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Kings Like Semi-Gods. Autour des travaux D'Elizabeth A. R. Brown

L’usage de la plena potestas dans les assemblées médiévales

Autour d’une controverse
Caroline Decoster
p. 31-42

Résumés

La plena postestas et son usage par les gouvernants ont été l’objet d’une controverse entre Elizabeth Brown et Gaines Post. G. Post en a montré tout le potentiel en matière de droit public et le large usage que les gouvernants purent en faire. E. Brown s’est elle tournée vers les sources de la pratique, mettant en lumière la maîtrise des techniques de représentation par les gouvernés. Elle a ainsi permis de renouveler la manière d’appréhender les assemblées médiévales

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Texte intégral

  • 1 Ses articles les plus fondamentaux ont été regroupés dans un même volume : G. Post, Studies in Medi (...)
  • 2 G. Post, « Plena Postestas and Consent in Medieval Assemblies. A Study in Romano-Canonical Procedur (...)
  • 3 Representative Institutions in Theory and Practice : Historical Papers Read at Bryn Mawr College, A (...)
  • 4 Viator, 2, 1972, p. 329-364 ; réimpr. E. Brown, Politics and Institutions in Capetian France, Alder (...)

1Dans cet hommage rendu à l’œuvre d’Elizabeth Brown, il m’a été demandé de présenter l’apport de ses travaux sur les assemblées. Ambitieux programme ! J’ai donc choisi de ne pas faire une présentation exhaustive, l’exercice confinant alors à un simple catalogage, mais de retenir un point précis, révélateur de l’approche d’E. Brown : l’usage de la plena potestas dans la convocation des assemblées. Cette question renvoie à la controverse qui opposa – sur un plan scientifique – Elizabeth Brown à Gaines Post. Les nombreux travaux que Gaines Post a consacrés à la construction des différentes monarchies occidentales à l’époque médiévale sont toujours des références1. Si l’étude de cette notion de plena potestas traverse son œuvre, il lui consacra plus particulièrement un article paru dans Traditio en 19432. Cet article est construit selon son approche habituelle : partant d’une notion juridique, il en analyse en profondeur l’utilisation dans la construction de la notion d’État et, plus largement, d’un droit public, à l’époque médiévale. Elizabeth Brown a répondu aux conclusions de Gaines Post par deux articles : un premier paru en 1970, « Philip the Fair, Plena Potestas, and the Aide pur fille marier3 », et un second, plus développé, deux ans plus tard : « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages : The Theoretical Foundations and the Evolution of Practice in the Thirteenth-and Fourteenth-Century Midi4 ». Il ne s’agira bien évidemment pas de se poser en tant qu’arbitre de cette disputatio, mais de montrer en quoi elle fut révélatrice d’un nécessaire repositionnement dans la manière d’aborder la question des assemblées et plus largement celle du rapport gouvernés / gouvernants.

  • 5 C. 2. 12.10 : Si procurator ad unam speciem constitutus officium mandati egressus est, id quod gess (...)

2Avant d’aller au fond de cette controverse, il est nécessaire de présenter brièvement la plena potestas, plus particulièrement son origine romaine et son interprétation par la doctrine savante médiévale. En droit romain, la plena potestas relève du droit privé ; elle est relative au contrat de mandat, un des rares contrats consensuels du droit romain. C’est un contrat à titre gratuit, par lequel un mandataire s’oblige envers son mandant à gérer une affaire ou à rendre un service ; le mandat est donc une opération qui s’apparente à un service d’ami. Le mandat s’est développé à partir du IIe siècle avant notre ère dans un contexte où les Romains étaient souvent absents, pour de longues campagnes militaires ou pour la gestion de leurs affaires, par exemple. On trouve mention de la plena potestas dans une constitution de l’empereur Alexandre Sévère5. Si un procureur auquel est confiée la charge de gérer une affaire ou de suivre une procédure vient à excéder les limites de son mandat ou les instructions de son mandant, ses actes ne pourront porter préjudice à son mandant. Une exception est toutefois prévue. Si le mandataire a la plena potestas, le jugement ou tout acte de gestion d’affaires ne pourra alors être annulé.

  • 6 Sur la question du mandat au Moyen Âge, F. Cagninacci, Le mandat dans la doctrine française, XIIIe- (...)
  • 7 Post, « Plena Postestas and Consent in Medieval Assemblies », p. 92-102.

