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Par le Détail. Frontières entre l'accessoire et l'essentiel

De l’accident poétique à L’essence allégorique

Le détail gothique dans les portraits de Pasiphaé, de l’Ovide moralisé à la Bouquechardière de Jean de Courcy
Delphine Burghgraeve
p. 223-241

Résumés

Cet article étudie la valeur accordée à la description physique et morale de Pasiphaé dans deux textes de la fin du Moyen Âge, l’Ovide moralisé et la Bouquechardière de Courcy. L’utilisation du détail paraît aller à l’encontre de la rhétorique de la brièveté et de l’utilitas. Si le détail gothique est au centre d’une défense esthétique de la fable, la reprise des détails du portrait de Pasiphaé par Jean de Courcy permet d’observer le phénomène de microlecture et le changement axiologique opéré par cet herméneute

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Texte intégral

Dieu est dans les détails.
A. Warburg

  • 1 R. Barthes, « L’effet de réel », Communications, 11, 1968, p. 84-89.
  • 2 Naomi Schor, reprenant les arguments de Roland Barthes dans son histoire de la notion de détail, mo (...)
  • 3 La théorie de Roland Barthes sur le détail s’inscrit dans la continuité de sa vision marxiste de la (...)
  • 4 G. W. F. Hegel, Esthétique, vol. I, trad. S. Jankélévitch, Paris, GF-Flammarion, 1986, p. 214. Dans (...)

1En 1968, dans un article qui a fait date, Roland Barthes montre que l’effet de réel est obtenu à partir d’éléments non notables, autrement dit non significatifs et non incongrus1. De fait, il propose une approche moderne et désacralisée de la littérature, dans laquelle le véritable détail, le « détail concret2 », apparaît comme dénué de sens, si ce n’est celui de dénoter la réalité. Une telle définition du détail en adéquation avec la littérature moderne réaliste3 nous invite à nous demander à notre tour s’il n’existe pas d’autres catégories de détails que celle-ci. Par exemple, peut-on parler de détails dans une esthétique visant à l’idéal de Beauté, comme c’est en partie le cas dans le corpus que nous allons étudier, et qui implique selon Hegel la « négation de toute particularité4 » ?

  • 5 M. Charles, « Le sens du détail », Poétique, 116, 1998, p. 387-424.
  • 6 Charles, « Le sens du détail », p. 423.

2Selon Michel Charles, le concept de « détail » mène par essence à une aporie. En effet, est détail, ce que le lecteur relève en tant que tel, en fonction de sa sensibilité, ses souvenirs ou encore son expérience littéraires5. Le critère d’interprétation rend la tâche du lecteur-critique, qui s’apprête à repérer les détails dans un texte et à les analyser, particulièrement ardue. Ce qui est détail pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. De même, à partir du moment où un critique note un détail, ce dernier prend une place centrale dans son analyse et n’est plus un « détail », au sens d’élément insignifiant. Ce constat d’un concept impossible à cerner amène Michel Charles à revendiquer qu’« il vaut mieux se passer de la notion, qui est purement impraticable6 ».

3Heureusement, il existe une acception plus pragmatique de la notion de détail fournie par Philippe Hamon, qui peut nous servir de point de départ pour déterminer ce qui fait détail dans un texte :

  • 7 Ph. Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 19.

Le « détail » – c’est peut-être la seule définition que l’on puisse avancer d’un concept aussi flou – c’est ce qui surdétermine sens et insignifiance. Il est ce qui arrête, bloque, et suspend le mouvement de lecture : mais il réclame aussi, alors, une « traduction » quant à son sens, à sa fonction dans l’œuvre, il interpelle et interroge le lecteur qu’il transforme en herméneute […]7.

  • 8 Hamon, Du descriptif, p. 20.
  • 9 Nous rejoignons ici la définition du détail proposée par Daniel Arasse dans son texte fondateur d’u (...)

4Ces propriétés permettent à Philippe Hamon de rapprocher le détail de la description en cela que « […] ou bien la description, en elle-même, est considérée comme un “détail” menaçant l’intégrité de l’œuvre ; ou bien elle est elle-même menacée, comme unité fonctionnelle, par les “détails” qui prolifèrent en son sein8 ». Ainsi le détail peut être appréhendé sous l’angle du rapport de la partie au tout et inversement, et dans le fait qu’il est une marque intime d’investissement par l’auteur, qu’il s’agit pour le lecteur d’interpréter9.

  • 10 Hamon, Du descriptif, p. 11.
  • 11 « Ovide moralisé », poème du commencement du quatorzième siècle, t. 3, publié d’après tous les manu (...)
  • 12 L’œuvre de Jean de Courcy, la Bouquechardière, histoire universelle datant de 1416, n’a encore fait (...)
  • 13 N. Schor oppose déjà le détail gothique au détail naturaliste et réaliste dans son ouvrage (Schor, (...)

5C’est à travers un type de description particulier, le portrait, qui consiste en une « description à la fois physique et morale d’un personnage10 », que nous aborderons la notion de détail à travers deux réécritures médiévales de la fable de Pasiphaé : l’une qui se trouve dans l’Ovide moralisé, œuvre d’un clerc anonyme qui traduit et glose les Métamorphoses d’Ovide au début du XIVe siècle11, l’autre due à la plume de Jean de Courcy, chevalier normand et lecteur de l’Ovide moralisé, qui au début du XVe siècle, réécrit ce mythe dans son histoire universelle, connue sous le nom de la Bouquechardière12. Le portrait de la reine de Crète, femme du sage Minos, qui a mis toute sa mètis en œuvre dans le but de séduire un taureau et de commettre le crime sexuel de bestialité, nous permet de définir une catégorie de détail médiéval que l’on pourrait qualifier de « détail gothique13 ». Ce dernier nous intéresse à la fois dans sa dimension allégorique, car il fait passer la description du domaine de l’accidentel à celui de l’essentiel, et aussi dans sa dimension poétique, car il consiste en une défense de la fable et de la démarche exégétique. Il offre enfin le témoignage d’une micro-lecture du texte de l’Ovide moralisé par Jean de Courcy, révélatrice de ce qui « fait écart ».

L’interdiction du détail

  • 14 Hamon, Du descriptif, p. 19.

6Si le détail est « ce qui arrête, bloque, et suspend le mouvement de lecture14 », il est aussi au Moyen Âge ce qui arrête l’écriture. En effet, après un portrait de Pasiphaé bref et conforme à la rhétorique médiévale, et en particulier à la rhétorique courtoise, l’écriture de l’auteur anonyme de l’Ovide moralisé semble buter avant de passer à la narration de la fable. De son propre aveu, le clerc apparaît comme conscient des longueurs que pourraient provoquer une description trop détaillée de Pasiphaé :

Se voloie de chief en chief
Sa biauté raconter et dire,
Trop alongeroit ma matire.
Nepourquant un poi en dirai
Et a briez mos la descrirai. (v. 638-642)

  • 15 Pour la notion d’« allégorisme universel », voir U. Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, (...)
  • 16 Le concept de trace comme « signe sensible » de la transcendance divine a fait l’objet d’une réflex (...)
  • 17 Pour une histoire de la description, voir Hamon, Du descriptif, p. 9-36.
  • 18 Ovide Moralisé, Livre I, v. 60 et Livre XV, v. 7432.

