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Par le Détail. Frontières entre l'accessoire et l'essentiel

L’essentiel et l’accessoire dans l’histoire d’Urbano du XVe au XVIIIe siècle

Pascale Mounier
p. 259-275

Résumés

Urbano est un roman anonyme certainement rédigé à la fin du XIVe siècle. Il a connu des versions plus ou moins distinctes, en particulier une édition italienne de 1526, une traduction française dans les années 1530 et une adaptation anonyme en 1784. L’enquête sur la réception du texte gagne à être menée à partir de la question du détail : les éléments très secondaires sélectionnés dans l’histoire d’Urbano et la valeur qu’on leur affecte varient d’un écrivain-récepteur à l’autre

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Texte intégral

  • 1 La légende a circulé oralement et sous forme d’hagiographies chrétiennes et de récits populaires, r (...)
  • 2 Le récit possède une trame linéaire, refuse le merveilleux et construit une fin exemplaire. À ce ti (...)

1Urbano est un récit anonyme vraisemblablement créé en Italie à la fin du XIVe siècle. Il s’agit d’une adaptation d’une légende byzantine romanisée diffusée en latin et en italien à partir du XIIIe siècle : l’histoire dérive de la légende de Constantin Ier, fils de l’empereur Constance Chlore et de sainte Hélène1. La narration rapporte comment Urbano, fils illégitime de l’empereur de Rome Federico Barbarossa, épouse par tromperie une princesse orientale au Caire puis est reconnu par son père et mis avec lui sur le trône. Elle s’organise en deux temps : une première partie est centrée sur les conséquences du viol d’une femme jusqu’à sa réparation et une autre sur les tribulations d’un couple entre l’Orient et l’Occident sur un fond de machinations économiques et de rivalités politiques. Par l’insertion de personnages et de motifs venus de la nouvelle de type boccacien et du roman byzantin, la légende chrétienne prend un tour aventureux et sentimental. L’œuvre a ainsi la forme d’un court roman, selon les catégories officieuses d’identification des textes en vigueur à l’époque2.

  • 3 Même si Vincenzo Borghini a signalé dès les années 1560 ou 1570 que « Giovanni Bocchacio » ne pouva (...)
  • 4 Il n’y a pas d’édition récente d’Urbano. L’édition d’Ignazio Moutier d’Urbano, Firenze, Magheri, 18 (...)
  • 5 Urbain le mescongneu filz de l’empereur Federic Barberousse, qui par la finesse de certains Florent (...)
  • 6 Urbano, Historia molto dilettevole di M. Giovanni Boccaccio, Urbain, histoire très-récréative de Je (...)
  • 7 Cette approche philologique du détail est aussi celle d’A. Guillaume dans « Ponthus et la belle Sid (...)

2Circulant sous forme manuscrite au XVe siècle, l’œuvre a connu une première publication à Bologne en 1492 ou 1493 puis cinq rééditions à Venise, Lucques et Florence de 1526 à 1598. L’auteur indiqué dans les manuscrits et les imprimés, tous constitués d’environ trente ou quarante feuillets, est Boccace, ce qui a conduit à une ample diffusion du texte jusqu’à la fin du XVIe siècle3. Le succès italien du roman s’est ensuite éclipsé : il n’a été réédité qu’en 17234. Il a été traduit en français à la fin de l’année 1532 ou au début de l’année 1533 par Claudine Scève, la sœur du poète Maurice Scève. La traduction française, reliée aussi au nom du maître italien du récit, n’a pas été rééditée au XVIe siècle ni aux siècles suivants5. Un remaniement publié dans la Bibliothèque Universelle des Romans en 1784 a cependant été présenté en France comme une traduction fidèle de la version de 1526 d’Urbano. Il s’agit en fait d’une adaptation du texte de l’imprimé vénitien du XVIe siècle, qui maintient l’attribution à Boccace6. Dans tous les cas l’histoire d’Urbano reste globalement inchangée du XVe au XVIIIe siècle : elle traite des mésaventures d’un enfant non noble et d’une fille de sultan et de la reconnaissance de leur amour malgré les obstacles sociaux, financiers et politiques. Si l’on procède à une analyse comparée des variantes textuelles, on trouve des changements thématiques de petite envergure produits par le passage d’une ère socio-culturelle à une autre7. La démarche de collation des versions permet de pointer ce qui est secondaire et ce qui ne l’est pas et le sens donné aux éléments passés sous silence ou encore ajoutés par les passeurs du texte, autrement dit de préciser la nature et la fonction des détails, dans l’histoire du héros.

  • 8 Dans Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2005 [1re éd. 1996] (...)

3Par « détail », notion en partie fuyante, nous entendons ici un élément thématique très secondaire. Il peut s’agir de propriétés affectées aux personnages − nom, pouvoirs ou propos tenus −, d’objets ou de lieux, voire d’actions. Notre hypothèse est qu’il n’y a pas de détail sans agent détaillant : l’essentiel et l’accessoire dépendent de celui qui lit et éventuellement remanie l’œuvre. Comme cela a été établi pour l’histoire de l’art, tout peut être détail en littérature, a fortiori dans une narration8. Si le récit hiérarchise à sa manière les données thématiques et oriente leur perception, la reconnaissance de ces éléments et la valeur qu’ils prennent dépendent largement des critères que se donne le récepteur. Nous voudrions vérifier cette idée à partir d’une étude de nature philologique et d’histoire du livre de trois versions successives d’Urbano : une édition d’Urbano imprimée en 1526 à Venise par Giovanni Antonio da Sabbio et ses frères pour Niccolò Garanta, l’édition d’Urbain de c. 1532-1533 faite à Lyon par Claude Nourry et l’édition d’Urbano-Urbain publiée à Paris en février 1734. Chaque témoin est susceptible de montrer en soi et par confrontation à un état antérieur source que le très accessoire et la signification qui lui est affectée dépendent au moins autant du point de vue de celui qui examine le récit que de celui qui l’a créé.

L’édition italienne d’urbano de 1526

  • 9 Opera jucundissima novamente retrovata del facundissimo et elegantissimo Poeta Meser Joanne Bocchac (...)
  • 10 Historia molto dilettevole di M. Giovanni Bocaccio, nuovamente ritrovata, Venise, Giovanni Antonio (...)
  • 11 Urbano di M. Gioan Boccaccio opera bellitissima in questi novelli giorni venuta a luce, con somma d (...)
  • 12 L’édition de 1530 revient au contraire à l’état de texte de l’incunable. Pour un inventaire des édi (...)

