Introduction
Texte intégral
C’est infime mais c’est quelque chose.
Louis-Ferdinand Celine, Entretien, octobre 1954.
- 1 D. Arasse, Le Détail : Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Champs Flammarion, 1999.
- 2 G. Dessons, « La stratégie du détail dans la critique d’art et la critique littéraire », Pouvoir de (...)
1Le détail défie le sens commun : on passe sur les détails, on entre dans le détail, on peut aussi se perdre dans les détails ; il est tantôt superflu, tantôt essentiel. Ce qui est un détail pour l’un est tout sauf un détail pour l’autre : « car un détail “vu” peut ne pas avoir été “fait” ; un détail peut être “inventé”, au sens archéologique du terme par le désir de celui qui regarde », nous rappelle Daniel Arasse1. Mais la difficulté est encore de s’entendre sur le sens à donner au mot “détail”. Comme le souligne encore Gérard Dessons, « il y a (…) confusion entre deux acceptions de la notion de détail, celle, traditionnelle, non spécialisée, de la composante secondaire, et celle, on dira “moderne”, d’un concept heuristique, faisant partie d’une réflexion sur l’œuvre d’art et son économie sémantique2 ».
- 3 Voir D. Boisseau, « De l’“inexistance” du détail », Le détail, éd. L. Louvel, Poitiers, Publication (...)
- 4 G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990.
- 5 J.-P. Richard, Microlectures, Paris, Seuil, 1979, p. 7.
2Le détail est labile et se laisse difficilement appréhender et étudier ; il se transforme comme au gré du regard et se tient tapi, en retrait dans l’ensemble dont il fait partie ou au contraire vient à surgir, éclipsant dans le même temps l’ensemble3. Ce faisant, il devient alors “monde à lui seul”. On finit par ne voir que lui. Ce peut être un détail qui tue, celui qui vient faire exploser l’harmonie d’ensemble ou à tout le moins la déstabilise. Bien malin qui peut dire qui de Dieu ou du diable se niche dans les détails. À travers ce bref itinéraire dans les expressions qui convoquent le détail, se dessine déjà une construction du détail à partir des trois opérations analysées par Georges Didi-Huberman4 : la proximité ou l’éloignement (voir “entrer dans le détail”), le partage ou la découpe (la dé-taille) et ce qu’il nomme “la sommation” (faire le détail, faire la somme de). Quel regard le critique doit-il adopter pour dénicher le détail, le construire comme tel ou le faire exister ? Doit-il se munir d’une loupe, à la manière du détective, d’un microscope dans une démarche scientifique, bref faire “vœu de myopie”5, selon l’expression de Jean-Pierre Richard ? À quel moment le détail accède-t-il à une existence textuelle ? Quand perd-il son statut de détail pour devenir l’essentiel ? Ne peut-il retourner à la case détail ?
- 6 On citera aussi Le parti pris du détail. Enjeux narratifs et descriptifs, éd. M. Ricord, Paris-Caen (...)
- 7 Relevons notamment au carrefour entre analyse du détail, de la métonymie et des realia, les contrib (...)
3Le détail, notion récente empruntée à l’analyse picturale, n’a pas tardé à devenir un concept clé de l’analyse littéraire. On ne s’étonnera pas de constater que de nombreuses études sur la littérature des XIXe et XXe siècles lui sont consacrées6, toutefois les médiévistes ne lui ont guère accordé la place singulière qu’il mérite en dehors de quelques articles épars7. Au carrefour entre la poétique et la théorie de la lecture, réception et microlecture, le détail met en jeu l’articulation entre la partie et le tout, l’accessoire et l’essentiel. Il noue un lien particulier avec une autre notion : l’accessoire – ce qui est discordant ou fâcheux, ce qui est secondaire, qui vient s’ajouter au principal et doit être rapproché aussi de l’accident, de l’incident. À cet égard, E. J. Richards, avec la collaboration de L. Dulac, nous invite à une étude savante des deux occurrences du mot « accessoire » dans l’œuvre de Christine de Pizan, au carrefour entre l’emploi juridique, rhétorique et iconographique.