7Le portrait détaillé « de chief en chief » semble contraire à l’esthétique médiévale qui prône généralement la brièveté, surtout au sein d’une œuvre qui se veut avant tout édificatrice. Rappelons que, dans la pensée néoplatonicienne chrétienne du Moyen Âge et depuis saint Augustin, l’homme médiéval voit dans l’univers l’expression allégorique et métaphorique du Verbe divin15. S’interroger sur la Création et sur les créations naturelles ou humaines permet de saisir la « trace » du divin16. Idéalement, l’écriture doit être utilisée dans le but d’accéder à la connaissance de Dieu et de sa volonté. Dans ce contexte, l’épanchement rhétorique que représente la description détaillée focalise l’attention du lecteur sur l’aspect extérieur de l’objet, l’éloigne de la recherche d’un sens plus profond et le détourne de la pensée de Dieu. De même, la description est souvent définie comme une forme d’ornementation du discours. Intrinsèquement liée à la rhétorique17, elle est une démonstration du savoir-faire de l’auteur, incompatible avec la posture d’humilité adoptée par la plupart des auteurs médiévaux, à l’instar de l’auteur anonyme de l’Ovide moralisé qui se dit dans son prologue « de foible engin, de foible sens » et dans son épilogue « le maindre des menors18 ». L’utilité chrétienne de la création littéraire doit prévaloir sur le prestige de son auteur.

  • 19 La démarche de l’auteur de l’Ovide moralisé correspond aux « préceptes » rhétoriques dégagés par Ma (...)

8Dès lors, il n’est pas étonnant que l’auteur de l’Ovide moralisé hésite à entreprendre une description détaillée, d’autant plus malvenue qu’il s’agit du portrait physique d’une femme et de surcroît hautement condamnable. En effet, à ces recommandations esthétiques s’ajoute une prescription d’ordre moral. L’attitude criminelle de Pasiphaé, caractérisée par la transgression sexuelle, oblige l’auteur à doubler le portrait physique d’un portrait moral. À la laudatio physique, s’attachant à décrire la beauté idéale qu’incarne Pasiphaé, s’oppose la vituperatio morale. Autrement dit la descriptio intrinseca corrige et éclaire la descriptio superficialis19. Cependant, la description de son « cuer » ne rachète pas entièrement la présence du portrait physique, car il risque de mettre l’auteur dans une posture désagréable : celle du médisant. Ainsi la tension intérieure à laquelle est soumis le clerc s’exprime dans un soliloque intensément dramatique :

Quel blasme ert il donc se tu dis
Dou mal, mal, dou fel, felonie ?
Trop seroit plus grant vilonie
Et plus grant blasme qui vaudroit
Le mauves loer contre droit !
Donc le puis je sans blasme dire !
Sans blasme ne puis je mesdire !
Mesdis ne blasme n’est ce mie
De vilain dire vilonie !
Donc le dirai je sans aloigne,
Mes honte m’est et grant vergoigne
Dire de fame tel blasme a. (v. 706-717)

  • 20 C’est la question que se pose également R. Blumenfeld-Kosinsky dans son article « The Scandale of P (...)

9À cause de ces deux portraits détaillés, l’auteur risque d’être la cible de nombreuses attaques de la part de ses lecteurs. Il cumule plusieurs accusations – celles de se complaire dans l’inutilité, de succomber au plaisir de la chair à travers la description féminine imprégnée d’érotisme et de commettre le péché de mauvaise langue. Une question s’impose : pourquoi l’anonyme a-t-il malgré tout ajouté à sa traduction des métamorphoses ovidiennes cette fable extraite de l’Ars amatoria en l’amplifiant par ce double portrait physique et moral20 ? Il nous semble que c’est parce qu’il voit dans ces portraits une utilité profonde et supérieure, justifiant à elle seule le dépassement des interdits moraux et esthétiques. C’est bien un portrait détaillé que le clerc va livrer à son lecteur mais les détails y sont soigneusement sélectionnés et les éléments futiles laissés de côté, ce qui lui permet d’affirmer que sa description est faite « a briez mos ».

  • 21 J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, (...)
  • 22 P. Chiron, « Allégorie et langue, allégorie et persuasion : le témoignage des traités de rhétorique (...)
  • 23 Cette réflexion sur la différence entre description et narration est développée par Hamon, Du descr (...)
  • 24 On retrouve cette interprétation chez Palaephaetus, Servius, les mythographes du Vatican, Guillaume (...)

10La démarche entière de l’Ovide moralisé est fondée sur le principe de l’« allégorisme universel ». Comme l’ont bien montré Jean Pépin, puis Armand Strubel, il s’agit pour l’écrivain, à la fois clerc et savant, de révéler le sens spirituel qui se cache derrière les mots – l’allegoria in verbis –, ou derrière les faits – l’allegoria in factis21. L’allégorie, étymologiquement le fait de « dire autrement », engendre un double processus de production et de réception. C’est la lecture allégorique qui justifie en fin de compte le portrait détaillé de Pasiphaé. Celui-ci devient le signe d’une transcendance divine, d’autant plus manifeste que le premier sens (littéral) de cette fable n’est pas acceptable, de sorte que, pour un esprit médiéval rompu à l’allégorisme, elle fonctionne comme l’indice sémantique d’un sens plus profond22. Dans la mesure où la description est une « structure lexicale » et rhétorique – contrairement à la narration qui est une « structure logico-sémantique » – elle fixe bien l’attention du lecteur sur la prolifération lexicale et sur son agencement, mobilisant ainsi une « mémoire de stocks lexicaux in absentia à reconnaître […] plutôt qu’à comprendre23 ». Le processus herméneutique s’enclenche à partir du vocabulaire et non de la narration, révélant le côté obscur et scandaleux de la fable. Le lecteur va être amené à reconnaître dans l’allégorie les termes de la description. L’auteur de l’Ovide moralisé privilégie ici le modus operandi de l’allegoria in verbis plutôt que l’allegoria in factis et c’est peut-être ce qui explique l’absence surprenante de l’interprétation historique connue de la fable de Pasiphaé, selon laquelle celle-ci était en réalité une femme adultère qui s’est donnée à un notaire du nom de Taurus24.

Le détail gothique dans la version de l’ovide moralisé. De l’accident à l’essence

  • 25 C. Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme judiciaire », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie e (...)