3Cette plena potestas a attiré l’attention des juristes médiévaux ; comme d’habitude, la doctrine savante va en faire une riche interprétation, qui ne sera pas simplement cantonnée au domaine du droit privé, mais qui servira également de fondement à de nombreuses constructions en droit public6. Gaines Post a retracé en partie les vicissitudes de ces interprétations savantes7. Il relève par exemple que l’on trouve des références à la plena potestas aussi bien chez les canonistes que chez les romanistes ; les uns et les autres s’y sont particulièrement intéressés en matière de représentation en justice. Bien que l’on trouve certaines divergences sur la formulation adéquate pour octroyer ces pleins pouvoirs, la plupart s’accordent pour suivre le sens général de la constitution d’Alexandre Sévère : si le mandant donne à son mandataire la plena potestas, il doit accepter le jugement rendu dans l’affaire confiée à son représentant. Invoquer la plena potestas dans un mandat signifie qu’il s’agit d’une vraie représentation, sans possibilité de referendum : cela donne au représentant le pouvoir d’agir et de répondre aux arguments de l’adversaire, selon sa propre appréciation de la situation. Ainsi, le mandataire ne peut arguer de la nécessité d’aller consulter son mandant pour de nouvelles instructions – il s’agit ici d’éviter l’allongement des procédures par des procédés dilatoires et l’engorgement des juridictions.

4Un tel instrument n’est pourtant pas resté longtemps dans le domaine du droit privé. Au contraire, très vite, il a commencé à intéresser les princes. Comme Gaines Post s’est efforcé de le montrer, la plena potestas est devenue un instrument utile, dans l’arsenal politique des gouvernants, au service de l’affirmation du pouvoir des princes. C’est sur ce point qu’Elizabeth Brown a répondu, en mettant en lumière que les gouvernés ne sont pas non plus novices dans l’utilisation des mécanismes de représentation et qu’ils savent se montrer prudents dans celle de la plena potestas : celle-ci doit servir la défense de leurs prérogatives, et non leur lier les mains face aux gouvernants.

Un instrument au service de l’affirmation du pouvoir des princes

  • 8 Post, « Plena Postestas and Consent in Medieval Assemblies », p. 103-108.

5Gaines Post pointe différents usages de la plena potestas par les gouvernants : les princes en dotent leurs ambassadeurs et les différents agents à leur service, les magistrats des villes leurs représentants, le pape ses légats8. L’auteur estime que la plena potestas donne carte blanche à ces agents, dans les limites des intérêts de leur mandant et de sa connaissance de l’affaire. Il faut nuancer quelque peu cette analyse, en distinguant l’aspect juridique de l’aspect politique. Certes, la plena potestas semble juridiquement libérer les mains du représentant ; mais, dans le domaine politique, son action est liée par avance par les impératifs de son mandant. Il lui serait difficile d’agir contre les intentions et les instructions de son maître, au risque de subir par la suite les conséquences de son mécontentement. Ce n’est pas tant le mandat qui guide l’action d’un représentant – ce n’est qu’un moyen juridique – mais bien la prise en considération de la volonté du prince. Dans cette perspective, le mandat, et la plena potestas qu’il matérialise, apparaissent plus formels que réels.

  • 9 Post, « Plena Postestas and Consent in Medieval Assemblies », p. 108-110.
  • 10 En Angleterre, J. G. Edwards, « The Plena Potestas of English Parliamentary Representatives », Oxfo (...)

6Gaines Post poursuit son raisonnement en s’intéressant à l’utilisation de la plena potestas dans un autre cadre politique : la convocation d’assemblées par les gouvernants, empereur, pape et rois9. La situation est ici différente. Il ne s’agit pas en effet, pour le prince, de confier une mission à un de ses serviteurs, matérialisée par l’octroi d’un mandat et de la plena potestas. Dans le texte des convocations qu’ils adressent à leurs sujets, les gouvernants insèrent une mention exigeant l’octroi de la plena potestas dans les procurations remises aux participants. Le prince exige donc que les procureurs paraissent devant lui, porteurs d’une procuration par laquelle leurs mandataires leur accordent la plena potestas, nécessaire à ratifier toutes les demandes qui leur seront faites. Gaines Post estime que, passé le milieu du XIIIe siècle, l’usage de la plena potestas à cette fin devient fréquente ; au début du XIVe siècle, il est devenu normal de l’utiliser pour envoyer des représentants tant aux assemblées ecclésiastiques – conciles, chapitres – qu’aux assemblées laïques – parlement anglais, Cortes ibériques ou états généraux de France10. Pour en rendre compte, l’auteur fait un parallèle entre l’usage qui est fait du mandat devant les cours de justice et celui qui en est fait au sein des assemblées. Dans une procédure judiciaire ordinaire, la plena potestas signifie la pleine acceptation, par le mandant, de la décision de la cour. Cette acceptation est fondée, non seulement sur la reconnaissance de la juridiction de cette cour, mais aussi sur l’autorité des gouvernants dont le rôle et surtout le devoir sont de faire appliquer le droit.