4Appréhendé tour à tour comme un résidu, en trop, ou comme ce qui attire le regard et ce que conserve la mémoire, le détail oscille entre le reste, la quantité négligeable et l’essentiel, un presque rien qui contient tout. Pris dans une tension entre accessoire et essentiel, le détail possède deux valeurs : le particolare : « c’est un moment auquel le peintre ne doit pas trop “s’amuser” aux dépens de l’économie équilibrée du “tout ensemble” », souligne Daniel Arasse et le dettaglio : « moment qui fait événement dans le tableau, qui tend irrésistiblement à arrêter le regard, à troubler l’économie de son regard ». À partir précisément du travail fondateur de Daniel Arasse sur le détail en peinture, nous avons voulu nous pencher sur la question du détail mais aussi de l’accessoire dans la fiction narrative médiévale, non sans mettre l’accent sur la question du système de valeurs à l’intérieur duquel vient se loger et s’interpréter le détail. Avec ces contributions qui abordent différents genres de la littérature médiévale – la chanson de geste, le récit de pèlerinage, le roman… – nous avons voulu examiner le détail à la fois comme fondement d’une lecture critique et comme élément dépendant d’un système de valeurs et de codes propres à une période donnée de l’histoire de la lecture et de la réception.
5Il s’est agi de voir comment fonctionne le détail, lequel étymologiquement désigne l’élagage de la talea, le rejeton, la bouture, mais aussi la plus petite partie d’un ensemble, et comment il s’articule avec d’autres notions comme celles de l’accessoire, de l’incident voire de l’anecdote. Si le détail renvoie d’abord à l’action de détailler, c’est-à-dire, diviser, mettre en pièces, vendre par petites quantités (« vendre en gros ou en détail »), et c’est la seule acception qui existe à la période médiévale, il suppose d’emblée une tension entre la partie et le tout. Il apparaît donc comme une quantité négligeable, fragment d’un tout. Or, tout le paradoxe du détail réside dans le fait qu’il oscille ente l’inaperçu et le plus visible, « ce qui crève les yeux », entre l’incision et ce qui émerge. À la fois « écart et signe à celui qui le lit », il nécessite de prendre en compte la question de l’historicité. Ce sont ces différents points que Denis Hüe explore lorsqu’il retrace pour nous l’histoire du nez de Guillaume dans le Couronnement de Louis, nez courbe qui devient court, distinction que l’on n’entend pas oralement, sorte d’anomalie qui devient un détail autrement signifiant. C’est ce cheminement d’un cognomen de tradition latine à l’épithète homérique, d’un attribut historique à un attribut légendaire qu’il interroge à partir du détail du nez de Guillaume, lequel loin d’être une « anecdote étiologique chargée de justifier une prononciation défaillante de la courbure » devient le centre même du processus de construction du personnage qui perd son nez pour payer sa démesure. Le détail se charge alors d’une fonction révélatrice dès lors que la partie infime permet de reconstituer le tout, comme le suggère Liliane Louvel. C’est une réflexion autour des traces et vestiges que nous propose Jean-Marie Fritz qui examine et compare « l’empreinte monumentaire des récits de pèlerinage (qui) relève d’une pensée religieuse, voire magique, (et) la trace indiciaire des fictions (laquelle) ouvre sur la modernité, celle du paléontologue, du détective et du psychanalyste ». Isabelle Fabre analyse, pour sa part, le lien qui s’établit entre la ruine et le détail chez René d’Anjou. Le détail « se caractérise par sa singularité, se camoufle aussi dans la trame du texte, si bien qu’on perd de vue sa valeur signifiante au profit du tableau dans lequel il s’insère. D’où son ambivalence et sa “duplicité”, car s’il se donne volontiers comme support de glose, il est aussi du côté de l’elocutio, de l’ornemental et de la touche ekphrastique ». Elle montre qu’on « peut y voir le principe qui donne son unité à l’œuvre rinaldienne, en même temps que le lieu où se déploie un art de la variatio d’une grande finesse ».
