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Adélard De Bath. Un scientifique, poète et musicien, situé dans son histoire

Introduction

Max Lejbowicz et Émilia Ndiaye
p. 285-289

Notes de la rédaction

Avec la participation de Christiane Dussourt

Texte intégral

  • 1 Th. Ricklin, « Adélard de Bath (v. 1080 – v. 1152) », Dictionnaire du Moyen Âge, éd. Cl. Gauvard, A (...)
  • 2 Pour le détail de ces diverses traductions et/ou éditions, voir Adélard de Bath, L’Un et le Divers, (...)

1Adélard de Bath (v. 1080 – ap. 1150) a beau être « un personnage clé du XIIe siècle [latin]1 », aucun de ses écrits n’a été jusqu’ici traduit en français, alors que plusieurs l’ont été dans les langues européennes les plus pratiquées. Pis encore : alors que tous ses écrits ont été édités, ou sont en passe de l’être, dans leur langue originale dans divers pays du continent, l’édition hexagonale n’a toujours pas exploité cette veine savante2. Une telle lacune éditoriale a paru déplorable à Bernard Ribémont, qui a pris l’initiative d’inscrire l’édition et la traduction de deux des œuvres d’Adélard, le De eodem et diverso (DEED) et les Questiones naturales : de causis rerum (QN), dans le projet ANR Scientia, au sein du laboratoire POLEN de l’Université d’Orléans. Il nous en a confié la réalisation. L’entreprise s’est conclue par une parution aux éditions des Belles Lettres, dans la collection « Auteurs Latins du Moyen Âge » (ALMA), à la fin de l’année 2015. Au cours de notre travail de traduction et de commentaire nous avons jugé opportun de joindre au diptyque adélardien une classification des sciences anonyme, Ut testatur Ergaphau (UTE), également ignorée de l’édition francophone : très certainement antérieure à l’œuvre d’Adélard, elle en éclaire certains aspects.

  • 3 Sur cette date, voir ici même M. Lejbowicz, « Adélard citharède et la Reine musicophile ».

2Dans les années qui suivent l’accession au trône d’Henri Ier d’Angleterre, troisième fils de Guillaume le Conquérant (1100), Adélard parachève ses études à Tours, sans doute sous l’impulsion de Jean de Tours, évêque de Bath ; puis il part pour l’Italie du Sud, jusqu’à Syracuse. De retour à Bath en 1110, il exerce les fonctions d’enseignant dans un cadre mal défini ; il rédige la même année3 le DEED et peut-être aussi à cette époque ses Regule abaci. Il part quelques années après pour Antioche (devenue principauté en 1098), en suivant la via Frangicena qui passe par Laon puis l’itinéraire de la deuxième vague de la première croisade : lui-même évoque son passage à Tarse et à Mamistra, qui a eu lieu au cours du tremblement de terre de novembre 1114. Il est possible qu’il ait commencé à Antioche sa traduction arabo-latine du Centiloquium attribué à Ptolémée (laissée inachevée) et du Liber prestigiorum Thebidis. Rentré sept ans plus tard en Angleterre, il rédige les QN et le De avibus tractatus, qui participe, dans l’Europe latine, au développement de la fauconnerie, divertissement propre à la noblesse. En 1126, avec l’aide probable de Pierre Alphonse, un juif converti d’origine aragonaise et médecin du roi Henri Ier, il révise une première version arabo-latine des Tables astronomiques d’al-Khāwarizmī due à ce même Pierre Alphonse. Il est très difficile de dater ses deux autres traductions arabo-latines, les Éléments d’Euclide et l’Isagoge minor d’Abū Maʿšar. Après la mort d’Henri Ier, en décembre 1135, Étienne de Blois, son neveu, s’empare de la couronne d’Angleterre et déclenche une guerre civile qui durera jusqu’en 1153. Il semble que, dans un premier temps, Adélard ait été partisan d’Étienne car il pourrait être l’auteur d’une série d’horoscopes allant dans ce sens. Dans les années qui suivent, Adélard rédige son De opere astrolapsus, qu’il dédicace à Henri, le fils de Mathilde, elle-même fille d’Henri Ier, dont il est l’un des précepteurs. Il meurt après 1150.

