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Kings Like Semi-Gods. Autour des travaux D'Elizabeth A. R. Brown

« Le corps du roi »

Autour des travaux d’Elizabeth Brown sur la mort et les funérailles royales (France, XIVe-XVe siècle)
Murielle Gaude-Ferragu
p. 69-80

Résumés

E. Brown a questionné la mort et ses rituels sous toutes leurs formes. Au-delà du cérémonial, son immense culture lui fait embrasser toutes les dimensions du sujet, dans des domaines aussi variés que la spiritualité, l’anthropologie ou la psychologie. Sous sa plume, selon ses articles, le corps du roi est envisagé sous sa forme purement mortelle – découpé et inhumé dans de grands sanctuaires, au gré des dévotions du défunt – ou sous une forme plus politique, servant la communication du pouvoir

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Texte intégral

  • 1 Tels les travaux anciens mais toujours fondamentaux de Marcel Mauss ou d’Arnold Van Gennep : M. Mau (...)
  • 2 C. Beaune, « Mourir noblement à la fin du Moyen Âge », La mort au Moyen Âge. Colloque de la Société (...)

1Les rituels funéraires intéressent toutes les sciences sociales – philosophie, sociologie, histoire, ethnologie et anthropologie1 –, tant la mort, dans son inéluctabilité, a suscité de réponses, multiples selon les époques, les religions et les sociétés, mais répondant aussi à des invariants universels. Rituel chrétien avant tout, les funérailles occidentales relèvent également de l’histoire sociale – chacun meurt selon son rang comme l’a bien montré Colette Beaune2 – et politique – avec le sacre, l’entrée et le lit de justice, elles font partie des grandes cérémonies mettant en scène le roi en majesté.

  • 3 E. Brown, « The Ceremonial of Royal Succession in Capetian France : The Double Funeral of Louis X » (...)
  • 4 E. Brown, « Royal Bodies, Effigies, Funeral Meals, and Office in Sixteenth-Century France », Microl (...)

2« L’ogre historienne » qu’est Elizabeth Brown a questionné la mort et ses rituels sous toutes ses formes, et ce tout au long de sa carrière. Ses articles sur les funérailles parsèment en effet son parcours de chercheur, des doubles obsèques de Louis X (recherche menée en 1977)3 à sa magnifique découverte de l’ouvrage de Jean Lemaire de Belges sur les funérailles antiques (deux articles parus sur la question, l’un en 1999 et l’autre en 2002)4. Son apport historiographique est immense, en particulier dans le champ du politique, ses réflexions sur les rituels funéraires rejoignant le questionnement beaucoup plus large qu’elle mène sur la royauté, son fonctionnement et ses représentations.

  • 5 Genève, E. Droz, 1960. La traduction française date de 1987 seulement, R. Giesey, Le roi ne meurt j (...)
  • 6 A. Boureau, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français, XVe-XVIIIe sièc (...)

3En réalité, Peggy débuta ses « recherches mortuaires » pour répondre à l’ouvrage écrit par l’un de ses compatriotes, Ralph Giesey, The Royal Funeral Ceremony in Renaissance France (thèse de doctorat soutenue en 1954 et publiée en 19605). Le concept développé (« les deux corps du roi ») comme la méthode employée (des sources décontextualisées pour étayer une thèse préalablement construite) ne lui convenaient pas. Ses critiques rejoignaient les réflexions d’Alain Boureau qui, dans ses articles comme dans son ouvrage Le simple corps du roi, s’attacha à démontrer les périls de l’historiographie américaine dite « cérémonialiste » et son hyperfonctionnalisme dans l’analyse du rituel6.

  • 7 E. Brown, « Death and the Human Body in the Later Middle Ages : The Legislation of Boniface VIII on (...)

4Les recherches de Peggy sur la mort et ses rites ne s’arrêtent pas au seul champ du politique. Son immense culture et son insatiable curiosité lui font embrasser toutes les dimensions du sujet, dans des domaines aussi variés que la spiritualité, l’anthropologie ou la psychologie – comme le montre l’article pionnier qu’elle écrivit sur l’inhumation séparée de différentes parties de la dépouille7. Sous la plume d’Elizabeth Brown, selon ses articles, le corps du roi est donc envisagé sous sa forme purement mortelle – découpé et inhumé dans de grands sanctuaires, au gré des dévotions du défunt –, ou sous une forme plus politique, au service de la communication du pouvoir.

Le corps mortel : l’inhumation séparée de la dépouille

  • 8 La couronne porte cette inscription : « CUEUR DE VERTUS ORNÉ ; DIGNEMENT COURONÉ » (voir le catalog (...)

