculorum regula et bene gerendarum rerum certissimum documentum. La lettre est datée du 1er février 1392 et adressée à l’humaniste et homme politique aragonais Juan Fernández de Heredia, luimême homme politique et historien de première importance dans la péninsule ibérique.

80 Cité par Vasoli, « Il modelo teorico », p. 11.

81 Lapo di Castiglionchio : Et enim si eos qui in phylosophia, geometria, musica, astrologia aliquid scripserunt hodie scribunt, tantopere colere atque admirari solemus, quo studio illos, qua benevolentia, quo amore complecti nos oportet, qui vel maiorum nostrorum res gestas vel etiam nostri temporis suis scriptis illustrarunt ? dans M. Miglio, « Una lettera di Lapo di Castiglionchio il Giovane a Flavio Biondo : storia e storiografia nel Quattrocento », M. Miglio, Storiografia pontificia del Quattrocento, Bologne, Patron, 1975, p. 31-59 et 189-201 ; la citation est p. 192.

82 Miglio, « Una lettera », p. 191 : Tametsi habeamus principem illum eloquentiae Leonardum Aretinum qui hoc scribendi genus adeo excoluerit atque exornaverit, ut ubertate materiae […] veteribus quidem permultum scriptoris autem elegantia, copia suavitate, quantum ad unum pertinet, nulla ex parte cedere videamur, tamen is patriae tantummodo res gestas complexus est, tu autem reliquas ex universa memoratu dignas, quae praetermissa ab eo queri quodammodo neglecta et destituta scriptorem suum deposcere ac flagitare videbantur, decennalibus tuis libris […] prosecutus es. La compétition historiographique entre les deux auteurs a toujours été vive (voir l’article « Biondo (Flavio) » du Dizionario biografico degli Italiani (R. Fubini).

83 Miglio, « Una lettera », p. 199 : Tu vero cum vetera reliquisses non inertia sed consilio […] nec ornari copiosius quirent, nostra autem animadverteres praeclara illa quidem esse, si quis in lucem proferre vellet, sed contempta in obscuritate quadam ac tenebris scriptorum inopia iacere, ad ea illustranda contulisti ut intelligerent homines huius aetatis, si qua strenue recteque aut contra nequiter aut perperam facerent, ea non modo vivos latere non posse, sed etiam nota posteritati fore.

84 Leonardo Bruni, Epistolarum Libri VIII, éd. L. Mehus, Florence, 1741, 2, p. 156 (IX, 9) : De historia vero quod petis, scias me post discessum tuum IV libros de bello italico adversus Gothos scripsisse. Scripsi non ut interpres, sed ut genitor, et auctor ; quemadmodum enim, si de praesenti bello scriberem, noticia quidem rerum gestarum ex auditu foret, ordo vero, ac dispositio, et verba mea essent, ac meo arbitratu excogitata et posita ; eodem item modo ipse noticiam rerum gestarum de illo sumens, in ceteris omnibus ab eo recessi, utpote qui hoc unum habeat boni, quod bello interfuit. Cetera illius sunt spernenda (« Quant à l’histoire que tu me réclames, sache que depuis ton départ j’ai écrit quatre livres de la Guerre d’Italie contre les Goths. En vérité, je les ai écrits non comme traducteur mais comme créateur et auteur ; en effet, si j’écrivais sur une guerre actuelle, la liste des actions évidemment serait constituée à partir de ce que j’entendrais, tandis que l’ordre, la disposition, les mots m’appartiendraient et auraient été pensés et agencés à ma guise ; c’est exactement la même chose : ne lui empruntant pour ma part que la liste des actions accomplies, pour tout le reste je me suis écarté de lui, comme d’un homme qui n’a de bon que d’avoir pris part à la guerre. Tout le reste venant de lui doit être laissé de côté »). La lettre de 1442 à Giovanni Tortelli est citée par Ianziti, « Bruni on Writing ». Bruni reviendra dans une autre lettre, adressée à Francesco Barbaro, sur ce même thème de l’historien-écrivain, recompositeur de la matière d’autrui : Scripsit enim hanc historiam, ut te non ignorare puto, Procopius Cesariensis grecus scriptor, sed admodum ineptus et eloquentie hostis ut apparet maxime in contionibus suis, quamquam Thucydidem imitari vult. Sed tantum abest ab illius maiestate quantum Thersites forma atque virtute distat ab Achille. Solum id habet boni quod bello interfuit et ob id vera refert. Ab hoc ego scriptore sumpsi non ut interpres, sed ita ut notitiam rerum ab illo susceptam meo arbitratu disponerem meisque verbis non illius referrem (« Cette histoire, en effet, a été écrite, comme tu ne l’ignores pas, je suppose, par l’auteur grec Procope de Césarée, mais vraiment incompétent et ennemi de l’éloquence comme le montrent surtout ses discours, bien qu’il veuille imiter Thucydide. Il est aussi éloigné de la majesté de ce dernier que Thersite est séparé d’Achille par la beauté et la vertu. La seule chose qu’il ait de bien est d’avoir pris part à la guerre et, pour cette raison, de rapporter la vérité. J’ai puisé dans cet auteur en effet non comme traducteur, mais de façon à disposer à ma guise les informations prises chez lui et à les rapporter avec mes mots, non avec les siens »). La lettre de Bruni à Barbaro a été éditée par C. Griggio, « Due lettere inedite del Bruni al Salutati e a Francesco Barbaro », Rinascimento, 1986, p. 27-50.