  • 4 Voir C. Ph. E. Nothaft, Dating the Passion. The Life of Jesus and the Emergence of Scientific Chron (...)
  • 5 Voir E. Svenberg, Lunaria et zodiologia latina, Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1963, p. 3 : « [Les (...)
  • 6 Voir M. Folkerts, « Boethius » Geometrie II. Ein mathematisches Lehrbuch des Mittelalters, Wiesbade (...)
  • 7 P. Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2006, p. 4.
  • 8 B. Cassin, « Présentation », Vocabulaire européen des philosophes, éd. B. Cassin, Paris, Seuil / Le (...)
  • 9 Voir A. Berman, L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, (...)

3Adélard appartient donc au cercle étroit des premiers traducteurs arabo-latins, à une époque où la science arabe était à son apogée et où les savoirs latins n’étaient guère très brillants. On lui doit notamment les trois traductions mentionnées ci-dessus, la plus célèbre étant celle des Éléments d’Euclide, alors que les Latins avaient pour l’essentiel limité jusqu’alors leurs connaissances astronomiques aux techniques computistes4, leurs pratiques astrologiques aux lunaria et aux zodiologia5, et Euclide à un ersatz des Eléments, Geometria II6. Rien de tel qu’une traduction pour pénétrer dans l’intimité d’une pensée, au nom même des « difficultés liées à la traduction en tant que pari difficile, quelque fois impossible à tenir7 », puisque, « d’une langue à l’autre, tant les mots que les réseaux conceptuels ne sont pas superposables8 ». Ceux qui acceptent de remplir ce rôle de passeurs aventureux se projettent sans fin d’une rive linguistique à l’autre en s’enracinant dans les deux, mais avec le sentiment trouble de n’être inféodé à aucune et de devenir, le temps de la traduction, un étranger intermittent et un autochtone en sursis9. Ces imbrications ininterrompues de deux altérités et de deux identités méritent d’être signalées même si, lorsqu’il rédige le DEED et les QN, Adélard n’a pas encore commencé ses travaux de traducteur.

4Avec le premier texte, il est à la croisée des chemins : est-ce qu’il doit satisfaire avant tout ses ambitions sociales ? N’est-il pas préférable qu’il se consacre à l’étude (on dirait aujourd’hui « à la recherche »), avec pour conséquence l’obligation de s’ouvrir à des traditions intellectuelles étrangères aux Latins ? Ce court traité est l’occasion pour lui de rappeler, face aux tentations du monde, les vertus attachées à la philosophie et aux savoirs acquis par l’étude des sept arts libéraux : ceux-ci sont évoqués chacun successivement par l’intermédiaire de deux allégories. Mais l’auteur souligne les limites de cette formation qu’il a, pour sa part, complétée par d’autres savoirs : peu satisfait de l’enseignement dispensé dans les écoles gauloises, Adélard a rejoint Salerne, puis la Sicile pour apprendre « la médecine et la physique », artem medicine naturasque rerum, mot-à-mot « l’art de la médecine et la nature des choses ».

5Avec le second texte, il a définitivement fixé ses choix, même si la tradition historiographique en masque la netteté, comme Charles Burnett le rappelle :

  • 10 Adelard of Bath, Conversations with his Nephew, On the Same and the Different, Questions on Natural (...)

De causis rerum is a more authentic title than Questiones naturales. […] However, since the work has become widely known as the Questiones naturales, and this title has some manuscript authority, it is retained here10.

  • 11 Voir L’Un et le Divers, « La signification des titres », p. xxxvii-xliv et p. lxiii-lxiv.
  • 12 Voir M. -D. Chenu, La théologie au douzième siècle, Paris, Vrin, 1976, p. 27 (reprend une étude par (...)
  • 13 Voir A. Speer, Die entdeckte Natur. Untersuchungen zu Begründungversuchen eine “scientia naturalis” (...)

