Afterword
Résumés
Cet article conclut cette partie en reconnaissant que le détail, dans les textes littéraires, se manifeste sous des formes multiples et variées. La richesse de ce chantier d’exploration et de découvertes, et la variété des fonctions littéraires et poétiques sont souvent et faussement marquées au sceau de l’hebdomadaire et de l’ordinaire
Texte intégral
Pour bien savoir les choses, il faut en savoir le détail.
La Rochefoucauld
1Ce grand maître de l’essai en anglais que fut Walter Bagehot résumait, en 1867, l’importance capitale pour celui qu’il appelle « le grand soldat » (autrement dit le général se voulant vainqueur) du détail en apparence trivial. Il s’agissait, d’après le court texte que voici, de souligner la préoccupation du duc de Wellington au regard de la qualité des chaussures de ses soldats :
- 1 W. Bagehot, The English Constitution, London, 1867.
The soldier – that is, the great soldier – of to-day is not a romantic animal, dashing at forlorn hopes, animated by frantic sentiment, full of fancies as to a love-lady or a sovereign ; but a quiet, grave man, busied in charts, exact in sums, master of the art of tactics, occupied in trivial detail ; thinking, as the Duke of Wellington was said to do, most of the shoes of his soldiers ; despising all manner of éclat and eloquence ; perhaps, like Count Moltke, “silent in seven languages”1.
- 2 Le Motif dans le tapis, trad. P. Fontaney, Nouvelles complètes, t. 3, Paris, Gallimard, 2011.
- 3 Émission Le Gai savoir de janvier 2013 (France Culture) : La petite phrase de Vinteuil – Proust.
2Le souci du détail peut donc gagner une bataille ou même une campagne… Les petits détails rencontrés dans les textes littéraires sont eux aussi rarement sans importance. Dans une célèbre nouvelle de Henry James, ne peuvent voir le mystérieux motif dans le tapis (persan) du titre que ceux et celles qui s’y adonnent avec une attention soutenue2. De la sorte, le motif tissé en vient à figurer la littérature elle-même et les défis et qu’elle pose à l’intelligence ou à la curiosité des lecteurs. On sait bien la place qu’occupe tout au long de À la Recherche du temps perdu la petite phrase de la sonate de Vinteuil3, et on se souvient toujours, après l’avoir découvert pour la première fois, de l’étonnante scène imaginée par Stendhal dans laquelle le jeune évêque d’Agde est surpris par le tout aussi jeune (ou peu s’en faut) Julien Sorel au moment où celui-là essaie son geste de bénédiction. Ce que nous découvrons d’abord, c’est « un miroir mobile en acajou », détail d’ameublement inattendu dans la vaste salle gothique où se déroule la rencontre et servant à fixer à jamais sur la rétine de notre imagination l’image du jeune évêque et de l’impression que produisent sur Julien le geste et l’apparence physique de celui-ci :
- 4 Stendhal, Le Rouge et le Noir, éd. P. -G. Castex, Paris, Classiques Garnier, 1989, I, XVIII : « Un (...)
Il s’arrêta en silence. À l’autre extrémité de la salle, près de l’unique fenêtre par laquelle le jour pénétrait, il vit un miroir mobile en acajou. Un jeune homme, en robe violette et en surplis de dentelle, mais la tête nue, était arrêté à trois pas de la glace. Ce meuble semblait étrange en un tel lieu, et, sans doute, y avait été apporté de la ville. Julien trouva que le jeune homme avait l’air irrité ; de la main droite il donnait gravement des bénédictions du côté du miroir.
Que peut signifier ceci ? pensa-t-il. Est-ce une cérémonie préparatoire qu’accomplit ce jeune prêtre ? C’est peut-être le secrétaire de l’évêque4…
- 5 Le Roman d’Eneas, éd. A. Petit, Paris, Librairie générale française, 1997, v. 4498-4572.
- 6 Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, éd. D. Poirion avec la collaboration d’A. Berthelot, P. F. De (...)