11Il semble que l’expression de « détail gothique » pour ce type de description allégorique est parfaitement appropriée. À l’image de l’architecture gothique composée de détails individuels qui s’érigent pour former un tout dirigé vers Dieu, la décomposition du personnage de Pasiphaé assigne à chaque détail un ordre, une place fixe et immuable dans un ensemble dont la signification apparaît comme transcendantale. Autrement dit et pour reprendre de manière détournée et anachronique l’expression attribuée à Warburg, « Dieu est dans les détails25 ».

  • 26 Relevons que les vers 630-632, « Le cors ot de bele estature, / Lonc et droit, grelle et alignié. / (...)
  • 27 Blumenfeld-Kosinsky, « The Scandale of Pasiphae », p. 311.
  • 28 E. de Bruyne, L’Esthétique du Moyen Âge, Louvain, Éditions de l’Institut supérieur de Philosophie, (...)

12La beauté idéale qui se dégage du portrait de Pasiphaé (v. 625-665) est effectivement la manifestation de l’intervention divine dans la composition de sa « creature » (v. 629). Elle est à la fois harmonieuse et lumineuse. La beauté originelle de Pasiphaé échappe à la contingence humaine puisqu’il s’agit d’une beauté naturelle qui « n’avoit pas fardé ni guignié » (v. 632)26. D’ailleurs, c’est Nature, la servante de Dieu qui est le maître d’œuvre de cette beauté. Le texte précise encore que Pasiphaé « fille au soleil fu » (v. 636). Si ce « détail mythologique » représente selon Renate Blumenfeld-Kosinsky une forme de divinisation de l’héroïne courtoise, modèle qu’incarne selon elle Pasiphaé27, il est aussi un indice herméneutique puisqu’on sait que « métaphysiquement, Dieu est la Lumière à l’état pur, et dans la mesure où les choses sont lumineuses, elles ne sont pas seulement nobles, elles sont divines28 ». Pasiphaé apparaît donc comme la fille de Dieu, ce que confirme l’explication allégorique donnée par l’auteur : « A sa forme et a sa figure/Crea Diex humaine nature,/Cil dont toute bontez habonde,/Solaus et lumiere dou monde » (v. 987-990).

  • 29 Voir S.-G. Heller, « Light as Glamour : the Luminescent Ideal of Beauty the Roman de la Rose », Spe (...)
  • 30 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, v. 993 et 1004.
  • 31 Ce mouvement est aussi conforme à la rhétorique des portraits et la tradition courtoise représentée (...)

13Le portrait détaillé développe largement le paradigme de la luminosité dégagée par cette femme, ce qui renforce l’analogie avec le style architectural gothique caractérisé par la recherche de la captation de la lumière29. À l’image du portrait de Marie dans le Jeu de la Feuillée d’Adam de la Halle, le noir de ses sourcils contraste avec son teint vermeil « qui le blanc dou vis enlumine » (v. 656). Et tout comme Beauté dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, qui est « clere comme la lune » et « les chevous ot blondes et lons30 », Pasiphaé a « les crins […] plus blondes qu’or fins » (v. 657), « le front […] large et plain et blanc sans rues » (v. 646-648), « les dens blans » (v. 650) et « le col […] blanc et gras et plain » (v. 659). De même, l’harmonie de son visage est rendue textuellement par l’« ordonnancement » de la description et l’usage rhétorique de figures de style faisant appel au principe de symétrie, comme l’anaphore, le parallélisme, le rythme binaire ou ternaire. Ainsi, le regard de l’écrivain se déplace du corps au visage, scrutant tout d’abord la partie supérieure (les « ieus », « sorcis » et le « front »), puis le bas du visage (le « nez », les « dens », le « menton »), et revenant ensuite à une vue plus globale de son « vis », ses « crins » et son « col ». Le mouvement est centripète, le regard va du tout au détail et du détail au tout31. Plus qu’une simple expression de la noblesse sociale ou d’une idéalisation courtoise de la Dame, autrement dit de son statut ou de sa féminité, la beauté de Pasiphaé pour l’auteur chrétien de l’Ovide moralisé est le signe d’une empreinte divine. Le détail a donc bien pour fonction de mettre le lecteur sur la piste de la signification profonde du personnage.

  • 32 On trouve ainsi plusieurs fois « vils » (v. 675, 679), « vilté » (v. 677, 678), « vilaine » (v. 675 (...)
  • 33 Le terme à la rime « vilté » (v. 677) est repris en début de vers suivant (v. 678) pour être rappro (...)

14Il est cependant inacceptable de faire la louange d’une femme qui a commis un acte de bestialité. C’est la raison pour laquelle l’auteur chrétien de l’Ovide moralisé rajoute de son propre chef un portrait détaillé du « cuer » de Pasiphaé, achevant de mettre le lecteur sur la voie du sens profond de la fable : Pasiphaé est l’allégorie de l’âme pécheresse. En effet, le lecteur remarque tout d’abord le soin rhétorique supérieur avec lequel l’auteur a construit ce second portrait. Les figures de style relèvent moins de l’effet de symétrie que de l’effet d’insistance. Ainsi, il décline le polyptote du lexème « vil32 », qui annonce en quelque sorte le terme scandaleux « vit » du vers 766. Il use des figures de l’allitération pour insister sur la perversion de Pasiphaé dont le cœur est « faus, / Plain de forsen et de folie » (v. 670-671), et de l’anadiplose et la paronomase pour marquer son dégoût d’une telle attitude33. La condamnation morale de Pasiphaé est sans appel, lorsque l’auteur précise la véritable nature de cet « amour » pour un taureau, malgré la réserve chrétienne à laquelle il doit se tenir :

[…] De mal hore vit
Sa biauté, certes, mes le vit !

Ja certes amé ne l’eüst
Pour biauté, se grant vit n’eüst. (v. 765-768)

15Là encore, c’est le détail pittoresque qui indique au lecteur la soumission de l’âme au corps, ce que confirme le changement d’apparence de Pasiphaé après que celle-ci est tombée amoureuse du taureau :

A son mirooir se conseille.
Souvent se pare et apareille
Pour plus plaire, ce li est vis. (v. 825-829)

  • 34 Heller, « Light as Glamour », p. 939 et suivantes.
  • 35 Blumenfeld-Kosinsky, « The Scandale of Pasiphae », p. 322.
  • 36 On peut supposer que l’allusion à la « prophecie escripte » crée dans l’imaginaire du lecteur des a (...)
  • 37 Christine de Pizan relate cette fable dans le but de défendre les femmes vertueuses face aux femmes (...)

