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Adélard De Bath. Un scientifique, poète et musicien, situé dans son histoire

Un neveu entre deux évêques

Max Lejbowicz
p. 291-306

Résumés

Pour retracer les débuts du cheminement intellectuel d’Adélard de Bath, on peut s’appuyer sur les évêques dédicataires de ses premières œuvres, Guillaume de Syracuse pour le De eodem et diverso, et Richard de Douvres pour les Questiones naturales. Un troisième personnage, qu’Adélard présente comme son neveu, est son interlocuteur dans ces deux textes et dans le De avibus tractatus. L’enchaînement de ces trois traités se comprend comme les étapes d’une auto-éducation intellectuelle

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Texte intégral

  • 1 DEED, II, 2. Les références de nos citations renvoient à Adélard de Bath, L’Un et le Divers, Questi (...)

1Dans l’introduction du De eodem et diverso (DEED), Adélard s’adresse à ce qu’il a « de plus cher », son neveu, et l’informe du but qu’il poursuit en rédigeant ce texte. Au retour d’un « pénible voyage », des malentendus se sont glissés entre eux, qui mettent à mal « cette belle complicité entre deux êtres qui se trouve d’ordinaire entre les âmes d’amis » ; pour la rétablir, il se propose de lui « révéler » « l’expérience que j’ai gardée par devers moi1. »

  • 2 J.-P. Martin, Italies Normandes, XIe -XIIe siècles, Paris, Hachette, 1994, p. 90-91, utilise une fo (...)
  • 3 DEED, II, 90. Rappelons qu’à cette époque, Gallia n’est qu’une référence géographique (voir B. Guen (...)
  • 4 Voir J. Flori, Bohémond d’Antioche. Chevalier d’aventure, Paris, Payot, 2007.
  • 5 DEED, I, 3.
  • 6 DEED, II, 91.
  • 7 Voir ibid.

2Le neveu n’ignore pas les régions où son oncle a séjourné mais le lecteur n’en sera informé qu’aux toutes dernières pages de l’ouvrage : ce sont l’Italie du Sud et la Sicile, qu’Adélard désigne en recourant à une expression synthétique mais anachronique, « la Grande-Grèce2 ». Cette information finale est divulguée sur le mode du deus ex machina : la surprise ainsi créée donne un éclat particulier aux mobiles du voyage. Là-bas, sur les rives de la Méditerranée, est prodigué un enseignement qu’à la consternation de son neveu, Adélard juge supérieur à celui qui l’est en « Gaule ». Or, paradoxalement, la plus grande partie de l’ouvrage décrit, justifie et loue ces Gallica studia3, identifiés aux sept arts libéraux. Comment comprendre que le vibrant plaidoyer en faveur du septénaire libéral soit suivi par une simple esquisse de son dépassement ? On peut penser qu’Adélard se comporte en habile rhéteur : il vante les mérites de l’enseignement traditionnel pour prouver à son neveu qu’il en a assimilé la substance et qu’il est donc habilité à le juger inférieur à un autre, encore étranger à l’Europe latine et, in fine, tout juste évoqué. Mais s’il nimbe d’une aura mystérieuse ses préférences éducatives pour mieux minorer l’enseignement qu’il vient de célébrer, n’est-ce pas parce qu’il n’a qu’une connaissance confuse des nouveautés vers lesquelles il se sent attiré ? Une dizaine d’années plus tard, les Questions naturelles (QN) seront toutes entières et explicitement dévolues à ces nouveautés, qu’à l’entendre l’auteur aurait eu cette fois l’occasion de connaître à la faveur d’un second voyage méditerranéen, au Proche-Orient, et toujours à la suite de l’expansion normande : il a pour l’essentiel séjourné dans la principauté d’Antioche, fondée en 1098 par Bohémond de Tarente4. Pour l’heure, dans cette introduction, le DEED est présenté comme une oratio, un « traité5 ». L’auteur aurait pu le caractériser plus nettement en précisant la matière qu’il y expose : il rédige un traité des arts libéraux. Mais en restreignant son allusion à la désignation du genre littéraire qu’il entend pratiquer, il entrouvre la porte au coup de théâtre final, où se laisse entrevoir un enseignement sans commune mesure avec celui qui a été présenté tout au long de l’ouvrage. La silhouette de deux éducateurs antithétiques, tous les deux anonymes et chacun d’eux étant placé à l’une des extrémités de l’ouvrage, souligne ce conflit pédagogique. L’éducateur qui intervient au début du DEED enseigne l’un des arts libéraux, l’astronomie, à Tours, où Adélard a parfait une formation commencée à Bath. Celui qui apparaît à la fin surgit sur la route de Salerne : « mieux que les autres, il traitait de la médecine et de la nature des choses6 ». Adélard choisit « de le mettre à l’épreuve » en l’interrogeant sur le magnétisme. Il se contente de noter qu’il a obtenu une réponse : il laisse le lecteur supposer qu’elle l’a satisfait7. En faisant miroiter d’autres domaines de connaissance, la fin du DEED brise l’unité de l’enseignement publiquement reconnu en « Gaule » au profit d’un autre fondé sur de nouvelles matières. Elle ouvre la voie à une diversité de thèmes d’étude, qui avait été jusqu’ici reléguée à une double périphérie. La première est temporelle et se rapporte aux traditions éducatives de l’Europe latine, puisque le questionnement d’Adélard sur le magnétisme précède sa rencontre salernitaine : il lui est donc venu à l’esprit lors de sa formation aux arts libéraux ou dans la continuité de celle-ci, sans qu’il ait trouvé la moindre réponse avant cette rencontre. La seconde est spatiale : c’est celle de l’Europe latine du début du XIIe siècle, puisqu’Adélard commence à satisfaire ses curiosités chez « un philosophe grec » croisé sur la route de Salerne.

  • 8 DEED, I, 3. Le champ sémantique de mathematica est extrêmement large ; voir M. Teeuwen, The Vocabul (...)
  • 9 Voir Martin, Italies normandes, p. 35-41, qui conclut : « Les envahisseurs [normands] ont bien obte (...)