85 Praefatio in Vita M Antonii ex Plutarcho traducta, ad Coluccium Salutatum, dans Humanistisch-Philosophische Schriften, éd. H. Baron, Leipzig-Berlin, 1928, p. 104 : In historia vero, in qua nulla est inventio, non video equidem, quid intersit, an ut facta, an ut ab alio dicta scribam. In utroque enim par labor est, aut etiam maior in secundo (cité par Ianziti, « Bruni on Writing »). Voir L. Pradelle-Bernard, « Le “je” du biographe : le cas de Leonardo Bruni », Vivre pour soi, vivre dans la cité de l’Antiquité à la Renaissance, éd. P. Galand-Hallyn et C. Lévy, Paris, PUPS, 2006, p. 233-252, et « L’auteur est-il un autre ? Leonardo Bruni et quelques manuscrits problématiques », Qui écrit ? Figures de l’auteur et des co-élaborateurs du texte (XVe -XVIIe s.), éd. M. Furno, Lyon, ENS Éditions, 2009, p. 77-94.

86 Ianziti, « Bruni on Writing », et Fryde, « The Beginnings of Italian Humanist Historiography ».

87 Voir récemment J. Lake, « Authorial Intention in Medieval Historiography », History Compass, 12. 4, April 2014, p. 344-360, et Ancient and Medieval Prologues to History : A Reader, Toronto, University of Toronto Press, 2013.

88 Voir en dernier lieu A. Minnis, « Nolens auctor sed compilator reputari : The Late-Medieval Discourse of Compilation », La méthode critique au Moyen Âge, p. 47-63 ; mais aussi B. Guenée, « L’historien et la compilation au XIIIe siècle », Journal des Savants, 1985, p. 119-135.

89 Bartolomeo Scala, Historia Florentinorum, éd. C. Bartolini, Rome, 1677, p. 2 : Ad laborem autem scribendi si reperiendarum quoque rerum difficilior opera acceserit, quae vel non extent unde sumus, quae a nostra memoria et cognitione temporis, loci, rerum, personarum, aut neglecta penitus, aut certa quae confusus que incerta ratione scribendi, quid excogitari potest negociotius ? Voir aussi D. J. Wilcox, The Development of Florentine Humanist Historiography in the Fifteenth Century, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1969, p. 179. La difficulté de l’historien, dont la qualité tient précisément à la capacité à sélectionner les bonnes informations, avait déjà été pointée dans la préface à l’Histoire de Ferdinand de Valla : Laurentii Valle Gesta Ferdinandi regis Aragonum, (supra p. 379, n. 3), p. 7.

90 Bartolomeo Scala, Historia Florentinorum, p. 1 : Multi profecto laboris et gloriae non multae videtur esse historiam scirbere. Quippe ubi praeter rerum meram explicationem nihil sit tuum, aut si quid errati, facile te arguant legentes, laudem vero ab auctoribus ad res libenter transferent.

91 Giovanni Pontano, Actius, p. 217 : Omnino historia, ut Cicero putat ac natura, ipsa docet, partibus constat e duabus, hoc est rebus et verbis. J’ai utilisé l’édition en ligne réalisée par les soins de la Scuola normale superiore di Pisa qui reprend le texte encore acritique de Previtera (Giovanni Pontano, I dialoghi, Florence, 1943) ; la pagination demeure celle de l’édition Previtera.

92 Sur la mise en pratique des théories de l’écriture historiographique par Pontano, voir L. Monti Sabia, « Giovanni Pontano tra prassi e teoria storiografica : il De bello Neapolitano e l’Actius », La storiografia umanista, 1**, p. 573-651.

93 Giovanni Pontano, Actius : Et quoniam actio omnis, geriturque atque administratur quodcunque, id aliquam ob causam susceptum est (causae namque ubique antecedunt rerumque suscipiendarum fines), oportet rerum scriptorem causarum ipsarum ac finium cum primis esse memorem certumque earum ac verum expositorem.

94 Giovanni Pontano, Actius, p. 221 : Videntur enim eiusmodi allocutiones, quae nunc ad multos nunc ad singulos habentur, decorare historiam et quasi animare eam. In quibus, quotiens res ipsa tulerit, nervos orationis atque ingenii sui ostendet rerum scriptor.

95 Giovanni Pontano, Actius, p. 220 : Itaque casuum fortuitorumque in his eventuum magna scriptori ratio habenda est. Tempestatum quoque, famis, frigoris, aestus, pestilentiae, periculorum in faciendo itinere, in conserendis manibus ; item audaciae, metus, temeritatis, suspitionis, insidiarum, falsorum rumorum, quaeque alia inter gerendum atque administrandum bellum sive consilio eveniunt hominum sive casu.

96 Giovanni Pontano, Actius, p. 227 : Quae singula volle complecti, nec consessus est huius et videtur esse satis admonuisse, cum praesertim sit ostensum historiam poeticae maxime esse similem, ipsa vero poetica naturam potissimum imitetur.

97 Giovanni Pontano, Actius, p. 209 : Omnium autem iudicio laudatur potissimum in historia brevitas, cum ea sit maxime idonea ad docendum, ad delectandum, ad movendum.

