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L’Ovide moralisé illustré

Une lecture profane de l’Ovide moralisé

Le manuscrit BnF français 137 : une mythologie illustrée
Laurence Harf-Lancner et Maud Pérez-Simon
p. 167-196

Résumés

Le manuscrit BnF fr. 137, composé pour Louis de Bruges peu avant 1480, offre une lecture profane de l’Ovide moralisé en prose, fidèle à son modèle en vers pour la partie narrative mais éliminant les commentaires allégoriques. L’image, comme le texte, transforme l’Ovide moralisé en un recueil de fables. La métamorphose y occupe une place importante ainsi que les dieux païens, l’érotisme et la violence. Peu d’éléments subsistent, dans cette mythologie illustrée, d’une lecture chrétienne d’Ovide.

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Texte intégral

  • 1 M.-R. Jung, « Ovide Metamorphose en prose (Bruges, vers 1475) », « A l’heure encore de mon escrire  (...)
  • 2 Voir Ovide moralisé en prose (texte du quinzième siècle), éd. C. De Boer, Amsterdam, North-Holland (...)
  • 3 Jung, « Ovide Metamorphose », p. 100. Sur la mise en prose, voir S. Cerrito, « L’Ovide moralisé mis (...)

1On connaît bien les manuscrits enluminés de l’Ovide moralisé en vers mais on connaît moins ceux de l’Ovide moralisé en prose. Marc-René Jung s’est penché sur ces mises en prose, qui sont au nombre de deux. « La première, Le Livre d’Ovide appellé Methamorphose, a été écrite par un Normand à Angers entre le mois d’avril 1466 et le mois de septembre 1467, pour le roi René. Conservée dans un seul manuscrit (Vatican, Bibliothèque apostolique vaticane, manuscrit Reg. Lat. 1686), elle contient les moralisations et les allégories du modèle, mais sur l’ordre exprès du prince, elle ne comporte pas d’illustrations1 ». Elle a été éditée par Cornelis de Boer en 19542. « La deuxième mise en prose, Ovide Methamorphose, a vu le jour à Bruges, un peu avant 1480. […] Si elle maintient les explications historiques et parfois morales du poème, elle élimine par contre toutes les allégories3 ». Ce texte est conservé dans quatre manuscrits ainsi que dans l’édition de Colart Mansion de 1484, qui s’appuie à la fois sur un manuscrit de la mise en prose brugeoise, un manuscrit du poème en vers et l’Ovidius moralizatus de Pierre Bersuire. Colart Mansion réintroduit les allégories que la prose brugeoise avait supprimées.

2Les quatre manuscrits de la prose brugeoise sont les suivants :

    • 4 Voir P. Schandel, Miniatures flamandes, 1404-1482, éd. B. Bousmanne et T. Delcourt, Paris-Bruxelles (...)

    Le manuscrit français 137 de la Bibliothèque nationale de France est celui qui nous occupera ici. Il a été composé pour Louis de Bruges et comporte cent dix-neuf miniatures et lettrines historiées. L’un des peintres est peut-être le Maître de Marguerite d’York, qui exerçait à Bruges entre 1470 et 1480. Le codex a ensuite appartenu à Louis XI et a été conservé depuis dans les collections royales. Au folio 1, un blason portant les armes de France ouvre le volume. Il s’agit très probablement d’un repeint sur les armes de Louis de Bruges4. Il porte le titre d’Ovide Methamorphose, qui revient au début de la table des rubriques puis à l’incipit et à l’explicit de chaque livre.

    • 5 Voir Miniatures flamandes, éd. Bousmanne et Delcourt.

    Saint-Petersbourg, Bibliothèque nationale de Russie, manuscrit F.v.XIV.I : une seule miniature au début du texte a été exécutée sur les cent-vingt prévues. Ce manuscrit, inachevé, fut produit pour Wolfert de Borselen, le beau-frère de Louis de Bruges5.

  • London, British Library, manuscrit Royal 17.E.IV, manuscrit flamand écrit pour Édouard IV vers 1480, illustré d’une miniature au début de chacun des quinze livres.

  • Les manuscrits Old Library F.4.34 (vol. 1) et Pepys Collection, 2124 (vol. 2) du Magdalene College à Cambridge offrent en deux parties la traduction anglaise de William Caxton, terminée en 1480.

Le manuscrit BNF Français 137

3Avec son chatoyant mélange d’images frontispices, de miniatures et de lettrines en grisaille, le manuscrit BnF fr. 137 est le plus séduisant de tous les manuscrits de l’Ovide moralisé en prose. Il est aussi de loin le plus intéressant pour l’analyse des relations texte-image. Le programme iconographique est rétif à l’analyse car les cent dix-neuf miniatures et lettrines historiées du manuscrit accompagnent le texte avec une certaine irrégularité qu’il faut chercher à déchiffrer. Une telle étude nous permet d’avoir accès à la réception dont ce texte a fait l’objet auprès du lecteur qu’était Louis de Bruges. Une comparaison avec les manuscrits de l’Ovide moralisé en vers de Rouen et avec les manuscrits en prose de Cambridge et de la British Library nous offre une fenêtre sur la conception d’un programme iconographique pour un texte dont le statut reste à définir, entre didactisme et goût pour le merveilleux, christianisme et paganisme.

4Le texte a été modifié lors du passage à la prose, mais aussi lors de la copie de ce manuscrit en particulier. Ces choix d’écriture peuvent être liés directement au programme iconographique, d’une grande fidélité au texte et d’une réelle inventivité dans les solutions iconographiques choisies. Le BnF fr. 137 nous offre la version profane d’un texte originellement conçu pour la moralisation chrétienne d’Ovide.

  • 6 Et non cent dix-huit comme l’écrit M.-R. Jung, ce qui est en contradiction avec la liste détaillée (...)
  • 7 Voir Jung, « Ovide Methamorphose », p. 102.

5Les cent dix-neuf miniatures6 se répartissent, comme l’a montré M.-R. Jung7, en trois types :

  • Un grand frontispice en demi-page (hauteur de 26 lignes) et à encadrement végétal au début de chacun des quinze livres (exemple fig. 13) ;

  • Trente-et-une petites miniatures, colorées à la gouache, de la largeur d’une colonne et d’une hauteur de 14 lignes environ (exemple fig. 66) ;

  • Soixante-treize lettres historiées en grisaille, d’une hauteur de 6-8 lignes (exemple fig. 67).

6Les miniatures sont ainsi deux fois plus petites que les images frontispices et deux fois plus nombreuses. Les lettrines historiées sont à leur tour deux fois plus petites que les miniatures et plus de deux fois plus nombreuses. On note donc une certaine proportion entre la taille des images et leur nombre. Cette régularité ne se retrouve pas dans la répartition des images, comme le montre le tableau ci-dessous.

Livre

nb folios

nb images frontispices

nb miniatures

nb lettrines historiées

1

1-12v = 24

1

3

3

2

13-28v = 32

1

2

9

3

29-42 = 27

1

3

7

4

42v-57v = 31

1

9

10

5

58-73 = 32

1

1

3

6

73v-86 = 27

1

2

3

7

86v-100 = 29

1

2

3

8

100v-116 = 32

1

2

2

9

116v-132v = 31

1

1

4

10

133-146v = 28

1

2

3

11

147-164v = 36

1

3

5

12

165-184v = 40

1

1

13

13

185-205v = 42

1

0

1

14

206v-223v = 35

1

0

5

15

224-237r = 25

1

0

2

Total

15

31

73

  • 8 Avec une moyenne de 31,4 folios par livre.

7Le nombre de folios par livre varie entre vingt-quatre et quarante-et-un8 ; les lettres historiées et les miniatures sont inégalement réparties dans les livres. La proportion entre le nombre d’images et le nombre de folios par livre a tendance à décroître. On peut suggérer que cela vient, comme souvent, d’une baisse de financement en fin de travail.

8Certains livres sont beaucoup plus illustrés que les autres. On peut citer le grand nombre de lettres historiées (treize) dans le livre XII, qui s’explique par l’illustration systématique des portraits des dieux sur le bouclier d’Achille. Le livre IV aussi est particulièrement illustré, tant par des miniatures (neuf) que par des lettres historiées (dix), sans doute parce qu’il contient des histoires très populaires (Pyrame et Thisbé, les amours de Mars et de Vénus, Héro et Léandre, Danaé, Persée, etc.)

Quelle répartition pour les miniatures et les lettrines historiées ?

9L’alternance entre miniatures colorées et lettrines historiées en grisaille est assez rare dans les manuscrits médiévaux profanes. Elle correspond sans doute à un vœu du mécène, mais comment la répartition a-t-elle été décidée ? Elle n’est pas gouvernée par la répartition du manuscrit en bi-feuillets.

  • 9 Voir infra sur la représentation des métamorphoses.