7Gaines Post s’interroge ensuite pour savoir si, au sein des assemblées politiques, la plena potestas implique le même genre d’acceptation des participants envers les demandes royales. Il estime que la procédure par laquelle des représentants sont convoqués aux assemblées présente certaines analogies, mais qu’elle n’explique pas tout. En effet, même si une assemblée peut se comparer à une cour suprême, elle ne tire pas son origine de la procédure romano-canonique, mais de la curia des temps féodaux, qui incarnait, pour un seigneur, tout à la fois sa cour de justice, son conseil et une assemblée. Selon lui, l’analyse doit mettre en balance l’autorité royale face aux droits reconnus aux individus et aux communautés par les lois et coutumes. Considérant cette réserve, Gaines Post estime toutefois que le déroulement d’une assemblée présente des similitudes avec le procès : le prince se retrouve en position de justifier ses demandes face aux participants, et même de défendre sa cause, d’une certaine manière. Là encore, se pose la même question que pour les procédures judiciaires : l’exigence de la plena potestas dans les convocations aux assemblées est-elle un moyen d’empêcher les représentants d’arguer de l’insuffisance de leurs procurations, afin d’obtenir un délai, le temps de demander de plus amples instructions à leurs mandants ?

  • 11 C. H. Taylor, « An Assembly of French Towns in March 1318 », Speculum, 13, 1938, p. 295-303 ; C. H. (...)
  • 12 Post, « Plena Potestas and Consent in Medieval Assemblies », p. 91-163.
  • 13 O. Ulph, « The Mandate System and Representation to the Estates General under the Old Regime », Jou (...)

8Gaines Post reprend sur ce point l’analyse de Charles H. Taylor11. Celui-ci estimait possible que les représentants participant à ces assemblées et dotés de la plena potestas à cette fin, soient devenus, au fur et à mesure de l’avancée de la pratique institutionnelle, des agents libres, à charge, bien évidemment, pour les gouvernants de les informer, avec la précision nécessaire, sur les demandes qui seraient formulées à cette occasion, afin que la procuration soit rédigée en pleine connaissance de cause. Ainsi, pour faire en sorte que les représentants à l’assemblée puissent engager leurs communautés, les princes s’inspirent de la procédure judiciaire, qui connaît la représentation parfaite, et exigent des communautés convoquées qu’elles envoient des représentants munis de la plena potestas. Cette exigence est d’autant plus nécessaire que, à l’exception de la procédure judiciaire, le mandat au Moyen Âge est impératif : les mandataires sont strictement liés à leurs mandants par des instructions précises qu’ils sont tenus de respecter12. Dans les différentes monarchies d’Europe occidentale, c’est donc un enjeu essentiel d’obtenir que les personnes et les collectivités convoquées aux assemblées envoient des représentants avec des pouvoirs suffisamment larges pour les engager13. En effet, un des moyens les plus couramment utilisés par les communautés pour éviter d’être trop engagées par les actes de leurs représentants est de leur donner des pouvoirs très réduits : ceux-ci étaient parfois seulement autorisés à voir et à entendre, puis à faire un rapport à leurs mandants, auxquels revenait de décider de la réponse à donner au prince. La plena potestas serait, de ce fait, l’instrument permettant de contrecarrer les effets du mandat impératif.

  • 14 Lettres de convocation du roi adressées au sénéchal de Beaucaire, 15 février 1302, Bibliothèque nat (...)
  • 15 Lettres de convocation du roi adressées au bailli de Sens pour la convocation du clergé de sa circo (...)
  • 16 C. Decoster, Les assemblées politiques sous le règne de Philippe IV le Bel, thèse de doctorat, univ (...)