16L’usage d’artifices pour embellir est, au moins depuis les personnages d’Oiseuse et de la Vieille dans le Roman de la Rose, considéré comme un signe de vanité et de manipulation féminine34. En transformant ce que Nature lui a donné, Pasiphaé rejette sa filiation divine pour se laisser envahir par la « dyablie ». Cette trahison rapproche le destin de Pasiphaé de ceux d’Israël et de Juda, dont il est question dans l’allégorie. La relation avec la « prophécie escripte », celle de l’avènement de la Nouvelle Jérusalem, est amplement justifiée à travers le paradigme de la beauté céleste et de son éclat, puisque le verset 21. 18 de l’Apocalypse décrit une ville sertie de pierres précieuses et faite d’or. Grâce à ces détails, « the writer thus writes the sin of bestiality out of the text and replaces it with that of luxure35 ». Le détail de la parure achève d’associer Pasiphaé au péché de luxure et peut-être de loin à la Grande Prostituée de Babylone36. C’est sûrement la raison pour laquelle une auteure comme Christine de Pizan, prend le contrepied de cette allégorie en refusant de relayer le portrait physique de Pasiphaé, marqueur de la vanité féminine et fondateur du discours misogyne37.

  • 38 Je nuance par conséquent les conclusions de Renate Blumenfeld-Kosinsky qui affirme que « […] none o (...)

17Les détails relevant de la rhétorique courtoise sont ici clairement au centre d’un réseau de correspondances allégoriques, s’établissant par la reprise et résonnance lexicales des deux portraits dans l’allégorèse38. Le détail gothique peut donc être défini comme transcendantal, essentiel mais il ne peut être saisi comme tel qu’à partir d’un processus herméneutique de la part du lecteur.

L’écriture du détail ou la défense de la fable

18Mais il semble que l’ajout des deux portraits détaillés dépasse la simple démonstration du processus allégorique. En effet, la possibilité d’une lecture métapoétique de ces descriptions s’ouvre à nous. Ne pourrait-on pas voir dans la défense du détail une défense de la fable tout entière, au statut si controversé au Moyen Âge ? Les portraits physique et moral de Pasiphaé ne permettent-ils pas d’illustrer de manière métaphorique le rapport entre la fable et sa glose ? Selon Naomi Schor :

  • 39 Schor, Lectures du détail, p. 176.

à travers l’interprétant [ici le responsable de l’allégorèse], l’auteur tente de dire à l’interprète [le lecteur] quelque chose qui se rapporte à l’interprétation, un quelque chose auquel celui-ci doit être attentif et dont il doit prendre note39.

19Par ce tissage finement réalisé entre description détaillée et allégorèse, l’auteur semble vouloir démontrer l’utilité des récits fabuleux.

  • 40 La féminité du détail est la thèse défendue par Naomi Schor. Elle établit de manière pertinente l’a (...)

20Plusieurs indices textuels nous mettent sur la piste d’un enjeu rhétorique lié à l’insertion de ces deux portraits détaillés, l’un fonctionnant comme un laudatio, l’autre comme une vituperatio. Pasiphaé est en effet décrite à la manière d’une œuvre d’art. Sa conception est évoquée par des verbes renvoyant à la sculpture et à la peinture : ce chef-d’œuvre de beauté a été « form[é] » (v. 629) ou encore « portrai[t] » (v. 664) par l’artiste Nature, qui « le vis ot bien portrait et point / D’une colour vermeille et fine » (v. 654-655). De même, ce n’est pas un hasard si l’auteur de l’Ovide moralisé choisit de faire la description physique d’une femme puisque, depuis Quintilien et Cicéron, la femme ou les éléments appartenant à l’univers féminin sont utilisés pour parler métaphoriquement du style orné40. La description physique détaillée, le thème de la lumière, l’allusion à la parure et aux moyens utilisés par Pasiphaé pour s’embellir renvoient métapoétiquement à l’idée de beau style et à l’ornementation.

21Or, c’est bien cette ornementation de la vérité qui est généralement reprochée à la fable antique. Celle-ci est mensongère et déguise la vérité sous des fictions souvent scandaleuses. Pourtant, l’auteur de l’Ovide moralisé, à la suite de figures d’autorité telles que Macrobe, Servius, Jérôme, Augustin, Lactance, Arnoulph d’Orléans ou Fulgence, se fait partisan pro-fabula. Pour les allégoristes, la fable est considérée comme un

  • 41 P. Demats, Fabula : trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, Droz, 1973, p. 13.

signe déchiffrable de réalités conçues par la pensée discursive et concernant l’ordre du monde ou l’âme et sa vie invisible, alors que les personnages divins, l’invraisemblance et les contradictions du mythe sont pour eux autant de garanties de richesses secrètes, autant de repères sur la voie de son sens caché qui est le seul véritables41.

22La fable devient donc acceptable et même recommandée parce qu’elle est déchiffrable au moyen d’une glose du commentateur et permet d’accéder à une vérité supérieure ou morale. Et c’est bien ce que semble vouloir montrer l’auteur de l’Ovide moralisé, lorsqu’il rajoute au portrait physique, ornementé, un portrait moral conçu selon des valeurs chrétiennes. Ce second portrait qui, rappelons-le, est le fruit de sa propre initiative, rétablit la vérité quant à la nature de Pasiphaé. Ainsi les deux portraits placés en regard témoignent de manière allégorique de la complémentarité entre le récit et sa glose, sources d’un plaisir à la fois esthétique et moral. C’est donc le processus de l’allegoria in verbis qui est défendu ici.

  • 42 À l’image de celui du personnage de Beauté dans le Roman de la Rose.
  • 43 Nous ne détaillerons pas cette question qui a été traitée par David Hult dans son article sur les « (...)

23De plus, le fait que le portrait physique de Pasiphaé apparaisse comme une parodie du portrait courtois42, dont la complaisance est rectifiée grâce aux valeurs chrétiennes du portrait moral, achève de légitimer une lecture en clé métapoétique. Le discours de l’auteur de l’Ovide moralisé qui s’insurge contre le mot « vit », qui lui a échappé, est similaire à celui que tient Raison face à l’Amoureux dans le Roman de la Rose. Le péché de langue est étroitement rapproché du péché de chair puisque le plaisir procuré par le récit de la fable a conduit l’auteur à prononcer une obscénité43. Mais tout comme pour Raison, la terminologie sexuelle est utilisée de manière allégorique pour désigner la valeur (pro)créatrice du plaisir :

  • 44 S. Huot, « Bodily Peril : Sexuality and Subversion of Order Jean de Meun’s Roman de la Rose », The (...)

Both text and body are an object of desire and locus of pleasure; in both cases this pleasure must lead to a higher end, to a “fruit” or “profit” that includes an intellectual or spiritual dimension44.

  • 45 Voir p. 230, n. 1 et les v. 7155-7159 et 7164-7170 du Roman de la Rose, éd. Strubel. Mais il faudra (...)