3L’introduction du DEED n’est pas le seul élément du traité déroutant au premier abord. Elle est précédée par une épître dédicatoire adressée à un homme « tout à fait érudit dans tous ces fameux arts libéraux », « omnium mathematicarum artium eruditissime8 » : Guillaume, l’évêque de Syracuse. L’épître est composée de deux paragraphes. Si dans le second, Adélard présente déjà, à deux reprises, le DEED comme une oratio, dans le premier, il en parle en employant une expression plus ambitieuse, qui vise sans doute à élever son texte dans la hiérarchie des écrits pour le mettre au niveau où se trouve socialement le dignitaire ainsi sollicité : c’est « un ouvrage scientifique », « disciplinare opus ». Adélard précise aussitôt qu’y ayant « entremêlé les descriptions des sept arts libéraux dans leur ensemble », il le dédie à l’« un de ceux qui se sont abreuvés aux sept bras du fleuve de la philosophie », afin qu’il « l’éclaire par sa critique ». Ces « sept bras » désignent évidemment les sept arts libéraux, identifiés par conséquent à la philosophie. Et ce sont bien ces sept arts qui, matières de l’enseignement dispensé en « Gaule », sont le sujet du DEED – non, certes, le mobile de l’ouvrage, mais le thème qui y est le plus longuement « traité ». Plus encore : la formation qu’ils assurent est jugée fondamentale au cours de l’ouvrage puisqu’elle est réputée combattre les égarements dans la diversité mondaine, très précisément inventoriés. Ce sont les séductions exercées successivement par la richesse, la puissance, la dignité, la renommée et la volupté. Or, pour l’historien contemporain qui s’est spécialisé dans l’étude des Italies normandes des XIe et XIIe siècles, ces « égarements » ont motivé le départ de leur région natale des cadets de famille, que le droit d’aînesse excluait de l’héritage9. Adélard ne s’interroge pas sur les raisons de cette expatriation, dont il a vraisemblablement croisé maints exemples lors de son voyage ; pleinement clerc, il ne prête pas attention à ces donnée socio-politiques. Il n’est donc pas en mesure de démêler l’enchevêtrement des mobiles qui, en jetant les exclus normands sur les routes, les condamnent à se faire une place au soleil à la pointe de l’épée et en convolant en justes noces. Il choisit de s’en tenir frileusement aux mérites des seuls arts libéraux. Ils permettent à ceux qui les pratiquent d’établir l’unité de leur âme, ce but ultime de la philosophie, pour peu qu’ils tournent le dos aux cinq égarements inventoriés. Le statut social du dédicataire confirme les orientations intellectuelles de l’auteur.

4Ainsi, à l’occasion d’une épître dédicatoire et d’une introduction, Adélard place le DEED au croisement de deux antinomies. Celles-ci s’incarnent dans les deux personnages, l’évêque de Syracuse et son propre neveu, avec lesquels il entretient des rapports certes privilégiés, mais très différents. D’une part, Adélard expose le savoir dans lequel il a été élevé, en le soumettant avec déférence au contrôle d’un docte, Guillaume, récemment rencontré dans une région où ce savoir est, à l’entendre, en train de devenir quelque peu désuet. D’autre part, il cherche à préserver la longue complicité qui l’unit à son neveu, tout en le persuadant qu’un savoir qu’il esquisse mais qui, à l’entendre, est enseigné au sud de l’Europe latine, est supérieur à celui qui les a l’un et l’autre formés à quelques années de distance, en Europe septentrionale. Un double paradoxe plane sur l’ouvrage : Guillaume, présenté comme un spécialiste des arts libéraux, est professionnellement intégré à une région où ces arts seraient dépassés, tandis que l’excellence de ces arts est vantée à celui qu’il faut convaincre de leur insuffisance.

  • 10 Voir P. Boulhol, La connaissance de la langue grecque dans la France médiévale, VIe -XVe siècle, Ai (...)
  • 11 Voir A. Peters-Custot, Les Grecs de l’Italie méridionale post-byzantine. Une acculturation en douce (...)
  • 12 Voir Adélard de Bath, L’Un et le Divers, « Traduire le DEED et les QN ».
  • 13 Sur tout cela, voir, dans le présent numéro des CRMH, É. Ndiaye, « Les poèmes de Philocosmie et de (...)

5Le DEED est écrit à la fin de l’année 1110, au début d’un siècle au cours duquel la langue grecque est peu à peu redécouverte par les Latins10. À défaut d’être un helléniste, Adélard est un grécophile. Son voyage en Italie du sud et en Sicile a pu, sinon susciter, du moins nourrir chez lui cette disposition11. Lui, excellent latiniste12, prend plaisir à rappeler l’origine grecque d’un mot. Il se risque avec des bonheurs divers à des étymologies grecques. Il agrémente même son texte de quelques mots grecs écrits dans leur alphabet d’origine13. Il faudra s’en souvenir lorsque, dans les QN, il parlera des magistri arabici. Pour l’heure, sa grécophilie est manifeste, alors même qu’elle ne fait l’objet d’aucune déclaration de sa part. Qu’en est-il du savoir dont il gratifie l’évêque de Syracuse ?

  • 14 Voir M. Gibson, « Adelard of Bath », Adelard of Bath. An English Scientist and Arabist of the Early (...)
  • 15 Il se trouve qu’un membre de l’Exchequer, Thurkil, rend un hommage appuyé à son maître « William R. (...)
  • 16 Voir Gibson, « Adelard of Bath », p. 12-13.
  • 17 Voir A. Nef, « Géographie religieuse et continuité temporelle dans la Sicile normande (XIe -XIIe si (...)
  • 18 En plus de l’étude citée à la note précédente, voir A. Nef, Conquérir et gouverner la Sicile islami (...)

6L’enquête documentaire le montre14 : Guillaume de Syracuse n’a laissé à la postérité ni un traité sur les arts libéraux, ni de témoignages indirects sur les compétences qu’il aurait acquises en ces matières, en dehors évidemment de l’épître dédicatoire, dont il convient justement d’évaluer la pertinence15. Et alors que l’auteur du DEED a par la suite persévéré dans sa quête savante, aucun document n’atteste qu’il ait entretenu ni même noué des rapports d’étude avec cet ecclésiastique au savoir prétendument si remarquable. Les seules traces conservées montrent Guillaume dans l’accomplissement de ses fonctions épiscopales16, assurément prenantes : lors du passage d’Adélard dans l’île, l’évêché où il exerce son ministère n’existe que depuis une vingtaine d’années et occupe un territoire qui a été sous domination musulmane pendant les deux siècles précédents17. Le Syracusain n’appartient manifestement pas à cette catégorie d’évêques savants ou lettrés, nombreux au Moyen Âge, comme Gerbert d’Aurillac, Fulbert de Chartres, Lanfranc du Bec, Anselme de Cantorbéry, Marbode de Rennes, Hildebert de Lavardin, Gilbert de la Porée…, pour s’en tenir à quelques grandes figures antérieures à, ou contemporaines d’Adélard. Tout porte à penser que Guillaume a été davantage un homme d’action qu’un homme d’étude et qu’en cela il incarne le modèle épiscopal promu par les nouveaux maîtres de la Sicile18. La culture qu’Adélard lui attribue relève de cette rhétorique à laquelle fait appel un clerc au début de sa carrière, alors que, soucieux de son avenir, il est en quête de protecteurs. Dans cette perspective, un évêque puissant vaut mieux qu’un évêque savant, même si la réalité de sa puissance est masquée par l’éloge enthousiaste de son supposé savoir.