9Charles H. Taylor a mis en évidence l’utilisation par Philippe le Bel de la plena potestas dans les convocations à l’assemblée de 1302. Dans celles qu’il fait adresser aux villes14 et au clergé15, le roi exige que les communautés se fassent représenter par deux ou trois procureurs ayant reçu expressément les pleins pouvoirs pour entendre, recevoir, faire et consentir à tout ce qui sera ordonné par lui. De plus, il leur interdit par avance toute possibilité d’invoquer la nécessité d’aller informer leurs mandataires et de recevoir d’eux de nouvelles instructions avant de pouvoir répondre. Le roi exige en conséquence que les représentants soient non seulement dotés de la plena potestas, mais qu’ils soient aussi suffisamment instruits par leurs mandants pour répondre à toutes ses demandes16. Pour Gaines Post, si le prince est suffisamment puissant pour affirmer ses prérogatives, il peut légalement demander les pleins pouvoirs aux représentants afin d’empêcher les communautés d’user du referendum et de limiter, par ce moyen, leur consentement à la volonté royale. À la condition que le prince ait observé les formes légales pour la convocation, les communautés se doivent de donner les pleins pouvoirs à leurs représentants.

10La richesse de l’analyse menée par Gaines Post a ouvert de larges perspectives aux travaux menés sur les assemblées médiévales. Un problème, toutefois : sa position est résolument « régicentriste ». Or, les assemblées sont un des éléments structurant le rapport gouvernants / gouvernés ; on ne peut en avoir une pleine compréhension si on ne les considère que d’un seul point de vue, en l’occurrence, celui des gouvernants. De plus, la comparaison filée entre procédure judiciaire et convocation des assemblées est également à regarder avec prudence. Certes, la plena potestas s’est développée dans ces deux cadres, mais l’un est judiciaire et l’autre politique. Il est délicat de comparer une procédure où deux parties privées viennent défendre leurs intérêts juridiques personnels et une assemblée où l’aspect politique domine – l’intérêt général incarné par le pouvoir royal – et où le droit n’est qu’un instrument au service du politique.

11En réaction à cette démonstration de Gaines Post, Elizabeth Brown a apporté certaines nuances par une approche plus dynamique qui s’appuie sur la bilatéralité du rapport gouvernants / gouvernés.

Un instrument de défense de leurs prérogatives pour les sujets

  • 17 Brown, « Philip the Fair, Plena Potestas, and the Aide pur fille marier » ; sur cette aide, voir ég (...)
  • 18 Sur les aides féodales, outre les études citées plus haut d’E. Brown, J.-M. Augustin, « L’aide féod (...)
  • 19 Brown, « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages ».

12Gaines Post estimait que les sujets étaient non seulement tenus de se rendre aux convocations royales, mais qu’ils devaient le faire de surcroît en envoyant des représentants dotés des pouvoirs attendus par le roi, dont la plena potestas ; les sujets étaient ainsi soumis à la volonté royale, du fait de leur manque de maîtrise des techniques de représentation. Pour tester cette conclusion, Elizabeth Brown a fait le choix d’exploiter les sources de la pratique, c’est-à-dire de ne pas limiter l’analyse aux sources produites par les gouvernants eux-mêmes, mais de les confronter à celles produites par les gouvernés. Dans une première étude, elle a porté son attention sur un contexte particulier : l’aide qui fut demandée par Philippe le Bel à ses sujets à l’occasion du mariage de sa fille, Isabelle, avec le roi d’Angleterre, Édouard II17. Elle s’est appuyée sur un dossier de sources diverses – mandats royaux, procurations, registres de comptes des villes, listes administratives – pour appréhender les mécanismes de représentation dans la pratique. Ceux-ci ayant été déjà analysés dans leur dimension théorique, elle jugeait utile de prolonger l’analyse en retenant comme point de départ les négociations menées entre Philippe le Bel et ses sujets lors de la levée de cette aide féodale18. Dans une seconde étude publiée deux ans plus tard, elle a poursuivi cette investigation sur l’usage pratique des techniques de représentation19.

  • 20 Brown, « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages », p. 332-341.

13Avant de poursuivre l’analyse des sources issues de la pratique, elle commence par s’intéresser aux développements que les auteurs de doctrine savante ont consacrés à cette question de la représentation et du mandat. Rejoignant les conclusions de Gaines Post, elle y apporte toutefois une nuance d’importance. Elle relève la difficulté d’interprétation et d’utilisation de ces traités et met en avant que l’utilisation dans les mandats de formules générales telles que plena potestas ou libera administratio n’implique pas nécessairement l’abandon, par les mandataires, du contrôle de leurs représentants. En matière de droit, la contradiction, l’imprécision et l’obscurité d’une règle de droit servent très heureusement le juriste. Les règles extraites des fragments du Digeste et du Code pouvaient être manipulées à loisir par les mandants pour donner l’apparence d’accéder aux demandes royales, tout en protégeant leurs intérêts. En effet, certaines formules de droit romain laissent entendre qu’un représentant avec un mandat général, sans limites, possède virtuellement un pouvoir sans limites ; d’autres, au contraire, précisent qu’il est nécessaire d’avoir en surplus un mandat spécial pour accomplir certains actes. On y trouve des dispositions précisant que le représentant doit avoir à l’esprit les intérêts de son mandant pour tous les actes qu’il serait amené à prendre sur le fondement de son mandat. Mais, surtout, certains auteurs estiment que même un mandat général, dotant le mandataire des pouvoirs les plus larges, peut être limité20. Partant de cette matière première, le juriste astucieux peut combiner les références et les citations, selon les nécessités de sa cause. Ce préambule permet de considérer les sources de la pratique sous de nouvelles perspectives.