5Le Musée départemental d’histoire et d’archéologie de Loire-Atlantique Thomas Dobrée détient au sein de ses riches collections un joyau d’orfèvrerie, l’écrin d’or du cœur d’Anne de Bretagne, déposé à la mort de la reine en 1514 dans l’église des Carmes de Nantes, à l’intérieur du tombeau de ses parents, François II et Marguerite de Foix. Cet écrin en forme de cœur et surmonté d’une couronne est unique tant par le matériau utilisé, l’or, intrinsèquement lié au pouvoir et à la majesté, que par la longueur de l’épitaphe ciselée sur la couronne comme sur le cercueil, qui célébrait les titres – royaux et ducaux – de la souveraine et l’excellence de ses vertus8.

  • 9 Brown, « Death and the Human Body » ; voir également A. Bande, Le cœur du roi. Les Capétiens et les (...)

6Si l’écrin est exceptionnel, la pratique de l’inhumation séparée du corps, du cœur et des entrailles était ancienne, comme l’a montré l’article novateur d’Elizabeth Brown paru en 1981, toujours fondamental9. Avec la minutie qui la caractérise, Peggy a en effet abordé la question du découpage corporel à partir d’une bulle qui l’interdisait, celle promulguée par Boniface VIII en 1299 (Detestande feritatis) : le pape s’opposait alors à une pratique qu’il jugeait abominable devant Dieu et contraire à la sensibilité humaine.

  • 10 L’empereur Charles le Chauve, décédé en 877 en passant les Alpes, fut ainsi éviscéré afin de permet (...)
  • 11 Le cœur de la reine Jeanne de Bourbon († 1378) fut inhumé dans l’église des cordeliers de Paris en (...)

7Étudiant la genèse de cette pratique, Peggy montra qu’elle était née en Occident au IXe siècle pour répondre à des problèmes concrets de conservation de la dépouille. Lorsque le prince mourait loin du lieu prévu pour sa sépulture, l’embaumement interne du cadavre était indispensable10. La division changea de sens quand elle devint une décision volontaire, anticipée du vivant du prince, le plus souvent par testament. En France, le premier « souverain » à la réclamer fut une reine, Blanche de Castille, mère de Louis IX et plusieurs fois régente († 1252) : elle demanda à être inhumée dans l’abbaye de Maubuisson d’une part (sépulture de corps), et dans l’abbaye du Lys près de Melun d’autre part (sépulture de cœur), deux monastères cisterciens qu’elle avait fondés avec son fils. Les tombes séparées « anticipées » se multiplièrent ensuite, parmi les rois (Philippe IV le Bel, Philippe V, Charles IV, Philippe VI de Valois et Charles V), leurs épouses (Jeanne de Champagne-Navarre, Clémence de Hongrie, les deux Jeanne de Bourgogne, Jeanne d’Évreux, Jeanne de Bourbon) et les princes du royaume (les ducs de Bourbon, d’Anjou, d’Alençon, de Berry…)11.

  • 12 Brown, « Death and the Human Body », p. 226.

8Élément de distinction, l’élection multiple de sépulture répondait à des motivations variées. Elle permettait tout d’abord de multiplier les prières et les messes célébrées près de la dépouille. Même si plusieurs théologiens jugeaient la pratique inutile, la croyance restait forte d’une intercession plus efficace des prières dites autour du corps – ou d’un fragment de celui-ci, la partie valant pour le tout12. Les testateurs choisissaient d’occuper plusieurs sanctuaires qui leur étaient particulièrement chers, selon leurs dévotions (chartreux, cisterciens, ordres mendiants ou célestins).

9Le choix de la partition répondait également à des motivations affectives et dynastiques. Il s’agissait de rejoindre un proche dans la tombe, enfants ou, le plus souvent, parents. Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe VI, demanda ainsi dans son testament (1335) que son cœur repose dans l’abbaye cistercienne de Cîteaux. Elle rejoignait ainsi ses parents – et sa principauté natale – dans la tombe et rappelait son appartenance à la lignée bourguignonne. Comme on l’a déjà dit, Anne de Bretagne fit de même en 1514 en demandant que son cœur soit inhumé à Nantes, dans le tombeau de ses parents.

  • 13 Archives nationales, J 404B, n° 37.