  • 19 Voir Gibson, « Adelard of Bath », p. 7-8 ; Ch. Burnett, « Bath, Adelard of (b. in or before 1080 ? (...)
  • 20 Adelard of Bath, Conversations with his Nephew, On the Same and the Different, Questions on Natural (...)

7Est-ce qu’il est possible de cerner la réalité du neveu qu’Adélard met en scène ? La documentation confirme l’existence de différents Adélard dans le milieu dont l’auteur du DEED est issu19, sans qu’il soit possible de savoir si l’un d’eux est son frère (tous sont des hommes) et père d’un fils. Une seule certitude : Adélard gratifie son neveu de ses faveurs littéraires en le prenant pour interlocuteur dans trois de ses textes : le DEED, donc ; les QN, auxquelles il a été fait allusion plus haut, où le neveu intervient cette fois directement pour contredire son oncle et l’obliger à des précisions, surtout dans les premières questions, avant que, peu à peu, s’instaure entre eux une communauté de pensée ; et, enfin, un De avibus tractatus (DAT), un traité qui a également la forme d’un dialogue, cette fois entre un fauconnier et son élève, incarnés respectivement par Adélard et son neveu, le texte portant sur le dressage des autours (un falconidé utilisé pour la chasse) et les soins vétérinaires qu’ils réclament. Une présence aussi continue justifie l’initiative de Charles Burnett d’éditer ces trois œuvres dans un seul volume au titre factice mais pertinent : Adelard of Bath, Conversations with his Nephew20.

  • 21 DEED, II, 2.
  • 22 QN, 76, 5.
  • 23 Conversations with his nephew, p. 238, 1 (début du DAT).

8Il est bien difficile, à partir de la lecture des trois textes qui viennent d’être cités, d’esquisser un portrait cohérent du neveu en question. Même s’il a existé, tout se passe comme si Adélard le réduisait à un rôle de faire-valoir et que ce rôle variait selon la perspective adoptée dans les textes successifs où il apparaît. Il est muet dans le premier, à la demande expresse de son oncle : « Surveille si je tisse correctement mes propos, avec le silence et la réserve qui te sont habituels21. » Ce mutisme est bien commode. Il peut être celui qu’adopte une personne attentive aux propos qui lui sont adressés. Il peut être aussi celui auquel l’auteur réduit son « interlocuteur » pour faciliter le déroulement de son discours. Mais pour muet qu’il soit, le neveu n’en est pas moins omniprésent par l’incompréhension que suscitent chez lui les nouvelles orientations intellectuelles de son oncle et par la volonté de ce dernier de les lui faire partager. Dans le deuxième texte, le neveu commence par résister habilement à ces nouvelles orientations, avant de se laisser peu à peu convaincre de leur bien fondé. Il rejoint finalement son oncle et communie même avec lui en énonçant que Dieu est « le Père de tout22 ». Le troisième texte s’ouvre par une inversion des rôles : c’est le neveu qui prend l’initiative d’en finir momentanément avec la difficile recherche « des causes des choses » – une expression qui résume remarquablement bien le point de vue adopté et défendu tout au long des QN ; et, à titre de délassement, il propose d’interroger son oncle sur l’autourserie23. Adélard conserve donc malgré tout son statut de mentor. Or le neveu se montre si attentif à l’enseignement cynégétique prodigué par son parent, que ses questions devancent les réponses en s’alignant judicieusement sur les étapes d’une formation progressive aux activités en cause : l’éduqué s’y révèle un excellent éducateur avant même d’avoir été formé. C’est donc dans le DAT que la figure du neveu devient le plus franchement artificielle. La remarquable plasticité dont ce jeune homme fait preuve dans ces trois textes invite l’historien à s’interroger sur le statut littéraire d’un personnage aussi caméléon.

  • 24 Voir R. R. Bezzola, « Les neveux », Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Rena (...)
  • 25 Roguet, « Des Neveux », p. 383.

9Les historiens de la littérature médiévale ont mis en lumière un motif qui permet d’approcher le statut de cette créature adélardienne aussi présente qu’anonyme, changeante et insaisissable. Dans les œuvres médiévales d’imagination, le nombre des neveux est étonnamment élevé : comparé à celui des fils, il y est bien plus grand que dans la vie courante24. Yves Roguet explique un tel déséquilibre en avançant que : « cette parenté semble un commode compromis entre “fils” et “étranger”25. » Pareille thématique d’un moyen terme situé entre deux modalités aussi différentes des rapports humains, la filiation directe et l’allochtonie, s’applique au neveu des trois textes, pour peu que soit prise en compte la tournure autobiographique qu’Adélard leur a donnée. En prenant la peine de mettre en scène un désaccord dans les deux premiers, il incite son lecteur à voir dans ces textes les déchirements qu’il a lui-même vécus, peut-être dans ses rapports avec un possible neveu, mais à coup sûr dans son histoire intellectuelle. Dans le DEED et à un moindre degré dans les QN, son instance à rappeler sa proximité avec ce parent est si grande et les affinités qui les lient si idéalisées, du moins avant leur désaccord momentané, que la réalité d’un tel personnage en devient suspecte.

  • 26 QN, p. 88-90 et 100-102.

10Le désaccord, on l’a vu, se manifeste à l’occasion des leçons que l’aîné tire de son séjour dans la « Grande-Grèce26 » : les deux hommes cessent soudain d’être le double l’un de l’autre et se figent dans une attitude d’incompréhension mutuelle. Le sésame du renouvellement de leur accord est intérieur. Il vise certes deux individus, mais deux individus qui sont eux-mêmes personnellement divisés entre un passé d’amitié complice et un présent marqué par un antagonisme intellectuel. Si l’oncle se désole de cet état de choses, les sentiments du neveu ne sont pas précisés. Il reste que tous les deux doivent retrouver un nouvel équilibre en établissant une harmonie entre « celui que je suis devenu en suivant l’enseignement en usage dans la culture où je suis né et ai grandi », d’une part ; et, de d’autre part, « celui que je voudrais devenir (pour l’oncle, qui en est convaincu), ou que je pourrais devenir (pour le neveu, qui, en écoutant son oncle, rend possible son ralliement), en m’ouvrant à un enseignement dispensé dans une culture allogène ».

  • 27 Voir L.-J. Bord, J.-P. Mugg, La chasse au Moyen Âge : Occident latin, VIe -XVe siècle, Paris, Éditi (...)