4La première édition d’Urbano s’intitule Opera jucundissima, non Novella comme les manuscrits9. La seconde, publiée en 1526 par A. Da Sabbio pour N. Garanta, porte le titre Historia molto dilettevole, ce qui signale l’appartenance de l’œuvre au domaine narratif10. La troisième, réalisée par Niccolò d’Aristotile detto Zoppino en 1530, revient à l’appellation Opera en sous-titre mais ajoute en titre le nom du héros11. L’édition de 1526 va ici concentrer notre attention : elle offre une révision linguistique légère − surtout du point de vue la ponctuation et l’orthographe − du texte de l’incunable et introduit un nouvel élément dans le dispositif paratextuel de l’œuvre12. L’éditeur d’A. Da Sabbio, peut-être A. Da Sabbio lui-même, manifeste ainsi son appréhension du récit dans la transcription du récit et dans l’ajout après l’épître liminaire de l’auteur, non signée, d’un court résumé de l’histoire.

  • 13 « Silvestra da Federico terzo Imperatore Barbarossa Incognito engravedata partorisce Urbano il qual (...)

5Le résumé de neuf lignes ajouté au verso de la page de titre en 1526 présente les éléments principaux de la trame13. Cette pièce liminaire mentionne les personnages qui ont un rôle de premier plan − « Silvestra », « Federico terzo Imper. Barbarossa », « Urbano », « certi Fiorentini » et « dal Soldano la figlia » − et découpe l’action en quatre moments : la naissance illégitime, le mariage avec une princesse orientale par l’intervention de marchands florentins, le sort contraire après une tromperie et la reconnaissance de l’identité et l’accès au bonheur. Aucune mention n’est faite de personnages, objets ou lieux secondaires. L’examen du volume narratif consacré à chacune des parties invite le lecteur à compléter ces données : la conception d’Urbano se fait à l’occasion d’un viol, qui conduit à la naissance de celui-ci à Rome et à son adoption par un aubergiste (p. 160) ; l’amour pour Lucretia n’est possible que grâce à la supercherie élaborée par les marchands pour faire passer Urbano pour le fils de Federico, Speculo, grâce à la ressemblance entre Urbano et Speculo (p. 166-204) ; la trahison par les marchands en mer se double d’un rejet d’Urbano de la part de son père putatif à Rome (p. 216-246) ; les efforts du couple pour entrer en grâce auprès de Federico ont pour résultat l’adoption officielle d’Urbano et de Lucretia par l’empereur, qui reconnaît en outre sa faute passée et l’amende en épousant celle qu’il a violée, Silvestra (p. 252-278). Ces éléments n’ont rien de détails ; en ne les mentionnant pas, le résumé oublie un des deux aspects de l’histoire, à savoir les conséquences du viol d’une femme jusqu’à sa réparation. Laissant de côté l’accession finale de Silvestra au rang d’impératrice et le fait qu’à la fin deux couples « tutti insieme dominando lietamente finirono all’ultima vecchiezza » (p. 278), la lecture que fait l’éditeur d’A. Da Sabbio de l’incunable est ainsi orientée dès le seuil du livre.

6Dans cette trame centrée conduisant quatre personnages d’un état d’aveuglement ou de disgrâce à la prospérité et à l’épanouissement amoureux le lecteur peut constater la présence de différents éléments narratifs accessoires. Les tribulations d’Urbano et de Lucretia entre l’Orient et l’Occident se font sur un fond de machinations économiques et de rivalités politiques : les marchands veulent profiter de la menace de guerre faite par Federico au Sultan pour s’enrichir puis pour faire valoir leur nouvelle fonction d’ambassadeurs du roi de France ; Girardo est emprisonné pour avoir fait du commerce avec l’Égypte ; et Lucretia craint de révéler son identité à Federico car son père a refusé de marquer son allégeance à celui-ci en lui payant le tribut qu’il exige. Ces éléments ménagent des rebondissements qui rendent l’intrigue complexe. Dans le maquillage de l’identité d’un héros qui s’essaie à adopter l’attitude d’un prince, qu’il est en fait véritablement, le déguisement de celui-ci et de Lucretia en pèlerins à leur arrivée à Rome, le voyage en mer avec un abandon sur une île infestée de bêtes sauvages et le sauvetage, on reconnaît autant de péripéties héritées du roman byzantin, qui ont séduit différents romanciers médiévaux. Ces détours imprévus retardent longuement le dénouement. Il ne faut pas moins de l’achat d’une demeure seigneuriale près de celle de Federico, d’un piège tendu aux marchands et du témoignage de Girardo, de l’aubergiste et de Silvestra pour que Federico apprenne l’identité de Lucretia et qu’Urbano, après avoir révélé qu’il était fils d’aubergiste, sache par sa mère et par Federico lui-même qui il est vraiment. Outre le fait qu’il fait s’écouler du temps − une quinzaine d’années se passent entre la naissance d’Urbano et son départ pour l’Égypte −, Urbano accorde aussi une certaine place aux dialogues. Discoureurs, les personnages débattent de l’opportunité de courir des risques quand on a une situation confortable, se plaignent d’être trompés, se réconfortent dans l’adversité. Leurs prises de parole agrémentent le parcours trépidant du héros et confèrent une portée pathétique aux retournements de situation.

  • 14 Pour ce concept sémiologique et anthropologique défini par C. Ginzburg, voir « Traces. Racines d’un (...)