10On pourrait croire que les miniatures, plus grandes et plus colorées, sont destinées à la représentation des métamorphoses. Or, les métamorphoses sont réparties à égalité entre les trois types d’images9. C’est peut-être précisément ce qui donne l’impression d’une multiplication des métamorphoses dans l’iconographie de ce manuscrit.

11Le choix entre lettre historiée et miniature ne semble pas guidé non plus par des questions de hiérarchie. Un cycle de plusieurs enluminures ne commence pas forcément par une miniature programmatique. On trouve parfois deux ou trois miniatures successives illustrant des sujets différents (fol. 52-53v). On pourrait également penser qu’un long passage appellerait une miniature tandis qu’une métamorphose plus brève serait illustrée par une lettrine historiée. Ce n’est pas le cas.

12Les miniatures, plus grandes, reflètent-elles un intérêt particulier pour certains passages ? Si cette explication peut convenir à une grande majorité de cas, elle ne rend pas compte de toutes les occurrences. La mort de Pirithoüs et d’Hippodamie (fol. 176r) et la mort de Céÿx (fol. 159r) sont par exemple représentées dans des miniatures tandis que des épisodes plus connus comme la chute d’Icare (fol. 106r) et l’enlèvement d’Europe (fol. 27v, fig. 71) sont représentés dans des lettrines historiées. De plus, un tel jugement de valeur sur l’intérêt et la séduction suscités par certains sujets est difficile et subjectif.

13Une autre explication – d’ordre matériel – vient compléter la précédente et expliquer certains choix. Tandis que les lettrines historiées sont en grisaille, les enlumineurs peuvent tirer parti des couleurs dans les miniatures pour représenter des paysages plus travaillés, plus nuancés, plus aptes à l’illustration de la merveille. Au folio 53v, Junon se rend en Enfer pour chercher Tisiphone : le contraste entre couleurs chaudes et froides rend bien l’opposition entre le monde des vivants et celui des morts et dramatise le face à face. Au folio 8, les couleurs confèrent au combat de Phébus et de Python son caractère éclatant tandis que la barre sombre des nuages, qui contraste avec l’or du soleil et des costumes, encadre la scène de ténèbres.

  • 10 Citons un autre exemple, parmi d’autres, de miniature contenant deux plans : Thésée frappe avec un (...)
  • 11 On peut rapprocher cette image de l’enluminure initiale de l’Histoire de Troyes de Raoul Lefèvre (B (...)
  • 12 Héro meurt en se jetant de la tour. L’espace autour de la tour étant déjà densément occupé, l’enlum (...)

14Les peintres exploitent également le surplus d’espace autorisé par les miniatures pour y peindre plusieurs plans, l’arrière-plan représentant souvent les prémices ou les conséquences de l’action du premier plan10. Ce procédé, à l’œuvre dans les enluminures frontispices (Jason, fol. 86v, fig. 70), n’en est pas moins complexe dans les miniatures qui parsèment le corps du texte. Certaines images se divisent en deux plans : on voit au folio 3v (fig. 79) la naissance de Jupiter. Au second plan, Saturne est en prière devant une idole : il s’agit du moment précédant la naissance, quand l’oracle apprend à Saturne le danger que représente son fils pour lui. L’image de l’arrière-plan est à la fois antérieure dans le temps et prédiction de l’avenir11. On ne comprend l’image du folio 24v que lorsqu’on en voit les deux étapes : au premier plan, Mercure tombe amoureux de l’une des trois sœurs, Hersé ; au second plan, il est face à une autre sœur, Aglauros qui, après avoir vendu les faveurs de sa sœur, poussée par la jalousie, ferme la porte à Mercure. Celui-ci la transforme en statue de pierre. D’autres miniatures représentent trois plans, comme pour mieux détailler l’action : au folio 45r, on voit Pyrame se suicider au premier plan, au centre ; au deuxième plan, à gauche, Thisbé est cachée dans les buissons tandis qu’à l’arrière-plan, à droite, le félin s’éloigne. L’étagement des plans permet de montrer un protagoniste par moment de l’action et de dramatiser ainsi le malentendu. Une miniature représente avec tant de précision et de détails la légende de Héro et Léandre que l’on peut même y voir six moments d’une même histoire (fol. 52r, fig. 66). Les cinq premiers plans fonctionnent en chiasme. Les plans 1 et 5 doivent être lus ensemble : Léandre, sur la rive asiatique, s’apprête à plonger pour rejoindre Héro et Héro, en haut d’une tour, sur la rive européenne de l’Hellespont, tient une torche pour le guider dans le noir. Les plans 2 et 4 montrent Léandre dans l’eau en train de se noyer et Héro, au pied de la tour, attendant son amant. Au plan 3, les deux amants sont réunis dans la douleur quand Héro trouve le corps sans vie de son amant, rejeté sur la rive. L’histoire aboutit au plan 6 avec la mort de Héro ; l’héroïne est présentée sur son lit de mort12. C’est elle que semble regarder Léandre au premier plan quand, bien vivant, il se prépare à plonger. Les miniatures, par la profondeur spatiale qu’elles offrent, sont donc un espace privilégié de narration.

15Il est difficile, pour autant, de trouver un critère définitif de répartition entre miniatures et lettrines historiées. Les raisons cumulées que nous venons d’évoquer (sujet des enluminures, hiérarchie de la décoration, longueur ou « intérêt » de l’épisode, importance ou non de la couleur, stratification possible des plans) semblent toutes avoir été valides à certains moments de l’illustration du manuscrit et permettent de rendre compte d’une grande partie des cas particuliers.

Les rubriques, un principe de liaison

16Les frontispices, les petites miniatures et les lettres historiées sont accompagnés d’une rubrique. D’autres rubriques sont suivies d’une simple lettre ornée et séparent les développements. L’ensemble des rubriques figure en tête du volume dans une table des rubriques (« les tables des rubrices »). La disposition du texte et des rubriques est toujours la même : une première rubrique résume la fable (« Comment Jupiter ama Yo la fille Ynacus et comment il la mua en vache pour paour de Juno sa femme qui la bailla a garder a Argus »), une autre introduit l’explication historique, parfois morale (« L’exposition de ceste fable ; Sens allegoricque a la ditte fable ; Sens historial a la fable »). Parfois plusieurs récits sont regroupés avant que n’intervienne la glose (« Sens allegoricque sur les fables dessus dittes »).

17Les rubriques liées aux frontispices établissent un lien d’un livre à l’autre. Il y a en effet dans les Métamorphoses d’Ovide une continuité entre les quinze livres, qui traduit la continuité de la création dans l’espace et dans le temps. Ovide entame en fin de livre un sujet qu’il poursuit au début du livre suivant. Ainsi l’histoire de Phaéton commence à la fin du livre I et s’achève au début du livre II ; celle d’Europe et de Cadmus s’étend du livre II au livre III ; l’établissement du culte de Bacchus du livre III au livre IV ; l’histoire de Persée du livre IV au livre V ; l’histoire d’Acheloüs et d’Hercule, se poursuit du livre VIII au livre IX ; l’histoire d’Orphée du livre X au livre XI ; l’affrontement d’Ulysse et d’Ajax pour les armes d’Achille du livre XII au livre XIII ; l’amour de Glaucus pour Scylla sur les livres XIII et XIV.

18En outre, dans le manuscrit BnF fr. 137, la rubrique introduisant un livre et un frontispice est placée sous l’explicit du livre précédent, au folio précédant le frontispice pour les livres II, III, IV, V, VII, VIII, IX, XI, XII, XIII, XV. Dans les livres I, VI, X, XIV, elle est placée sous le frontispice. Ainsi, dans onze livres sur quinze, la place de la rubrique établit un lien entre deux livres en introduisant à la fin d’un livre le sujet du livre suivant.

19Le livre XII, le livre troyen, présente une particularité. Dans la description du bouclier d’Achille le prosateur insère, après une peinture de l’univers reprise au texte en vers, une série de portraits de neuf dieux, chacun introduit par une rubrique et une lettre historiée : Hercule et Bacchus (fol. 182v, fig. 73), Saturne (fol. 182v, fig. 74), Jupiter (fol. 183r, fig. 75), Mars, Apollon (fol. 183r, fig. 76), Vénus (et Cupidon), Mercure, Diane.

20Cette série a peut-être été faite à part. On remarque par exemple que les quatre feuillets qui comportent ces lettrines portent un titre courant fautif : « Neuf », au lieu de « Douze ». Ce sont aussi les seules miniatures (avec la dernière, des rois mages), à côté desquelles une numérotation est toujours visible, numérotation qui servait sans doute de repère à l’enlumineur.