11Le neveu est l’occasion pour l’auteur de rédiger successivement trois textes qui diffèrent par leur thème et par leur forme, mais non par leur problématique autobiographique. Quelle que soit sa réalité, le neveu s’inscrit dans chacun de ces textes dans une perspective identique, bien qu’il s’y manifeste différemment. Grâce à lui, Adélard révèle à lui-même et à son lecteur soit ses propres orientations intellectuelles discordantes qu’il cherche à harmoniser, soit des curiosités ludiques qui l’éloignent de son milieu d’origine, auquel il reste lié – la chasse, et notamment l’autourserie, étant une activité réservée à la noblesse27. Sans cet attachement à son état de clerc, il aurait sans doute écrit un ouvrage sur la chasse au vol plus proche d’un traité dogmatique que d’un faux dialogue didactique. Pour rendre manifeste à lui-même sa propre évolution, Adélard éprouve le besoin d’en appeler à un neveu, fictif ou effectif, à chacune des étapes de son parcours personnel – un parcours qui, par ce subterfuge, se transmue en parcours d’auteur. Il reste attaché aux arts libéraux, sans quoi, il ne prendrait pas la peine d’en faire une présentation aussi élogieuse. Il est aussi attiré par la médecine et la physique que les QN mettent en avant, bien qu’elles soient contestées par un interlocuteur qui est la voix du passé adélardien. Il est intéressé par l’autourserie et, reconnaissant les lacunes de son éducation de clerc, il a suffisamment de ressources pour se former lui-même aux principes de cette activité de chevalier et rédige sur cet art, et sur la médecine vétérinaire que celui-ci exige, un texte d’initiation maîtrisé : il exprime cette fois l’unité retrouvée des deux hommes, sûrement en eux-mêmes, peut-être entre eux, en y étant conjointement, et chacun de son côté, mais davantage pour l’oncle que pour le neveu, son propre maître et son propre élève. Dans cette troisième et dernière étape, les deux hommes scellent leur accord en éprouvant le même vif intérêt pour la même activité – qui n’est toutefois pas celle caractéristique de leur milieu social. Chacun d’eux est redevenu, et publiquement, l’alter ego de l’autre. À supposer, ce qui est loin d’être invraisemblable, que le neveu soit un être de fiction, l’auteur a lui-même et par lui-même, et grâce à subterfuge littéraire, rétabli l’unité de son ego. Ces trois textes réunis font penser à autant d’étapes d’un roman d’apprentissage, chaque étape étant l’occasion d’une nouvelle maturité.

12La souplesse littéraire d’Adélard est remarquable. On en trouve un nouveau témoignage en comparant la dédicace du DEED à celle des QN. Le rapprochement est d’autant plus révélateur qu’en dépit de leurs différences de perspective et de ton, ces deux hommages ont un point commun : ils s’adressent au titulaire d’un siège épiscopal. L’homme de lettres n’est pas totalement insensible aux réalités sociales.

  • 28 DEED, I, 1-3, d’où proviennent également les autres citations de ce paragraphe.
  • 29 QN, p. 89-90.
  • 30 QN, p. 88-90 et p. 100-102.

13La dédicace du DEED s’organise autour d’un thème, l’opposition des Anciens et des Modernes : « les premiers ne savaient pas tout et les seconds n’ignorent pas tout28. » Pour « éviter que les Modernes […] n’encourent l’accusation d’ignorance », Adélard, on l’a vu, juge nécessaire de rédiger ce traité « en réponse à une accusation injuste » proférée par son neveu à son encontre. Pour s’assurer du bien-fondé de sa riposte, il prend la précaution de la soumettre préventivement au jugement d’un sage, l’évêque de Syracuse, présenté dans un style fleuri comme un modèle de science. Il conclut, à l’adresse de celui-ci : « Il te reviendra de retrancher [de mon écrit] le superflu et d’[y] organiser ce qui est désordonné. » La dédicace des QN est plus circonstancielle : elle retrace la suite des événements qui a conduit Adélard à en entreprendre la rédaction. Au retour d’un long voyage d’étude, il a retrouvé son pays natal sous le règne de Henri Ier et a renoué avec ses amis. Ceux-ci lui brossent le tableau d’une Angleterre en proie à la violence et à la corruption. Il prend le parti de tourner le dos à cette « dépravation morale » et, avec l’approbation des amis retrouvés, il choisit de dissiper les inquiétudes que « les études des Arabes » ont provoquées chez son neveu. Il en résulte ces QN, qu’il dédicace à Richard, évêque de Bayeux, en le priant de contrôler « la justesse de [ses] propos29 ». Dans ces préliminaires, Adélard esquisse une séquence d’événements qui porte l’empreinte d’une certaine authenticité ; et, surtout, il y fond les deux thèmes qu’il avait disjoints dans le DEED, en les présentant successivement : d’abord la dédicace, en une quarantaine de lignes ; puis l’adresse au neveu, en une vingtaine de lignes30. La quête d’un protecteur est maintenant intégrée au cours ordinaire de son existence ; le désaccord avec son neveu est révélé à un cercle d’amis et, directement, au dédicataire. Comparé au début du DEED, celui des QN élargit le domaine de la vie privée de l’auteur, dont l’une des difficultés nourrit l’urbanité. Tout se passe comme si Adélard avait gagné en maturité et en aisance sociale, sans rien céder de son appétit de savoir.

  • 31 Voir J. Tolan, Petrus Alfonsi and His Medieval Readers, Gainesville/Jacksonville, University Press (...)

14Le choix des dédicataires de ces deux textes conduit du monde méditerranéen au monde atlantique, mais sans quitter l’aire d’expansion normande. Pour différents que soient les deux voyages d’Adélard, ils confirment le rattachement du voyageur au même milieu, si dynamique aux XIe et XIIe siècles. Il est remarquable qu’il n’ait pas séjourné dans cette terre ignorée des aventuriers normands, l’Espagne, alors que la Péninsule allait jouer tout au long du XIIe siècle un rôle essentiel dans la transmission des savoirs arabes. Il reste que c’est l’Espagne qui est venue à lui en la personne de Pierre Alphonse31.

  • 32 Douvres dans le Calvados, arrondissement de Caen, chef-lieu de canton, aujourd’hui : Douvres-la-Dél (...)
  • 33 La vacance entre les deux épiscopats s’explique par la bâtardise du second Richard : elle a suscité (...)
  • 34 Voir B. Lawn, The Salernitan Questions, Oxford, Clarendon Press, 1963, p. 26-30, et Adelard of Bath (...)
  • 35 QN, L, 1.
  • 36 Voir A. Bieniek, «Natural Phenomena and their Contribution to the Decline and Fall of Damascus in 1 (...)
  • 37 QN, p. 100.