6Se croisent dans ce recueil des approches complémentaires sur la sémiotique du détail (entre autonomie et inscription dans un ensemble), sur la poétique du détail dans son rapport aux codes génériques, sur sa réception et son historicité, et enfin ce que l’on pourrait appeler la politique du détail (le détail négligeable ou essentiel, sa dimension axiologique). Nous avons souhaité prendre le parti du détail et explorer la manière dont le détail peut être pensé dans la littérature médiévale, au-delà du luxe de détails des descriptions dans les romans antiques, par exemple, ou d’une approche qui réduirait le détail à l’étude de realia. Ainsi dans sa contribution sur « les inflexions d’un détail dans le récit médiéval : les muances du noir », Madeleine Jeay revient sur le topos du noir traditionnellement associé à la laideur ou la sauvagerie dans les textes médiévaux et montre que la polysémie du détail de la noirceur, lequel s’intègre dans un ensemble signifiant plus complexe que l’opposition binaire avec le blanc, dépend en grande partie de l’opération de “détaille” à laquelle se livre le lecteur. Enfin, la dernière partie du recueil se concentre sur la translatio du détail à travers des approches complémentaires. Delphine Burghgraeve nous livre une microlecture de la description physique et morale de Pasiphaé dans deux textes différents de la fin du Moyen Âge, l’Ovide moralisé (XIVe siècle) et La Bouquechardière de Jean de Courcy (XVe siècle) afin de dégager le changement axiologique opéré par la réécriture. Jane Taylor envisage les enjeux et la portée du détail dans le processus de refonte en prose et nous propose une étude du détail, à partir de deux mises en prose bourguignonnes, celle de l’Erec de Chrétien de Troyes, et celle du Chastellain de Coucy et de la Dame de Fayel de Jakemés. À l’évidence, le détail apparaît comme un élément clef tant pour l’écrivain que pour l’herméneute. C’est ce que corrobore la contribution de Pascale Mounier qui s’interroge sur l’historicité du détail et de l’accessoire dans les lectures-réécritures de l’Urbano, faussement attribué à Boccace, du XVIe siècle au XVIIIe siècle, en envisageant les enjeux de la réception du détail au cours des siècles.
7Chacun des articles ici assemblés s’emploie à apporter un regard singulier sur ce concept encore nouveau pour la médiévistique ; nous concevons ce recueil comme un préambule ou un prétexte à des analyses théoriques à venir mais dont le mérite réside dans l’intérêt porté à un objet qui ne se dit pas dans la langue médiévale, en dehors des mots « accessoire », « incident » et qui n’en existe pas moins.
Notes
1 D. Arasse, Le Détail : Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Champs Flammarion, 1999.
2 G. Dessons, « La stratégie du détail dans la critique d’art et la critique littéraire », Pouvoir de L’infime. Variations sur le détail, éd. L. Rasson et F. Schuerewegen, Presses Universitaires de Vincennes, 1997, p. 53-67, ici p. 56.
3 Voir D. Boisseau, « De l’“inexistance” du détail », Le détail, éd. L. Louvel, Poitiers, Publications de La Licorne, HS 7, 1999, p. 16-33.
4 G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990.
5 J.-P. Richard, Microlectures, Paris, Seuil, 1979, p. 7.
6 On citera aussi Le parti pris du détail. Enjeux narratifs et descriptifs, éd. M. Ricord, Paris-Caen, 2002 et M. Charles, « Le sens du détail », Poétique, 116, 1998, p. 387-424.
7 Relevons notamment au carrefour entre analyse du détail, de la métonymie et des realia, les contributions suivantes sur le matériau froissardien : Cl. Dauphant, « L’art du détail autobiographique dans la poésie de Jean Froissart : le voyage en Béarn dans Le Dit dou florin », Froissart à la cour de Béarn. L’écrivain, les arts et le pouvoir, éd. V. Fasseur, Turnhout, Brepols, 2009, p. 159-177 ; P. F. Ainsworth, « Knife, key, bear and book : poisoned metonymies and the problem of translatio in Froissart’s later Chroniques », Medium ævum, 59, 1990, p. 91-113 ; B. Ribémont, « Les realia : un concept à définir. L’exemple de l’Espinette amoureuse de Jean Froissart (Les jeux de l’enfance) », Les realia dans la littérature de fiction au Moyen Âge, Wodan, 3, 25, 1993, p. 153-168.
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Référence papier
Patricia Victorin, « Introduction », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 31 | 2016, 121-125.
Référence électronique
Patricia Victorin, « Introduction », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 31 | 2016, mis en ligne le 03 août 2019, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14017 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14017
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