21Le manuscrit BnF fr. 137 représente un vaste projet bibliophilique. Quand on considère l’organisation de la matière (mise en page, répartition des images et des rubriques), il est pourtant délicat de dégager des constantes. Les irrégularités nous donnent à voir au plus près les difficultés matérielles d’une telle entreprise. Mais dans sa variance, le volume dégage une double impression d’uniformité et de hiérarchie, qui fait écho aux métamorphoses d’Ovide auxquelles il s’adapte dans ses inflexions. L’image et les rubriques organisent le texte sans le rigidifier.

Du vers à la prose : l’effacement du didactisme

22Le prosateur s’est montré remarquablement fidèle à son modèle en vers, qu’il suit scrupuleusement, tout au moins dans sa partie narrative. Car pour ce qui est des commentaires allégoriques, ils disparaissent presque entièrement.

Les fables : la fidélité du prosateur

23Dans les parties de son modèle qu’il conserve, c’est-à-dire les parties narratives, le prosateur est si fidèle qu’on trouve régulièrement des traces de dérimage. Ainsi dans l’invocation finale du poète aux dieux de Rome pour le salut d’Auguste :

  • 13 Ovide moralisé, poème du commencement du quatorzième siècle, publié d’après tous les manuscrits con (...)

O. m., XV, v. 2252-228213

BnF fr. 137, fol. 237r

« O vous dieu, compagnon Enee,
qui par glaives et par feu passastes
tant qu’a Romme vous arrestates
et vous li dieu de Rome né,
Et tu li peres du regné,
Quirine qui fonda sans faille
La vile, et tu diex de bataille,
Et tu Vesta sainte deesse,
Sainte nonain, sainte prestresse,
Sacree entre les cesarains,
Et tu diex, peres souverains,
Jupiter, maistres et maintiens,
Qui la tour Tarpeane tiens,
Et tuit li dieu dont l’en fet feste,
A cui je puis faire requeste,
Sans mesprendre, loisablement,
A touz vous pri devotement,
De bon cuer et de volenté,
Qu’Augustus en bone santé
Puisse vivre em pais longuement,
Sans grief et sans encombrement,
Et tout le monde em pais tenir,

« O vous dieu compaignon de Enee
qui par glaives et par feu passastes
tant que a Romme arrivastes et vous
les dieux de Rommenie nez et le pere
Quirin qui fonda la cité et tu Mars
le dieu de bataille et tu Vesta sainte
pretresse et deesse [sa]cree entre les
cessariens, Jupiter souverain maistre
qui tiens la tour Tarpeye et tous les
dieux dont on fait compte a qui sans
mesprendre puis faire requeste, a vous
tous prie de cuer devottement que en
bonne santé puist Auguste longue-
ment vivre en paix et sans encombrier
et paisiblement tenir tout le monde
et que ja ne voie avenir qu’il laisse
cest empire terrien ja soit ce qu’il soit
moindre du celeste ou il s’en yra quant
du terrestre sera partans, si sera glo-
riffiez et deiffiez avec son pere, et si
soi favourable aux siens et secourable
tant en soit il loing ».

Ne je ja ne voie avenir
Qu’il laist cest terrien empire.
Ja soit ce qu’il soit maindre et pire
Dou celestre ou il s’en ira,
Quant dou terrestre partira,
Si sera la glorefïez
O son pere et deïfiez,
Si sera aux siens favorables,
Tout soit il loing, et secourables ».

  • 14 « Sa dicte femme, qui fut trop aise de son corps et trop oyseuse, conceut et enfanta par sa ribaudi (...)

24La prose brugeoise ne se permet aucun jugement sur son modèle, contrairement à la prose angevine, dont l’auteur n’hésite pas à condamner certains passages et à les supprimer. L’histoire de Pasiphaé en fournit un exemple caractéristique. Les amours de Pasiphaé et du taureau font l’objet d’une description très étoffée dans l’Ovide moralisé en vers, et d’une censure indignée dans la prose angevine éditée par C. De Boer14. Le prosateur flamand n’a pas les mêmes scrupules et reprend tous les détails scabreux que multiplie le texte en vers, se bornant à indiquer, comme son modèle, qu’il n’a garde de viser les honnêtes femmes : « Je ne mesdis pas des bonnes [femmes] ne atouche de leur honneur. Je des desloyales et mauvaises diz la vilonnie » (fol. 103r).

25Cette attention portée au texte ne soustrait pas le prosateur à des erreurs de lecture. Le chien de Céphale et la bête qu’il pourchasse se métamorphosent en « dui marbre » dans les Métamorphoses et l’Ovide moralisé en vers (VII, 3721). Pour la prose, le chien et la bête « devindrent arbres » (fol. 99r) – comme dans la rubrique : le chien « fut muez en arbre » (fol. 98v).

La disparition des allégories

  • 15 M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits de l’Ovide moralisé », The Me (...)
  • 16 Sur ces deux manuscrits, voir M.-R. Jung, « Les éditions manuscrites de l’Ovide moralisé », Cahiers (...)

26Comme l’a relevé M.-R. Jung, « nous possédons, dès le xive siècle, deux types de textes : des Ovides moralisés proprement dits, avec des allégories, et des Fables d’Ovide, avec des commentaires de type historique et moral, mais sans allégories chrétiennes15 ». C’est le cas du manuscrit B de Lyon (Bibliothèque municipale, manuscrit 742) et des manuscrits Z3 et Z4 (BnF fr. 870 et BnF fr. 19121), qui offrent des versions versifiées16. Le manuscrit de Lyon porte dans la rubrique de la première miniature le titre Ovide le grant de Methamorphoseos ainsi que dans l’explicit (Explicit Ovide de Methamorphose, fol. 274r). Les allégories y sont systématiquement réduites. Ainsi pour la fable de Lycaon la longue série d’allégories de 400 vers (I, 1389-1788) est réduite à 150 vers (v. 1389-1518 et 1761-1788). Pour Daphné, elle passe de 343 vers (I, 3065-3408) à 149 (v. 3065-3214). On conserve les explications historiques et morales pour supprimer les allégories proprement religieuses.

  • 17 C’est la datation proposée par M.-R. Jung, revue par l’équipe OEF (M. Besseyre) au milieu du xve si (...)
  • 18 Jung, « Les éditions manuscrites », p. 274.

27Deux autres manuscrits, Z3 (BnF fr. 870, xive siècle17) et Z4 (BnF fr. 19121, xve siècle), se contentent également des seules explications historiques et morales. M.-R. Jung souligne que la version qu’ils proposent a été réalisée « dans un esprit parfaitement laïque18 ».

28La prose brugeoise va dans le même sens. On remarque immédiatement la suppression quasi-totale des moralisations dans le texte et dans l’image. On trouve très souvent, après une fable ou une séquence de fables, une interprétation très sommaire réduite au sens historique et/ou moral du mythe.

29Prenons l’exemple du « sens allegoricque » (selon la rubrique) du mythe de Lycaon. La longue glose de l’Ovide moralisé offre d’abord un sens historique : le roi Jupiter vient solliciter l’aide de Lycaon, roi d’Arcadie, mais celui-ci cherche à le tuer. Jupiter le chasse de son royaume et le condamne à la vie de rapines et de meurtres d’un loup. Vient ensuite le sens typologique : Dieu venu sur terre sous forme humaine fut menacé de mort par Hérode, qui ordonna le massacre des Innocents et en fut puni par les flammes de l’Enfer. Selon le sens moral, dans un passage inspiré du Roman de la Rose de Jean de Meun, les officiers cupides qui pressurent les pauvres gens sont assimilés à des loups cruels. Cette longue interprétation est réduite dans la prose à deux courtes phrases, qui proposent une analogie sociale :

Loups ravissans et dommaigables sont robeurs usuriers baillifz prevostz marchans vendans a terme et briefment toutes gens despouillans et deffoulans le menu peuple. Et sont comparez a Lichaon qui fut muez en loup car depuis que Jupiter l’eust exillié pour ce qu’i vesqui de rapines et de roberies faint la fable qu’il fut muez en loup. (fol. 6r)

30En outre, la part des gloses diminue comme peau de chagrin quand on avance dans le texte, jusqu’à disparaître complètement.

31Dans le premier livre toutes les fables sont suivies de leur explication.

32Les deux dernières fables du livre II, celles des Danaïdes et de l’enlèvement d’Europe par Jupiter sous la forme d’un taureau, ne sont suivies d’aucune glose.

33Dans le livre III, les récits sont tous suivis de leur explication.

34Mais le livre IV supprime l’interprétation de l’histoire de Pyrame et Thisbé, puis de celle de Héro et Léandre, comme si les récits se suffisaient à eux-mêmes. Visiblement le prosateur ne juge pas nécessaire pour ces deux légendes d’amants tragiques de s’encombrer d’allégories.

35Le livre V ne glose pas la lutte de Persée contre les Céphéiens.

36Le livre VI supprime les gloses des fables de Latone et Niobé, Marsyas, Pélops, Philoména, c’est-à-dire la seconde partie du livre.

37À la fin du livre VII disparaissent les explications sur les fourmis changées en hommes et sur Céphale et Procris.