7Certains des personnages, objets, lieux, actions et dialogues ont plus que les autres un caractère d’arrière-plan narratif. Les marchands florentins, réputés par nature trompeurs, l’aubergiste borné et le trafiquant d’armes qui sauve les jeunes mariés en mer n’ont en effet pas le même statut en termes de volume textuel et de fonction dans l’action. Si le second et le troisième peuvent l’un et l’autre être considérés comme des détails du récit, ce n’est pas le cas du premier ; on constate en outre que le troisième possède la particularité de participer à la révélation de l’identité cachée des individus − aux autres et à eux-mêmes. La fin confère en effet a posteriori une fonction signifiante à des détails apparus au cours du récit. Les révélations en chaîne lors du repas organisé par Lucretia se font en l’occurrence dans le cadre d’un interrogatoire (p. 262-278). Les rencontres et les prises de parole conduisent les marchands à finir leurs jours en prison, Federico à reconnaître ses torts et à établir la paix en permettant à son fils de monter sur le trône avec la fille de son ennemi et Urbano, Lucretia et Silvestra à occuper le rang qui leur revient. Un processus de transformation ascendante affecte donc les personnages principaux, tandis que ceux dont ils prennent la place − la mère de Silvestra, Speculo et la première femme de Federico, Smiralda − meurent et que leurs adjuvants − l’aubergiste et Girardo − sont récompensés. Le sens de l’œuvre apparaît au dernier feuillet, lorsque chaque protagoniste voit son sort arbitré en fonction de sa conduite : Urbano, qui a demandé pardon à Lucretia de la tromperie à laquelle il a participé pour l’épouser, et Lucretia, qui s’excuse auprès de Federico de ne pas lui avoir révélé d’emblée qu’elle était la fille de son ennemi, sont sauvés ; les marchands, qui ne se sont pas repentis de leurs méfaits, doivent expier leur faute. La fin renoue en somme les fils narratifs mis en place et laissés inachevés à divers endroits du récit en faisant participer des éléments a priori insignifiants à la construction de l’édifice herméneutique. Plusieurs objets jouent ce rôle de pierres d’attente narratives. L’une des deux pierres précieuses (p. 214) données par la mère de Lucretia avant le départ d’Égypte sert à celle-ci à acquérir une position sociale à Rome (p. 248-250), première étape dans la conquête de la confiance de Federico. La tête de sanglier et l’anneau donnés en cadeau par celui-ci respectivement avant (p. 150) et après le viol de Silvestra (p. 156) sont utilisés par la mère d’Urbano comme preuve de sa bonne foi (p. 274-276). La tente de Lucretia, d’abord offerte en Égypte au patron du navire (p. 210) puis dressée sur l’île pour abriter les mariés (p. 220), permet à Girardo de constater une présence humaine sur l’île (p. 236) ; après avoir été reçue en récompense par celui-ci (p. 242), elle fait l’objet de convoitise de la part des marins (p. 252) et conduit Girardo en prison ; c’est là qu’il apprend des marchands tout juste arrêtés la recherche de l’identité du couple par Federico et qu’il décide de se porter témoin. L’épisode final de l’enquête thématise en quelque sorte la démarche interprétative que la narration invite à faire. De même que les personnages accèdent ultimement à une vérité qui leur était cachée, le lecteur doit se faire herméneute et reconstituer à la façon de l’historien un « paradigme indiciaire14 ».

  • 15 Sur la « fonction authentificatrice et informative » du détail descriptif dans l’écriture réaliste (...)

8Tels qu’ils sont pointés dans le récit en 1526, les détails de l’histoire d’Urbano ont donc faiblement une valeur réaliste15. Si le résumé d’édition d’A. Da Sabbio n’en pointe aucun, ils participent pour l’essentiel d’entre eux au code de la prolifération thématique du roman d’aventures. D’autres ont une fonction heuristique précise, qui leur est assignée par la narration dans les derniers feuillets. Ces derniers, parfois intrinsèquement symboliques − comme l’anneau donné lors des noces secrètes de Federico et Silvestra − montrent en rétrolecture la complexité du réel mais aussi le caractère signifiant du cours des événements. Ils instituent le roman en récit de quête identitaire : par eux les personnages acquièrent un destin exemplaire.

La traduction française : urbain (vers 1532-1533)

  • 16 Sur le nom de la traductrice lyonnaise et la datation de l’unique édition et pour une identificatio (...)

9Le texte proposé par Claude Nourry quelques années après l’Historia molto dilettevole s’affiche comme « translat[é] nouvellement d’Italien en Françoys » (p. 139). La traductrice, Claudine Scève, suit de façon presque littérale l’édition italienne de 1526, ce que révèlent, outre le suivi des corrections apportées par l’édition d’A. Da Sabbio à l’incunable, la reprise du terme Histoire en titre et la transposition du résumé liminaire16. Elle manifeste cependant sa lecture du roman dans une épître dédicatoire ajoutée avant le résumé, qu’elle intitule « Argument et sommaire de la presente hystoire » (p. 141-142). Elle-même ou l’éditeur de C. Nourry, ou tous les deux ensembles, élabore par ailleurs un dispositif capitulaire : vingt-neuf intertitres sont ajoutés au texte italien, disposé pour sa part de manière massive tout au long du XVIe siècle.

10Le « petit livret » (« Argument », p. 141) français aère la présentation du récit. Les intertitres qui organisent la trame en chapitres sans indiquer de numérotation ménagent des pauses visuelles. Souvent introduits par la formule comment + nom de personnage + verbe d’action, comme dans les romans d’aventures du XVe siècle, les intitulés confirment la nature « non moins adventureuse que delectable » (p. 139) du récit, annoncée en page de titre. En plus de pointer la dimension romanesque de la narration par l’abondance de sa matière, ils font attendre le contenu de chacun des chapitres et plus largement l’issue globale des faits. Ce jeu d’anticipation et de retardement de la fin souligne la fonction dramatique de certains détails. Cela est sensible quand un objet, un personnage ou un propos qui revient dans le récit apparaît une première puis une seconde fois dans un intertitre. Si la tête du sanglier chassé par Frédéric (p. 147) ne reparaît pas en titre de l’avant-dernier chapitre, où Sylvestre révèle les circonstances de son viol, les « grans tresors » (p. 209) emportés par les marchands et les mariés trouvent un correspondant ensuite dans les « bagues » que vend Lucrèce à Rome (p. 247). Le « pavillon » donné par Lucrèce à Gérard (p. 243) est explicitement donné plus loin comme la cause de l’« affaire » qui conduit celui-ci en prison (p. 253). Alors que Frédéric commet d’abord un viol « soubz promesse de espouser » sa victime (p. 153), il finit par « recongnoist [re] Silvestre estre sa vraye femme » (p. 277). L’édition de C. Nourry rend ainsi saillants certains constituants narratifs et les soumet au regardant ; si celui-ci ne peut se passer d’une rétrolecture pour mesurer l’évolution de la situation des personnages entre telle et telle de leurs occurrences, il se voit guidé vers le repérage de détails de l’histoire.

  • 17 Sur le renforcement du lien entre suspension de la trame, produisant une impatience de savoir la su (...)
  • 18 Ce que L. Louvel appelle « la détaille » dans son avant-propos du Détail, éd. Louvel, p. 11.
  • 19 Même si c’est un hasard, on trouve dans la traduction la première attestation en français au XVIe s (...)