10D’autres souverains firent un choix plus politique, comme Charles V (testament d’octobre 1374) qui choisit de faire inhumer son cœur dans la cathédrale Notre-Dame de Rouen, où reposait déjà celui de Richard Cœur de Lion († 1199)13. Le roi avait longtemps été duc de Normandie et honorait sa principauté « de jeunesse » par cette élection. Sa tombe « cordiale » lui permettait également d’ancrer corporellement sa présence dans une région alors convoitée par le roi d’Angleterre.

  • 14 Voir son traité composé en 421 « sur les soins dus aux morts » (De cura pro mortuis gerenda), cité (...)
  • 15 L.-V. Thomas, Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985, p. 142.

11Elizabeth Brown conclut son article par des réflexions plus anthropologiques sur le rapport au cadavre. La pratique de la division témoigne du statut ambigu du « corps mort ». Saint Augustin avait tenté de « déspatialiser » le culte des défunts. Les corps étant destinés à la Résurrection, le lieu d’ensevelissement et la tombe n’avaient selon lui aucune importance14. Pourtant la théorie (les traités des théologiens) comme la pratique montrent que le corps peut être utile dans la perspective du salut en attirant des prières plus efficaces, parce que célébrées devant lui – ou devant des fragments de celui-ci. De manière plus générale, les anthropologues ont relevé l’importance accordée au retour à la terre-mère et à l’inhumation auprès des ancêtres, comme s’il importait que l’après-mort prolonge la vie vécue dans un monde connu15. On souhaite retrouver ses proches dans la tombe, comme si leur présence apportait un sentiment de sécurité et de réconfort.

Le corps politique : doubles funérailles et effigie

Les doubles funérailles

  • 16 E. Brown, « The Ceremonial of Royal Succession in Capetian France : The Double Funeral of Louis X »

12Les funérailles intéressent aussi l’histoire politique. Peggy Brown a magnifiquement mis en lumière cette récupération possible du rituel en étudiant les doubles funérailles de Louis X, organisées plus d’un mois après son décès par son frère Philippe de Poitiers16. Le roi mourut brutalement le 5 juin 1316 à Vincennes. Ses proches parents, en particulier son oncle Charles de Valois, alors maître des affaires du royaume – la reine était enceinte, la place de régent était à prendre –, firent célébrer deux jours plus tard des funérailles fastueuses, à Notre-Dame et à Saint-Denis. Elles coûtèrent près de 2 800 livres parisis, somme considérable pour de telles cérémonies. Le corps fut paré de lumière, surmonté dans l’une et l’autre église d’une chapelle ardente richement illuminée.

  • 17 Il fera ensuite débuter son règne par la date de cette seconde célébration.

13Un mois plus tard, les 12 et 13 juillet, Philippe de Poitiers, qui avait été retenu à Lyon, loin de l’enterrement de son frère, par l’élection pontificale, fit renouveler les célébrations dionysiennes (vigiles et messe de requiem célébrés devant la tombe, parée de draps d’or). Il y consacra une somme modique (59 livres parisis), mais il s’agissait pour lui de se poser en régent – voire en successeur éventuel. Il était en effet d’usage que l’héritier au trône accompagne le corps de son prédécesseur jusqu’à sa tombe17. Le futur Philippe V utilisait ainsi le cérémonial et les gestes symboliques qui l’accompagnent pour affirmer sa place dans le gouvernement du royaume et la succession monarchique.

  • 18 D’après les registres des délibérations de la ville de Paris, cités par P.-G. Girault, Les funérail (...)

14Au début du XVIe siècle encore, à la mort d’Anne, reine de France et duchesse de Bretagne, François d’Angoulême (le futur François Ier) exigea d’être placé directement derrière le cercueil dans le convoi parisien ; ce que le Conseil royal lui accorda, car il « était la première personne du royaume pour hériter à la couronne18 » – successeur de Louis XII, il était en outre fiancé à sa fille, Claude de France. En revanche, à partir de la fin du XIVe siècle, pour des raisons d’abord conjoncturelles puis plus politiques, le roi ne participa plus aux funérailles de ses parents, et notamment de son père.

L’effigie et le simple corps du roi : débats historiographiques

  • 19 Brown, « Royal Bodies, Effigies, Funeral Meals, and Office », p. 437-508.

15Ralph Giesey relia cette absence à l’invention de l’effigie. Sur la cérémonie des funérailles, l’apport le plus important d’Elizabeth Brown est probablement d’avoir démontré l’inanité de la thèse de Ralph Giesey sur le double corps du roi. Elle le fait avec beaucoup de gentillesse, dédiant même un de ses articles à son collègue américain aujourd’hui décédé19.

  • 20 Cette présentation historiographique est en grande partie reprise de ma thèse, M. Gaude-Ferragu, D’ (...)
  • 21 E. Kantorowicz, The King’s Two Bodies : A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton, Princet (...)