6Ce dialogue entre l’oncle, de retour de son voyage à Antioche, et son neveu prolonge la réflexion qui a été entamée à la fin du DEED : il est entièrement consacré au monde concret des choses et des êtres, dont il relève diverses particularités pour en rechercher les causes. La grille de lecture du savoir qui est maintenant mise en œuvre n’est plus le septénaire libéral mais les qualités élémentaires (le chaud, le froid, l’humide et le sec). Adélard y revendique la démarche de « maîtres arabes » en proposant, « sous la conduite de la raison » (ratione duce), des réponses aux questions qui partent de la terre et des plantes pour embrasser l’univers céleste en passant par les animaux et l’homme. Au nom de la problématique adélardienne, il est ainsi apparu opportun d’opter pour un titre plus explicite, Questions sur la nature. Les causes des choses, qui inclue ce qui se trouve en forme de sous-titre dans certains manuscrits11, Questiones naturales. De causis rerum. Tant le pluriel « les causes » que l’adjectif qui qualifie les « questions » sont dépourvus d’ambiguïté : Adélard ne vise pas une quelconque cause première ; il cherche à « découvrir les lois internes des choses12 ». Il tient des propos de naturaliste, non de théologien. Il refuse aussi de considérer les choses comme des symboles : ce qui requiert son attention, c’est la chose prise dans sa réalité concrète et considérée dans ses rapports avec les autres choses tout aussi concrètement perçues13.

7Dans l’édition bilingue de la collection ALMA, les trois textes retenus et leur traduction occupent environ 320 pages, pour un peu plus de 180 consacrées à l’introduction et aux notes. Ce dernier bloc est loin d’épuiser les réflexions qui ont surgi au cours de notre travail. Comme il n’était pas souhaitable d’accroître exagérément la part déjà grande du commentaire, nous avons proposé aux CRMH ce dossier contenant certaines des observations nées de la fréquentation du texte original ; ces trois études, par leur variété, mettent en lumière diverses facettes d’Adélard. Nous remercions Silvère Menegaldo de l’accueil qu’il a réservé à notre proposition.

8Les trois études portent successivement sur :

  • La manière d’Adélard de livrer des éléments de sa biographie ; elle en dit long sur le statut du moi au début du XIIe siècle et laisse entrevoir ce jeu de bascule entre l’identité et l’altérité qui anime le traducteur en exercice : « Un neveu entre deux évêques ».

  • Le talent poétique d’Adélard, qui fait regretter qu’il n’ait pas continué à l’exercer : « Les poèmes de Philocosmie et de Philosophie dans le De eodem et diverso d’Adélard de Bath (II, 14 et 21). Étude comparée ».

  • Une recherche sur la date du DEED, qui oblige à dresser un tableau des mœurs conjugales au tournant des XIe et XIIe siècles : « Adélard citharède et la Reine musicophile ».

  • 14 Voir S. de Silva y Verástegui et B. Mora, « L’illustration des manuscrits de la Collection Canoniqu (...)

9Le logo de la collection ALMA où l’ouvrage paraît reproduit une des enluminures peu connue du fameux codex Vigilanus, Escurial d. I. 2, f. 160v. Elle illustre les actes du IVe concile de Tolède, présidé par Isidore de Séville14. Celui-ci, à gauche de l’enluminure, tient un calame dans sa main droite et un manuscrit dans sa main gauche, tandis que sa mitre déborde largement du cadre. Trois évêques lui font face, avec également en main les instruments usuels de l’écrit. La plasticité du langage iconographique autorise de voir dans le personnage de gauche le public auquel les trois traducteurs-commentateurs offrent leurs travaux, en souhaitant qu’ils suscitent son intérêt et lui ouvrent de nouvelles perspectives.

10Au moment où nous remettions les articles de ce dossier, Max Lejbowicz est décédé, emporté par la maladie. Il avait eu le temps de mettre la dernière main à ses contributions, ainsi qu’aux épreuves de notre traduction commentée des deux textes d’Adélard de Bath, le De eodem et diverso et les Questiones naturales, avec le pseudépigraphe Ut testatur Ergaphalau, qui vient de paraître aux Éditions des Belles Lettres (collection « ALMA »). Notre collaboration a été aussi riche qu’agréable : c’est donc avec une grande tristesse que nous en présentons ici les fruits.