  • 21 Brown, « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages », p. 338-340.
  • 22 Les établissements de saint Louis, éd. P. Viollet, 4 vol., Paris, Renouard, 1881-1886 ; Philippe de (...)
  • 23 Brown, « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages », p. 338-340.

14Elizabeth Brown s’est ensuite intéressée aux sources de droit issues de la pratique, notamment à leurs rédacteurs21. Dès lors que ceux-ci étaient chargés de rédiger ces mandats, il leur revenait de trouver les tournures juridiques les plus efficaces pour exprimer la volonté des mandants. Les coutumiers, recueils de coutumes sans valeur officielle rédigés par des praticiens, ainsi Les établissements de saint Louis ou encore Les coutumes de Beauvaisis de Philippe de Beaumanoir, servirent aussi de fondements à ce second temps de l’analyse22. Il en ressort une attention très grande portée à la question du mandat et aux pouvoirs accordés aux mandataires. Les cas où l’on pouvait octroyer un mandat général sont étudiés avec soin, ainsi que toutes les méthodes nécessaires à limiter les pouvoirs des représentants. Tous ces ouvrages convergent sur un point : un mandat spécial est beaucoup plus sûr23. Cette littérature des praticiens nous laisse donc entrevoir que les gouvernés n’étaient pas si dépourvus face aux exigences des gouvernants. Ils étaient avertis des risques dans l’usage des mécanismes de représentation et des précautions à prendre lorsqu’on octroyait des pouvoirs à des représentants.

  • 24 Brown, « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages », p. 340-342.
  • 25 L’un des exemples les plus connus est celui de Guillaume de Nogaret, l’un des conseillers les plus (...)

15Mais, pour réellement comprendre la manière dont les sujets maîtrisaient, ou non, les techniques du mandat et l’art de la représentation, Elizabeth Brown s’est plus particulièrement intéressée aux archives des villes du sud du royaume de France : Cahors, Lunel ou encore Montpellier. En effet, face à la complexité croissante des affaires municipales, les villes avaient pris l’habitude d’en confier pour partie la gestion à des agents auxquels elles octroyaient un mandat délimitant leurs pouvoirs, essentiellement pour les représenter en justice ; et cette pratique a laissé de nombreuses traces dans les archives municipales. Leur étude montre qu’à la fin du XIIIe siècle, les villes et les individus ont déjà acquis une expérience considérable dans la manière d’octroyer des pouvoirs à leurs représentants et que les uns et les autres savent jouer d’un équilibre subtil entre procuration générale et mandats spéciaux24. Si cette étude s’est principalement fondée sur les mandats et procurations destinés à la représentation en justice, elle permet de montrer que les individus et les communautés possèdent l’expérience nécessaire pour répondre aux convocations royales, pour des assemblées locales comme d’autres plus générales. Faut-il s’en étonner ? Dans le sud du royaume de France, sont implantées de prestigieuses écoles de droit au sein desquelles sont formés des juristes parmi les plus prestigieux. Les villes y ont trouvé de précieux alliés et les Capétiens d’efficaces conseillers25.

  • 26 E. Brown, « Assemblies of French Towns in 1316 : Some New Texts », Speculum, 46, 1971, p. 282-301 ; (...)
  • 27 Les procurations des participants à l’assemblée de 1302 ne nous sont pas parvenues, contrairement à (...)