16Rappelons la teneur du débat20. Ralph Giesey avait proposé de voir dans l’utilisation de l’effigie l’incarnation d’une idée politique théorisée pour l’Angleterre par Ernst Kantorowicz, celle des « deux corps du roi21 ». Le monarque aurait deux corps, un corps physique, mortel et un corps institutionnel, éternel, représenté par un mannequin de cire, vêtu « à la royale », couronné et tenant le sceptre et la main de justice.

17L’apparition de l’effigie répond d’abord à une nécessité pratique. L’intervalle entre la mort et l’inhumation excédant au XVe siècle les quelques jours qui rendaient possible la présentation « à découvert » de la dépouille, on utilisa à partir des funérailles de Charles VI (1422), un substitut, qui était présenté dans le convoi parisien et lors des cérémonies dionysiennes.

18Selon l’historien américain, les funérailles de Charles VIII en 1498 représenteraient un tournant dans le rituel. À cette date, l’effigie, loin d’être un simple substitut, incarnerait le corps politique du monarque, séparé de son corps mortel, qui repose dans un cercueil. Les cris poussés au moment de l’inhumation (« Le roi est mort, vive le roi ») permettraient le transfert de cette dignité supra-personnelle d’un souverain à l’autre.

19La théorie de Ralph Giesey repose tout d’abord sur l’absence volontaire du successeur aux cérémonies funèbres. En 1498, Louis XII ne conduit pas le deuil mais reste délibérément absent du convoi et des célébrations à Saint-Denis. Auparavant, l’éloignement du monarque s’expliquait par des problèmes conjoncturels. Cette fois, c’est la présence de l’effigie personnifiant l’autorité souveraine qui explique que le roi se tienne à l’écart : « Si le nouveau roi avait été présent lui aussi, la procession aurait comporté deux rois de France, ce qui eût été une maladresse ». Ralph Giesey insiste par ailleurs sur la séparation dans le convoi, à partir des funérailles de Louis XII en 1515, de l’effigie et du corps, séparation qui met en scène « le roi vivant, contrastant avec sa mort réelle ». Ce dualisme est encore accentué en 1547 (mort de François Ier), le chariot portant le cadavre venant bien avant l’effigie. À cette date, elle incarne à tel point le roi vivant qu’on lui sert des repas. Ce rituel est accompli dès la mort du souverain, à côté du corps en bière puis à côté de l’effigie, placée sur le lit d’honneur.

20Que penser de cette théorie ? On ne peut contester l’idée de la pérennité du pouvoir royal. Le souverain meurt, mais l’office royal, la dignitas, se perpétue. Ce principe justifie que les présidents du parlement de Paris arborent leur habit rouge lors des funérailles dès lors que la justice du roi ne saurait s’éteindre. Dans son ordonnance rédigée en 1498, Pierre d’Urfé, grand écuyer de Charles VIII, évoque aussi cette idée en rappelant que la bannière de France « ne meurt jamais ».

  • 22 Pour E. Brown et A. Boureau, articles et ouvrages cités p. 69, n. 1 et p. 70, n. 2. M. Chatenet et (...)
  • 23 En 1498 par exemple, Louis XII commence à écrire des lettres scellées de son sceau dès la mort de s (...)

21Pour autant, comme l’historiographie récente l’a démontré (Elizabeth Brown, Alain Boureau, Monique Chatenet et Alain Marchandisse22), cette dignité ne s’incarne pas dans l’effigie, et ce, pour plusieurs raisons. Depuis le milieu du XIVe siècle, la royauté se transmet instantanément dès la mort du souverain à son successeur. Dans les registres de la chambre des comptes de Paris, alors que les règnes de Philippe VI et de Jean II sont datés du jour des funérailles de leurs prédécesseurs, ceux de Charles V et de Charles VI sont mentionnés comme ayant commencé au jour de la mort, respectivement, de Jean II et de Charles V. Juridiquement, comme le reconnaît d’ailleurs Ralph Giesey, la cérémonie funèbre ne limite pas le pouvoir du nouveau roi qui, au XVe siècle, prend aussitôt des édits en son nom23. En revanche, elle limite selon lui la manifestation visible de ce pouvoir, puisque le nouveau roi reste à l’écart de la vie publique jusqu’à l’enterrement. Tous les honneurs sont rendus à l’effigie. Si sa présence exclut celle du second monarque, c’est bien qu’elle incarne la dignité royale.