98 Giovanni Pontano, Actius, p. 228 : Ad haec summa ea cura expolienda exornandaque, ut nec forma ornatu careat extrinseco nec ornatus appareat aut negligenter adhibitus aut alienus a forma, retineatque tun venustatem dignitatemque pro re ac loco, tum etiam gravitatem ac supercilium. Quarum rerum omnium Cicero optimum se nobis magistrum exhibebit. Usu venit autem in componenda historia quod in aedificandis tum domibus tum navibus, multas subinde fieri rerum commissuras et quasi membrorum inter se coniunctiones, quas prudentia ordinisque solers ac circumspecta ratio moderetur oportet quaeque et ipsa locorum quoque ac temporum rationem habeat ut post narratas explicate diligenterque res alias transgrediatur ad alias ; indeque postquam parti huic satisfecerit, ad continuandam regrediatur priorem materiam ; rursus, ea quantum satis erit explanata, reditum ad alteram illam faciat, aut, si rei ratio tulerit, ad aliam moxque ad aliam.

99 A. Dubreuil-Arcin, « La critique dans l’hagiographie dominicaine (1250-1335 environ) », La méthode critique au Moyen Âge, p. 280.

100 L’importance historiographique de Biondo ne saurait être minorée, et il a joué pour Rome le rôle que Bruni a joué pour Florence. Au XVIe siècle, il fut même appelé « le premier des Modernes [ primus omnium ex recentioribus] » par Onofrio Panvinio : voir N. Pelegrino, « From the Roman Empire to Christian Imperialism : the Work of Flavio Biondo », Chronicling History, (supra p. 357, n. 1), p. 273-298, et E. Migliario, « Pulchrum autem et paene mirum est videre : metodologia quattrocentesca dello studio dell’antico », Dalla tarda latinità agli albori dell’umanesimo : alla radice della storia europea, éd. P. Gatti et L. de Finis, Trente, Editrice Università degli studi di Trento, 1998, p. 448-461, sur sa méthodologie d’archéologue. Inutile ici de préciser le rôle qu’a pu jouer précisément l’archéologie comme levier de la réflexion historique au XVe siècle, non seulement pour l’antiquité païenne mais également chrétienne : T. Foffano, « Il De rebus antiquis memorabilibus Basilice Sancti Petri Rome di Maffeo Vegio e i primordi dell’archeologia cristiana », Il sacro nel Rinascimento. Atti del XII convegno Internazionale (Chianciano-Pienza 17-20 luglio 2000), éd. L. Secchi Tarugi, Florence, Cesati, 2002, p. 719-730 ; toutefois, l’archéologie n’entre pas dans le canon de l’apprentissage de l’histoire au XVe siècle ; elle apparaît surtout comme un moyen sensible d’entrer en contact avec le passé dans une sorte d’expérience émotionnelle plus que rationnelle ; encore au XVIe siècle, les théoriciens de l’ars historica l’ignorent superbement : N. Recupero, « Priscas patriae linguas reddere : sapere antiquario e politica in Europa a metà del Seicento », Dell’antiquaria e dei suoi metodi, éd. E. Vaiani, Pise, Scuola Normale Superiore, 2001 (Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, Classe di Lettere e Filosofia : Quaderni, 4 Ser., 6, 1998), p. 63-80.

101 Voir récemment A. Tallon, « L’histoire “officielle” de la papauté du XVe au XVIIe siècle, les Vitae pontificum romanorum de Platina, Panvinio, Ciaconius », Liber, Gesta, histoire. Écrire l’histoire des évêques et des papes, de l’Antiquité au XXIe siècle, éd. F. Bougard et M. Sot, Turnhout, Brepols, 2009, p. 199-213.

102 G. Ianziti, « Storiografia e contemporaneità. A proposito del Rerum suo tempore gestarum Commentarius di Leonardo Bruni », Rinascimento, 30, 1990, p. 3-28.

103 Le thème demeure encore d’actualité chez les humanistes méridionaux des XVe -XVIe siècles : voir F. Tateo, « Le origini cittadine nella storiografia del Mezzogiorno », F. Tateo, I miti della storiografia umanistica, Rome, Bulzoni, 1990, p. 59-80.

104 M. Chazan, « La méthode critique des historiens dans les chroniques universelles médiévales », La méthode critique au Moyen Âge, p. 223-256. Une étude très détaillée des techniques rédactionnelles dans l’atelier de Vincent de Beauvais a été entreprise autour de Mireille Paulmier-Foucart. Voir, par exemple, son article « Vincent de Beauvais fait de la bibliographie : le métier du lector et la constitution d’un “livre de livres” dans le prologue du Speculum maius, Libellus apologeticus (texte de la version bifaria c. 1244, ms. Bruxelles, Bib. Royale 18465) », Ædilis. Éditions en ligne de l’Institut de recherche et d’histoire des textes, 3 (cycle de séminaires de l’année 1999-2000). L’auteur y cite ce passage du Speculum maius qui définit la méthode choisie : Et tamen cum haberem hec omnia, ne dicam vel tertiam vel quartam, immo nec saltem decimam, aut vicesimam partem eorum que hoc opere continentur utilium ac notabilium, in scriptis tenerem aut possiderem… Nec ignoro me non omnia que scripta sunt invenisse vel legere potuisse, nec me profiteor etiam ex hiis que legere potui cuncta que ibi notabilia sunt expressisse, alioquin volumen immensum oporteret extendi, sed de bonis ut arbitror meliora, vel certe de melioribus nonnulla collegi.