11Les éléments très secondaires pointés dans le péritexte signalent l’agencement de la trame et la portée symbolique du récit. Comme dans tout texte narratif le suspens en effet a des implications herméneutiques17. L’action de détailler18, en l’occurrence de segmenter le récit en unités saillantes et de les rapporter à un tout par l’intermédiaire d’un discours éditorial, accompagne le lecteur dans son accès progressif à la saisie du destin du héros. L’acte de mettre en pièces, de découper ce qui a été importé en gros, autrement dit de vendre à destail (p. 183)19, clarifie l’écheveau des événements et incite le lecteur à avoir un regard critique sur l’action. En signalant les coïncidences qui font avancer la trame − la naissance simultanée d’Urbain et de Spéculo (p. 163), l’abordage propice d’un navire sur l’île où les héros agonisent (p. 237) ou la venue opportune des marchands à Rome lorsque le jeune couple est en train de se rapprocher de Frédéric (p. 255) −, la rubrication suscite l’attente anxieuse de la suite du récit en même temps qu’elle donne des pistes pour la deviner. Averti trois chapitres avant les faits que Lucrèce va accuser publiquement les marchands qu’elle reconnaît par hasard dans la rue (p. 255), le lecteur se voit encouragé dans son effort d’anticipation de la fin et de déchiffrement des aventures. Il est invité à reconstruire le parcours des personnages, à formuler des hypothèses sur ce qui dans l’illégitimité marque la légitimité. À lui de constater en particulier la facilité avec laquelle Urbain joue le rôle de Spéculo sur le navire qui le conduit en Orient. Tout en invitant à goûter le plaisir d’imaginer des péripéties trépidantes, les intertitres incitent ainsi à chercher dans les détails qu’ils pointent la motivation d’actions surprenantes au moment où elles se produisent. S’ils passent sous silence certains détails signifiants, ils fournissent une sorte de propédeutique illustrée à la lecture d’un récit à portée exemplaire.

  • 20 « Au semblable de laquelle [= Lucrèce] dieu veuille diriger et conduyre vostre virginal cueur, et b (...)

12La valeur que la traduction donne à ces détails indiciels converge largement avec le contenu intrinsèque du récit. C’est ce que montrent en particulier les qualificatifs axiologiques affectés aux personnages. Plusieurs termes insistent sur une même propriété secondaire des femmes : « une fort belle jeune fille nommée Silvestre » (p. 149), « la belle Silvestre » (p. 153), « la belle Lucrece » (p. 205). Il en va de même sur la page de titre et au colophon : l’histoire est censée traiter « de Urbain filz de l’empereur Barberousse, et de la belle Lucrece fille du Souldan de Babylonne » (p. 279). Lucrèce se voit ainsi liée au destin du héros : les personnages masculin et féminin principaux apparaissent comme des êtres très différents d’un point de vue socio-culturel mais promis à s’aimer. Les intertitres soulignent cette dimension amoureuse, voire matrimoniale, des aventures. Dès qu’il a vu sa promise, Urbain regrette en effet que l’on retarde « la solennization de mariage de sa fiancée » (p. 205) et sur le navire censé le ramener à Rome, il ne pense qu’à ses « joyeuses amourettes » (p. 217). Une fois qu’il aura « confess[é] le grand tort qu’il [a] de Lucrece » (p. 233), celle-ci « reconforte[ra] son cher mary » (p. 247). L’indication d’une reconnaissance des torts va même dans le sens d’une idéalisation d’Urbain : le protagoniste éponyme s’est détourné de l’appât du gain, a ressenti un amour désintéressé et a fait amende honorable, ce qui atténue le poids de l’escroquerie dont sont victimes Frédéric, le Sultan et Lucrèce Le libellé de la rubrique du dernier chapitre rachète aussi la fausse promesse de mariage de Frédéric, celui-ci « recongnoi [ssant] Silvestre estre sa vraye femme », et fait aboutir le parcours amoureux et moral des quatre personnages principaux : « ilz vesquirent despuis tous honnorablement » (p. 277). L’importance accordée à la beauté, à la bonté féminines et au lien conjugal dans l’appareil péritextuel trouve un écho à la dédicace de la traduction. Selon la formule d’envoi placée après le résumé de l’histoire, C. Scève, étant mariée, se trouve en mesure de conseiller une demoiselle au « virginal cueur » (p. 143), Jeanne Faye, de prendre Lucrèce comme modèle de conduite20. Les caractérisations des personnages données dans les intertitres renforcent ainsi l’axiologie que leur confère le récit, tout en atténuant la responsabilité du héros dans le sort contraire qui le frappe, et font système avec l’équivalence idéale des deux femmes posée dans l’épître liminaire.

13L’opération de traduction et d’édition effectuée dans l’atelier de C. Nourry façonne ainsi l’histoire d’Urbano pour un public appréciant le suspens et la quête d’indices. Sélectionnant différents fragments d’un tout, les titres de chapitres signalent la place que la narration affecte aux éléments les plus secondaires. Cela a certes l’effet trompeur de faire croire que tous les éléments indiciels sont relevés, que la valeur d’ornement ou de signe de tel ou tel élément très accessoire tient seulement à son absence ou sa présence dans le dispositif péritextuel. Mais le libellé des rubriques souligne la suspension de l’avancée des faits et la nécessité d’interroger le sens des actions : ils mettent en évidence le rôle à la fois dramatique et heuristique de différents détails.

L’adaptation française d’urbano-urbain de 1784

  • 21 Après avoir signalé l’existence d’une première édition italienne datant probablement d’avant 1500, (...)
  • 22 Deux passages italiens inventés sont cités entre parenthèses au cours du récit (p. 133 et 164) pour (...)

14Le remaniement de l’histoire qui paraît deux siècles plus tard dans la Bibliothèque Universelle des Romans, ouvrage périodique publié à partir de 1775 à l’initiative du marquis de Paulmy proposant un choix de romans de différentes époques, fait mention à la fois du titre de l’édition d’A. Da Sabbio et de celui de l’édition de C. Nourry21. Il s’agit en fait aussi certainement d’une adaptation de l’édition de 1526 d’Urbano22. Le remanieur maintient l’attribution à Boccace et hésite sur le genre de l’œuvre : il indique qu’il s’agit d’une « Histoire, un peu plus étendue qu’une Nouvelle du Décaméron, [qui] sembleroit avoir été composée pour y entrer » ou d’une « Historiette » (p. 128) mais la classe dans la catégorie des « Romans étrangers ». En l’absence d’appareil capitulaire il faut se reporter au contenu du récit et s’appuyer sur la notice liminaire en forme de déclaration d’intention pour voir le nouveau contenu et la nouvelle hiérarchie thématiques instaurés par l’auteur anonyme.