22Mais cette absence est également à mettre en relation avec les événements politiques qui entourent la mort de Charles VIII. Alain Boureau relève tous les dangers de la décontextualisation pratiquée par les cérémonialistes. L’absence de Louis XII aux funérailles de son prédécesseur se justifie moins par l’existence de l’effigie que par les difficiles relations que le roi a nouées avec l’hôtel du défunt, en particulier avec Pierre d’Urfé, organisateur du cérémonial.

  • 24 François d’Angoulême voulut marcher derrière le cercueil d’Anne de Bretagne en 1514, mais il n’étai (...)

23L’absence de Louis XII s’explique aussi par les rapports que le monarque entretient avec le cadavre. Le roi n’assiste plus aux funérailles de son père depuis la fin du XIVe siècle, souvent pour des raisons conjoncturelles. Mais il est également absent des cérémonies organisées en l’honneur de sa mère ou de son épouse, et ce dès 1378 : si Charles V participe en 1371 au convoi de la reine Jeanne d’Évreux (veuve de Charles IV), il n’assiste pas aux cérémonies célébrées en l’honneur de sa femme, Jeanne de Bourbon. Au XVe siècle, le roi participe rarement aux funérailles princières – à quelques exceptions près : Louis XI est présent aux vigiles de Dunois à Notre-Dame de Cléry. Il se contente le plus souvent d’une courte visite, marquée par une aspersion d’eau bénite au corps du défunt, avant de disparaître de la scène publique. En 1498, par exemple, Louis XII se rend rapidement à Amboise pour se recueillir devant la dépouille de Charles VIII et il retourne à Blois aussitôt. Même quand le monarque se trouve dans la ville où se déroulent les célébrations princières, il envoie de grands seigneurs pour le représenter mais se tient loin du corps. Il fait en revanche célébrer des services funèbres in absentia corporis, services auxquels il assiste. Les cérémonies sont en tout point identiques, mais la dépouille est absente, simplement figurée par un cercueil vide. À partir de la fin du XIVe siècle, le roi se tient donc systématiquement à l’écart du cadavre, comme s’il existait une souillure possible que le souverain, personnage sacré, devait fuir24.

24Elizabeth Brown a par ailleurs démontré que les repas servis à l’effigie ne signifient pas qu’elle incarnait l’immortalité de la dignité royale – ils étaient d’ailleurs servis aussi devant le corps. Ils s’expliquent plutôt par la volonté, au début du XVIe siècle, d’imiter des pratiques antiques.

25Rappelons rapidement l’origine de ces repas. Sous Charles VIII, en 1498, l’usage de la table dressée en l’honneur du prince défunt n’apparaît pas encore. Il s’agit seulement de montrer que le roi, jusqu’à la mise en terre, tient table ouverte pour ses officiers, comme lorsqu’il était vivant :

  • 25 R. Gaguin, La mer des croniques et miroir hystorial de France, Paris, 1525, fol. 221v.

en quelque lieu qu’on arrivoit pour loger, marchoit devant avec les officiers et serviteurs domestiques de la salle du roy, Chasteaudieux, lors maistre d’hostel, qui les alimens preparoit à celle multitude tout ainsi comme se Charles eust esté encores vivant25.

26Une table est en revanche bien dressée en l’honneur d’Anne de Bretagne (1514) :

  • 26 Récit des funérailles d’Anne de Bretagne par Bretaigne, son héraut d’armes, éd. L. Merlot et M. de (...)

La noble royne et duchesse, […] depuys sa mort jusques à ce qu’elle a esté en sa mère la terre a tousjours, tant au diner qu’au soupper, esté servy de table et nappe mise, Benedicite et graces dictes en la chambre de la dame d’honneur [dans le château de Blois], le dict abbé de la Roue servant de aumosnier, et Monseigneur d’Avaugour de grant maistre. À cette piteuse serte [repas], se trouvoient beaucoup d’officiers pleurant26.

27Chaque jour, deux repas sont servis devant un siège vide, sans que le rite ne soit encore lié à l’effigie – qui n’apparaît qu’à Paris, dans le convoi. Un an plus tard, à la mort de Louis XII, le 1er janvier 1515 à Paris, et jusqu’à son enterrement à Saint-Denis le 12 janvier, son sénéchal et son valet tranchant lui présentent des repas, matin et soir, selon le même cérémonial que lorsqu’il était encore vivant – la nourriture est ensuite donnée aux pauvres. On connaît également toute l’importance des repas servis devant le corps puis devant l’effigie de François Ier en 1547.