24Pour l’auteur de l’Ovide moralisé, à la manière de Jean de Meun, la fable procure un plaisir esthétique indéniable et elle est productrice d’une vérité chrétienne allégorique, qui peut être également perçue comme jouissive pour un auteur chrétien. Et lorsque l’auteur défend l’ensemble du genre féminin, en affirmant que la mauvaise action d’une femme ne doit pas entraîner le blâme de toutes les femmes, le lecteur, aguerri par les indices métapoétiques (la fonction des deux portraits et le lien avec le Roman de la Rose), est en droit de voir dans cet aparté une véritable défense de la fable. Ainsi ce n’est pas parce qu’un récit fabuleux est scandaleux qu’il faut condamner toutes les fables, d’autant plus que le caractère obscène de la fable de Pasiphaé est racheté par sa glose qui rétablit à la manière du portrait moral la vérité. Alors que Jean de Meun se moquait de l’interprétation moraliste et des commentateurs, le point de vue de l’Ovide moralisé abolit la tension entre l’écrivain et le moraliste. Est-il dès lors envisageable de penser que grâce au jeu intertextuel, l’auteur de l’Ovide moralisé entre en débat littéraire avec Jean de Meun45 ?

La micro-lecture de Jean de Courcy : le choix des détails

  • 46 Nous préparons actuellement une thèse de doctorat sur ce texte, dans laquelle nous rendrons compte (...)

25Le texte de Jean de Courcy, la Bouquechardière, est une histoire universelle moralisée, rédigée en 1416 par ce chevalier normand. Elle est composée de six livres retraçant l’histoire du monde depuis sa création jusqu’à la naissance du Christ. À l’instar de ses prédécesseurs, l’auteur insère dans son récit des éléments de l’histoire antique, comme celle de la cité de Troie qui fait l’objet du livre II, la geste d’Enéas (livre III) ou encore celle d’Alexandre (livre V). Quant au livre I, s’il commence bien par le récit de la Genèse chrétienne et les migrations des fils de Noé, il quitte bien vite la matière biblique pour entrer dans la matière mythologique. L’auteur y relate en effet en grande partie l’histoire des Grecs et celle des Thébains. Pour mener à bien ce récit, il s’inspire entièrement de la trame et des récits mythologiques fournis par Ovide dans ses Métamorphoses, dont l’auteur de l’Ovide moralisé propose la traduction en français. Il emprunte au traducteur non seulement ses mots mais aussi sa méthode d’interprétation systématique de la fable, puisque chaque récit est suivi d’un exemplum et d’une moralisation46.

26Le récit de la légende de Pasiphaé s’inscrit donc dans cette période de l’humanité qui précède la révélation divine. Mais sous la plume de Jean de Courcy, le portrait détaillé de Pasiphaé a disparu, ce qui n’est pas étonnant du fait de son intérêt davantage pragmatique et moral que littéraire. La Bouquechardière est de fait un texte bien moins théologique et intellectuel que ne l’est l’Ovide moralisé. Il ressort de cette histoire universelle comme une obsession de morale, de sorte que l’écriture de Jean de Courcy relève davantage de l’exemplum : il ne lui appartient pas de se frotter à des conceptions philosophico-théologiques complexes. C’est pourquoi des deux portraits détaillées de Pasiphaé issus de l’Ovide moralisé, ce chevalier-écrivain moraliste ne retient, un siècle plus tard, que « la grant beaulté », « son gent corps, ses blons crins, son cler viaire et ses belles faictures » (fol. 58v). L’absence de détails témoigne d’un processus de lecture individuel et subjectif car en supprimant ce qui reliait Pasiphaé à Dieu, Jean de Courcy propose une vision beaucoup plus tranchée de cette femme.

  • 47 Peut-être Jean de Courcy avait-il connaissance de la tradition historique de la fable qui rationali (...)
  • 48 On trouve plusieurs occurrences de cette nature diabolique : « la deablie qui au cueur la tenoit » (...)
  • 49 J.-P. Richard, Microlectures, Paris, Seuil, 1979.

27D’emblée, Pasiphaé est qualifiée de « desloyale et mauvaise » (fol. 58r) et l’auteur lui attribue même un passé adultère, absent de la version de l’Ovide moralisé : « a plusieurs son corps par putage livroit et advoultrise a chascun volt commettre » (fol. 58r)47. Il n’y a pas, sous la plume de Jean de Courcy, de basculement qui, par le biais du portrait moral, ferait passer la nature de Pasiphaé du côté de la « dyablie », la transformant en une parfaite allégorie de l’âme pécheresse. Le remanieur ne semble pas concevoir un tel revirement de nature ; c’est pourquoi il insiste à plusieurs reprises sur la nature univoque de Pasiphaé – elle apparaît d’emblée comme une disciple du diable qui non seulement habite son cœur mais lui enseigne également l’art du vice48. Le récit exemplaire que l’auteur rapproche de l’histoire de Pasiphaé, confirme cette généalogie car il y fait mention du cas d’un jeune homme nécrophile de la cité de « Sathalie », animé par « l’art du deable », qui « tant oultrageusement ama une femme que, comme elle fut du siecle trespassee et le corps de elle en sepulture mis, ala il de nuit son tombel ouvrir et en celui estat charnelement la congnust » (fol. 59r). Ce phénomène est particulièrement intéressant : il témoigne d’un processus de « microlecture49 » de la part de Jean de Courcy, justifiant sa connaissance du texte de l’Ovide moralisé. En effet, celui-ci aura noté le détail de la « dyablie » de Pasiphaé – détail au sens d’élément périphérique, secondaire dans la version de l’Ovide moralisé – et aura développé cet aspect dans son propre texte. Le détail apparaît ici comme une « création du lecteur », le germe d’une interprétation différente :

  • 50 M. Ricord, « Questionnement », Le Parti du détail : enjeux narratifs et descriptifs, éd. M. Ricord, (...)

il serait découpé par son regard, exprimerait son point de vue, sa subjectivité venue se mêler à celle de l’auteur. Le lecteur surprendrait alors, comme par effraction, le « paysage » de l’œuvre, « le fantasme, la mise en scène, le travail, le produit d’un certain désir inconscient », ce que l’on pourrait appeler aussi l’imaginaire de l’auteur50.

28Jean de Courcy a intégré à sa version narrative de la fable les éléments d’interprétation de l’Ovide moralisé. Le fait de « détailler » tel ou tel aspect d’un texte source fonctionne comme un véritable indice d’interprétation pour le chercheur, car il s’agit du témoignage de la sensibilité particulière à un lecteur. Noter les phénomènes de microlecture dans le cadre d’une intertextualité permet au chercheur de rendre compte de ce qui « fait écart », autrement dit de faire la différence entre une version et sa réécriture et finalement entre deux ethè. Ainsi, Jean de Courcy apparaît davantage comme un moralisateur. Sa vision du péché de Pasiphaé est plus manichéenne. Il condamne la démesure de l’amour et l’avilissement de la noblesse. Il fait preuve de pudeur chrétienne, quand il évoque l’acte sexuel de Pasiphaé, qu’il désigne par l’euphémisme « habit[er] charnelement » (fol. 59r), mais a contrario il ne manque pas de modaliser son discours d’adverbes et adjectifs dépréciateurs, lorsqu’il s’agit de juger cette « hideuse chose […] bien abhominable » (fol. 59r). Ainsi, c’est « detestablement » que Pasiphaé réalise son « fol penser » et finit par s’unir au taureau (fol. 59r et 58v).