  • 23 « Cette Histoire […] n’a rien de bien saillant. Elle est bornée à l’intérêt de quelques détails, à (...)

15Si l’on compare Urbano-Urbain à Urbano, on constate une reprise globale de la trame et de ses quatre parties : Sylvestra, violée par « la Barberousse » dans la forêt alors qu’elle attend le retour de sa mère, enfante Urbano, recueilli et élevé par un « Hôtellier » florentin jusqu’à ses dix-huit ans, âge auquel il décide de retourner vivre dans la forêt (p. 128-138) ; l’aubergiste s’associe à « deux coquins », Pippo et Blandizio, pour méditer de tromper La Barberousse grâce à la ressemblance d’Urbano et de Spéculo, ce qui conduit au mariage du héros et de la princesse Gozamina (p. 138-156) ; durant le voyage les marchands abandonnent les époux sur l’Île perdue mais Blandizio est lui-même abandonné par Pippo, ce qui amène les trois personnages à vivre trois ans sur l’île jusqu’à se retrouver en Italie après avoir été sauvés par un navire (p. 156-168) ; revenus près de la cabane où vivaient la mère et la grand-mère d’Urbano, les personnages apprennent que celles-ci ont été emprisonnées par La Barberousse et Urbano demande à Blandizio de trouver une solution pour les libérer, ce qui incite le héros à faire témoigner Sylvestra devant l’empereur, qui décide alors de le reconnaître comme son fils (p. 168-173). Le nouveau récit raccourcit et simplifie donc l’original. Il y a moins de personnages : si Blandicio et Pippo sont maintenus, l’aubergiste prend la place du troisième marchand − appelé Pirotto dans l’original − et le capitaine sauveteur du couple n’apparaît pas. Peu de péripéties agrémentent le parcours du héros, sinon les épisodes hérités des romans antiques ou byzantins : une naissance illégitime, une adoption par un aubergiste, une ressemblance physique entre deux enfants, un voyage de Venise au Caire et un mariage avec la fille du « Soudan », rebaptisée pour l’exotisme Gozamina. Plus rien n’est dit par exemple de la cause de la guerre entre La Barberousse et le Sultan, ce qui atténue les obstacles politiques à l’amour du couple. Cela est conforme aux indications données dans la notice liminaire : le remanieur y valorise la présence de « quelques détails » (p. 128) mais déprécie l’œuvre pour sa platitude et son infraction à la morale ; il explique qu’il a choisi d’insérer le récit dans le périodique littéraire en raison de la verve de Boccace23. Détailler ne signifie plus dans ce cas « découper en petites quantités », autrement dit en chapitres comme dans la traduction française, ni même par extension « aller dans la précision », comme dans l’original italien : l’adaptation revient au sens primitif du verbe, à savoir « élaguer », « supprimer les taleæ, les rejetons inutiles ».

16Le récit, plus court que les deux précédentes versions, se recentre sur Urbano. Puisque l’empereur et le Sultan n’ont pas vraiment envie de se faire la guerre et qu’ils cherchent secrètement à faire « alliance » (p. 146), la situation du héros et de sa femme à leur retour en Italie se résume à devoir faire reconnaître l’origine noble d’Urbano. Un simple mensonge résout la situation : l’aubergiste, accompagnant Blandizio, va dire à l’empereur que les marchands et lui ont conclu un mariage avec la fille du Sultan parce qu’ils savaient par Urbano qu’il était son fils ; Blandizio soutient avoir vu La Barberousse sortir de la cabane vingt-trois ans plus tôt. Cela réduit considérablement la longueur de la fin, dans laquelle l’Urbano de 1526 accorde une place majeure au thème de la révélation : aux reconnaissances en chaîne motivées par la mort de Spéculo, par l’arrivée des marchands à Rome et par l’emprisonnement de Girardo se substitue un simple faux témoignage. En trois pages l’empereur donne audience aux traîtres, convoque Sylvestra et demande à voir Urbano, à qui il pardonne. La part du hasard signifiant, pointée dans le récit italien par la reprise de personnages ou d’objets déjà apparus, est réduite peu de choses. Un seul concours de circonstances se produit : au moment de l’arrivée du couple dans la forêt, alors que Sylvestra et sa mère viennent d’être arrêtées par La Barberouse qui a reçu une lettre du Sultan mentionnant le mariage de Spéculo. Une taille est ainsi faite des rebondissements de la fin et par corollaire une suppression du rôle dramatique d’indices qui la préparent. Puisque l’empereur ne finit pas par épouser Sylvestra, il ne donne pas à celle-ci d’anneau après l’avoir engrossée. Si la « tête de sanglier » accrochée à la selle du cheval de La Barberousse (p. 137) ainsi qu’un repas champêtre et une fontaine sont mentionnés par Sylvestra pour authentifier le récit de son viol, les deux « superbes agrafes de pierrerie » données par la sultane (p. 156) et la « tente » mise sur le rivage de l’île ne jouent aucun rôle pour faire reconnaître le statut d’Urbano. Le récit, plus largement, s’organise peu comme un assemblage de traces.

  • 24 « […] Urbain est mon fils, par son audace autant que par sa naissance » (p. 173).
  • 25 « […] dans ce monde, la meilleure finesse est l’Honneteté » (p. 173).
  • 26 Comme dans Urbano, les anthroponymes, presque tous repris à l’italien, ont une valeur symbolique en (...)