3Que peut signifier ceci ? Il s’agira avant tout, pour Julien, d’identifier l’objet ou le détail à interroger, puis de savoir comment l’interpréter. Au Moyen Âge, le détail et sa présentation relèvent très souvent de la descriptio ou des différentes manifestations de l’enumeratio. L’ekphrasis est la figure qui, au travers d’une description fort élaborée, déploie la variété et la richesse d’objets rares ou précieux, que ce soit pour offrir au lecteur un spectacle de luxe et de faste, ou pour véhiculer telle ou telle association symbolique ou métaphorique. L’objet est, souvent, minutieusement décrit. On pense aux éléments du costume noble masculin ou féminin à la valeur emblématique et en partie métaphorique rencontrés dans certains passages descriptifs des romans du XIIe siècle, comme par exemple la description des armes d’Enéas5 dans le roman de ce nom ou celle des riches vêtements que reçoit Énide des mains de Guenièvre dans le roman de Chrétien de Troyes6.
4Nombreux sont les objets ornés de détails, et les décors richement évoqués et détaillés, se livrant sans peine à une lecture qui en fera des symboles prêtant au rêve ou à la mystification. Certains, comme le graal du Perceval ou les personnages négatifs ornant le mur extérieur du verger du Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, ont donné lieu à toute une littérature d’interprétation qui est loin d’en avoir épuisé l’appât ou l’intérêt. À partir du Roman de la Rose, comme on sait, objets et décors se transforment en systèmes allégoriques très complexes.
- 7 P. F. Ainsworth, «Knife, Key, Bear and Book: poisoned metonymies and the problem of translatio in F (...)
- 8 Résistance du Parlement aux demandes d’argent du roi pour ses expéditions militaires ; intervention (...)
5Aux objets et décors de la littérature médiévale ayant acquis valeur de symbole, et aux romans privilégiant l’allégorisme, nous nous permettons de préférer d’autres manifestations – plus subtiles, celles-ci – du détail ou objet en passe de devenir ou de connoter autre chose. Dans un essai7 paru en 1990, nous avons exploré la trajectoire poétique tracée, peu à peu, dans le troisième Livre des Chroniques de Jean Froissart, par un petit nombre de détails mis en exergue par l’écrivain, peut-être à son insu ou malgré lui, au sein d’un récit à dominante informationnelle et volontairement référentielle. Le troisième Livre raconte les guerres récentes en péninsule Ibérique (1385-6) et certains événements politiques troublant le règne de Richard II d’Angleterre8 ; mais s’y glisse en même temps l’aventure du chroniqueur lui-même devenu protagoniste de sa propre narration. Nous suivons Froissart tout le long du parcours qui l’amène de Carcassonne à Orthez en 1388, accompagné qu’il est, bientôt, par un chevalier de la cour de Gaston Fébus de Foix-Béarn, Espan de Lyon. Celui-ci commente les étapes successives du chemin parcouru, faisant revivre escarmouches et combats ayant eu lieu devant telle ou telle forteresse ou ville fortifiée.
6De fil en aiguille, pourtant, se trame un tissu narratif qui vient doubler pendant quelques dizaines de feuillets dans les manuscrits, le récit temporel principal. Ce tissu ne se laisse apercevoir que dans les interstices de celui-ci. Son thème est la légitimité de succession royale ou comtale, et en particulier le problème posé par le décès prématuré d’un héritier présomptif légitime. La succession des bâtards ou fils naturels, promue ou tolérée, prononcée légitime ou dénoncée comme contre nature et politiquement inacceptable, est à la une dans ce dernier quart du XIVe siècle. Le nouveau roi de Portugal est illégitime, et d’autres cas notoires sont traités ou évoqués dans cette partie des Chroniques. Gaston Fébus lui-même avait bien un héritier légitime, nous dit Espan de Lyon, et le chroniqueur d’apprendre peu à peu que cet héritier est mort de la main même de son père. Qui va donc hériter du Béarn ? Le comte a deux fils illégitimes, Yvain et Gratien, mais c’est son cousin Matthieu de Castelbon qui assumera plus tard la succession. La mort de Gaston fils nous est racontée à travers le récit rapporté d’un ancien écuyer anonyme, le chevalier béarnais Espan de Lyon se refusant à en parler directement à Froissart. Si ce deuxième récit a une consistance bien à lui, c’est grâce à la résonance de plus en plus accusée d’un petit nombre d’objets et de motifs qui reviennent à intervalles sous la plume de l’écrivain : couteau (objet servant à couper les fils d’une bourse, objet quotidien servant à se limer les ongles, puis instrument d’homicide peut-être involontaire et enfin symbole d’investiture non réussie ou inversée), ours (animal chassé, homme traqué métamorphosé en bête, animal totem paraissant sur le lieu du décès de Fébus), clé (symbole d’accès au pouvoir et aux richesses symbolisant la légitimité, symbole donc du pouvoir politique bien assis ; mais anti-symbole aussi connotant de façon dérisoire l’échec du bâtard et l’impossibilité pour celui-ci de franchir les barrières le séparant irrémédiablement de la noblesse et de la succession au comté de son père).