  • 51 Chiron, « Allégorie et langue, allégorie et persuasion », p. 50. Sur cette conception contre-nature (...)

29Nous sommes loin des jeux lexicaux, des détails de l’Ovide moralisé, dont le premier sens scandaleux invite à la découverte d’un second sens. Chez Jean de Courcy, l’allusion à la soumission de l’âme au corps « si fraile et de legier vouloir » (fol. 59r) est bien présente dans l’exposition allégorique de la fable, mais les correspondances s’appuient plus sur un rapprochement thématique et analogique que lexical. Par exemple, le traitement de la « métamorphose » de Pasiphaé par Jean de Courcy est le même que dans l’Ovide moralisé : alors que la mutation est à prendre au sens littéral chez Ovide, elle est figurée dans les deux textes médiévaux. Le fait que Pasiphaé se glisse dans le tonneau de bois entouré du cuir d’une véritable vache renvoie de manière subtile à l’union du corps et de l’âme avilie. L’Ovide moralisé signale cette allégorie dans son exposition par une reprise lexicale : « Au cors plain d’orde porreture / Vaissel vilz d’un poi de cuir clos » (v. 1056-1057). Jean de Courcy, lui, ne reprend jamais mot pour mot la métamorphose dans son exposition. Si l’on tient compte des catégories d’allégorie établies par Pierre Chiron à la suite d’Henri Morier, l’interprétation reste avant tout morale chez notre chevalier ; il s’agirait donc d’une « allégorie naïve », tandis que dans l’Ovide moralisé, le clerc rend d’une part intelligible le concept théorique de l’allégorie et, de l’autre, les concepts théologiques d’âme pécheresse et de conception contre-nature51. Le personnage de Pasiphaé dans la Bouquechardière incarne avant tout le péché de luxure, ce que confirme le rapprochement final entre la conception du Minotaure et celle de la Bête de l’Apocalypse, lequel place le récit ovidien sous un éclairage eschatologique. Là encore, nous pouvons nous demander s’il ne s’agit pas d’un phénomène de microlecture car l’auteur de l’Ovide moralisé évoque lui aussi le texte de saint Jean lorsqu’il fait allusion à la « prophecie escripte » (v. 1030). Le crime odieux de bestialité a tellement choqué le lecteur chrétien qu’est Jean de Courcy, que celui-ci l’a associé, lors de sa lecture, à la fin des Temps.

30Ce changement axiologique, qui implique la suppression de détails, peut être finalement envisagé sous l’angle de la réception. L’auteur de l’Ovide moralisé semble avoir été au courant des doctrines théologiques de son temps ; il est un véritable clerc qui, par l’allégorèse, instruit son public alors que Jean de Courcy est un auteur laïc, écrivant semble-t-il plus pour lui-même, même s’il a atteint un lectorat de nobles, ainsi qu’en témoigne la diffusion de son œuvre. Ce chevalier normand recherche dans la fable des leçons de vie concrètes, ce qui explique la véhémence du ton moralisateur. Le caractère effrayant du discours de Jean de Courcy qui, malgré une tendance au résumé, associe dans la même fable le thème de la nécrophilie et l’imaginaire de la Bête à « sept testes » qui « occist et devoure humaine creature par les sept flambes qui des sept testes issent qui sont sept voyes de la mort d’Enfer » (fol. 59r), témoigne d’une volonté d’agir sur son lectorat et de provoquer en lui un bouleversement d’ordre affectif et moral.

Conclusion

31La notion de « détail » peut donc être envisagée bien avant l’avènement d’une littérature dite réaliste ; dans le contexte du Moyen Âge « gothique », le détail se trouve au centre de préoccupations poétiques et sémantiques.

32Lorsque l’auteur de l’Ovide moralisé insère la fable de Pasiphaé, pourtant extraite de l’Ars amatoria, dans sa traduction des Métamorphoses d’Ovide, le portrait détaillé de la reine de Crète y apparaît comme un accident d’écriture que met en évidence le rappel des topoï de la brièveté et de l’utilité. Pourtant, le lecteur comprend rapidement, grâce aux commentaires et réactions atypiques de l’auteur, que l’insertion d’un double portrait, physique d’abord, moral ensuite, constitue un enjeu métapoétique. En effet, c’est grâce à l’accumulation de détails que l’auteur de l’Ovide moralisé illustre le principe de l’allegoria in verbis, selon lequel le Verbe divin se cache derrière les apparences, d’autant plus si le sens premier des mots s’avère scandaleux ou trompeur. Le détail peut être qualifié de « gothique », que ce soit d’un point de vue esthétique – dans son rapport avec le tout et par le paradigme de la luminosité et la construction symétrique –, ou du point de vue de la signification puisqu’il possède une valeur transcendantale. Il est donc essentiel à la fable et à son interprétation. C’est ainsi que l’écriture du détail se retrouve au cœur d’un débat autour de la fable. En fixant l’attention du lecteur sur le vocabulaire de la description et en réinterprétant ces mêmes mots dans une optique chrétienne, l’auteur rachète l’écriture de la fable et réconcilie le plaisir de l’écriture et le plaisir d’y découvrir une utilitas chrétienne.

33Le détail est ici révélateur d’un mécanisme de lecture et d’interprétation. Dès lors, son absence dans la version de cette même fable par Jean de Courcy, chevalier qui prend la plume sur le tard, est significative d’un changement axiologique de la part d’un lecteur actif. La suppression des portraits de Pasiphaé semble répondre à une volonté d’efficacité morale. Plus que les mots par lesquels la fable de Pasiphaé est narrée, c’est le cas, l’histoire, qui intéresse Jean de Courcy. L’allegoria in verbis de l’Ovide moralisé se métamorphose en exemplum dans la Bouquechardière. Cette approche plus moralisatrice de la fable fixe l’attention du lecteur-interprète (Jean de Courcy) sur certains « détails » qui diffèrent de ceux que le clerc avait choisi de mettre en valeur dans l’Ovide moralisé. On repère chez le chevalier normand un phénomène de « microlecture », qui se manifeste par une sensibilité particulière et subjective au détail. Jean de Courcy, dans sa lecture de la fable de Pasiphaé, « détaille » son modèle, autrement dit il met en lumière des éléments qui pouvaient paraître secondaires dans l’hypotexte.

34L’analyse du détail dans les textes médiévaux, parce qu’il est intrinsèquement lié à un processus de lecture herméneutique, offre finalement un beau témoignage de la réception d’un texte par un autre auteur, qui apparaît avant tout comme un lecteur-interprète. Dans le contexte culturel du Moyen Âge finissant, ancré dans le principe de l’intertextualité, étudier les détails d’un texte consiste à cibler la différence ou encore ce qui « fait écart » entre deux ethè. Dans le cas présent, il y a d’un côté un translateur de fables antiques, en proie probablement au déchirement topique entre la delectatio – à laquelle il est sensible – et l’utilitas qui, seule, peut légitimer l’écriture du clerc ; de l’autre, nous avons affaire à un auteur laïc, un chevalier soucieux d’offrir à son lecteur – ses pairs ? – des modèles concrets de comportement moral.