15L’évêque auquel Adélard dédie les QN est Richard, sans autre précision que le nom de son diocèse, Bayeux. Or deux Richard se sont succédé sur ce siège épiscopal durant les années au cours desquelles les QN ont pu être écrites pour certains : Richard de Douvres32 (de 1107 à 1133), et le neveu de celui-ci, Richard de Gloucester (de 1135 à 1142)33. Une telle homonymie rend délicate l’identification du dédicataire34. Or la réunion de deux faits, l’un daté, l’autre à la durée définie, permet de lever l’incertitude en toute clarté. Le tremblement de terre dont Adélard a été le témoin au cours de son voyage proche-oriental, alors qu’il traversait le pont de la ville de Mamistra (l’actuel Yakapinar, en Turquie)35, ne peut correspondre qu’à celui que la recherche vulcanologique fixe en 111436, tandis que la durée de ce voyage, toujours selon Adélard, s’élève à sept ans37. Il n’est possible de concilier ces deux données numériques qu’au cours de l’épiscopat de Richard de Douvres ; c’est donc lui le dédicataire des QN. Argument subsidiaire : s’adressant au premier Richard ès qualités, Adélard n’avait pas à le différencier de celui qui allait lui succéder sur le siège épiscopal de Bayeux, alors qu’il aurait pu être tenté de le faire s’il s’était adressé au second.

  • 38 Selon Neveux, « Les évêques et les villes de Normandie », p. 209 : « Lors de l’avènement de Richard (...)
  • 39 Voir J. Green, Henry I. King of England and Duke of Normandy, Cambridge, Cambridge University Press (...)
  • 40 Voir M. Baylé, « Bayeux : cathédrale Notre-Dame », L’architecture normande au Moyen Âge. Actes du c (...)
  • 41 Voir Green, Henry I, p. 101.
  • 42 Voir Fr. Neveux, Cl. Ruelle, La cathédrale Notre-Dame de Bayeux, Bayeux, OREP, 2007, p. 4.

16Le prédécesseur de Richard de Douvres, Turold de Brémoy, n’avait pas montré de grandes qualités administratives38. Il avait été nommé à l’évêché de Bayeux grâce à l’appui du duc de Normandie, Robert Courteheuse. Il avait par la suite soutenu son protecteur en prenant son parti dans la lutte fratricide qui opposait Robert à son cadet, Henri39. Le sort des armes ayant été défavorable au duc de Normandie, la cathédrale dont Turold avait la charge fut gravement endommagée en 1105 « pour l’exemple », en même temps que la ville dont elle était le joyau. Il ne restait plus à l’évêque qu’à se démettre de ses fonctions et à se retirer à l’abbaye du Bec, où il mourut trente ans plus tard. Recevoir la crosse et la mitre dans de telles conditions n’était pas une sinécure. En dépit d’un début difficile, l’entregent et le dynamisme Richard de Douvres, plus grand seigneur que vénérable pasteur, firent merveille40. Les vingt-six ans de son épiscopat furent bénéfiques pour le redressement et le rayonnement du diocèse de Bayeux. Bien qu’Henri ait préféré faire de Caen la seconde capitale du duché, après Rouen41, il n’en finança pas moins la restauration de la cathédrale bayeusaine42.

  • 43 Voir M. Parisse et J. Kłoczowski, « Les pouvoirs chrétiens face à l’Église. La querelles des invest (...)

17Le statut du dédicataire des QN ne va pas sans poser des problèmes. Même s’il ne fait que reprendre les dénonciations sans nuance proférées par ses amis, comment Adélard peut-il, dans la même page, dépeindre sous un jour aussi sombre le personnel politique et l’encadrement administratif du royaume et, d’autre part, solliciter l’appui d’un membre éminent d’une hiérarchie ecclésiastique étroitement liée au roi d’Angleterre, duc de Normandie ? Richard de Douvres est le fils de Samson, évêque de Worcester (1096-1112) et le frère de Thomas, archevêque de York (1109-1114), lequel a succédé à son oncle sur ce même siège, de sorte que sa famille est présentée comme l’incarnation de ce népotisme et de cette simonie que les réformateurs grégoriens combattent au sein de l’Église aux XIe et XIIe siècles43. Est-ce qu’Adélard n’a pas été conscient de l’inconvenance de sa démarche : rechercher les faveurs d’un de ces notables qu’il fustige tout de go ? Aurait-il agi par manque de discernement ? Ou par la volonté naïve d’essayer de concilier ce qu’en son fond il sait être inconciliable : conserver son âme tout en obtenant l’appui d’un de ces hommes de pouvoir qu’il dénonce sans faire de distinction ?

  • 44 Voir M. A. Rouse, R. H. Rouse, «“Potens in opere et serrnone”: Philip, Bishop of Bayeux, and His Bo (...)
  • 45 QN, p. 91 : Nunc vero, quoniam me rogatu amicorum aliquid dicere convenit, utrum id recte dictum si (...)

18Une chose est sûre : au-delà de sa moralité, douteuse au regard des préceptes évangéliques, Richard n’a laissé aucune trace qui dénoterait une formation de lettré, à l’inverse de son second successeur sur le siège de Bayeux, Philippe d’Harcourt44. En admettant que cette absence révèle un réel manque d’intérêt pour les études en usage au début du XIIe siècle, on est porté à penser que faire de lui le dédicataire d’un ouvrage savant relève de cet opportunisme à l’œuvre déjà dans la dédicace du DEED. Cette fois, l’auteur demande à celui qu’il présente comme un spécialiste des arts libéraux, donc des Gallica studia, de se porter garant des Arabica studia, alors qu’il se plaît à opposer ces deux formations. S’il fallait prendre au pied de la lettre la dédicace des QN, la conclusion s’imposerait : l’auteur n’a pas tiré les leçons que lui-même administrait quelques années plus tôt dans le DEED. Mais Adélard est moins un écrivain inconséquent qu’un homme habile. Le recte dictum45 qu’il attribue à Richard de Douvres peut s’entendre, « selon les règles de la bonne rhétorique ». Il est possible qu’eu égard à ses réalisations, l’évêque de Bayeux ait été un meneur d’hommes à la parole convaincante. La maîtrise des arts libéraux qu’Adélard lui prête se réduirait à une capacité d’entraînement acquise sur le terrain à force d’expérience. Ce qu’Adélard lui demande au-delà des fleurs de rhétorique auxquels il recourt, c’est de bien vouloir veiller à ce que les QN rencontrent plus facilement un large public. Quoiqu’il dise, il ne le sollicite pas pour mieux asseoir le discours de vérité qu’il entend tenir ; il s’adresse à lui pour donner à son écrit le plus de retentissement possible. Il ne s’interdit pas de rendre séduisant son cheminement vers le vrai avec l’aide éventuelle d’un évêque sans grande culture assurée, mais entreprenant et peut-être beau parleur.