105 Bruni, History of the Florentine People, I, edition and translation by J. Hankins, Harvard-Cambridge, 2004, p. 4 : Sed antequam ad ea tempora veniam, quae propria sunt professionis nostrae, placuit exemplo quorundam rerum scriptorum de primordio atque origine urbis vulgaribus, fabolisque opinionibus rejectis quam verissimam puto notitiam tradere, ut omnia sequentibus clariora reddantur. À ce propos, il est facile d’opposer presque de façon emblématique Giovanni Villani et Leonardo Bruni : là où le premier consacre de nombreuses références et un passage théorique à la puissance des astres dans le cours de l’histoire (Cronaca, éd. Giovanni Porta, XII, 71), le second ignore totalement cette causalité astrale. Voir U. Link-Heer, « Italienische Historiographie zwischen Spätmittelalter und früher Neuzeit », La littérature historiographique des origines à 1500. Grundriß der romanischen Literaturen des Mittelalters, éd. H. U. Gumbrecht et P. M. Spangenberg, Bd. XI/1 (3. Teilband), Heidelberg, Winter Verlag, 1987, p. 1087. Récemment toutefois, Gary Ianziti a mis un bémol à cette opposition, en signalant des mentions récurrentes de signes astrologiques dans les Histoires de Bruni, même si elles sont citées avec une certaine distance, ce qui ne surprend pas si l’on pense au poids de l’astrologie dans la culture savante de la Renaissance : voir G. Ianziti, « Leonardo Bruni’ History of the Florentine People », Chronicling History. Chroniclers and Historians in Medieval and Renaissance Italy, éd. S. Dale, A. Williams Lewin, D. J. Osheim, University Park, Pennsylvania State University Press, 2007, p. 249-272.

106 Sur la question du déclin des sociétés, voir M. Paoli, « Mouvement de décadence et dynamique de renouveau selon Leonardo Bruni et Leon Battista Alberti », La Renaissance ? Des Renaissances ? (VIIe -XVIe s.), éd. M.-S. Masse, Paris, Klincksieck, 2010, p. 250-278. Ajoutons aussi que le lien que Bruni fait entre vertu et liberté comme moteur de l’histoire florentine a de claires racines chez Salluste dont Bruni s’inspire beaucoup, sans le citer : P. J. Osmond, « Princeps Historiae Romanae : Sallust in Renaissance Political Thought », Memoirs of the American Academy in Rome, 40, 1995, p. 101-143, ici p. 108-111.

107 Bruni, Lettres familières, p. 92 : Postquam igitur in Germaniam imperium abiit ac pauci ex iis in Italia statione continua, plurimi vero adventiciis, cum erat opus, exercitibus ad tempus morabantur, civitates Italiae paulatim ad libertatem respicere ac imperium verbo magis quam facto confiteri coeperunt Romamque ipsam et Romanum nomen veneratione potius antiquae potentiae quam praesenti metu recognoscere. Denique quotcunque ex variis barbarorum diluviis superfuerant urbes, per Italiam crescere atque florere et in pristinam auctoritatem sese in dies attollere (« Sur ces entrefaites, l’empire partit en Allemagne, et peu d’empereurs assurèrent une présence durable en Italie, quoique beaucoup y revinrent à l’occasion, avec des armées étrangères, quand ils en avaient besoin. Peu à peu, les cités italiennes commencèrent à aspirer à la liberté et à reconnaître l’autorité de l’empire davantage comme un nom que comme une réalité ; la cité de Rome et le nom de Rome furent vénérés davantage en raison de leur ancienne puissance que par crainte du présent. Enfin, toutes les cités italiennes qui avaient survécu aux invasions des barbares commencèrent à croître et prospérer et retrouvèrent graduellement leur ancienne autorité »).

108 Bruni, Lettres familières, p. 100 : Una fautrix pontificum, imperatoribus adversa, altera imperatorio nomini omnino addicta. Sed ea, quam imperatoribus adversam supra ostendimus, ex his fere hominibus conflata erat, qui libertatem populorum magis complectebantur, Germanos autem, barbaros homines sub praetextu Romani nominis dominari Italis perindignum censebant (« L’une, favorable aux pontifes et hostile aux empereurs, l’autre entièrement dévouée aux empereurs ; mais celle qui était opposée aux empereurs était essentiellement composée de ceux qui étaient enclins à embrasser la liberté des peuples ; ils estimaient dégradant que des Germains et des barbares gouvernent des Italiens sous le prétexte du nom de Rome »).

109 L’utilisation de cet adjectif peut prêter à critique, mais je demeure convaincu qu’aussi profond que soit le fossé qui sépare un Vincent de Beauvais d’un Leonardo Bruni, la rupture épistémologique dans l’écriture historique n’est pas complète ; la sécularisation de la réflexion historique dont les meilleurs historiens italiens du XVe siècle se sont faits les porte-parole pouvait s’accommoder de toute une panoplie de stratégies narratives qui permettaient de faire rentrer par la fenêtre les légendes que l’on chassait par la porte. C’est d’ailleurs l’un des mérites de l’article d’Anna Maria Cabrini que d’avoir mis en évidence les stratégies d’écriture de Bruni et le traitement très particulier des sources documentaires sur lesquelles il s’appuyait : A. M. Cabrini, « Le Historiae del Bruni : Risultati e ipotesi di una ricerca sulle fonti », Leonardo Bruni, Cancelliere della Repubblica di Firenze, éd. P. Viti, Florence, Olschki, 1990, p. 247-319. La qualification de pré-scientifique ne doit pas rebuter outre mesure, si l’on admet avec R. Koselleck que le métier d’historien ne date réellement que de la fin du XVIIIe s., lorsqu’on commence à penser que l’histoire de Rome est définitivement différente de celle de l’Europe du temps présent. Évidemment, rien de semblable ne se trouve chez les humanistes italiens du Quattrocento.