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Notes

1 R. Barthes, « L’effet de réel », Communications, 11, 1968, p. 84-89.

2 Naomi Schor, reprenant les arguments de Roland Barthes dans son histoire de la notion de détail, montre que « “l’effet de réel” est une sorte de récit mythique des origines de la modernité, qui nous raconte comment “le détail concret” est passé du domaine de l’histoire – où l’avait confiné Aristote – à celui de la fiction, c’est-à-dire comment une vraisemblance nouvelle, le réalisme, a commencé d’émerger d’une vraisemblance ancienne, le classicisme » (Lectures du détail, trad. L. Camus, Paris, Nathan, 1994, p. 127).

3 La théorie de Roland Barthes sur le détail s’inscrit dans la continuité de sa vision marxiste de la littérature. Il refuse une conception romantique de la littérature, qui fait la part belle au génie créateur et à la sublimation la réalité, ainsi qu’une vision classique de celle-ci, qui tend vers un Tout, un Idéal, concevant alors le détail comme décadent.

4 G. W. F. Hegel, Esthétique, vol. I, trad. S. Jankélévitch, Paris, GF-Flammarion, 1986, p. 214. Dans sa vision idéaliste de l’art qui le rapproche des théories classiques, Hegel définit la Beauté « comme l’adéquation parfaite entre la forme et le fond, tout élément sensible superflu d’où toute spiritualité serait absente, se trouve renvoyé au domaine du non-Beau » (ibid.).

5 M. Charles, « Le sens du détail », Poétique, 116, 1998, p. 387-424.

6 Charles, « Le sens du détail », p. 423.

7 Ph. Hamon, Du descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 19.

8 Hamon, Du descriptif, p. 20.

9 Nous rejoignons ici la définition du détail proposée par Daniel Arasse dans son texte fondateur d’une réflexion spécifique à cette notion : « Le détail-particolare est une petite partie d’une figure, d’un objet ou d’un ensemble […]. Tout serait plus simple – et ce livre sans objet –, si le détail n’était pas aussi, inévitablement, dettaglio, c’est-à-dire le résultat ou la trace de l’action de celui qui “fait détail” – qu’il s’agisse du peintre ou du spectateur […]. Le détail-dettaglio ne peut se définir et se saisir qu’en tant que “programme d’action” laissant éventuellement sa trace dans le tableau » (D. Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 1992, p. 11).

10 Hamon, Du descriptif, p. 11.

11 « Ovide moralisé », poème du commencement du quatorzième siècle, t. 3, publié d’après tous les manuscrits connus par Cornélis de Boer, Martina G. de Boer et Jeanette Th. M. van’t Sant, Amsterdam, Müller, 1931, Livre VIII, v. 617-1061. Pour une étude générale de l’Ovide moralisé, voir M. Possamaï-Pérez, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, Champion, 2006.

12 L’œuvre de Jean de Courcy, la Bouquechardière, histoire universelle datant de 1416, n’a encore fait l’objet d’aucune édition. Les citations dans ce présent article sont faites à partir du manuscrit BnF, fr. 20124. Sur la Bouquechardière, voir B. de Chancel, « Les manuscrits de la Bouquechardière de Jean de Courcy », Revue d’histoire des textes, 17, 1987, p. 219-292 et sa thèse non publiée, Études des manuscrits et de la tradition du texte de la Bouquechardière de Jean de Courcy, École Nationale des Chartes, Paris, 1985.

13 N. Schor oppose déjà le détail gothique au détail naturaliste et réaliste dans son ouvrage (Schor, Lectures du détail, p. 49-51). Cette catégorie s’avère particulièrement heuristique dans le cadre d’un corpus de textes médiévaux.

14 Hamon, Du descriptif, p. 19.

15 Pour la notion d’« allégorisme universel », voir U. Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Paris, Grasset et Fasquelle, 1997 ou encore E. Gibson, L’esprit de la philosophie médiévale, Paris, Vrin, rééd. 1978.

16 Le concept de trace comme « signe sensible » de la transcendance divine a fait l’objet d’une réflexion par D. Thouard, « Indice et herméneutique : cynégétique, caractéristique, allégories », L’Interprétation des indices. Enquête sur le paradigme indiciaire avec Carlo Ginzburg, éd. D. Thouard, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2007, p. 84-85, ici p. 75-89.

17 Pour une histoire de la description, voir Hamon, Du descriptif, p. 9-36.

18 Ovide Moralisé, Livre I, v. 60 et Livre XV, v. 7432.

19 La démarche de l’auteur de l’Ovide moralisé correspond aux « préceptes » rhétoriques dégagés par Matthieu de Vendôme dans son traité d’art poétique, probablement d’après l’étude de portraits déjà existants. Ce théoricien constate la complémentarité de ces deux types de descriptions. Voir Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria, § 74, éd. Ed. Faral, Les Arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle, Paris, Champion, 1962, p. 135.

20 C’est la question que se pose également R. Blumenfeld-Kosinsky dans son article « The Scandale of Pasiphae : Narration and Interpretation the Ovide moralisé », Modern Philology, 93/3, 1996, p. 307-326. Mais, pour elle, « the story can serve as a touchtone for an understanding of the techniques of amplification, intertextuality, and interpretation used by the poet of the Ovide moralisé, and of his ways of dealing with sexual transgression » (p. 308). Une approche par le détail nous permettra de découvrir les autres enjeux de l’insertion de ce récit.

21 J. Pépin, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Montaigne, 1958 ; A. Strubel, « Grant senefiance a » : allégorie et littérature au Moyen Âge, Paris, Champion, 2002, p. 351.

22 P. Chiron, « Allégorie et langue, allégorie et persuasion : le témoignage des traités de rhétorique », L’Allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, éd. B. Perez-Jean et P. Eichel-Lojkine, Paris, Champion, 2004, p. 41-73.

23 Cette réflexion sur la différence entre description et narration est développée par Hamon, Du descriptif, p. 41.

24 On retrouve cette interprétation chez Palaephaetus, Servius, les mythographes du Vatican, Guillaume de Conches, Bernard Sylvestre ou encore dans l’Histoire ancienne jusqu’à César (Blumenfeld-Kosinsky, « The Scandale of Pasiphae », p. 315 et suivantes). David Hult note également l’absence de cette interprétation dans son article « Allégories de la sexualité dans l’Ovide moralisé », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 9, 2002 (Lectures et usages d’Ovide), URL : http://crm.revues.org/50.

25 C. Ginzburg, « Traces. Racines d’un paradigme judiciaire », Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Verdier, 2010, p. 218-294.