17Le rejet du paradigme de l’indice dans la structure narrative ne fait pourtant pas disparaître les détails. Pour les identifier, il faut repérer ce qui par contraste est essentiel dans l’adaptation. Le passage de la notice introductive déplorant les « traits piquans » de l’original et le manquement aux « bienséances » par Boccace (p. 128) met sur la voie : le remanieur a cherché à moraliser le récit. Les dernières paroles de l’empereur24 et d’Urbano25 énoncent le message du roman : la noblesse est liée plutôt qu’à l’origine sociale aux dispositions morales et il faut en toute circonstance haïr les méfaits. Cette insistance sur les forces de l’individu peut expliquer le recul des coïncidences dans la réécriture. Outre les nombreuses interventions axiologiques du conteur, les discours rapportés dévoilent l’intériorité des personnages et permettent au lecteur de juger ces derniers en fonction de leurs motivations. Les longs dialogues à coloration philosophique constituent en effet autant d’éléments inessentiels au plan dramatique mais utiles à la mise en place du système de valeurs défendu. Le débat de l’aubergiste, de Pippo et de Blandizio sur l’opportunité d’être honnête quand on a l’occasion de s’enrichir facilement (p. 139-144), la résistance d’Urbano aux offres alléchantes des traîtres et son raisonnement au sujet de la « friponnerie » (p. 147-149) et l’analyse pragmatique qu’expose l’aubergiste à Blandizio sur l’intérêt de faire le bien dans certaines circonstances (p. 169-171) constituent par exemple des réflexions gratuites dans l’avancée narrative. Leur caractère généralisant atténue l’intérêt de la délibération sur la conduite à tenir dans le contexte où le récit s’est arrêté. Elles ont en revanche une fonction didactique forte. À côté des propos lapidaires du narrateur et de personnages qui font de La Barberousse un seigneur arrogant et de Sylvestra une « pauvre fillette » (p. 134), de Spéculo une « barbe sotte » (p. 147) ou encore de Pippo « un coquin » (p. 149), des tergiversations contiennent des vérités éthiques et des traits psychologiques immédiatement décryptables. Si Urbano et Blandizio évoluent, les réticences à tromper volontairement autrui qu’ils expriment ne présagent pas à elles seules leur réforme future, qui prendra effet pour l’un sur l’île par une demande de pardon faite à son épouse et pour l’autre au retour en Italie par l’acceptation d’aider Urbano à réaliser « ses idées d’élévation » (p. 150). L’ajout de raisonnements moraux dans les prises de parole des personnages fait ainsi primer l’axe vertical de l’allégorie morale − sans figuration directe toutefois, sauf pour les noms Urbano, Spéculo, Sylvestra et Pippo26 − sur l’axe horizontal de l’action.

  • 27 La description de la vie rustique des deux épisodes adventices transforme la symbolique négative de (...)

18Le remaniement recèle un autre type de détails, en rapport cette fois non avec les discours mais avec l’espace de l’action. Deux épisodes placent Urbano dans un cadre naturel idyllique : lorsqu’il quitte Florence et qu’il décide de rester vivre avec sa mère et sa grand-mère sous « le délicieux ombrage des bois » (p. 138 et 144) et lorsqu’abandonné par les marchands, il mène avec Gozamina et l’enfant qu’ils ont une vie rustique sur l’île pendant trois ans (p. 162-164). Cela donne lieu à une description à l’imparfait itératif de tableaux touchants du bonheur familial et à l’éloge au présent gnomique des « plaisirs de l’amour » par opposition aux « plaisirs des grandeurs » (p. 164). Alors que les trajets du couple entre Florence, Venise et Rome sont à peine évoqués, le narrateur expose ici longuement les pleurs d’Urbano devant la cabane vide de sa mère et de sa grand-mère à son retour d’Orient. L’effet de relative vraisemblance tient à une attention portée aux réalités quotidiennes, qui fait écho à la mention de la « manière ordinaire et presque inimitable » de Boccace (p. 128) dans la notice liminaire. Mais la précision descriptive n’a pas vraiment de fonction référentielle : elle repose sur la sélection et l’insertion de stéréotypes culturels. Les adresses du conteur au lecteur et les précisions sur la bonté et la méchanceté des personnages − la francisation de Barbarossa en « La Barberousse » a évidemment une résonance intertextuelle − renvoient en l’occurrence au mythe d’êtres vivant en harmonie à partir de leur labeur. Sous la double influence de la philosophie morale et de la sensibilité rousseauistes conversion est faite d’Urbano en « Historiette » sentimentale larmoyante qui, à la différence de Paul et Virginie, publié en 1787, se termine bien. Détachées de l’avancée des faits, les descriptions et les interventions pleines d’émotion des personnages, où l’on verrait aujourd’hui précisément ce que le remanieur reproche à l’original − des « naïvetés » −, valorisent la pureté de la nature et des sentiments. Par l’attention minutieuse aux éléments matériels et aux émotions vécues au jour le jour par les personnages le récit suscite l’empathie du lecteur, au risque de contredire en partie son exemplarité intrinsèque27.

19La réécriture que la Bibliothèque Universelle des Romans propose du récit italien ajoute en somme « quelques détails » à sa source plutôt qu’elle ne lui en reprend. Malgré l’opération anti-détaillante de l’adaptateur, l’inessentiel réapparaît dans les pauses discursives et descriptives du récit. Certains éléments interrompent de manière ornementale le cours des événements, tandis que d’autres participent à l’humanisation des personnages et à la surimposition d’un sens moral à la narration. Les longs dialogues et le petit fait vrai contribuent plus que l’agencement des actions à élaborer le sens de l’« Historiette ».

Conclusion

  • 28 Remarque déjà faite par M. Ricord dans l’introduction au Parti pris du détail, éd. Ricord, p. 7. Da (...)

20C’est in fine la dimension éminemment subjective et culturelle de la définition de la notion de « détail » que révèle le devenir de l’histoire d’Urbano du XVe au XVIIIe siècle. L’analyse de trois témoins permet de montrer que les éléments thématiques très accessoires d’une histoire ne sont pas les mêmes pour tous et de tout temps. La sélection et la valorisation de tel ou tel détail n’a rien d’univoque ni d’intemporel : la procédure de « la détaille » résulte de la rencontre entre un récit source et écrivain-récepteur singulier. C’est d’abord le repérage du très accessoire qui diffère d’Urbano à Urbain et à Urbano-Urbain. Difficile ainsi de suivre la métamorphose d’un aspect adventice d’une version à une autre. Ce sont ensuite le statut et l’appréciation des détails qui varient. S’ils se fondent sur le même texte source, C. Scève et le remanieur de 1784 reçoivent de fait différemment une des premières éditions italiennes d’Urbano. Invitant par l’exemple à une analyse sémiologique, la traductrice fait du texte un roman de quête identitaire et insiste sur le destin matrimonial du héros et de celle qu’il aime ; fidèle dans ses grandes lignes aux actions principales du récit, l’auteur anonyme atténue pour sa part la dimension herméneutique du suspens et ajoute une dimension pathético-morale aux actions. Le plus insignifiant renseigne dès lors moins sur l’ensemble dans lequel il s’insère que sur celui qui le reçoit. Corollaire prévisible, qui pose question plus largement sur nos démarches de littéraires dans l’approche des textes que nous commentons ou d’historiens dans l’examen des faits passés : l’arbitraire est toujours susceptible de s’infiltrer dans un examen qui se veut objectif28.