- 9 Le troisième Livre est consultable sur le site The Online Froissart, éd. P. F. Ainsworth et G. Croe (...)
- 10 « Li enfent s’avança sur la table. Le conte ouvri lors son seing et desnoulla son gipon et prinst u (...)
7À relire ces épisodes entrelacés dans les grands récits que sont les troisième et quatrième Livres des Chroniques9, on reconnaît aussi l’importance de ce qui vous pend au cou, ou au jupon : au moment où le jeune Gaston fait son office d’écuyer tranchant devant son père le comte, celui-ci arrache au cou de son fils la boursette contenant une poudre que celui-ci devait répandre sur les mets présentés au comte10. Son frère naturel Yvain l’a dénoncé. Charles de Navarre avait confié la poudre au garçon, l’assurant de son efficacité aphrodisiaque, garantie faire renaître la passion éteinte entre le comte et sa femme. Enfermé en prison, le jeune homme reçoit la visite de son père, excédé parce qu’il refuse de manger ou de boire ce qu’on lui procure pour subsister. Portant par malheur un petit couteau dont il avait l’habitude de se limer les ongles, le comte assène un coup à son fils, le touchant au cou. Quelques jours plus tard le jeune homme affamé se meurt.
- 11 Au Moyen Âge, et depuis le XIIe siècle, le vocable acier renvoie au fer pur combiné avec le carbone (...)
8Après le décès du comte lui-même à la suite d’une apoplexie survenue au terme d’une chasse à l’ours près du village d’Hôpital d’Orion, le fils naturel de celui-ci, Yvain, tente de s’assurer la succession en se faisant admettre au trésor comtal étroitement gardé dans la Tour Moncade au château-fort d’Orthez. Sa tentative se solde par un échec, car la petite clé d’acier11 protégeant la boîte, elle aussi en acier, contenant à son tour les clés qui auraient dû ouvrir toutes les portes, y compris celle du trésor comtal, demeure encore pendue au jupon du comte défunt, à l’Hôpital d’Orion, donc à une distance de neuf kilomètres environ d’Orthez. La tentative d’Yvain est de cette façon contrecarrée par une série d’obstacles successifs, métonymiques parce que chronologiquement présentés (les trois paires de portes, les renforcements en fer de celles-ci, leurs clés diverses…), dont la figuration métaphorique emprunte la forme d’un ironique embarras de clés emboîtées :
- 12 Besançon, B. M., ms. 865, éd. Ainsworth-Croenen, fol. 220r (trésor de Gaston Fébus) : « Il avoit ce (...)
Messire Yewain sçavoit bien ou près où le trésor du conte son père estoit et reposoit. Si se traist celle part, et estoit en une tour grosse et forte où il y avoit trois paires de fors huis barrés et ferrés au devant, et tous les convenoit ouvrir de diverses clefs, avant que on y peuist venir, lesquelles clefs il ne trouva point appareilliement, car elles estoient en ung coffret long tout de fin achier et estoit fermé de une petite clef d’achier, et celle clef portoit le conte Gaston sur luy, quant il chevauchoit et partoit hors d’Orthais, et fut trouvée à ung juppon de soye pendant, lequel il avoit vestu dessus sa chemise, puis que messire Yewain fut départy ; et quant elle fut trouvée des chevalliers qui estoient en la chambre à l’ospital de Rion, qui gardoient le corps du conte de Fois, moult s’esmerveilloient de quoy, ne à quoy celle petite clef povoit servir12. (éd. K. de Lettenhove, t. 14, p. 328-329)
- 13 Besançon, B. M., ms. 865, fol. 220r et suivants.
9C’est en lisant cet épisode du quatrième Livre qu’on est invité à revenir sur celui, dans le troisième Livre, de la tentative d’empoisonnement de Gaston Fébus entreprise par Charles de Navarre, se servant de l’intermédiaire du fils naïf du comte, porteur de la poudre infâme dans une boursette nouée autour du cou. À la lumière de cette série de contacts métonymiques que nous passons ici en revue comme à rebours, nous sommes amenés à relire le geste de Fébus arrachant au cou de son fils la boursette censée contenir aphrodisiaque ou poison comme un geste prémonitoire et proleptique d’auto-castration et d’auto-destruction dynastique. À partir de ce moment, le fils légitime est destiné à périr, le père aussi, et toute tentative de la part du fils naturel de s’emparer du pouvoir, du titre, du trésor et des honneurs et territoires du père, est vouée à l’échec. Une chaîne de métonymies chronologiques au sein d’une narration à dominante référentielle se transforme de la sorte en métaphore poétique filée. Yvain de Foix périra plus tard à son tour lors du célèbre Bal des Ardents à la cour de Charles VI de France, épisode offrant un pendant antithétique à l’évocation brillante que nous proposait naguère Froissart de la cour solaire de Gaston Fébus13.