38Le livre VIII supprime presque toutes les allégories sauf pour Nisus et Scylla au début du livre, et Erysichton à la fin. Ainsi le prosateur reprend à son modèle en vers la scabreuse histoire de Pasiphaé (contrairement à la prose angevine, qui la récuse), mais supprime toute interprétation allégorique, ne cherchant nullement à « dédouaner » l’union bestiale de Pasiphaé et du taureau sous couvert d’une interprétation édifiante.

39Le livre IX ne contient aucune glose, sauf à propos d’Iphis transformée en homme.

40Dans le livre X, l’histoire d’Orphée et d’Eurydice est suivie d’une courte explication historique (par chagrin pour la mort de sa femme Orphée se réfugia dans l’homosexualité, se vouant ainsi à la damnation), puis toutes les autres explications sont regroupées à la fin du livre, y compris celle concernant Orphée, qui est reprise et développée. Le prosateur suit sur ce point le texte en vers, qui regroupe à la fin du livre X toutes les allégories.

41Une bonne partie des fables du livre XI ne fait l’objet d’aucune explication allégorique : ainsi de la mort d’Orphée, du jugement de Pâris, de l’histoire de Céÿx et d’Alcyone.

42Dans le livre XII ne figure aucune glose, pas plus que dans le livre XIII.

43Dans le livre XIV seule intervient une courte explication historique sur la double fable de Vertumnus et de Pomone et d’Iphis et d’Anaxarète (fol. 220v).

  • 19 Sur le livre XV des Métamorphoses, voir J.-P. Néraudau, Ovide ou les dissidences du poète, Paris, H (...)

44Enfin le livre XV a une structure particulière, dans le texte comme dans l’illustration. Le livre XV des Métamorphoses d’Ovide contient le long discours de Pythagore puis une série de légendes du Latium qui débouchent sur la mort et l’apothéose de César, dont l’âme est changée en astre. Viennent alors l’invocation aux dieux pour le salut d’Auguste et l’épilogue dans lequel Ovide se promet l’immortalité19.

  • 20 J.-Y. Tilliette, « Ovide et son moralisateur au miroir de Pythagore : figures de l’auteur dans le l (...)
  • 21 Ibid.

45Dans l’Ovide moralisé (en vers), la structure du livre XV diffère de celle des autres : le récit n’alterne pas avec la moralisation, comme dans les autres livres. On trouve d’un bloc la traduction de l’ensemble du livre XV (v. 1-2308), qui se clôt sur l’invocation aux dieux de Rome et l’épilogue d’Ovide, puis les moralisations, dans l’ordre des fables (v. 2309-7428), suivies d’une prière finale (v. 7429-7548)20. En outre la part du commentaire exégétique est de 70 % par rapport à 30 % pour le récit, contre 60 % par rapport à 40 % dans le reste de l’ouvrage21. Le poids du commentaire est écrasant.

46La mort et l’apothéose de César figurent vers la fin de la partie narrative (v. 2075-2212). Et la moralisation, qui assimile l’astre apparu à la mort de César à l’étoile qui guida les rois mages jusqu’à Bethléem, est placée vers la fin du commentaire allégorique, quelque cinq mille vers plus loin (v. 7124-7146) :

O. m. XV, v. 7110-7176

BnF fr. 137, fol. 236v

En son temps nasqui li sauverres
Et li sires de tout le monde,
Jhesus, en cui tous bien habonde,
Li filz a la Vierge Marie,
Cele en cui sole se marie
Plenteive virginitez
Et vierge plenteïvetez. […]

Ou temps Auguste nasqui Jhesucrist
le sauveur et redempteur de tout le
monde filz a la vierge Marie. […]

Lors fu en orient veüz
Li signes et la resplendour
D’une estoile de tel grandour
Que toute autre avoit sormontee,
Mais n’estoit pas ou ciel plantee,
Ains coroit par l’air bassement :
Ce fu l’estoile droitement
Qui les rois de Tarse assena
Et em Bethleem les mena,
Ou le roi des rois i troverent,
Le fil Dieu cui il presenterent
Or et encens et mirre ensamble,
En signe de ce, ce me samble
Qu’il estoit rois et diex et hom.
Mainte gent, mainte nacion
Ont parole et fable tenue
De l’estoile qui fu veüe.
Pluiseur qui parler en oïrent
Ou par aventure la virent
S’en esbahirent, si cuidoient,

Alors vit on en Orient une estoille
qui de grandeur avoit toutes autres
surmonteez courans en l’air basse-
ment. Ce fut l’estoille qui les roys
de Tharse mena en Bethleem ou le
roy des roys trouverent et lui pres-
enterent or encens et mirre en signe
qu’il estoit roy dieu et homme.
Mainctes nations parlerent et
tindrent fables de l’estoille qui lors
fut veue. Pluiseurs qui parlerent en
ouyrent ou par aventure le veirent
s’en esmerveillerent et cuiderent
que Cesar fust deiffiez et stelliffiez.
Et meismement Ovide faintement
le vouloit prouver fabuleusement
et par fixion qui sont en ce livre
touchies. Et par ce cuidoit la grace
Augustus racquerre qui de sa terre
l’avoit banni […].

quar li poëte le faignoient,
Que Cesars fu deïfiez
Et qu’ensi fu stellifiez,
Et Ovides meïsmement,
Qui voloit prouver faintement,
Par fables et par fictions,
De diverses mutacions
Qui sont touchies en cest livre,
Quar par ce cuidoit a delivre
La grace d’Augustus aquerre,
Qui bani l’avoit de sa terre. (…)

Cesar soz une piramide
Qui vint piez avoit de hautesce,
Fu enterrez par grant noblesce,
Si fu puis a Rome aorez,
Por dieu serviz et honorez,
Et faisoit la gent fole et nice
En son non feste et sacrefice.

Cesar fut enterré noblement sous une
pierre de XX pieds de hault et fut
depuis a Rome servis et honnoureez
et aorez comme dieu et faisoient les
gens en son nom feste et sacrifice.

47Or notre prose résume fidèlement le contenu des 2308 premiers vers du livre XV de l’Ovide moralisé : voyage de Numa à Crotone (fol. 224-225), discours de Pythagore (fol. 225-230), légendes du Latium (fol. 230-233v), mort et apothéose de César (fol. 233v-235v), invocation aux dieux et épilogue d’Ovide (fol. 237).

48Le texte se clôt sur cet épilogue et supprime donc tout le commentaire allégorique qui correspond aux v. 2309-7548 du poème.

49Mais dans notre manuscrit, entre la fin de la partie narrative (l’apothéose de César) et l’épilogue surgit une seule glose, reprise à la série des allégories du texte en vers : l’identification de l’astre de César à l’étoile des rois mages. C’est la seule glose du livre XV et c’est la seule à être illustrée de tout le manuscrit. Elle est introduite par la rubrique suivante (fol. 235v) : « Sens historial de la fable devant ditte ou il est parlé de la nativité de Nostre Benoit Redempteur Jhesucrist et de l’estoille qui amena les rois offrir ».

50Suit un résumé de l’histoire romaine de la royauté à Auguste qui débouche sur la Nativité. C’est un dérimage des vers 6957-7176 du livre XV de l’Ovide moralisé, qui sont ainsi avancés pour prendre place entre la translation des vers 1899-2282 (apothéose de César) et celle des vers 2283-2308 (l’épilogue d’Ovide).

51Le prosateur conserve cet unique élément des quelque quatre mille cinq cents vers d’allégories du texte en vers. Or cette glose unique est aussi la seule glose illustrée dans l’ensemble des quinze livres : c’est une lettre historiée qui montre l’adoration des Mages et qui met ainsi en valeur le texte correspondant (fol. 235v, fig. 68).

52Le texte se clôt ensuite sur une note peu chrétienne : l’épilogue d’Ovide, l’invocation aux dieux pour le salut d’Auguste et la revendication de l’immortalité de l’œuvre :

Or ay ma matere achevee et parfaitte une tele euvre qui riens ne doubte la yre ne le desdaing Jupiter et qui ja ne sera par fer despechié par feu exillié ne effachié par viellesse qui tout efface. Quant a la mort de mon corps plaira sans plus face son plaisir. Mon nom ne mon los ne puet estaindre malgré soy me demourront ces deux choses qui est la meilleure partie tant que le povoir de Romme est grant qui sur tous hommes se estend et tant comme cestui siecle soit durant verra on lire cestui mon livre s’il est portez la ou on face verité retraire. Amen. (fol. 237r)

53On a dans la prose une double volonté : celle de relier, à la fin de l’ouvrage, l’histoire païenne et l’histoire chrétienne, mais aussi celle d’achever le texte sur la conclusion d’Ovide, c’est-à-dire une fin toute profane.