110 Voir, à titre d’exemple, P. Gilli, Au miroir de l’humanisme : Les représentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Âge (c. 1360-c. 1490), Rome, EFR, 1997, pour la façon dont Bruni a reconstruit les légendes carolingiennes de Florence. Il n’est nullement question d’abattre les légendes par scrupules de sources, mais d’en bâtir de nouvelles, moins aléatoires et plus fonctionnelles aux objectifs politiques de son projet historiographique : écrire l’histoire d’une souveraineté urbaine qui ne doit rien à des étrangers, mais qui a trouvé dans sa liberté native la force de son expansion. À ce propos, beaucoup de naïvetés continuent à circuler, y compris chez les historiens les plus affûtés : voir les remarques introductives de James Hankins à son édition de l’Histoire du peuple florentin de Bruni qui considère que l’humaniste a jeté les vieilles légendes carolingiennes aux orties… sans mesurer l’arrière-plan idéologique du travail brunien de réécriture des légendes urbaines (History of the Florentine people. Volume I. Books I-IV, ed. and trans. J. Hankins, Cambridge-Londres, 2001). Pour une approche plus pénétrante, voir les travaux fondamentaux de Riccardo Fubini, notamment « Osservazioni sugli “Historiarum Florentini Populi Libri XII” di Leonardo Bruni », Studi di Storia Medievale e Moderna per Ernesto Sestan, Florence, Olschki, 1980, vol. 1, p. 403-448, et son recueil L’umanesimo italiano e i suoi storici. Origini rinascimentali – critica moderna, Milan, Franco Angeli Edizioni, 2001. Pour des études récentes sur le traitement des légendes dans l’historiographie du XVe siècle, W. Strobl, « Ein bisher unbeachtetes Quellenzeugnis zur trojanischen Herkunft der Franken. Hilarion aus Verona, Vita Caroli Magni », Rheinisches Museum für Philologie, 149, 2006, p. 413-428, avec une abondante bibliographie. Je remercie l’auteur de m’avoir communiqué un tiré-à-part de son article.

111 Bruni, History, p. 26 : Nec imperii tantum insignia ceterumque augustiorem habitum supserunt ab Etruscis, verum etiam litteras disciplinamque. Auctores habere se Livius scribit, ut postea Romanos pueros graecis, ita prius etruscis vulgo erudiri solitos (« Les Romains ne prirent pas seulement chez les Étrusques les insignes et d’autres formes de vêtement d’apparat, mais encore des lettres et de la connaissance. Tite-Live dit avoir des sources qui montrent que les jeunes garçons romains, avant l’époque où ils recevaient une éducation à la culture grecque, étaient généralement instruits par la culture étrusque ») ; Enim vero longe alia ratione cum Romanis quam cum Gallis agebatur. Nam adversus barbaras illas et efferatas gentes implacabile bellum fuit Etruscis. Cum Romanis vero non odio neque acerbitate unquam pugnatum ; plus etiam amicitiae quam belli interdum fuit (« Les Étrusques se comportaient avec les Romains d’une façon vraiment différente de celle qu’ils avaient avec les Gaulois. En effet, contre les peuples barbares et sauvages, les Étrusques menaient une guerre implacable. Contre les Romains, ils ne combattirent jamais avec haine ni agressivité ; en fait, il y avait de temps en temps plus d’amitié que de guerre entre eux »).

112 Sur l’idée que Florence était en mesure de défendre l’Italie et ses valeurs, voir Gilli, Au miroir de l’humanisme, p. 303-306 ; une chose était les guerres entre puissances italiennes, une autre était de faire appel à des étrangers pour régler ces questions. C’était du reste l’un des griefs principaux des Milanais contre les Florentins, accusés d’en avoir appelé à la France contre les Visconti. Bruni montre, par cet excursus historique, la parfaite congruence de l’italianité et de la « toscanité ». Le caractère inassimilable des Gaulois aux yeux des Étrusques renvoie à l’altérité culturelle et politique des Français et des Italiens du XVe siècle, telle que Bruni cherche à la construire par ailleurs.

113 Bruni, History, p. 24-26 : Haec omnia, ne quis forte nosmet nobis blandiri existimet, graeci romanique vetustissimi scriptores tradidere. Sur le traitement des « antiquités » étrusques dans les sources antiques, voir Les écrivains du IIe siècle et l’Etrusca Disciplina (Actes de la table ronde de Dijon – 9 juin 1995), dans Caesarodunum, 1996, supplément 65.

114 Bruni, Epistola, X, 25, éd. L. Mehus, p. 217-229 ; sur les enjeux politiques de cette lettre (inciter le seigneur de Mantoue à se détacher de l’alliance milanaise et, éventuellement, rejoindre le camp florentin), voir L. Pradelle, « La lettre sur l’origine de Mantoue de Leonardo Bruni », Le rivage des mythes : une géocritique méditerranéenne, le lieu et son mythe, éd. B. Westphal, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2001, p. 179-193.