16Dans d’autres études, Elizabeth Brown a également montré que, de leur côté, ces mêmes Capétiens sont parfaitement conscients de la différence entre un représentant envoyé pour voir et entendre et un représentant nanti d’une procuration lui donnant de véritables pouvoirs de négociation26. Ainsi, lorsque Philippe le Bel convoque une vaste assemblée en 1302 lors du différend qui l’oppose au pape Boniface VIII, il exige de ses sujets qu’ils envoient des représentants dotés des pleins pouvoirs27. Or, dans ce cas, le roi ne fait d’autres demandes que celle d’un soutien moral dans le conflit qui l’oppose au pape. L’assemblée ne prend aucun acte à valeur juridique ; le roi ne demande aucune aide financière. Dans une certaine mesure, l’octroi de la plena potestas n’est ici pas déterminant pour engager la délibération. Alors que s’affirme la royauté souveraine, si les sujets peuvent se montrer fort pointilleux à s’engager financièrement, il leur est plus difficile de refuser un soutien moral qui ne leur coûte rien et dont le refus peut, en revanche, les priver de la bienveillance royale. Lorsque les Capétiens ont des demandes financières à formuler, ils préfèrent de loin les négociations locales aux grandes assemblées. Ces négociations ont généralement lieu dans de petites assemblées locales et sont menées par des agents royaux. Les villes ont développé des techniques pour préserver leurs intérêts : au lieu de donner à leurs représentants de larges pouvoirs, les procurations sont très strictement limitées et les pouvoirs des représentants précisément établis. Cette maîtrise de la technique du mandat explique en partie pourquoi les Capétiens, puis les premiers Valois, ont eu tant de mal à obtenir des subsides de grandes assemblées et ont privilégié, de manière générale, les négociations locales.

Conclusion

17Lorsque l’on en vient à confronter les points de vue d’Elizabeth Brown et de Gaines Post sur ce point précis – la plena potestas –, on s’aperçoit que le débat s’inscrit dans un champ beaucoup plus large que celui des simples techniques juridiques de représentation. Ce sont deux manières d’appréhender les assemblées et, plus largement, le rapport gouvernés/gouvernants qui sont en présence. L’étude de Gaines Post constitue une étape importante par son analyse doctrinale de la plena potestas ; sa lecture claire et précise d’une littérature juridique assez ardue permet de mieux appréhender les instruments juridiques à la disposition des conseillers royaux pour rédiger les convocations aux assemblées. Ceux-ci pouvaient ainsi puiser dans la doctrine savante pour affirmer les prérogatives royales et tenter d’imposer certaines obligations ou certains devoirs aux sujets. Mais cette étude, si nécessaire et fondamentale soit-elle, ne nous présente qu’un point de vue : celui des gouvernants. Or, lorsqu’on étudie une assemblée, on se trouve face à une rencontre, vecteur d’expression de la relation gouvernants/gouvernés. Le gouvernement royal avance ses pions. Est-ce à dire que les gouvernés vont nécessairement suivre ?

18Les travaux d’Elizabeth Brown marquent un tournant : ils sortent d’une perspective strictement « régicentriste », perspective qui vient souvent biaiser l’approche de l’historien des institutions. Ils nous montrent que les assemblées sont une rencontre entre les gouvernés et les gouvernants et, qu’à cette occasion, un dialogue se met en place. Ce dialogue ne s’incarne pas seulement dans les demandes formulées et les réponses apportées. D’autres moyens permettent aux protagonistes de se positionner ; les procurations en sont un. Elizabeth Brown nous le dit : les sujets arrivent à cette rencontre avec leurs propres armes, bien décidés à défendre leurs intérêts.

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Notes

1 Ses articles les plus fondamentaux ont été regroupés dans un même volume : G. Post, Studies in Medieval Legal Thought. Public Law and the State, 1100-1322, Princeton, Princeton University Press, 1964.

2 G. Post, « Plena Postestas and Consent in Medieval Assemblies. A Study in Romano-Canonical Procedure and the Rise of Representation, 1150-1325 », Traditio, 1, 1943, p. 355-408 ; repris, après modifications, dans le recueil d’articles Studies in Medieval Legal Thought, p. 61-162.

3 Representative Institutions in Theory and Practice : Historical Papers Read at Bryn Mawr College, April 1968, Bruxelles, Éd. de la Librairie encyclopédique, 1970, p. 1-27.

4 Viator, 2, 1972, p. 329-364 ; réimpr. E. Brown, Politics and Institutions in Capetian France, Aldershot, Variorum, 1991, n° I.

5 C. 2. 12.10 : Si procurator ad unam speciem constitutus officium mandati egressus est, id quod gessit nullum domino praeiudicium facere potuit. Quod si plenam potestam agendi habuit, rem iudicatam rescindi non oportet, cum, si quid fraude vel dolo egit, convenire more iudiciorum non prohiberis.

6 Sur la question du mandat au Moyen Âge, F. Cagninacci, Le mandat dans la doctrine française, XIIIe-XVIIIe siècles, Nancy, Société d’impressions typographiques, 1962, p. 7-127 ; J.-L. Gazzaniga, « Mandat et représentation dans l’ancien droit », Droits, 6, 1987, p. 21-30.