54C’est déjà le choix exprimé dans les versions versifiées par le manuscrit de Lyon, qui se termine au v. 2308 du livre XV, après l’épilogue d’Ovide, alors que dans le manuscrit de Rouen commence la série des allégories. Mais on n’y trouve pas la glose sur l’astre de César et l’étoile des rois Mages. En revanche la fin des manuscrits de Paris Z3 et Z4 est proche de celle de notre manuscrit. Dans ces deux manuscrits, le dernier vers de l’épilogue d’Ovide (v. 2308) est immédiatement suivi des vers 6957-6958 (introduits par la rubrique « Vraye istoire ») : « Or vous dirai selon l’istoire / Comment la fable fait a croire ». Viennent alors les vers 6957-7176, puis une conclusion du translateur.

55On a la même volonté que dans le BnF fr. 137 de rapprocher l’astre de César de l’étoile des rois Mages, donc de terminer le texte sur une note chrétienne. Le prosateur a vraisemblablement utilisé un texte en vers proche de cette version quant au dénouement. Mais il est le seul à déplacer à la fin du livre l’invocation aux dieux et l’épilogue d’Ovide. On a donc à la fois une préoccupation religieuse, celle de donner un éclairage chrétien à la fin du livre, souligné par une illustration religieuse, et une préoccupation littéraire, celle de terminer sur la conclusion d’Ovide, qui revendique l’immortalité de son œuvre. Notre auteur rappelle-t-il par ce finale la pérennité de sa propre œuvre ?

L’image fidèle au texte

56On l’a vu, la traduction dans l’Ovide Methamorphose est très fidèle à son original versifié, au point souvent de n’être qu’un dérimage. On remarque tout de même la présence du traducteur par la sélection qu’il opère dans les allégories et par ses interventions dans le texte.

57Les images, autre forme de traduction du texte, fonctionnent de la même façon : la fidélité est nuancée par des choix. Prenons pour commencer l’exemple des portraits des dieux sur les armes d’Achille (fol. 182v-183v). Les attributs des dieux sont dans l’ensemble bien respectés : Hercule porte une massue et une pomme conformément au texte, Bacchus est sur un autel, entouré d’un pommier et d’une vigne, il a un chapeau sur sa tête cornue et la poitrine découverte (fig. 73).

58Les différences résultent le plus souvent d’un tri : ne sont pas figurés les détails qui risquent d’envahir l’image et d’en compromettre la lisibilité, comme le laurier, la corneille, les neuf Muses et le serpent Python qui sont censés entourer Apollon, ou les animaux et les nymphes qui environnent Diane selon la description qui en est donnée. Sont aussi omis les détails difficiles à représenter en petit format : le visage de « jeune enfant » de Bacchus par exemple, l’aspect « changeant » du visage d’Apollon, le fait que le serpent tenu par Saturne ronge sa propre queue. On remarque une erreur qui peut résulter d’une méconnaissance de l’enlumineur. Il a peint Bacchus sur un cheval, peut-être à défaut de savoir représenter le tigre qu’il est censé chevaucher.

59Les exemples choisis ici doivent être interrogés. Dans la mesure où le texte lui-même est l’ekphrasis d’images représentées sur un bouclier, ne peut-on pas penser que les images qui illustrent ce texte induisent une fidélité qui ne se retrouve pas ailleurs dans l’œuvre ?

60Prenons un autre exemple, dans l’enluminure frontispice représentant Phaéton devant Phébus (fol. 13r, fig. 69). L’image est fidèle au texte dans la mesure où les chevaux sont représentés tels qu’ils sont décrits dans le texte (« Et chevaulx du soleil furent tantost attelez et estoient de telz couleurs : Pirous estoit tous rouges, Eous estoit tous blans, Ethous resplendissant et Philogeus qui estoit plain de chaleur », fol. 14vb), leurs noms respectifs sont même inscrits sur leurs flancs, détail que l’enlumineur, ou le maître d’atelier, a dû aller chercher dans le texte au folio suivant. Néanmoins, l’image n’est pas complètement fidèle au texte. La première raison semble être pratique, la seconde conditionne la réception de l’image. L’enlumineur a rencontré un problème pour illustrer le cheval « plain de chaleur » et, comme il avait déjà peint un cheval rouge, il a peint celui-ci gris. De plus, la rencontre entre Phébus et Phaéton a lieu dans le ciel, au milieu des nuages, et non dans un palais. L’enlumineur a représenté dans le ciel un trône d’or dont se dégage une lumière éblouissante mise en valeur par contraste par la couronne de nuages sombres qui entourent la scène. Ce choix amplifie le merveilleux de la rencontre entre Phaéton et son père céleste. La fidélité est donc tempérée par le choix d’insister sur la dimension merveilleuse du passage.

61La fidélité de l’enlumineur au texte se voit aussi dans la recherche du détail. Dans l’image frontispice qui représente la bataille entre Phinée et Persée, est représentée – discrètement mais au milieu de la scène de bataille – la petite déesse Pallas qui vient au secours de son frère.

62Ce souci du rendu du texte se retrouve dans la dimension narrative des images. Nous avons vu que certaines miniatures présentaient un « feuilletage » de plans susceptible de rendre compte d’une action dans toutes ses étapes. Ce procédé est à l’œuvre dans les images frontispices. Citons l’exemple le plus spectaculaire, celui de Jason (fol. 86v, fig. 70), dont on voit les exploits en cinq scènes. L’ordre chronologique est légèrement bouleversé par rapport à l’ordre de la narration, ce qui permet d’avoir aux trois premiers plans les trois scènes de combat. À l’arrière-plan, on voit Jason semer les dents du dragon et s’emparer de la toison d’or. De manière générale, dans les autres frontispices, l’enlumineur se contente de représenter l’épisode sur deux plans, en jouant sur la division architecturale de la miniature.

63Un autre moyen qu’a l’enlumineur de rendre les contes ovidiens dans toute la complexité de leurs développements narratifs est d’utiliser des cycles iconographiques faisant se succéder l’image frontispice et quelques lettrines historiées, ou à l’intérieur des livres une série d’enluminures (miniatures et / ou lettrines historiées). L’histoire de Phaéton comme celle de Jason (représentées en frontispice) sont prolongées chacune par une ou deux lettrines historiées montrant les conséquences dramatiques de l’épisode : fol. 13r, Phaeton va voir Phébus (fig. 69) ; fol. 14v, il monte dans le char ; fol. 15r, il chute ; fol. 16r, dans leur chagrin, ses sœurs, les Héliades, se transforment en arbres (fig. 67) ; de même, fol. 86v, Jason se saisit de la toison d’or (fig. 70) ; fol. 89v, Médée tue son jeune frère pour retarder les poursuivants ; fol. 91r, Médée rajeunit Aeson.

  • 22 Il peut s’agir d’une combinaison frontispice + frontispice : Orphée (fol. 132v, 147r – deux images) (...)

64Le cycle relatif à Persée est peut-être le plus long. On le voit tuer les Gorgones (fol. 58v) ; suit une image de l’histoire de Bellérophon (fol. 59v), liée à celle de Persée, puis, successivement : la métamorphose d’Atlas (fol. 60v), Persée délivrant Andromède (fol. 61r, fig. 72) et la bataille de Persée contre Phinée le jour de son mariage avec Andromède (fol. 63r). La première et l’avant-dernière images sont des miniatures, la dernière est une image frontispice. La succession des images rend bien compte de l’enchaînement des péripéties. Visuellement toutefois la façon dont Persée est représenté ne favorise pas ce lien. Dans la quatrième image par exemple, et dans la quatrième seulement, le héros est ailé. Le changement de format d’une image à l’autre ne joue pas non plus dans le sens d’une continuité, la hiérarchie visuelle ne souligne pas la chronologie. Les rubriques fortifient toutefois le lien qui peut se tisser d’une image à l’autre et guident le lecteur dans le sens d’une lecture globale par la répétition du nom propre. Nombreux sont les exemples de séries d’images22. Elles assurent la continuité narrative au même titre que les interventions narratoriales et maintiennent la correspondance entre le texte et les images.

  • 23 P. Schandel en propose un autre cas : au fol. 58v, Persée tue de son épée les trois filles de Phorc (...)

65Dans un cas où la fidélité de l’image au texte semble mise en échec, on peut expliquer ce changement par une fidélité de l’enlumineur non plus à la lettre du texte mais à l’esprit, c’est à dire au sens « historique » de la fable. Dans l’image de l’enlèvement d’Europe (fol. 27v, fig. 71), Jupiter n’est pas peint sous la forme d’un taureau. Sous sa forme divine (c’est-à-dire humaine avec des ailes), il pousse Europe vers un bateau. De fait, on lit au folio suivant : « L’ystoire dit que Jupiter vint de Crete dont il estoit roy a Tyr pour l’amour Europa et d’illec la ravist et emporta par mer en sa nef ou il y avoit paint ung thorel et pour ce faint la fable que samblance de thorel avoit » (fol. 28r). C’est le seul cas où l’enlumineur semble illustrer non pas l’épisode narratif, mais sa glose23. On remarque pourtant que Jupiter a toujours ses ailes, il semble donc toujours considéré comme un dieu. L’image est une image de compromis.