115 Une étude récente centrée sur les chroniques romagnoles du XVe siècle le confirme : S. Bouchet, « Les enjeux des récits des origines aux XIVe et XVe siècles : de Tite-Live aux Troyens », Travaux et documents, 36, Université de Saint-Denis, 2010, p. 173-187.

116 Gilli, Au miroir de l’humanisme.

117 Voir quelques exemples réunis dans Tateo, I miti della storiografia umanistica.

118 Sur les conditions de création de l’œuvre, voir G. Ianziti, Humanist Historiography under the Sforzas : Politics and Propaganda in Fifteenth-Century Milan, Oxford, Clarendon Press, 1988.

119 Georgii Merulae Alexandrini antiquitatis Vicecomitum, Milan, 1500, p. 5 : Quid enim ista uberior et explicatior facta fuit quando in recenti historia breviter et in transcursu omnia enarrari videamus ? Ergo ut iis in limine narrationis occurram, qui in vituperandis alienis libris laudem quaerunt, praefari libet, me accurate et diligenter ea explorasse et quoad potui omnes excussisse scedas etiam vix lectione dignas in quibus recentioris memoriae aliquid contineretur neque puduit interim ab ignobili et rudi scriptore consilia et rationes rerum gestarum quominus multa in nostra editione desiderarentur mutuari. Nous avons utilisé la version en ligne sur le site de Gallica.

120 Sur la naissance de la bibliographie, voir L.-N. Malcles, « Les étapes de la Bibliographie », Bulletin des bibliothèques françaises, 5, 1956, p. 331-353c [en ligne sur bbf. ensib. fr]. L’auteur fait démarrer la bibliographie humaniste aux premières années du XVIe. L’exemple que nous donnons serait donc plus précoce, mais il est vrai qu’il ne s’agit encore que des prodromes de ce qui deviendra un courant de l’organisation des savoirs au XVIe siècle et une véritable discipline.

121 Georgii Merulae Alexandrini antiquitatis Vicecomitum : Si item apud Suetonium aereae imagines cum inscriptionibus urbium acta et privatorum scripta testimonii vim habent, sive is sua confirmare, sive quae alii tradiderunt redarguere et refellere voluerit, cur Merualae non licuit in scriptorum inopia et rerum ieiunitate undecunque aliquid excerpere ut ab silentio et interitu languescentem et prope demortuam eorum memoriam vindicet qui praeclara facinora deidere ?

122 La question de l’autochtonie et de l’indigénat est devenue une question importante du XVe siècle, et pas seulement chez les humanistes italiens : voir A. Schmid, « De l’histoire sacrée à l’histoire nationale. Essai sur la laïcisation de la pensée historique dans les chroniques bavaroises du XVe siècle », Les historiographes en Europe de la fin du Moyen Âge à la Révolution, éd. Ch. Grell, Paris, PUPS, 2006, p. 229-250.

123 Voir en particulier les discours d’Andrea Biglia : G. Ferraù, « Storia e politica in Andrea Biglia », Margarita amicorum. Studi di cultura europea per Agostino Sottili (= Bibliotheca Erudita, 26), éd. F. Forner, C. M. Monti, P. G. Schmidt, Milan, Vita e Pensiero, 2005, p. 303-341.

124 Pour Florence, voir surtout les Histoires florentines de Giovanni Cavalcanti (Istorie fiorentine, éd. G. Di Pino, Milan, Martello, 1944, et Istorie fiorentine, éd. C. F. Polidori, Florence, All’insegna di Dante, 1838-1839 (avec édition des Seconde Istorie). La rédaction de ces Histoires a commencé quand l’auteur était en prison en 1429 et s’est poursuivie jusqu’en 1447, dans une expérience très vivante d’histoire immédiate anti-magnatice et anti-médicéenne.

125 Il n’est pas jusqu’aux techniques d’écritures connotées comme les plus archaïques qui ne trouvent leurs adeptes chez les patrons de l’humanisme : en 1483, Laurent le Magnifique proposait que l’on reprenne la tradition de l’annalistique urbaine à Florence ; ce projet échoua (voir R. Fubini, « Machiavelli, i Medici e la storia fiorentina nel Quattrocento », Les princes et l’histoire du XIVe au XVIIIe siècle : Actes du colloque organisé par l’Université de Versailles-Saint-Quentin et l’Institut historique allemand, Paris/Versailles, 13-16 mars 1996, éd. Ch. Grell, W. Paravicini et J. Voss, Bonn, Bouvier Verlag, 1998, p. 327-338).

126 À ce propos, voir le numéro spécial des Cahiers de recherches médiévales, 13 spé., 2006, consacré à « La Figure de Jules César au Moyen Âge et à la Renaissance ».

127 Voir les remarques de G. Ianziti, « La storiografia umanistica a Milano nel Quattrocento », La storiografia umanistica, I*, p. 321-323.

128 Antonio Campano, In exequiis Pii II, dans Opera omnia, ed. Michaelis Ferni, Venetiis : Bernardinum Vercellensem jussu domini Andreae Torresano de Assula, [1495] : Quid limatius, quid eloquentius scribi potest quam ea commentaria, quae Julius Caesar de se condidit ? (version disponible sur Gallica).

129 Antonio Campano, Epistolae, lib. I, ep. 1, dans Opera omnia : Ardent verba quum bellum geritur ut pressa angustiis pugnant, sudantque sententiae ut non legere historiam sed proelio interesse videaris. La lettre a été écrite après le décès de Pie II ; il faut rappeler que Campano est lui-même historien. Il a rédigé une Vie de Bracciode Montone en 1458, montrant par là qu’il savait affronter l’écriture des événements contemporains.