  • 29 Par un examen par exemple de la traduction hollandaise publiée à Anvers par la veuve de Jacob van L (...)

21Si les trois états imprimés d’Urbano étudiés témoignent de la manière dont des lettrés ont successivement configuré le destin du héros et des personnages qui l’entourent, l’enquête sur la réception européenne du texte gagnerait à être poursuivie29. On l’aura compris : autant de variantes textuelles, autant de lectures d’une même histoire.

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Notes

1 La légende a circulé oralement et sous forme d’hagiographies chrétiennes et de récits populaires, rédigés aux XIIIe et XIVe siècles. L’une des sources d’Urbano est l’Instoria Helene matris Costantini inperatoris que requisivit crucem domini nostri Jesu Christi, vie de sainte Hélène en langue latine avec des éléments de vulgaire italien et de dialecte vénitien ; une autre est la Storia o Leggenda di Manfredo imperadore di Roma, récit anonyme rédigé en italien ; une autre encore le Libro Imperiale de Giovanni Bonsignori. Pour un examen de l’écheveau complexe de la filiation des textes, voir A. Coen, « Di una leggenda relativa alla nascita e alla gioventù di Costantino Magno », Archivio della società romana di storia patria, 4, 1881, p. 1-56, p. 293-317 et p. 535-563 ; 5, 1882, p. 33-66 et p. 489-541.

2 Le récit possède une trame linéaire, refuse le merveilleux et construit une fin exemplaire. À ce titre il pourrait relever de la nouvelle. Mais outre l’absence du code de la véracité, institué par Boccace comme critère distinctif de la novella, Urbano possède une intrigue complexe où interviennent plusieurs personnages − les quatre principaux ont une histoire à part entière −, ménage des rebondissements en partie invraisemblables et accorde une place importante aux dialogues. À ces titres et au regard du principe, encore valable aujourd’hui, d’une attention portée à l’écoulement du temps, le récit pouvait intuitivement être considéré au XIVe siècle comme un roman.

3 Même si Vincenzo Borghini a signalé dès les années 1560 ou 1570 que « Giovanni Bocchacio » ne pouvait avoir écrit Urbano, l’attribution à Boccace a duré jusqu’en 1598. Certains bibliographes et critiques ont d’ailleurs continué jusqu’au début du XXe siècle à présenter l’œuvre comme authentique.

4 Il n’y a pas d’édition récente d’Urbano. L’édition d’Ignazio Moutier d’Urbano, Firenze, Magheri, 1834, vol. 16, qui sert de référence au XIXe siècle pour les Opere volgari de Boccace, suit l’édition de 1598. C’est également l’édition de 1562 retouchée en 1598 que reprennent les éditions du XXe siècle.

5 Urbain le mescongneu filz de l’empereur Federic Barberousse, qui par la finesse de certains Florentins surprist la fille du Souldan, Histoire de Jehan Boccace non moins adventureuse que delectable, Translatée nouvellement d’Italien en Françoys, Lyon, C. Nourry, s. d. [ ca 1532-1533]. Nous avons donné avec J. Incardona une édition moderne de l’œuvre : Urbain, trad. C. Scève, Genève, Droz, 2013. Nous citerons par la suite le texte de l’édition de 1526 d’Urbano et celui de l’édition de ca 1532-1533 d’Urbain dans cette édition bilingue.

6 Urbano, Historia molto dilettevole di M. Giovanni Boccaccio, Urbain, histoire très-récréative de Jean Boccace, Bibliothèque Universelle des Romans, Paris, s. n., février 1784, classe « Romans étrangers », p. 127-173. C’est cette édition, consultable en ligne sur le site bable. hathitrust. org, que nous citerons par la suite.

7 Cette approche philologique du détail est aussi celle d’A. Guillaume dans « Ponthus et la belle Sidoyne et les rédactions A et B de Pontus und Sidonia. Importance du détail / détails d’importance pour l’étude comparée médiévale », Le Parti pris du détail. Enjeux narratifs et descriptif, éd. M. Ricord, Paris-Caen, Lettres Modernes Minard, p. 49-62. Le critique confronte un roman français des XIVe et XVe siècles à deux textes allemands du XVe siècle.

8 Dans Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2005 [1re éd. 1996], p. 12, D. Arasse constate l’existence relative du détail, conditionné qu’il est par la mesure qu’en fait celui qui le regarde. Il distingue la partie en soi d’un ensemble et « le résultat ou la trace » de l’acte de la prendre en considération (p. 10). Ce que le critique affirme au sujet du domaine pictural s’applique aussi à l’écriture : le détail est fabriqué par « le peintre ou le spectateur », en l’occurrence l’auteur ou le lecteur. L’un rend saillant l’élément de second plan de la composition et l’autre le repère par une observation attentive. Voir également l’avant-propos du Détail, éd. L. Louvel, Poitiers, La Licorne, 1999, p. 11.

9 Opera jucundissima novamente retrovata del facundissimo et elegantissimo Poeta Meser Joanne Bocchacio, s. l. n. d. [Bologne, Platone de Benedetti, ca 1492-1493]. Pour une description de cinq manuscrits d’Urbano, qui présentent tous le texte comme une « novella », voir l’introduction de notre édition d’Urbain, p. 21-25. Mais à part la mention par l’auteur dans l’épître qu’il s’agit d’une « non molto antiqua historia » on ne trouve nulle part dans le récit le code de la véracité narrative propre à la nouvelle, institué justement par Boccace au milieu du XIVe siècle.

10 Historia molto dilettevole di M. Giovanni Bocaccio, nuovamente ritrovata, Venise, Giovanni Antonio et fratelli da Sabbio pour Niccolò Garanta, 1526.

11 Urbano di M. Gioan Boccaccio opera bellitissima in questi novelli giorni venuta a luce, con somma diligenza vista, corretta, et nuovamente stampata, Venise, Niccolò d’Aristotile detto Zoppino, 1530.

12 L’édition de 1530 revient au contraire à l’état de texte de l’incunable. Pour un inventaire des éditions italiennes jusqu’en 1598 et un examen des particularités textuelles et matérielles de chacune d’elles, voir l’introduction de notre édition d’Urbain, p. 128-130 et p. 32-37.