66La fidélité de l’image au texte prend un tour ludique dans les marges des images frontispices. L’enlumineur semble si bien connaître le texte qu’il n’hésite pas à utiliser l’animal décoratif placé dans la marge inférieure à des fins de « glose » de l’image.

  • 24 Voir The Romance of Alexander. Oxford, Bodleian Library, MS 264, facsimile edition with introductio (...)
  • 25 Voir par exemple M. Camille, Images dans les marges, trad. française, Paris, Gallimard, 1997.
  • 26 P. Schandel est d’accord avec cette grille de lecture ; voir Hans-Collas et Schandel, Manuscrits en (...)

67Sous les enluminures frontispices – qui occupent deux tiers du folio – les marges inférieures contiennent un animal du bestiaire médiéval (cerf, lion, chat…) ou un être hybride. Cette pratique est courante au Moyen Âge. Les travaux de M. R. James sur le Roman d’Alexandre illustrent bien l’ancienne attitude de la critique envers ces images, attitude qui niait tout rapport entre les actions qui se déroulent dans les marges et l’iconographie principale24. Depuis, les chercheurs ont bien montré la finesse des liens logiques qu’elles pouvaient entretenir : de l’illustration à la parodie en passant par l’exégèse25. Ces rapports ne sont pas toujours faciles à saisir ni à expliquer, les liens analogiques tissés au Moyen Âge nous restant encore trop souvent étrangers, si bien que l’on s’en tient souvent à un constat au premier degré. Dans notre corpus non plus, ce rapport n’est pas toujours aisé à établir, mais nous souhaitons proposer ici l’hypothèse qu’il est signifiant, dans la mesure où certains exemples sont très cohérents et explicites26.

  • 27 Le fol. 212v décrit en détail les pratiques de Circé qui connaît les propriétés des herbes « seulle (...)
  • 28 Le crapaud est au Moyen Âge considéré comme apparenté à l’espèce des serpents. Albert le Grand sign (...)

68Commençons par les images proposant un mimétisme clair : par exemple, le combat entre Hercule et Acheloüs (fol. 116v). L’image principale représente les trois étapes du duel, correspondant aux trois transformations d’Acheloüs : d’humain en dragon et en taureau. Dans la marge, deux animaux combattent aussi. La domination très nette d’un animal par l’autre laisse présager la victoire finale d’Hercule qui n’est pas suggérée dans l’enluminure pleine page. Au folio 206v, l’image principale représente, au premier plan, Circé la sorcière, entourée d’animaux, serpents et autres créatures à sang froid, caractérisant ses pratiques maléfiques, et par des fioles contenant sans doute des philtres et des poisons27, posées sur des herbes ou des algues. Au second plan, on voit Circé transformer, par jalousie, Scylla en monstre marin aboyant. Le crapaud qui se trouve dans la marge du bas montre la vraie nature des pratiques de Circé et fonctionne comme un doublet animal de l’enchanteresse qui apparaît si séduisante dans l’enluminure principale28. Dans la scène, déjà commentée, de Jason (fol. 86v, fig. 70), on comprend pourquoi c’est le lion, symbole de force, de courage et de noblesse, qui complète la scène dans la marge inférieure. On peut aussi faire le parallèle, au folio 147r, entre les femmes qui lapident Orphée et le décapitent, et le chat qui, dans la marge, achève une souris.

69La fidélité des images dans les marges ne prend pas toujours la forme d’un parallélisme. Au folio 73v, le face à face entre Arachné et Pallas de part et d’autre du métier à tisser trouve son issue fatale à l’arrière-plan quand on ne voit plus Pallas que face à une araignée. Rien dans l’image ne vient dénoncer la rouerie de Pallas, déguisée. Dans la marge, un singe déguisé en vieille femme – on voit distinctement le fichu qui recouvre sa tête et sa poitrine découverte – est là pour nous la rappeler indirectement (fol. 73v).

70L’image marginale peut renvoyer plus directement à certains passages moralisants du texte. Sous l’image du songe de Myscelos (fol. 224r), on voit un lion dévorer une licorne, ce qui n’a en apparence aucun rapport ni avec Myscelos, ni avec la construction de Crotone aussi représentée dans l’image frontispice. L’image renvoie en réalité à la « doctrine » de Pythagore, exposée aussitôt après le récit de la fondation de Crotone sur le prétexte que c’est là que vivait le philosophe. Pythagore condamne l’usage de manger les animaux : en mangeant des animaux, l’homme devient comparable aux bêtes sauvages qui « dommaigent autrui corps pour assouagier leur faim. Tigres, lyons, ours, loups et samblables bestes qui sont plaines de raige se nourrissent par leur felonnie d’autrui corps comme affiert a leur cruaulté ». Il compare ces animaux à ceux qui ne tuent pas pour manger, comme les chevaux et les brebis (fol. 225v). L’image marginale n’est donc pas forcément liée à l’image frontispice, elle peut renvoyer au texte environnant.

  • 29 Le parallélisme pourrait même être plus fin. Isidore de Séville rapporte dans le Physiologus que, q (...)

71Sous l’image, enfin, du meurtre du roi par sa fille Scylla, on voit un pélican se percer le cœur pour nourrir ses petits (fol. 100v). Il ne s’agit plus d’un parallélisme ou du renvoi à un autre épisode, mais d’un jeu sur le renversement, jeu à fonction moralisante. Au sein de la page s’opposent très clairement le pélican qui se perce le cœur pour ressusciter ses petits et la fille qui tue son père pour un amour vain29.

72Nous ne multiplierons pas les exemples, quoiqu’ils soient nombreux. Toutes les marges ne se laissent pourtant pas lire aussi facilement, notamment lorsqu’elles sont habitées par des personnages ou des animaux hybrides dont la symbolique n’est pas aussi clairement déterminée. La clarté des exemples étudiés nous laisse cependant penser qu’il y a bien là un jeu de glose qui montre que l’image est, dans ce manuscrit, au plus près du texte, que ce soit dans la lettre ou dans l’esprit.

Une petite mythologie illustrée

73L’illustration du manuscrit BnF fr. 137 confirme les conclusions apportées par l’analyse du texte : la prose brugeoise n’a rien de didactique et fait de l’Ovide moralisé un recueil de fables. Les enlumineurs ont cherché à conserver sa couleur païenne, à tirer tout le parti possible des récits de métamorphose, à souligner l’érotisme et la violence des récits.

La métamorphose

  • 30 Voir F. Clier-Colombani, « La transposition iconographique du surnaturel dans l’Ovide moralisé de R (...)

74Le traitement de la métamorphose varie énormément d’un manuscrit à l’autre du texte en vers. Les manuscrits de Rouen et de la Bibliothèque l’Arsenal la représentent couramment, alors que celui de Lyon l’exclut complètement30.

  • 31 Voir Clier-Colombani, « La transposition », p. 122-129.

75La métamorphose, bien qu’elle pose problème à tous les illustrateurs, occupe une place importante dans l’illustration du manuscrit. Sur cent dix-neuf images, vingt-cinq montrent une métamorphose. Le lexique de la métamorphose est le même dans le texte et dans les rubriques : on trouve les verbes « muer » et « devenir ». Les Héliades « furent muees en arbres » (fol. 16r) ; Actéon « devint cerf » (fol. 31r). On peut dégager de ces images une typologie de la métamorphose, qui recoupe celle qu’a dégagée F. Clier-Colombani pour le manuscrit O. 4 de Rouen31.

76L’artiste montre souvent l’avant et l’après de la métamorphose, dédoublant le personnage en présentant ses deux formes et en laissant de côté le moment même de la mutation :

  • Sous le regard de Jupiter, Lycaon est à la fois le roi couronné et le loup également couronné qui franchit la frontière de l’eau pour s’enfoncer dans la forêt (fol. 6r).

  • Les Minéides sont représentées à la fois devant Bacchus sous leur forme humaine et sous leur forme animale de chauvesouris (fol. 50v).

  • Arachné pend au bout d’une corde sous les yeux de Pallas aux côtés de l’araignée suspendue à sa toile (fol. 73v).

  • Cyparissus abat son épée sur le cerf consacré aux nymphes et derrière lui se dresse le cyprès dont il va revêtir la forme (fol. 134r).

  • La métamorphose d’Aesacos en plongeon : l’homme et l’oiseau sont juxtaposés et identifiés par la même coiffure (fol. 164r).

  • Les compagnons d’Ulysse métamorphosés en porcs par Circé (fol. 212r) : un homme porte à sa bouche la nourriture que lui offre Circé avant de prendre la même forme que les trois porcs qui sont à ses pieds.