  • 46 Borg et Mugg, La chasse, chap. iv.

19Un autre aspect ne doit pas être négligé. Dans les premières décennies du XIIe siècle, un Anglo-saxon natif de Wells et habitant Bath a plus de raisons de solliciter la bienveillance de l’évêque de Bayeux que celle de l’évêque de Syracuse, celui-là entretenant avec la monarchie anglo-normande une proximité qui manque à celui-ci. La dédicace des QN s’avère globalement mieux ajustée à sa finalité que celle du DEED. En quelques années, et au retour de son voyage au Proche-Orient, Adélard a acquis une meilleure connaissance des réalités sociales et a appris à en jouer avec plus d’opportunité. Il lui restait à gagner en assurance en s’affranchissant du recours à un protecteur, lui qui ne pouvait pas s’empêcher de dénoncer les abus des puissants, au moment même où, dans la dédicace des QN, il sollicitait l’appui de l’un d’eux. Il franchit le pas avec son traité d’autourserie : il ne le dote pas d’une dédicace. Certes, il aurait été malséant de s’adresser une nouvelle fois à un évêque : les conciles n’ont pas cessé d’interdire aux ecclésiastiques les activités cynégétiques46. Peut-on penser que le clerc Adélard aurait trouvé inconvenant de solliciter la protection d’un laïc ? Ou est-ce qu’il a estimé que le temps était venu pour lui d’affronter le public en ne comptant que sur son talent ? Il n’est guère possible d’obtenir des réponses assurées à ces questions. Tout au plus peut-on observer qu’il acquiert une plus grande autonomie peu après avoir rétabli, à la fin des QN, des relations harmonieuses avec son neveu et sans doute, et plus profondément, après en avoir établies avec lui-même. Ses écrits ultérieurs ne portent aucune trace du personnage qui lui a été si utile dans trois de ses entreprises d’écriture les plus anciennes. N’est-ce pas reconnaître qu’il n’a été à ses yeux qu’une béquille littéraire ? Il n’est pas impossible que ce neveu caméléon ait été la figure idéalisée d’un neveu au sens propre, et qu’Adélard s’en soit servi pour mieux se comprendre et mieux assumer ses intérêts intellectuels – dans le même temps où la nécessité de demander la caution scientifique d’un évêque disparaît.

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Notes

1 DEED, II, 2. Les références de nos citations renvoient à Adélard de Bath, L’Un et le Divers, Questions sur la nature (Les causes des choses), avec le pseudépigraphe Comme l’atteste Ergaphalau, éd. C. Burnett, trad. et com. M. Lejbowicz, E. Ndiaye, C. Dussourt, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

2 J.-P. Martin, Italies Normandes, XIe -XIIe siècles, Paris, Hachette, 1994, p. 90-91, utilise une fois, et alors en toute rigueur, l’expression de Grande-Grèce : lorsqu’il évoque la fondation, à partir du VIIIe siècle av. J.-C., de colonies grecques en Sicile orientale et sur les côtes méridionales de l’Italie. La désignation utilisée par Adélard relève probablement d’une hellénophilie de lettré (voir infra). Elle peut aussi dénoter un certain embarras. Au début des années 1110, l’aventure normande en Méditerranée occidentale, pour bien avancée qu’elle fût, n’avait pas atteint son seuil critique : l’accession à la royauté de la lignée des Hauteville et l’unification politique de la Sicile, de la Calabre et de l’Apulie qu’elle implique. Cet événement-avènement se produit avec Roger II (1095-1154), et, preuve de la complexité des enjeux régionaux, à deux reprises (bulle de l’antipape Anaclet II, Bénévent, 27 septembre 1130 ; bulle du pape Innocent II, Mignano, 27 juillet 1139 ; sur tout cela, voir P. Aubé, Roger II de Sicile. Un Normand en Méditerranée, Paris, Payot & Rivages, 2001, chap. 9, 17 et 18. Sans doute sensible à la diversité politique de cet ensemble géographique mais jugeant superflu ou inutile d’y faire allusion, Adélard puise dans sa culture de quoi le désigner, voire le magnifier.

3 DEED, II, 90. Rappelons qu’à cette époque, Gallia n’est qu’une référence géographique (voir B. Guenée, Histoire et culture historique dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier, 1980, p. 167-169).

4 Voir J. Flori, Bohémond d’Antioche. Chevalier d’aventure, Paris, Payot, 2007.

5 DEED, I, 3.

6 DEED, II, 91.

7 Voir ibid.

8 DEED, I, 3. Le champ sémantique de mathematica est extrêmement large ; voir M. Teeuwen, The Vocabulary of Intellectual Life in the Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2003, p. 355-357. Pour que le paragraphe soit cohérent, il faut prendre ce mot au sens d’« arts libéraux » dans un style soutenu. Pour donner à artes mathematicae le sens spécifique de « mathématiques », Adélard aurait dû écrire quelque chose comme : « très compétent dans les arts libéraux et plus spécialement dans le quadrivium ». Les variations lexicales ne doivent pas occulter la cohérence du portrait de l’évêque en question, quelle qu’en soit la crédibilité. Voir p. 295, n. 6.

9 Voir Martin, Italies normandes, p. 35-41, qui conclut : « Les envahisseurs [normands] ont bien obtenu en Italie richesse, pouvoir, ascension sociale », soit quatre des cinq séductions mondaines dénoncées par Adélard, si l’on veut bien admettre que l’ascension sociale réunit la dignité et la renommée. En ce qui concerne « la volupté », il faut en retenir la version édulcorée : ces cadets expatriés ont fait souche dans les régions conquises en s’y mariant avec des autochtones, de préférence de rang supérieur au leur : elle n’est donc pas étrangère à l’ascension sociale des intéressés.

10 Voir P. Boulhol, La connaissance de la langue grecque dans la France médiévale, VIe -XVe siècle, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2008, p. 61-68 : « Le XIIe siècle : Épanouissement italien, premières redécouvertes françaises. »

11 Voir A. Peters-Custot, Les Grecs de l’Italie méridionale post-byzantine. Une acculturation en douceur, Rome, École française de Rome, 2009, Deuxième partie, « Le passage à la domination normande (milieu du XIe -milieu du XIIe siècle), p. 223-344.

12 Voir Adélard de Bath, L’Un et le Divers, « Traduire le DEED et les QN ».

13 Sur tout cela, voir, dans le présent numéro des CRMH, É. Ndiaye, « Les poèmes de Philocosmie et de Philosophie dans le De eodem et diverso d’Adélard de Bath (II, 14 et 21). Étude comparée ».