13 « Silvestra da Federico terzo Imperatore Barbarossa Incognito engravedata partorisce Urbano il quale allevato come figliuolo da uno hostieri : con il consiglio di certi Fiorentini ottiene con nova arte dal Soldano la figlia per moglie : poi ingannato da essi fiorentini dopo varii et compassionevoli casi pervienne a Roma ove dallo Imperatore per figliuolo riconosciuto vive con la moglie felice » (p. 140).

14 Pour ce concept sémiologique et anthropologique défini par C. Ginzburg, voir « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989, p. 139-180. Le critique repère la mise en place à la fin du XIXe siècle dans les sciences humaines d’un modèle interprétatif indexé sur le repérage et l’analyse de traces émanant d’une réalité complexe et en fait le mode privilégié de l’enquête historique.

15 Sur la « fonction authentificatrice et informative » du détail descriptif dans l’écriture réaliste et sa portée générique, voir l’avant-propos de L. Louvel au Détail, éd. Louvel, p. 8.

16 Sur le nom de la traductrice lyonnaise et la datation de l’unique édition et pour une identification de l’édition d’Urbano à partir de laquelle la traduction a été effectuée, voir l’introduction de notre édition d’Urbain, p. 44-60 et p. 80-86.

17 Sur le renforcement du lien entre suspension de la trame, produisant une impatience de savoir la suite, et suspension du sens, conduisant à interroger la portée symbolique des aventures, à la Renaissance, voir, entre autres, T. Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999, p. 129-141. Le critique montre que dans la théorie narrative comme dans la pratique romanesque la mise en intrigue se met à jouer un rôle essentiel dans la construction interprétative à la Renaissance.

18 Ce que L. Louvel appelle « la détaille » dans son avant-propos du Détail, éd. Louvel, p. 11.

19 Même si c’est un hasard, on trouve dans la traduction la première attestation en français au XVIe siècle de la locution vendre à detail créée au XIIe siècle, à l’origine du substantif detail, déverbal de detaillier.

20 « Au semblable de laquelle [= Lucrèce] dieu veuille diriger et conduyre vostre virginal cueur, et bien moriginées contenances » (« Argument », p. 143).

21 Après avoir signalé l’existence d’une première édition italienne datant probablement d’avant 1500, rare, en avoir donné le titre et avoir mentionné les rééditions de « 1543, 1598, etc. », la notice initiale précise qu’il en existe une traduction française, qui « n’est pas non plus bien commune » (p. 128).

22 Deux passages italiens inventés sont cités entre parenthèses au cours du récit (p. 133 et 164) pour faire croire à une traduction fidèle. Mais dans « Les plus anciennes traductions françaises de Boccace », Bulletin italien, section « L’Urbano », 8, 1908, p. 206-211, ici p. 211, H. Hauvette affirme avec raison que la publication faite dans la Bibliothèque Universelle des Romans « est indépendante » de la traduction lyonnaise du XVIe siècle et qu’elle est « très infidèle » à l’italien.

23 « Cette Histoire […] n’a rien de bien saillant. Elle est bornée à l’intérêt de quelques détails, à celui de la curiosité, à celui qu’inspire le Conteur par sa manière ordinaire et presque inimitable. Peut-être lui a-t-on supprimé des traits piquans, des naïvetés, des nudités. Boccace était si bon homme, si rond, que souvent il s’ennuyoit des bienséances et de la gravité » (p. 128).

24 « […] Urbain est mon fils, par son audace autant que par sa naissance » (p. 173).

25 « […] dans ce monde, la meilleure finesse est l’Honneteté » (p. 173).

26 Comme dans Urbano, les anthroponymes, presque tous repris à l’italien, ont une valeur symbolique en lien avec la nature ou le cheminement existentiels des personnages. Voir à ce sujet l’introduction de notre édition d’Urbain, p. 86-112. Il est difficile de trouver la motivation de Pippo Scarmo dans le texte italien, ces formes n’apparaissant pas ou peu dans les dictionnaires étymologiques et dans les corpus d’italien médiéval. On peut cependant supposer que dans l’adaptation Pippo fait écho au verbe français piper, qui signifie au sens propre « attirer les oiseaux en imitant leur cri » et au sens figuré « prendre par un moyen malhonnête ». Ce rapprochement et le fait que la racine italienne de Blandizio ne soit plus comprise peuvent expliquer que Pippo incarne ici à lui seul la malice.

27 La description de la vie rustique des deux épisodes adventices transforme la symbolique négative de la forêt et de l’île en idéalisation d’une humanité perdue. Elle s’accorde mal avec l’aspiration d’Urbano à quitter sa condition première de « sauvage » (p. 137).

28 Remarque déjà faite par M. Ricord dans l’introduction au Parti pris du détail, éd. Ricord, p. 7. Dans « Le détail balzacien : fantasmatique de la marque, idéologie du sceau. Les enjeux idéologiques d’un paradigme indiciaire », Le Détail, éd. Louvel, p. 144-153, (ici p. 147-148), F. Terrasse-Riou montre aussi le lien du détail avec « le qualitatif » et « l’individuel ». Elle déduit de la théorie indiciaire de C. Ginzburg la nature conjecturale des sciences humaines et la possible « infiltration de toutes les idéologies » en leur sein.

29 Par un examen par exemple de la traduction hollandaise publiée à Anvers par la veuve de Jacob van Liesveldt en 1558 ; à en juger par son titre, il s’agit d’une reprise de la version de C. Scève. Du côté de la bibliographie matérielle, on pourrait aussi envisager d’analyser d’éventuelles annotations manuscrites apportées par les lecteurs aux exemplaires de l’Urbano italiens conservés.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pascale Mounier, « L’essentiel et l’accessoire dans l’histoire d’Urbano du XVe au XVIIIe siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 31 | 2016, 259-275.

Référence électronique

Pascale Mounier, « L’essentiel et l’accessoire dans l’histoire d’Urbano du XVe au XVIIIe siècle »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 31 | 2016, mis en ligne le 03 août 2019, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14026 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14026

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Auteur

Pascale Mounier

Pascale Mounier travaille sur le roman à la Renaissance. Elle a codirigé Le Roman français au XVIe siècle (Strasbourg, 2005) et publié Le Roman humaniste : un genre novateur français (Paris, 2007). Elle examine les aspects matériels et stylistiques des éditions de traductions et de nouveaux romans avec les éditions critiques Urbain (Genève, 2013) et Philandre (Paris, 2015). Université de Caen EA 4256 LASLAR

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