7 Post, « Plena Postestas and Consent in Medieval Assemblies », p. 92-102.

8 Post, « Plena Postestas and Consent in Medieval Assemblies », p. 103-108.

9 Post, « Plena Postestas and Consent in Medieval Assemblies », p. 108-110.

10 En Angleterre, J. G. Edwards, « The Plena Potestas of English Parliamentary Representatives », Oxford Essays in Medieval History Presented to Edward Salter, Oxford, Clarendon Press, 1934, p. 141-154, estime que c’est sous les règnes d’Henri III, puis d’Edouard Ier, entre 1268 et 1294, que cette exigence est progressivement formulée. De même, dans les monarchies ibériques, les rois commencent aussi à exiger des communautés ecclésiastiques et des villes qu’elles envoient des représentants munis des pleins pouvoirs aux réunions des Cortes (G. Post, « Roman Law and Early Representation in Spain and in Italy, 1150-1250 », Studies in Medieval Legal Thought, p. 61-90, particulièrement p. 70-79 ; J. F. O’Callaghan, The Cortes of Castile-León, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1989, p. 15-19).

11 C. H. Taylor, « An Assembly of French Towns in March 1318 », Speculum, 13, 1938, p. 295-303 ; C. H. Taylor, « Assemblies of Towns and War Subsidy, 1318-1319 », Studies in Early French Taxation, éd. C. H. Taylor et J. R. Strayer, Cambridge, Harvard University Press, 1939, p. 109-174.

12 Post, « Plena Potestas and Consent in Medieval Assemblies », p. 91-163.

13 O. Ulph, « The Mandate System and Representation to the Estates General under the Old Regime », Journal of Modern History, 3, 1951, p. 225-231, estime que l’inadéquation des états généraux à devenir une assemblée législative nationale réside notamment dans l’incapacité des députés à assumer le statut et les pouvoirs nécessaires pour devenir des représentants effectifs de la nation française. Selon lui, c’est le principe du mandat impératif qui exprime le plus clairement ce défaut.

14 Lettres de convocation du roi adressées au sénéchal de Beaucaire, 15 février 1302, Bibliothèque nationale de France, lat. 9192, fol. 83v, éd. G. Picot, Documents relatifs aux états généraux et assemblées réunis sous Philippe le Bel, Paris, Impr. nationale, 1901, n° I : Dicti consules et universitates civitatum et villarum predictarum, per duos aut per tres de majoribus et pericioribus singularum universitatum predictarum, plenam et expressam potestatem habentes, inter cetera, a consulibus et universitatibus predictis, audiendi, recipiendi, et faciendi omnia et singula, ac concenciendi, absque excusatione relationis cujuslibet faciende, in omnibus et singulis que per nos in hac parte fuerint ordinata [nous soulignons].

15 Lettres de convocation du roi adressées au bailli de Sens pour la convocation du clergé de sa circonscription, 17 février 1302, Bibl. nat. de Fr., lat. 17534, fol. 102r, éd. M. Jusselin, « Lettres de Philippe le Bel relatives à la convocation de l’assemblée de 1302 », Bibliothèque de l’École des chartes, 67, 1906, p. 468-471, à la p. 470 : Dicti archiepiscopi, episcopi, abbates et priores conventales personaliter, dicta vero capitula per decanos vel per prepositos eorum ac duos vel unum de majoribus et discrecioribus ex ipsis cum eisdem decanis vel prepositis, ac dicti conventus per tres, duos, aut unum ex eis, ydoneos, fideles et discretos, audiendi, recipiendi, et faciendi omnia et singula, ac consenciendi, absque excusatione relationis faciende, in omnibus et singulis que per nos fuerint ordinata [nous soulignons].

16 C. Decoster, Les assemblées politiques sous le règne de Philippe IV le Bel, thèse de doctorat, université Panthéon-Assas Paris II, 2008, à paraître, p. 78-83.

17 Brown, « Philip the Fair, Plena Potestas, and the Aide pur fille marier » ; sur cette aide, voir également E. Brown, Customary Aids and Royal Finance in Capetian France : The Marriage Aid of Philip the Fair, Cambridge (Mass.), Medieval Academy of America, 1992.