28Peggy a brillamment montré que cette coutume fut adoptée à la suite d’un passage du traité de Jean Lemaire de Belges consacré aux pompes funèbres antiques et modernes. Ce poète, attaché à la maison d’Anne de Bretagne après avoir été au service des Beaujeu et des Habsbourg, grand auteur d’épitaphes et de relations funèbres, connaissait dans le détail le cérémonial princier. Il écrivit son traité en 1507 pour Marguerite d’Autriche qu’il servait alors. Peu après la mort d’Anne de Bretagne, il révisa quelques aspects de son travail et le dédia à la fille de celle-ci, Claude de France.

  • 27 Après avoir consacré quelques pages aux obsèques du roi, l’historien grec décrit l’enterrement des (...)

29S’intéressant aux funérailles antiques, il présenta les coutumes « des Troyens, Grecz, Roumains, Egiptiens et Juifz ». Il s’inspira des récits d’Homère, de Virgile, de Plutarque et de Suétone. Les deux versions de son traité contiennent un passage sur les repas mortuaires servis au défunt : alors qu’on s’apprête à brûler le corps, « encores asseoit on aupres de luy sur une table dressee, le service ordinaire de vin et de viande comme s’il eust esté vif ». Il reprend ici le récit d’Hérodote consacré aux funérailles des Scythes27. Jean Lemaire était présent aux obsèques d’Anne de Bretagne, mais on ne sait s’il joua vraiment un rôle dans leur élaboration. Il était en revanche l’ami de Jean Perréal qui fabriqua l’effigie et intervint dans le rituel.

  • 28 Sur les funérailles des reines, M. Gaude-Ferragu, « L’honneur de la reine : la mort et les funérail (...)

30La présence d’effigies aux funérailles des reines met également à mal l’hypothèse de Giesey sur le corps politique du roi. Dès la mort d’Isabeau de Bavière en 1435, celles-ci bénéficient d’un mannequin de cire, revêtu de l’habit royal, couronné et tenant le sceptre, sans que se pose pour elles le problème de la permanence politique. En effet, si le « roi ne mourait jamais », la reine ne disposait que d’un corps mortel, éphémère, sans aucune transcendance : sa dignité s’éteignait avec elle ; elle disposait pourtant d’une effigie28.

  • 29 Pour lui, la dignité souveraine au sein des funérailles est plutôt représentée par les membres du P (...)

31En outre, aucun juriste, aucun théoricien, même un spécialiste des funérailles royales comme Jean Du Tillet au XVIe siècle, n’a jamais comparé l’effigie au corps politique et immortel du roi. Il lui octroie en réalité d’autres qualités : elle fonctionne comme un souvenir, une « représentation » de l’individu gisant caché dans le cercueil, favorisant l’émotion et les prières29.

32Enfin, l’effigie représenterait le corps de gloire du défunt, promis à la Résurrection, tout comme les priants royaux de Saint-Denis. Ceci permettrait d’expliquer les honneurs qu’on lui rend alors que le corps semble faire l’objet, au moins pour le XVIe siècle, de moins d’attention. Lors des funérailles du cardinal Georges d’Amboise en 1510, Monique Chatenet et Alain Marchandisse constatent que les parents du défunt préfèrent se recueillir devant un mannequin de cire, alors que le corps a déjà été transporté dans l’église voisine. Ils concluent :

  • 30 Chatenet et Marchandisse, « Les funérailles de Georges d’Amboise ».

Sans doute attribuons-nous au corps destiné à retomber en poussière une importance que les hommes du XVIe siècle accordaient plutôt à l’âme chrétienne dans l’attente de la Résurrection. Le mot « représentation » prend alors tout son sens : ce mannequin représente visuellement le défunt dans l’espérance de sa vie éternelle ; c’est en ce sens, chrétien et non juridique, que l’effigie incarne une notion d’éternité30.

33Elizabeth Brown a ainsi pu montrer, avec d’autres grands historiens, que le corps du roi reste simple. Le mannequin de cire sert à le représenter en majesté, substitut à une dépouille qu’il n’était plus possible d’exposer à découvert, figuration aussi de son corps de gloire destiné à la Résurrection.

34La mort et les funérailles ouvrent à toutes les sciences et à toute forme d’histoire. Cette pluridisciplinarité séduit de nombreux chercheurs. Mais on n’entre pas dans ce champ d’étude par hasard, la dimension scientifique de toute recherche rejoignant sans doute des questionnements plus personnels. Pour moi, ce sujet m’aura permis de rencontrer une grande historienne – en 1996, à Lyon, au sein d’un colloque sur le cadavre –, et de la retrouver au fil des ans sur des thèmes tout aussi évocateurs. Outre la qualité extrême de son travail et l’intelligence de ses propos, Peggy a une vertu exceptionnelle, celle du partage, avec tous, étudiants et professeurs, sur des sources ou des problématiques scientifiques, mais partage aussi de sa passion, celle de l’histoire, qui l’anime constamment.