  • Pour Jupiter qui devient une pluie d’or pour s’introduire auprès de Danaé, il s’agit plutôt d’une coexistence de deux formes pour évoquer le polymorphisme du dieu : Jupiter sous sa forme humaine et Danaé sont allongés côte à côte dans un lit et la pluie d’or est localisée au milieu du lit, sur le ventre de Danaé (fol. 58r).

77Les peintres se contentent parfois de montrer la métamorphose accomplie :

  • Io sous la forme d’une génisse (fol. 9v).

  • Actéon sous la forme d’un cerf (fol. 31r).

  • Au-dessus de Pallas et des neuf Muses, les Piérides, perchées sur un arbre, sont représentées sous forme de pies (fol. 67r).

  • Le roi Cacus contemple les fourmis transformées en hommes minuscules (fol. 96v).

  • Les métamorphoses d’Achéloos : Hercule affronte successivement, selon la forme prise par Acheloos, un homme, un serpent, un taureau (fol. 116v).

  • Daedalion sous sa forme d’épervier (fol. 157v).

  • Scylla, victime de la vengeance de Circé, est debout dans l’eau, entourée de monstres agglutinés autour de sa taille (fol. 206v).

78C’est aussi de ce type de métamorphose que relèvent les transformations volontaires des dieux, qui revêtent à leur gré telle ou telle forme pour abuser les mortels, telle Junon se faisant passer pour la nourrice de Sémélé (fol. 32r).

79Mais la représentation la plus rare et la plus intéressante est celle de la métamorphose en devenir, car le peintre essaie de rendre par l’image le glissement progressif d’un règne à l’autre de la nature :

  • Les Héliades ont conservé une tête humaine sur un corps qui devient le tronc d’un arbre ; le drapé de leur robe, qui épouse la courbe du corps, devient l’écorce de l’arbre et les bras levés au ciel ne sont plus que des branches (fol. 16r, fig. 67).

  • La métamorphose de Dryopé en arbre est peinte de la même manière, avec en outre une coiffure qui souligne le contraste entre la part de l’humain et la part du végétal (fol. 122v).

  • La métamorphose similaire de Myrrha joue de même du drapé sinueux qui dessine à la fois les courbes du corps féminin et les lignes du tronc de l’arbre (fol. 137r).

  • Hermaphrodite et Salmaxis enlacés se transforment en un être double (fol. 49r).

  • Atlas devient une montagne de laquelle émergent encore une tête et une poitrine humaines (fol. 60v).

  • Sous la malédiction de Latone, les bergers lyciens se transforment dans l’eau en grenouilles (fol. 78v).

  • La métamorphose de Cadmus et d’Harmonie en serpents donne naissance à une scène complexe (fol. 57r). Penchés au-dessus du serpent que Cadmus a tué de son épée, ils deviennent serpents à leur tour : le bas de leur corps se transforme en une queue de serpent. À l’arrière-plan, la métamorphose est accomplie : les deux serpents s’enfoncent dans les profondeurs de la forêt.

  • 32 Citons d’autres refus : la métamorphose du chien de Céphale en marbre – lu comme arbre par le prosa (...)

80Mais parfois le peintre refuse d’illustrer la métamorphose, malgré sa mention explicite dans la rubrique. Alors que dans la rubrique « Jupiter en forme de thorel » enlève Europe, on voit le dieu ailé (fol. 27v, fig. 71) entraîner Europe vers un navire, peut-être, on l’a vu, sous l’influence de la glose. Une rubrique évoque, à propos de l’enlèvement de Proserpine par Vulcain, la métamorphose de ses compagnes en sirènes : « Comment ou ravissement de Proserpine ses compaignes devindrent seraines » (fol. 71v). Mais l’image présente une autre scène. Cérès, après avoir appris le sort de sa fille par Aréthuse, écoute l’histoire de celle-ci et l’on voit la nymphe nue et pourchassée par le fleuve Alphée sous forme humaine, entourée de la nuée suscitée par Diane pour la sauver, donc avant sa métamorphose en source32. Ce choix peut être lié à la prédilection du programme iconographique pour les scènes de nudité.

Une lecture érotique des métamorphoses

81Les histoires des amours des dieux antiques offrent à l’enlumineur un répertoire de sujets potentiellement scabreux, qu’il n’hésite pas, régulièrement, à représenter comme tels (11 % des images).

82La métamorphose annoncée au fol. 71v par la rubrique, quand les compagnes de Proserpine se transforment en sirènes, est remplacée par une autre image donnant lieu à la représentation d’une femme nue. Au folio 16v, la métamorphose de Callisto en étoile, bien connue des lecteurs, même si elle n’est pas annoncée par la rubrique, n’est pas illustrée. L’enlumineur a choisi de suivre la rubrique en représentant la scène de viol de la jeune femme par Apollon, qui a entraîné par la suite sa métamorphose. Dans cette image, la nudité des personnages est avantageusement remplacée par une position corporelle non équivoque.

83C’est toutefois le plus souvent la nudité qui induit un élément d’érotisme dans l’image. Songeons par exemple à l’image de la naissance de Jupiter (fol. 3v, fig. 79), image dans laquelle la jeune accouchée présente à nos yeux une nudité épanouie, contrairement à celle du manuscrit de Londres qui, plus relevée dans son lit, moins alanguie, a les cheveux attachés et porte une robe aux longues manches et au décolleté discret. Venus, surprise au lit avec Mars (fol. 46v) se trouve dans la même position, ainsi que Danaé (fol. 58r), Leucote (fol. 47r) et Alcyone (fol. 162r), quoique la grisaille atténue le caractère inconvenant de l’image. En ce qui concerne Alcyone, la nudité du personnage est d’autant plus inattendue que c’est une scène de songe et non une scène amoureuse.

84La nudité peut être complète : le corps de la femme s’offre aux regards concupiscents des personnages comme du lecteur. On pense à la représentation d’Andromède attachée au rocher (fol. 61r, fig. 72) qui a, même bien après le Moyen Âge, servi de prétexte mythologique à la représentation d’un corps nu féminin, d’autant plus érotisé qu’il est recouvert de voiles transparents et, surtout, attaché (il fait en outre ici l’objet d’une miniature en couleurs). La nudité féminine peut être soulignée par redoublement (fol. 136r, la statue de Pygmalion), par la représentation de testicules (fol. 4v, fig. 78, la naissance de Vénus : les testicules sont représentés aussi deux fois), par la représentation du sexe dressé (fol. 53v, Cerbère, représenté sous forme anthropomorphe, à l’entrée des Enfers) ou par une position des personnages particulièrement suggestive (fol. 49r, Hermaphrodite et Salmacis – encore une image en couleurs).

  • 33 Voir Blumenfeld-Kosinski, « The Scandal of Pasiphaé ». On trouve aussi une dénonciation de Pasiphaé (...)
  • 34 Ce chapitre se trouve justement dans le manuscrit de Londres, à la suite du texte d’Ovide. Fol. 293(...)

85Terminons avec l’image la plus connue du corpus. Elle ne représente qu’un baiser. Peu de choses par rapport aux images que nous venons d’examiner. Mais c’est le baiser entre une femme et un taureau (fol. 102v, fig. 77). La zoophilie de Pasiphaé a entraîné au Moyen Âge de violentes critiques33 et des tentatives d’explication rationnelle gommant l’horreur de l’acte : on pense par exemple à un chapitre de l’Épître Othéa de Christine de Pizan34. Cette image est une des rares que l’on connaisse (la seule ?) à en proposer une représentation. Notons encore une fois que l’image est en couleurs.

Le goût du sang

  • 35 On en compte quatorze. Citons, en plus des scènes qui seront citées dans ce paragraphe : fol. 197v  (...)

86L’enlumineur du manuscrit de Paris – ou son commanditaire – semble avoir aussi une prédilection pour la représentation de scènes sanglantes. À la lecture du manuscrit BnF fr. 137, les images de meurtre paraissent en forte proportion. Elles représentent 12 % du corpus iconographique35.

87Pour éviter d’en rester à une analyse quantitative, nous avons choisi de comparer le manuscrit BnF fr. 137 avec les manuscrits de Lyon et de Rouen. Bien qu’ils ne renferment pas la même rédaction, on ne peut comparer le manuscrit de Paris qu’à ces deux-là dans la mesure où les manuscrits en prose sont trop peu illustrés pour offrir des termes de comparaison. On regardera comment une même scène peut être illustrée de façon bien différente d’un manuscrit à l’autre. La différence de contexte de conception explique bien sûr ces divergences.