130 C’est d’ailleurs ce que dit clairement Pie II, dès la préface de ses Commentaires ; Pius II, Commentaries, éd. M. Meserve et M. Simonetta, I, Harvard-Cambridge, 2003, p. 2 : Cessabit invidia post obitum et, sublatis qui iudicia pervertunt privatis affectibus, vera resurget fama Piumque inter claros pontifices collocabit (« La jalousie se dissipera quand il sera mort, et lorsque le jugement de hommes ne sera plus obscurci par les intérêts personnel, la vérité ressurgira et Pie sera compté parmi les illustres pontifes »). Les commentaires sont en même temps la vie d’un homme illustre : en eux se conjoignent les deux genres historiographiques caractéristiques de l’humanisme italien du XVe siècle.

131 Ibid. : Nam quod intendi explicat atque inculcat et quod inculcat munit vallatque argumentis et pondere. Tum adversariorum dicta paulatim primum enervat mox tota mole infringit et devincit. Nihil est aut illorum tam efficacax et robustum quod non confutat et dissipat. Il faut toutefois rappeler qu’un tel exercice d’histoire immédiate n’était pas sans risque : Campano luimême s’était fait rappeler à l’ordre pour avoir écrit une Laudatio de Pie II qui n’apparaissait pas suffisamment exacte aux gestionnaires de la mémoire du pape récemment défunt, notamment au plus vigilant d’entre eux, Iacopo Ammannati Piccolomini (voir Iacopo Ammannati Piccolomini, Lettere (1444-1479), éd. P. Cherubini, II, Rome, Pubblicazioni degli archivi di Stato, 1997, p. 836-840).

132 Antonio Campano, Braccii vita, proemium : Sic probant quae non viderunt ; quae viderunt tanquam neglecta improbataque praeterunt. Voir Tateo, I miti, p. 106.

133 Leonardo Bruni, Memoirs (Rerum suo tempore gestarum commentarius), éd. J. Hankins, Cambridge (Mass.), I Tatti Renaissance Library, 2007, p. 300 : Qui per Italiam homines excellerint aetate mea et quae conditio rerum quaeve studiorum ratio fuerit, libuit in hoc libello discursu brevi colligere […]. Mihi quidem Ciceronis Demosthenisque tempora multo magis nota videntur quam ila quae fuerunt iam annis sexaginta. Tanta illi clarissimi viri aetatibus suis lumia infuderunt, etiam post tam longa decursa tempora, quasi ante oculos positae discernantur. At enim quae postea secuta saecula, mirablis premit occulitque inscitia. Le passage est cité et traduit par Revest, Romam veni, p. 163.

134 Sur les apports méthodologiques de Machiavel et Guicciardini, voir les études de J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini réunies dans La politique de l’expérience. Savonarole, Guicciardini et le républicanisme florentin, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2002. Plusieurs de leurs contributions apportent des éclairages pénétrants sur les nouveautés de ces auteurs, en particulier la conjonction du dire et de l’agir hic et nunc, le comparatisme des époques et non plus le sentiment d’une réification du passé dans le présent.

135 Paolo Cortesi, De hominibus doctis dialogus, éd. M. T. Graziosi, Rome, Bonacci, 1973, p. 34 : [Alexander] Ego vero saepe soleo mirari, quid sit, quod cum historia tot, tantarumque rerum dissimilitudinem complectatur, nulla praecepta in priscorum artibus tradantur, quae quomodo scribendum, quid servandum sit in historia doceant […]. [Paulus] Ego quoque ista, quae dicis, Alexander, mirabar, et sane angebar intimis sensibus, quod a nostris hominibus historiae precepta ignorarentur ; nam priscos illos, ut ex eorum historiis apparet, praeclare inelligebam huius artis praecepta tenuisse ; nostros autem his instrumentis omnino carere, atque eosdem in hoc praesertim scirbendi genere nihil admodum laudis consequi posse, nisi quando temere aut casu (« [Alexandre] Je m’étonne souvent que l’on trouve aucun traité sur l’histoire écrit par les Anciens, traitant de ce qu’est l’histoire, alors qu’elle comporte tant de dissemblance dans les faits, et qui enseignerait comment l’écrire et ce qu’il y faut. [Paulus] Moi aussi, je me suis étonné comme toi et même, je me suis profondément angoissé à l’idée que nos contemporains ignorent ses règles. En effet, à la lumière de leurs historiens, j’ai compris qu’ils avaient des règles de l’art ; cependant, les nôtres en manquent totalement et ils ne sont en aucune façon en mesure d’obtenir des éloges dans ce genre de littérature, si ce n’est parfois par chance ou par hasard »). Le dialogue se poursuit cependant par quelques exemples d’auteurs qui ont tiré leur épingle du jeu (Bruni, Biondo, Matteo Palmieri). Le bilan est maigre. Voir Miglio, Storiografia pontificia, p. 12-13.

136 Voir W. J. Connell, « Italian Renaissance Historical Narrative », The Oxford History of Historical Writing, vol. 3. : 1400-1800, éd. J. Rabasa, M. Sato, E. Tortarolo [et al.], Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 356-357.

137 Voir les études réunies par D. Kelley, History and the Disciplines : The Reclassification of Knowledge in Early Modern Europe, Rochester, University of Rochester Press, 2001.