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Notes

1 Tels les travaux anciens mais toujours fondamentaux de Marcel Mauss ou d’Arnold Van Gennep : M. Mauss, « L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens) », Journal de psychologie, 18, 1921, p. 425-433 ; A. Van Gennep, Les Rites de passage, Paris, É. Nourry, 1909.

2 C. Beaune, « Mourir noblement à la fin du Moyen Âge », La mort au Moyen Âge. Colloque de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, Strasbourg, Librairie Istra, 1977, p. 125-143.

3 E. Brown, « The Ceremonial of Royal Succession in Capetian France : The Double Funeral of Louis X », Traditio, 34, 1978, p. 227-271, réimpr. E. Brown, The Monarchy of Capetian France and Royal Ceremonial, Aldershot, Variorum, 1991, n° VII.

4 E. Brown, « Royal Bodies, Effigies, Funeral Meals, and Office in Sixteenth-Century France », Micrologus, 7 : Le cadavre, Anthropologie, archéologie, imaginaire social, éd. J. Chiffoleau et A. Paravicini-Bagliani, 1999, p. 437-508 ; E. Brown, « Refreshment of the Dead : Post Mortem Meals, Anne de Bretagne, Jean Lemaire de Belges, and the Influence of Antiquity on Royal Ceremonial », Les funérailles à la Renaissance : XIIe colloque international de la Société française d’étude du seizième siècle, Bar-le-Duc, 2-5 décembre 1999, éd. J. Balsamo, Genève, Droz, 2002, p. 113-130.

5 Genève, E. Droz, 1960. La traduction française date de 1987 seulement, R. Giesey, Le roi ne meurt jamais. Les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1987.

6 A. Boureau, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Ed. de Paris, 1988 ; A. Boureau, « Ritualité politique et modernité monarchique. Les usages de l’héritage médiéval », L’État ou le roi, les fondations de la modernité monarchique en France (XIVe-XVIIe siècles), éd. N. Bulst, R. Descimon, A. Guerreau, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1996, p. 9-22.

7 E. Brown, « Death and the Human Body in the Later Middle Ages : The Legislation of Boniface VIII on the Division of the Corpse », Viator, 12, 1981, p. 221-270, réimpr. Brown, The Monarchy of Capetian France, n° VI.

8 La couronne porte cette inscription : « CUEUR DE VERTUS ORNÉ ; DIGNEMENT COURONÉ » (voir le catalogue d’exposition consacré à Anne de Bretagne, Anne de Bretagne. Une histoire, un mythe, Paris, Somogy éd. d’art, 2007, p. 186). Voir également le catalogue de l’exposition qui lui a été consacrée au château de Châteaubriant du 14 juin au 28 septembre 2014, Le cœur d’Anne de Bretagne, Silvana Editoriale, 2014.

9 Brown, « Death and the Human Body » ; voir également A. Bande, Le cœur du roi. Les Capétiens et les sépultures multiples, XIIIe-XVe siècles, Paris, Tallandier, 2009.

10 L’empereur Charles le Chauve, décédé en 877 en passant les Alpes, fut ainsi éviscéré afin de permettre son retour à Saint-Denis où il avait élu sépulture, Brown, « Death and the Human Body », p. 226-239.

11 Le cœur de la reine Jeanne de Bourbon († 1378) fut inhumé dans l’église des cordeliers de Paris en suivant sans doute sa volonté, mais son testament, s’il a jamais existé, a disparu.

12 Brown, « Death and the Human Body », p. 226.

13 Archives nationales, J 404B, n° 37.

14 Voir son traité composé en 421 « sur les soins dus aux morts » (De cura pro mortuis gerenda), cité par M. Lauwers, La mémoire des ancêtres. Le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège, XIe-XIIIe siècles), Paris, Beauchesne, 1997, p. 74.

15 L.-V. Thomas, Rites de mort. Pour la paix des vivants, Paris, Fayard, 1985, p. 142.

16 E. Brown, « The Ceremonial of Royal Succession in Capetian France : The Double Funeral of Louis X ».

17 Il fera ensuite débuter son règne par la date de cette seconde célébration.

18 D’après les registres des délibérations de la ville de Paris, cités par P.-G. Girault, Les funérailles d’Anne de Bretagne, reine de France. L’hermine regrettée, Montreuil, Éd. Gourcuff Gradenigo, 2014, p. 13.