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Notes

1 Th. Ricklin, « Adélard de Bath (v. 1080 – v. 1152) », Dictionnaire du Moyen Âge, éd. Cl. Gauvard, A. de Libera, M. Zink, Paris, PUF, 2002, p. 8-9.

2 Pour le détail de ces diverses traductions et/ou éditions, voir Adélard de Bath, L’Un et le Divers, Questions sur la nature (Les causes des choses), complété par Comme l’atteste Ergaphalau, éd. C. Burnett, trad. et com. M. Lejbowicz, E. Ndiaye, C. Dussourt, Paris, Les Belles Lettres, 2015, p. xci-xciii.

3 Sur cette date, voir ici même M. Lejbowicz, « Adélard citharède et la Reine musicophile ».

4 Voir C. Ph. E. Nothaft, Dating the Passion. The Life of Jesus and the Emergence of Scientific Chronology (200-1600), Leiden, Brill, 2011, les quatre premiers chapitres.

5 Voir E. Svenberg, Lunaria et zodiologia latina, Stockholm, Almqvist & Wiksell, 1963, p. 3 : « [Les lunaria ] consistent en prescriptions et pronostics, appliqués aux 30 jours d’un mois lunaire imaginaire et constant. (…) [Les zodiologia sont des] traités divisés en 12 parties, contenant chacune des prescriptions et des pronostics se rapportant à la situation de la lune ou du soleil dans chacun des 12 signes du zodiaque. »

6 Voir M. Folkerts, « Boethius » Geometrie II. Ein mathematisches Lehrbuch des Mittelalters, Wiesbaden, Franz Steiner, 1970.

7 P. Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2006, p. 4.

8 B. Cassin, « Présentation », Vocabulaire européen des philosophes, éd. B. Cassin, Paris, Seuil / Le Robert, 2004, p. xvii-xviii, ici p. xviii.

9 Voir A. Berman, L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984.

10 Adelard of Bath, Conversations with his Nephew, On the Same and the Different, Questions on Natural Science, and On Birds, éd. Ch. Burnett et alii, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. xxxi.

11 Voir L’Un et le Divers, « La signification des titres », p. xxxvii-xliv et p. lxiii-lxiv.

12 Voir M. -D. Chenu, La théologie au douzième siècle, Paris, Vrin, 1976, p. 27 (reprend une étude parue en 1952).

13 Voir A. Speer, Die entdeckte Natur. Untersuchungen zu Begründungversuchen eine “scientia naturalis” im 12. Jahrhundert, Leiden / New York, Brill, 1995, chap. ii.

14 Voir S. de Silva y Verástegui et B. Mora, « L’illustration des manuscrits de la Collection Canonique Hispana », Cahiers de civilisation médiévale, 32, 1989, p. 247-262, ici p. 259 et fig. 15 (accessible sur le site Persée) ; J. Fontaine, Isidore de Séville. Genèse et originalité de la culture hispanique au temps de Wisigoths, Turnhout, Brepols, 2000, p. 147.

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Pour citer cet article

Référence papier

Max Lejbowicz et Émilia Ndiaye, « Introduction »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 31 | 2016, 285-289.

Référence électronique

Max Lejbowicz et Émilia Ndiaye, « Introduction »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 31 | 2016, mis en ligne le 03 août 2019, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14033 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14033

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Auteurs

Max Lejbowicz

Max Lejbowicz était ingénieur d’étude honoraire de l’université Paris-Sorbonne, chercheur associé à l’UMR 8163 « Savoirs, textes, langages ». Titulaire d’un doctorat portant sur l’acculturation des enseignants médiévaux (Xe-XIIIe siècles), il a publié de nombreux articles sur les savoirs médiévaux (comput, astrologie) ou figures de cette période (Adélard de Bath, Thierry de Chartres, Nicole Oresme)

Articles du même auteur

Émilia Ndiaye

Émilia Ndiaye a été maître de conférences de latin à l’université d’Orléans, elle est membre associé au laboratoire « Pouvoirs, lettres et normes ». Après un doctorat sur les valeurs sémiques de barbarus (« l’étranger »), ses travaux portent sur la rhétorique des textes latins comme manifestation du pouvoir ou de résistance aux normes, lieux de diffusion et d’évolution des savoirs et des représentations

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