18 Sur les aides féodales, outre les études citées plus haut d’E. Brown, J.-M. Augustin, « L’aide féodale levée par saint Louis et Philippe le Bel », Mémoires de la Société pour l’histoire du droit et des anciens pays bourguignons, comtois et normands, 38, 1981, p. 59-81 ; C. Decoster, « La fiscalisation des aides féodales sous le règne de Philippe IV le Bel : une stratégie au service de la souveraineté royale », Monnaie, fiscalité et finances au temps de Philippe le Bel, journée d’étude du 14 mai 2004, éd. Ph. Contamine, J. Kerhervé et A. Rigaudière, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2007, p. 173-197 ; L. Scordia, « Le roi doit “vivre du sien”. Histoire d’un lieu commun fiscal », L’impôt au Moyen Âge. L’impôt public et le prélèvement seigneurial (fin XIIe-début XIVe siècle), Actes du colloque tenu à Bercy les 14, 15 et 16 juin 2000, éd. Ph. Contamine, J. Kerhervé et A. Rigaudière, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2002, p. 97-135 ; L. Scordia, « Le roi doit vivre du sien ». La théorie de l’impôt en France (XIIIe-XVe siècles), Paris, Institut d’études augustiniennes, 2005.

19 Brown, « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages ».

20 Brown, « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages », p. 332-341.

21 Brown, « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages », p. 338-340.

22 Les établissements de saint Louis, éd. P. Viollet, 4 vol., Paris, Renouard, 1881-1886 ; Philippe de Beaumanoir, Les coutumes de Beauvaisis, éd. A.-A. Beugnot, 2 vol., Paris, Renouard, 1842 ; autre édition par A. Salmon, 2 vol., Paris, Picard, 1899-1900.

23 Brown, « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages », p. 338-340.

24 Brown, « Representation and Agency Law in the Later Middle Ages », p. 340-342.

25 L’un des exemples les plus connus est celui de Guillaume de Nogaret, l’un des conseillers les plus emblématiques du règne de Philippe le Bel : E. Renan, « Guillaume de Nogaret, légiste », Histoire littéraire de la France, 27, 1875, Paris, Impr. nationale, p. 233-371, à la p. 237, date de 1296 l’arrivée de Nogaret au Conseil du roi et le début de sa participation aux affaires politiques ; voir également A. Gouron, « Comment Guillaume de Nogaret est-il entré au service du roi de France ? », Revue historique, 1998, p. 25-45, avance son entrée au service du roi à l’année 1293. Sur le rôle de Nogaret dans les affaires politiques du règne de Philippe le Bel, R. Holtzmann, Wilhelm von Nogaret, Rat und Grosssiegelbewahrer Philipps des Schönen, Freibourg-im-Brisgau, P. Siebeck, 1898 ; S. Nadiras, Guillaume de Nogaret et la pratique du pouvoir, thèse de doctorat, université Paris I, 2003 ; Guillaume de Nogaret. Un Languedocien au service de la monarchie capétienne, actes du colloque de Nîmes (20 janvier 2012), éd. B. Moreau, Nîmes, Lucie Éd., 2012, et La royauté capétienne et le Midi au temps de Guillaume de Nogaret, actes du colloque tenu les 29 et 30 novembre 2013 à Montpellier et Nîmes, éd. B. Moreau et J. Théry-Astruc, Nîmes, Éd. de la Fenestrelle, 2015.

26 E. Brown, « Assemblies of French Towns in 1316 : Some New Texts », Speculum, 46, 1971, p. 282-301 ; réimpr. Brown, Politics and Institutions, n° VI.

27 Les procurations des participants à l’assemblée de 1302 ne nous sont pas parvenues, contrairement à celles qui furent rédigées pour l’assemblée de 1308 et qui permettent de mesurer la maîtrise des techniques de représentation par les personnes et les communautés convoquées (C. Decoster, Les assemblées politiques sous le règne de Philippe IV le Bel, p. 133-168).

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Pour citer cet article

Référence papier

Caroline Decoster, « L’usage de la plena potestas dans les assemblées médiévales »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 31 | 2016, 31-42.

Référence électronique

Caroline Decoster, « L’usage de la plena potestas dans les assemblées médiévales »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 31 | 2016, mis en ligne le 03 août 2019, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/14002 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.14002

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Auteur

Caroline Decoster

Caroline Decoster est maître de conférences en histoire du droit à l’université de Franche-Comté, après avoir soutenu sous la direction de Guillaume Leyte une thèse de doctorat consacrée aux assemblées politiques sous le règne de Philippe le Bel. Elle oriente désormais ses recherches sur le gouvernement des ducs de Bourgogne (XIVe-XVe siècles). Université de Franche-Comté. Centre de recherches juridiques de l’université de Franche-Comté (CRJFC, EA 3225)

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