10Le détail, dans les textes littéraires et même proto-littéraires nous retient pour plus d’une raison, se manifestant sous des formes multiples et variées. Les essais que nous présente ici Patricia Victorin témoignent de la richesse de ce chantier d’exploration et de découvertes, et de la variété de fonctions littéraires et poétiques que peut remplir un élément fort simple en apparence, si souvent et faussement marqué au sceau de l’hebdomadaire et de l’ordinaire.
Notes
1 W. Bagehot, The English Constitution, London, 1867.
2 Le Motif dans le tapis, trad. P. Fontaney, Nouvelles complètes, t. 3, Paris, Gallimard, 2011.
3 Émission Le Gai savoir de janvier 2013 (France Culture) : La petite phrase de Vinteuil – Proust.
4 Stendhal, Le Rouge et le Noir, éd. P. -G. Castex, Paris, Classiques Garnier, 1989, I, XVIII : « Un roi à Verrières », p. 99-100.
5 Le Roman d’Eneas, éd. A. Petit, Paris, Librairie générale française, 1997, v. 4498-4572.
6 Chrétien de Troyes, Œuvres complètes, éd. D. Poirion avec la collaboration d’A. Berthelot, P. F. Dembowski, S. Lefèvre, K. D. Uitti et Ph. Walter, Paris, Gallimard, 1994 ; Erec et Enide, v. 1560-1665, p. 40-42.
7 P. F. Ainsworth, «Knife, Key, Bear and Book: poisoned metonymies and the problem of translatio in Froissart’s later Chroniques», Medium Aevum, 59, 1990, p. 91-113.
8 Résistance du Parlement aux demandes d’argent du roi pour ses expéditions militaires ; intervention des Lords Appellant et leur tentative de mettre un frein à la liberté d’action des favoris du roi.
9 Le troisième Livre est consultable sur le site The Online Froissart, éd. P. F. Ainsworth et G. Croenen, Sheffield, HRIOnline, 2014. Texte du troisième Livre d’après Besançon, B. M., ms. 865, fol. 221r et suivants ; pour le quatrième Livre, décès de Gaston Fébus et tentative d’Yvain de Foix de se saisir du trésor comtal à Orthez, voir Œuvres de Froissart, éd. K. de Lettenhove, Bruxelles, 1867-1877, t. 14, p. 325-326 et 328-329. Yvain périra dans l’incendie du Bal des Ardents (t. 15, p. 84-92).
10 « Li enfent s’avança sur la table. Le conte ouvri lors son seing et desnoulla son gipon et prinst un coustel et coppa les pendans de la boursette, et li demoura en la main. Et puis dist a son filz : “Quele chose est ce en ceste boursette ?” » (Besançon, B. M., ms. 865, fol. 221v).
11 Au Moyen Âge, et depuis le XIIe siècle, le vocable acier renvoie au fer pur combiné avec le carbone, ce qui en fait un produit plus dur et plus résistant que le fer (Trésor de la Langue Française).
12 Besançon, B. M., ms. 865, éd. Ainsworth-Croenen, fol. 220r (trésor de Gaston Fébus) : « Il avoit certains coffres en sa chambre ou aucune foiz il faisoit prendre de l’argent pour donner a aucun seigneur, chevalier ou escuier quant ilz venoient pardevers lui, car onques nul sans don ne se departi de li. Et tousjours multiplioit son tresor pour les aventures et les fortunes attendre que il doubtoit. » À relire ce passage dans une perspective littéraire, on lui trouve une résonance plutôt ironique.
13 Besançon, B. M., ms. 865, fol. 220r et suivants.
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Référence papier
Peter F. Ainsworth, « Afterword », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 31 | 2016, 277-282.
Référence électronique
Peter F. Ainsworth, « Afterword », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 31 | 2016, mis en ligne le 03 août 2019, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14028 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14028
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