14 Voir M. Gibson, « Adelard of Bath », Adelard of Bath. An English Scientist and Arabist of the Early Twelfth Century, éd. Ch. Burnett, Londres, The Warburg Institute, 1987, p. 7-16, ici p. 12, n. 43.

15 Il se trouve qu’un membre de l’Exchequer, Thurkil, rend un hommage appuyé à son maître « William R. ». Or Ch. H. Haskins, « The Abacus and the King’s Curia », The English Historical Review, 27, 105, 1912, p. 101-106, revu et corrigé « The Abacus and the Exchequers », Studies in the History of Medieval Science, New York, Frederick Ungar, 1960, p. 327-335, ici p. 329, et R. L. Poole, The Exchequer in the Twelfth Century, Oxford, Clarendon Press, 1912, p. 52, ainsi qu’à leur suite L. Cochrane, Adelard of Bath. The First English Scientist, Londres, British Museum Press, 1994, p. 20, n. 1, ont voulu voir dans ce « William R. » une possible allusion à Guillaume évêque de Syracuse. Ils appuient leur lecture sur omnium mathematicarum artium eruditissime, qu’ils interprètent comme une allusion aux compétences mathématiques de l’intéressé. Cette lecture ne tient compte ni du fond de l’épître dédicatoire, axée sur l’ensemble des sept arts libéraux, ni de sa forme, un exercice de captatio benevolentiae saturé de fleurs de rhétorique (voir la n. 8). Les deux historiens essaient de résoudre un problème, l’identité de « William R. », à partir d’une lecture trop littérale.

16 Voir Gibson, « Adelard of Bath », p. 12-13.

17 Voir A. Nef, « Géographie religieuse et continuité temporelle dans la Sicile normande (XIe -XIIe siècle) : le cas des évêchés », Annexes des Cahiers de linguistique et de civilisation hispaniques médiévales, 15, 2003, p. 177-194, avec p. 180 : « L’évêché de Syracuse, dont la fondation remonte probablement à 1092… »

18 En plus de l’étude citée à la note précédente, voir A. Nef, Conquérir et gouverner la Sicile islamique aux XIe et XIIe siècles, Rome, École française de Rome, 2011, Troisième partie, chap. 7, III, p. 447-463, « Les concessions au bénéfice des institutions ecclésiastiques », et N. Kamp, « The Bishops of Southern Italy in the Norman and Staufen Periods », The Society of Norman Italy, éd. G. A. Loud, A. Metcalfe, Leiden/Boston, Brill, 2002, p. 185-209, ici p. 193.

19 Voir Gibson, « Adelard of Bath », p. 7-8 ; Ch. Burnett, « Bath, Adelard of (b. in or before 1080 ? d. in or after 1150) », Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, 2004.

20 Adelard of Bath, Conversations with his Nephew, On the Same and the Different, Questions on Natural Science, and On Birds, éd. Ch. Burnett et alii, Cambridge Cambridge University Press, 2006.

21 DEED, II, 2.

22 QN, 76, 5.

23 Conversations with his nephew, p. 238, 1 (début du DAT).

24 Voir R. R. Bezzola, « Les neveux », Mélanges de langue et de littérature du Moyen Âge et de la Renaissance offerts à Jean Frappier, éd. J.-Ch. Payen et Cl. Régnier, Genève / Paris, Droz / Minard, 1970, t. 1, p. 89-114, et Y. Roguet, « Des Neveux », L’hostellerie de pensée. Études sur l’art littéraire au Moyen Age offertes à Daniel Poirion par ses anciens élèves, éd. M. Zink, D. Régnier-Bohler, É. Hicks, M. Python, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 1995, p. 383-390.

25 Roguet, « Des Neveux », p. 383.

26 QN, p. 88-90 et 100-102.

27 Voir L.-J. Bord, J.-P. Mugg, La chasse au Moyen Âge : Occident latin, VIe -XVe siècle, Paris, Éditions du Gerfaut, 2008, chap. xiii, « La chasse “noble” », 2e partie, « De l’art de chasser avec les oiseaux », p. 249-257, et, pour les notes de cette partie, p. 258-261. Ce livre si bien documenté dans l’ensemble ne l’est pas sur Adélard : il ne connaît du DAT qu’une étude de 1944 portant sur un fragment anglo-normand versifié qui en a été tiré (p. 54) ! Selon B. Van den Abeele, La fauconnerie dans les lettres françaises du XIIe au XIVe siècle, Leuven, Leuven University Press, 1990, p. 21-35, les deux textes latins de fauconnerie les plus anciens datent l’un du Xe siècle, l’autre du XIe siècle. C’est au cours du XIIe siècle que le genre s’épanouit : le clerc Adélard prend sa place dans cette floraison de traités à destination profane. Il reste que les traités les plus célèbres et les plus accomplis dans le genre sont dus à deux grandes figures de la culture aristocratique, Frédéric II au XIIIe siècle et Gaston Phébus au XVe siècle. Voir aussi J. Broekhoff, « L’éducation physique, le sport et les idéaux de la chevalerie », Histoire du sport de l’Antiquité au XIXe siècle, éd. J.-P. Massicotte, Cl. Lessard, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1984, p. 75-92, et p. 77 : « Les chroniqueurs médiévaux ont souvent décrit les activités de la noblesse comme “les sept arts du chevalier” par contraste avec le curriculum académique des sept arts libéraux ou artes liberales » ; la chasse n’y est pas mentionnée mais Broekhoff précise p. 86-87 : « Les pages et les écuyers […] accompagnaient souvent les chevaliers et leurs dames à la chasse au faucon. » Plus généralement, voir M. Aurell, Le Chevalier lettré : Savoir et conduite de l’aristocratie aux XIIe et XIIIe siècles, Paris, Fayard, 2011.

28 DEED, I, 1-3, d’où proviennent également les autres citations de ce paragraphe.

29 QN, p. 89-90.

30 QN, p. 88-90 et p. 100-102.

31 Voir J. Tolan, Petrus Alfonsi and His Medieval Readers, Gainesville/Jacksonville, University Press of Florida, 1993 ; M. J. Lacarra, Estudios sobre Pedro Alfonso de Huesca, Huesca, Instituto de Estudios Altoaragoneses, 1996.