19 Brown, « Royal Bodies, Effigies, Funeral Meals, and Office », p. 437-508.

20 Cette présentation historiographique est en grande partie reprise de ma thèse, M. Gaude-Ferragu, D’or et de cendres. La mort et les funérailles des princes dans le royaume de France au bas Moyen Âge, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005 ; voir aussi Girault, Les funérailles d’Anne de Bretagne.

21 E. Kantorowicz, The King’s Two Bodies : A Study in Mediaeval Political Theology, Princeton, Princeton University Press, 1957.

22 Pour E. Brown et A. Boureau, articles et ouvrages cités p. 69, n. 1 et p. 70, n. 2. M. Chatenet et A. Marchandisse, « Les funérailles de Georges d’Amboise (Lyon et Rouen, 25 mai-20 juin 1510 », Au seuil de la Renaissance. Le cardinal Georges d’Amboise (1460-1510). Actes du colloque Georges d’Amboise, l’homme et son œuvre (Rouen, 8-9 octobre 2010), dir. J.-P. Chaline, Rouen, Société de l’histoire de Normandie, 2012, p. 159-169.

23 En 1498 par exemple, Louis XII commence à écrire des lettres scellées de son sceau dès la mort de son prédécesseur, pratique que sanctionne le Parlement, Brown, « Royal Bodies, Effigies, Funeral Meals, and Office », p. 457. Déjà, à la mort de Charles VI en 1422, les lettres et les actes à la chancellerie royale sont expédiés au nom de Henri, roi de France et d’Angleterre, et ce avant l’inhumation du roi, Arch. nat., X1A 1480, fol. 261r (registres du parlement de Paris).

24 François d’Angoulême voulut marcher derrière le cercueil d’Anne de Bretagne en 1514, mais il n’était pas encore roi ; Louis XII gouvernait – il n’assista d’ailleurs pas aux funérailles de son épouse – et François n’était que le successeur présumé.

25 R. Gaguin, La mer des croniques et miroir hystorial de France, Paris, 1525, fol. 221v.

26 Récit des funérailles d’Anne de Bretagne par Bretaigne, son héraut d’armes, éd. L. Merlot et M. de Gombert, Paris, Aubry, 1858, p. 72.

27 Après avoir consacré quelques pages aux obsèques du roi, l’historien grec décrit l’enterrement des simples particuliers. Les parents du défunt promenaient pendant quarante jours son cadavre sur un char et l’emmenaient chez des amis. Chacun les recevait et leur offrait un banquet, « en présentant au mort comme aux autres sa part de tous les mets ».

28 Sur les funérailles des reines, M. Gaude-Ferragu, « L’honneur de la reine : la mort et les funérailles de Charlotte de Savoie (1er-14 décembre 1483) », Revue historique, 2009, p. 779-804.

29 Pour lui, la dignité souveraine au sein des funérailles est plutôt représentée par les membres du Parlement qui portent les robes de leur fonction, témoignant que « la justice ne meurt jamais ». Il a en réalité une conception complexe du corps royal. Il en distingue quatre composantes. Les deux premières sont entre les mains de l’Église : le cadavre mis en terre qui redeviendra poussière et le corps de gloire, destiné à la Résurrection. Il évoque ensuite la personne du roi, entité individuelle à mi-chemin entre le corps et l’office royal. La dernière composante est l’office que le roi a exercé, représenté aux funérailles par les robes rouges du Parlement.

30 Chatenet et Marchandisse, « Les funérailles de Georges d’Amboise ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Murielle Gaude-Ferragu, « « Le corps du roi » »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 31 | 2016, 69-80.

Référence électronique

Murielle Gaude-Ferragu, « « Le corps du roi » »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 31 | 2016, mis en ligne le 03 août 2019, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14007 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14007

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Auteur

Murielle Gaude-Ferragu

Murielle Gaude-Ferragu est spécialiste d’histoire politique et maître de conférences à l’université Paris 13 Nord. Elle a consacré ses recherches au pouvoir et à ses représentations à la fin du Moyen Âge, tant d’un point de vue cérémoniel en publiant D’or et de cendres (Villeneuve d’Ascq, 2005), qu’à travers l’histoire du genre avec La Reine de France. Le pouvoir au féminin (Paris, 2014). Université Paris 13 Nord. Sorbonne Paris Cité. Pléiade (EA 7388), Cresc. Membre junior de l’IUF

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