138 Outre l’exemple de Bruni (supra p. 394, n. 1), on peut citer cet emblématique passage des Décades de Sabellico dans lequel il compare la guerre de Venise avec Gênes avec celle des Romains contre les Carthaginois, pour donner la mesure du parallélisme historique entre Venise et Rome, contribuant à son tour à faire de sa cité une altera Roma : M. A. Sabellico, Rerum Venetarum libri XXXIII (Decades), Venetiis : Andreas de Torresanis de Asola, 1487, p. Lir : Multa nobis res Venetas scribentibus occurrunt : quae tam Romanis similia sunt, ut consilio, laboribus, fortunae varietate, eventu ipso nihil videri possit similius. Sed horum omnium quae non pauca sunt ut dixi, bella quae Veneti cum Genuensibus gessere, simillima videntur mihi habere speciem cum iis quae Romanus populus cum Carthaginiensibus olim gessit. Voir R. Rinaldi, « Sabellico “machiavellico” ? », De Florence à Venise. Études en l’honneur de Christian Bec, éd. F. Livi et C. Ossola, Paris, PUPS, 2006, p. 287-314, qui compare le traitement des auteurs antiques (Tite-Live, Plutarque, Polybe notamment) chez Sabellico et Machiavel.

139 Sur la réflexion accrue autour de la mutatio nominum à partir du XIVe siècle, voir Gautier Dalché, « De Pétrarque à Raimondo Marliano ».

140 Voir la belle étude de Jean-Marc Mandosio à propos des découvertes africaines du roi Jean II du Portugal (1489 ou 1490) et leurs perceptions par Politien : « Ange Politien et les “autres mondes” : l’attitude d’un humaniste florentin du XVe siècle face aux explorations portugaises », Médiévales [En ligne], 58, printemps 2010 ; d’une manière générale, voir le dossier d’HDR de Nathalie Bouloux, en particulier son mémoire inédit Ancien et moderne : la géographie de Sebastiano Compagni (1509), soutenu à l’EPHE le 12 décembre 2014.

141 Gautier Dalché, « De Pétrarque à Raimondo Marliano », p. 182-184, et R. Fubini, « La geografia storica dell’Italia illustratadi Biondo Flavio e le tradizioni dell’etnografia », La cultura umanistica a Forlì fra Biondo e Melozzo, Atti del Convegno di studi (Forlì, 8-9 novembre 1994), éd. L. Avellini et L. Michelacci, Bologne, Il Nove, 1997, p. 89-112. Les deux historiens insistent sur la révolution apportée par Biondo, qui par ailleurs considère que la civilisation contemporaine a bénéficié de modifications positives par rapport à l’antiquité, ce qui rompt avec la traditionnelle laudatio temporis acti des humanistes.

142 R. Fubini, « L’idea di Italia fra Quattro e Cinquecento : politica, geografia, storica, miti delle origini », Geografia Antiqua, 7, 1998, p. 54-66 (ici p. 59-63).

143 Machiavel, Lettre à Vettori, version en ligne (classiques.uqac.ca) : (la traduction est celle faite en 1825 par Jean-Vincent Périès) ; pour les ressemblances avec Pétrarque de cet éloge des grands hommes de l’Antiquité et la médiocrité du temps présent, voir supra p. 361, n. 1.

144 Voir par exemple : Machiavel, Histoire de Florence, ch. 4 (classiques.uqac.ca) : « Les inimitiés profondes et naturelles qui existent entre les plébéiens et les nobles, occasionnées par le désir qu’ont les derniers de commander, et les premiers de ne point obéir, sont cause de tous les maux qui affligent les États. C’est dans cette diversité de sentiments que tous les troubles qui déchirent les républiques trouvent leur aliment : c’est ce qui entretint la discorde dans Rome ; et, s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes, c’est ce qui la maintint aussi dans Florence, quoique dans l’une et l’autre ville elles aient produit des effets différents. Les inimitiés qui éclatèrent d’abord à Rome entre le peuple et la noblesse se passaient en disputes ; celles de Florence en combats ».

145 Un exemple significatif, à la charnière de la philologie et de l’histoire, fut le débat autour de la langue latine parlée à Rome dans l’Antiquité. Les anciens Romains parlaient-ils le latin de Cicéron ou existait-il une autre langue plus populaire, parallèle à la langue noble ? Question de philologie certes, mais aussi question d’histoire « culturelle » diraiton. Faire de la langue un objet d’histoire était d’une grande nouveauté : voir M. Tavoni, Latino, grammatica, volgare : storia di una questione umanistica, Padoue, Antenore, 1984.

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Pour citer cet article

Référence papier

Patrick Gilli, « La méthodologie historiographique des humanistes italiens du XVe siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 31 | 2016, 355-406.

Référence électronique

Patrick Gilli, « La méthodologie historiographique des humanistes italiens du XVe siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 31 | 2016, mis en ligne le 03 août 2019, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14039 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14039

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Auteur

Patrick Gilli

Patrick Gilli est professeur d’histoire médiévale à l’université Paul-Valéry – Montpellier III. Il s’occupe d’histoire culturelle et politique à la fin du Moyen Âge, particulièrement en Italie. Son dernier ouvrage s’intitule La Pathologie du pouvoir. Vices, crimes et délits des gouvernants (Leyde, 2015). Actuellement, il s’intéresse aux techniques de la diplomatie tardo-médiévale. Université Paul-Valéry – Montpellier III CEMM (EA 4583)

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