26 Relevons que les vers 630-632, « Le cors ot de bele estature, / Lonc et droit, grelle et alignié. / N’avoit pas fardé ni guignié / Le vis […] », nous semblent faire fortement écho aux vers 999-1002 de Guillaume de Lorris : « Ele ot le vis cler et alis, / s’estoit graile et alignee ; / ne fu fardee ne guingnee. » (Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, éd. et trad. A. Strubel, Paris, Librairie Générale Française, 1992).

27 Blumenfeld-Kosinsky, « The Scandale of Pasiphae », p. 311.

28 E. de Bruyne, L’Esthétique du Moyen Âge, Louvain, Éditions de l’Institut supérieur de Philosophie, 1947, t. 3, p. 143.

29 Voir S.-G. Heller, « Light as Glamour : the Luminescent Ideal of Beauty the Roman de la Rose », Speculum, 76/4, 2001, p. 934-959. Elle renvoie à l’étude de Michael Camille, Gothic Art : Glorious Visions, qui s’intéresse particulièrement aux vitraux.

30 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Le Roman de la Rose, v. 993 et 1004.

31 Ce mouvement est aussi conforme à la rhétorique des portraits et la tradition courtoise représentée par Chrétien de Troyes. Voir A. M. Colby, The Portrait in the Twelfth-Century French Literature : An Example of the Stylistic Originality of Chretien de Troyes, Genève, Droz, 1965.

32 On trouve ainsi plusieurs fois « vils » (v. 675, 679), « vilté » (v. 677, 678), « vilaine » (v. 675), « vilain » (v. 685, 687) mais aussi le verbe « voir » au passé, « vi » (v. 674, 678).

33 Le terme à la rime « vilté » (v. 677) est repris en début de vers suivant (v. 678) pour être rapproché de l’expression « vi té » : « Vilté ? Certes, onc ne vi té » (v. 678). De même le terme à la rime « onnour » (v. 695) est repris en début de vers 696.

34 Heller, « Light as Glamour », p. 939 et suivantes.

35 Blumenfeld-Kosinsky, « The Scandale of Pasiphae », p. 322.

36 On peut supposer que l’allusion à la « prophecie escripte » crée dans l’imaginaire du lecteur des associations avec les monstres fantasmagoriques de ce texte, ce que confirmera d’ailleurs la reprise de la fable par Jean de Courcy. La Grande Prostituée apparaît « vêtue de pourpre et d’écarlate, et parée d’or, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe d’or, remplie d’abominations et des impuretés de sa prostitution », Saint Jean, Apocalypse, 17-18.

37 Christine de Pizan relate cette fable dans le but de défendre les femmes vertueuses face aux femmes dissolues comme Pasiphaé (Epistre Othea, éd. G. Parussa, Genève, Droz, 1999, p. 263-264).

38 Je nuance par conséquent les conclusions de Renate Blumenfeld-Kosinsky qui affirme que « […] none of the other spiritual meanings – the allusions to Israel and Judaea, for example – have any basis the fable. No person, object, or event is directly interpreted. More than other stories, the interpretation has separated itself from the base text, offering only interpretive level, and relying on verbal echoes for its allegorical themes » (« The Scandale of Pasiphae », p. 317). Au contraire : plus que jamais cette interprétation nous semble illustrer le processus de l’allegoria in verbis !

39 Schor, Lectures du détail, p. 176.

40 La féminité du détail est la thèse défendue par Naomi Schor. Elle établit de manière pertinente l’association du détail, lié au style ornementaliste, avec la femme. Dans une optique de gender studies, elle justifie ainsi historiquement le refus du détail dans l’art en général, celui-ci étant perçu comme ornement ou décadent d’un point de vue masculin (voir Schor, Lectures du détail, p. 71, sur les métaphores féminines chez Cicéron et Quintilien).

41 P. Demats, Fabula : trois études de mythographie antique et médiévale, Genève, Droz, 1973, p. 13.

42 À l’image de celui du personnage de Beauté dans le Roman de la Rose.

43 Nous ne détaillerons pas cette question qui a été traitée par David Hult dans son article sur les « Allégories de la sexualité dans l’Ovide moralisé ».

44 S. Huot, « Bodily Peril : Sexuality and Subversion of Order Jean de Meun’s Roman de la Rose », The Modern Language Review, 95/1, 2000, p. 41-61, ici p. 46.

45 Voir p. 230, n. 1 et les v. 7155-7159 et 7164-7170 du Roman de la Rose, éd. Strubel. Mais il faudrait bien évidemment se livrer à une comparaison plus poussée sur l’ensemble de l’œuvre pour prouver cet éventuel clin d’œil littéraire.

46 Nous préparons actuellement une thèse de doctorat sur ce texte, dans laquelle nous rendrons compte des sources de ce compilateur et de leur usage.

47 Peut-être Jean de Courcy avait-il connaissance de la tradition historique de la fable qui rationalisait l’histoire, en faisant de Taurus un notaire du roi Minos.

48 On trouve plusieurs occurrences de cette nature diabolique : « la deablie qui au cueur la tenoit » (fol. 58v), « Pasiphaé du deable temptee » (fol. 59r), « Ainsi que l’ennemi faire lui enseignoit » (fol. 59r).

49 J.-P. Richard, Microlectures, Paris, Seuil, 1979.

50 M. Ricord, « Questionnement », Le Parti du détail : enjeux narratifs et descriptifs, éd. M. Ricord, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 2002, p. 3-11, ici p. 6.

51 Chiron, « Allégorie et langue, allégorie et persuasion », p. 50. Sur cette conception contre-nature, il est important de rappeler que le premier exemple n’est autre que la conception du fils de Dieu. Cette conception à la fois incestueuse et inintelligible offre un modèle positif qu’un auteur chrétien ne peut ignorer. Sur cette question, voir Hult, « Allégories de la sexualité dans l’Ovide moralisé », p. 10 et suivantes ou encore E. Archibald, Incest and the Medieval Imagination, Oxford, Clarendon Press, 2001.

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Pour citer cet article

Référence papier

Delphine Burghgraeve, « De l’accident poétique à L’essence allégorique »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 31 | 2016, 223-241.

Référence électronique

Delphine Burghgraeve, « De l’accident poétique à L’essence allégorique »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 31 | 2016, mis en ligne le 03 août 2019, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14023 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14023

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Auteur

Delphine Burghgraeve

Delphine Burghgraeve consacre ses recherches à la Bouquechardière de Jean de Courcy dans le cadre d’une thèse de doctorat. Elle s’intéresse à la communication littéraire entre l’auteur et le lecteur, leur mise en scène respective, la réception empirique de ce texte. Elle a publié un article sur l’ethos de Laurent de Premierfait, dans la revue Co(n)textes, ainsi qu’un article sur le lecteur-herméneute sur Fabula. Université de Lausanne. Université Sorbonne nouvelle – Paris 3

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