32 Douvres dans le Calvados, arrondissement de Caen, chef-lieu de canton, aujourd’hui : Douvres-la-Délivrande.

33 La vacance entre les deux épiscopats s’explique par la bâtardise du second Richard : elle a suscité les réticences de l’archevêque de Rouen, qu’une intervention papale leva deux ans après la mort du premier, survenue au cours de la semaine pascale de 1133, voir Orderic Vital, Historia ecclesiastica, éd. A. Le Prévost, Paris, Renouard, 1838-1855, vol. 5, liv. XIII, p. 31 : « Eodem anno [1133], Ricardus Baiocasinse urbis episcopus in hebdomada Paschoe obiit, cui post duos annos Ricardus, Rodberti comitis de Gloucestra filii regis filius, successit ; quem, jubente Innocentio papa, Hugo Rotomagensis archiepiscopus consecravit. » La Gallia Christiana, t. XI, 1759, col. 360-361, se contente de reprendre ce passage d’Orderic, où le second Richard est identifié avec précision. Aperçus sur ces deux évêques dans P. Bouet et M. Dosdat, « Les évêques normands de 985 à 1150 », Les évêques normands du XIe siècle, éd. P. Bouet et Fr. Neveux, Caen, Presses universitaires de Caen, 1995, p. 19-38, ici p. 25-26, étude qui déborde largement le XIe siècle annoncé par le titre du volume. Sur le caractère anglo-normand du haut clergé séculier normand de cette époque, voir D. S. Spear, « The Norman Empire and the Secular Clergy, 1066-1204 », Journal of British Studies, 21, 2, 1982, p. 1-10, et sur le socle sur lequel s’est reconstruit l’épiscopat normand, D. Douglas, « Les évêques de Normandie (1035-1066) », Annales de Normandie, 8, 2, 1958, p. 87-102. Voir la synthèse plus récente d’E. U. Crosby, The King’s Bishops. The Politics of Patronage in England and Normandy (1066-1216), New York, Palgrave Macmillan, 2013, p. 55, 172, 179, 211 et 276-277 pour les deux évêques.

34 Voir B. Lawn, The Salernitan Questions, Oxford, Clarendon Press, 1963, p. 26-30, et Adelard of Bath, Conversations, p. xiv.

35 QN, L, 1.

36 Voir A. Bieniek, «Natural Phenomena and their Contribution to the Decline and Fall of Damascus in 1154», Authority, Privacy and Public Order in Islam. Proceedings of the 22d Congress of L’Union Européenne des Arabisants et Islamisants, Cracovie, 2004, éd. B. Michalak-Pikulska, A. Pikulski, Louvain, Peeters, 2006, p. 267-280, ici p. 268, n. 5, qui donne les extraits des chroniques qui évoquent ce tremblement de terre, dont Cl. Cahen, La Syrie du Nord à l’époque des croisades et la principauté franque d’Antioche, Paris, Geuthner, 1940, p. 271, et Th. Asbridge, The Creation of the Principality of Antioch (1098-1130), Woodbridge, Boydell, 2000, p. 69, ne donnent que les references ; voir aussi M. R. Sbeinati, R. Darawcheh, M. Mouty « The historical earthquakes of Syria : an analysis of large and moderate earthquakes from 1365 B. C. to 1900 A. D. », Annals of Geophysics, 48, 3, 2005, p. 347-435, ici p. 369-370, 381 et 410, et N. Ambraseys, « The 12th century seismic paroxysm in the Middle East : a historical perspective », Annals of Geophysics, 47, 2004, p. 733-758, ici p. 737-738, 739 et fig. 2.

37 QN, p. 100.

38 Selon Neveux, « Les évêques et les villes de Normandie », p. 209 : « Lors de l’avènement de Richard 1er [Richard de Douvres], […] le patrimoine considérable constitué sous Odon [un demi-frère de Guillaume le Conquérant, qui occupa le siège de Bayeux de 1049 à 1097] avait été dispersé par Turold. Aussi le nouvel évêque obtient-il d’Henri Ier un acte ordonnant de le mettre en possession de tous les biens, droits et liberté dont l’église de Bayeux jouissait sous Odon. » Voir aussi Crosby, The King’s Bishops, p. 210-211.

39 Voir J. Green, Henry I. King of England and Duke of Normandy, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, chap. 4, «The conquest of Normandy, 1104-1107», et p. 101.

40 Voir M. Baylé, « Bayeux : cathédrale Notre-Dame », L’architecture normande au Moyen Âge. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, 28 sept-2 oct. 1994, éd. M. Baylé., Caen / Condé-sur-Noireau, Presses Universitaires de Caen / Éditions Charles Corlet, 1997, vol. 2, p. 37-42, et surtout M. Casset, Les évêques aux champs. Châteaux et manoirs des évêques normands au Moyen Âge (XIe -XVe siècles), Mont-Saint-Aignan/Caen, Publications des Universités de Rouen et du Havre/Presses universitaires de Caen, 2007, p. 235-241, 279-291 et 363-406.

41 Voir Green, Henry I, p. 101.

42 Voir Fr. Neveux, Cl. Ruelle, La cathédrale Notre-Dame de Bayeux, Bayeux, OREP, 2007, p. 4.

43 Voir M. Parisse et J. Kłoczowski, « Les pouvoirs chrétiens face à l’Église. La querelles des investitures et ses aboutissements », Histoire du christianisme des origines à nos jours, éd. J.-M. Mayeur, Ch. et L. Pietri, A. Vauchez, M. Venard, Paris, Desclée, 1993, t. V (1054-1274), p. 101-139, ici p. 117-118).

44 Voir M. A. Rouse, R. H. Rouse, «“Potens in opere et serrnone”: Philip, Bishop of Bayeux, and His Books », The Classics in the Middle Ages, éd. A. S. Bernardo, S. Levin, Binghamton, Center for Medieval & Early Renaissance Studies, 1990, p. 315-341 ; repris dans Authentic Witnesses : Approaches to Medieval Texts and Manuscripts, éd. A. S. Bernardo, S. Levin, Binghamton, University of Notre Dame Press, 1991, p. 33-59.

45 QN, p. 91 : Nunc vero, quoniam me rogatu amicorum aliquid dicere convenit, utrum id recte dictum sit, tuo examine velim esse securior. Nichil enim in artibus liberalibus tam bene tractatur quod per te non possit luculentius efflorere.

46 Borg et Mugg, La chasse, chap. iv.

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Pour citer cet article

Référence papier

Max Lejbowicz, « Un neveu entre deux évêques »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 31 | 2016, 291-306.

Référence électronique

Max Lejbowicz, « Un neveu entre deux évêques »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 31 | 2016, mis en ligne le 03 août 2019, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14035 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14035

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Auteur

Max Lejbowicz

Max Lejbowicz était ingénieur d’étude honoraire de l’université Paris-Sorbonne, chercheur associé à l’UMR 8163 « Savoirs, textes, langages ». Titulaire d’un doctorat portant sur l’acculturation des enseignants médiévaux (Xe-XIIIe siècles), il a publié de nombreux articles sur les savoirs médiévaux (comput, astrologie) ou figures de cette période (Adélard de Bath, Thierry de Chartres, Nicole Oresme). Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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