88La plupart des scènes violentes présentes dans le manuscrit de Paris sont absentes du manuscrit 742 de la Bibliothèque municipale Lyon. On les trouve sous des formes différentes dans le manuscrit O. 4 de Rouen. Dans ce manuscrit, la mort de Pentheus est représentée de la façon suivante (fol. 87r) : trois femmes assomment un sanglier car dans leur ivresse et leur aveuglement, elles tuent Pentheus en croyant tuer un cochon sauvage. Le BnF fr. 137 représente la scène bien plus crûment et montre la mère de Pentheus en train de démembrer son fils sur un billot (fol. 41r). De même, on voit Athamas et Yno tuer leurs enfants au fol. 53r, scène à laquelle le manuscrit de Rouen substitue le suicide d’Yno (elle se précipite dans la mer avec son enfant, fol. 112v). On voit enfin Scylla couper la tête de son père avant de la présenter à Minos (fol. 100v), alors que le manuscrit de Rouen ne montre que le moment où Scylla remet la tête de son père à Minos (fol. 202r).

  • 36 Soulignons que le manuscrit de Rouen n’est pas en reste quant à la représentation de scènes sanglan (...)

89Ces exemples sont assez probants pour ne pas être multipliés36. Ajoutons seulement que le manuscrit de Paris contient deux sujets sanglants qui ne sont pas représentés dans les autres manuscrits : au folio 79v, on voit Marsyas écorché et au folio 89v Médée qui s’apprête à tuer son jeune frère.

Christianisme et paganisme

90Le paganisme est omniprésent dans l’image. Les dieux romains, en particulier Jupiter, sont constamment représentés, sur terre ou en plein vol, ailés et vêtus de costumes contemporains : cet anachronisme affiché a pour effet de souligner leur étrangeté aux yeux d’un public médiéval, par exemple dans les folios 9v (Jupiter), 16v (Jupiter et Callisto), 22r (Phébus, Esculape et Chiron). Dans l’image de la naissance de Jupiter, Saturne est présenté comme païen, il adore une idole au second plan (fol. 3v, fig. 79).

  • 37 Au fol. 58v, Persée tue les Grées de son épée ; fol. 59v, Bellérophon tue les monstres de sa masse (...)

91Les images sont souvent syncrétiques. Le motif récurrent, dans les métamorphoses, du héros tueur d’un monstre, donne lieu à des images influencées par le motif iconographique de saint Georges et du dragon, en particulier quand Phébus ailé transperce le serpent Python d’une flèche (fol. 8r)37. Dans le même esprit, Médée pratique la magie devant la statue d’un roi portant couronne, surmontée d’un petit diable (fol. 91r).

  • 38 Voir Clier-Colombani, « La transposition », p. 137.

92Les représentations de l’Enfer sont également syncrétiques. Au livre IV, quand Junon descend aux Enfers, Cerbère aux trois têtes et Tisiphone se tiennent devant une gueule de Léviathan (fol. 53v). Thésée affronte Cerbère (fol. 93v) devant un Enfer tout de noirceur et de flammes. C’est un trait commun aux manuscrits illustrés de l’Ovide moralisé, que ce soit celui de Rouen38 ou de Lyon. On pense à la représentation d’Orphée aux Enfers dans le manuscrit de Lyon (fol. 166v), où l’on voit deux démons remettre Eurydice à Orphée devant la gueule de Léviathan.

  • 39 Voir Clier-Colombani, « Prologues en images dans l’Ovide moralisé », Prologues et épilogues dans la (...)
  • 40 L’image n’est pas dans la partie du manuscrit naguère possédée par la Pepys Library mais dans la pa (...)

93En revanche les éléments chrétiens sont très limités et curieusement cantonnés au début et à la fin du livre. Le frontispice du livre I (fig. 13) juxtapose deux scènes : l’œuf d’Ovide et Dieu créant les éléments et les êtres vivants39. Dans la scène de gauche, Ovide assis devant un pupitre montre à un public de clercs l’œuf qu’il tient dans sa main. Dans la scène de droite, quatre tableaux figurent les quatre éléments : le ciel avec les astres, le feu dans lequel un phénix renaît à la vie, la mer peuplée de poissons et enfin la terre, avec la végétation, les montagnes, les bêtes, et Adam, agenouillé, la tête levée vers son Créateur qui, nimbé d’une auréole, placé au centre des quatre tableaux, a le visage baissé vers l’homme. La création est ainsi explicitement chrétienne, alors que le texte suit la cosmogonie d’Ovide. Toutefois, si la référence à la Création chrétienne est explicite, on note le choix d’une nouvelle iconographie qui prend ses distances par rapport à l’iconographie chrétienne. La christianisation est ainsi beaucoup plus nette dans l’image initiale du manuscrit de Cambridge (Magdalene College, Old Library F. 4.34 (vol. 1) et Pepys Library 2124 (vol. 2), fig. 81). Le frontispice40 représente Ovide agenouillé dans une église, recevant directement son inspiration de Dieu qui lui apparaît pendant sa prière.

94La christianisation n’est donc pas aussi forcée dans notre manuscrit, mais la dernière image vient répondre à la première pour composer au recueil un écrin chrétien, image qui est aussi la seule illustration dotée d’une glose, on l’a vu : c’est l’adoration des Mages (fol. 235v, fig. 68).

Conclusion

95La prose brugeoise de l’Ovide moralisé, contrairement à la prose angevine, fidèle à l’esprit didactique de sa source, offre une version profane des Métamorphoses, un recueil de fables destiné à un public laïc, dans lequel le commentaire allégorique a presque entièrement disparu. Elle se relie à un courant représenté par le manuscrit de Lyon et les manuscrits Z3 et Z4.

96Le manuscrit BnF français 137, composé pour Louis de Bruges, renforce, par son illustration, cette lecture du texte. Rien n’est fait pour gommer le paganisme. Les métamorphoses sont abondamment illustrées, la violence et l’érotisme du texte sont renforcés par l’image. Malgré le cadre chrétien, peu d’éléments subsistent, dans cette mythologie illustrée, d’une lecture chrétienne d’Ovide.

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Notes

1 M.-R. Jung, « Ovide Metamorphose en prose (Bruges, vers 1475) », « A l’heure encore de mon escrire ». Aspects de la littérature de Bourgogne sous Philippe le Bon et Charles le Téméraire, éd. C. Thiry, Lettres Romanes, HS, 1997, p. 99-115, ici p. 100.

2 Voir Ovide moralisé en prose (texte du quinzième siècle), éd. C. De Boer, Amsterdam, North-Holland Publishing Company, 1954.

3 Jung, « Ovide Metamorphose », p. 100. Sur la mise en prose, voir S. Cerrito, « L’Ovide moralisé mis en prose à la cour de Bourgogne », Mettre en prose aux xive-xvie siècles. Approches linguistiques, philologiques, littéraires, éd. M. Colombo Timelli, A. Schoysman et B. Ferrari, Turnhout, Brepols, 2010, p. 109-117.

4 Voir P. Schandel, Miniatures flamandes, 1404-1482, éd. B. Bousmanne et T. Delcourt, Paris-Bruxelles, Bibliothèque nationale de France, 2011, notice 73, p. 304-305. Voir aussi I. Hans-Collas et P. Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux. I. Manuscrits de Louis de Bruges, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2009, notice 27, p. 113-120, pl. 69-74. Sur ce manuscrit, voir aussi S. Cerrito, « L’Ovide moralisé en prose entre texte et image : un livre illustré de la bibliothèque de Louis de Bruges (Paris, BnF, manuscrit fr. 137) », Quand l’image relit le texte. Regards croisés sur les manuscrits médiévaux, éd. S. Hériché-Pradeau et M. Pérez-Simon, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2013, p. 24-57.

5 Voir Miniatures flamandes, éd. Bousmanne et Delcourt.

6 Et non cent dix-huit comme l’écrit M.-R. Jung, ce qui est en contradiction avec la liste détaillée qu’il donne ensuite et qui correspond à un total de cent dix-neuf. Toutes ces miniatures sont accessibles sur le site Gallica de la BnF.

7 Voir Jung, « Ovide Methamorphose », p. 102.

8 Avec une moyenne de 31,4 folios par livre.

9 Voir infra sur la représentation des métamorphoses.

10 Citons un autre exemple, parmi d’autres, de miniature contenant deux plans : Thésée frappe avec un hanap d’or le centaure qui a voulu violer Épidamie le jour de ses noces (fol. 176r) ; et un exemple de miniature contenant trois plans : Yno parle à ses messagers, tandis qu’au deuxième plan, on fait cuire le blé et qu’à l’arrière-plan, on sème le blé cuit (fol. 51r).

11 On peut rapprocher cette image de l’enluminure initiale de l’Histoire de Troyes de Raoul Lefèvre (BnF, manuscrit français 59, fol. 1), qui représente la même disposition des épisodes.

12 Héro meurt en se jetant de la tour. L’espace autour de la tour étant déjà densément occupé, l’enlumineur représente sa mort de façon symbolique.

13 Ovide moralisé, poème du commencement du quatorzième siècle, publié d’après tous les manuscrits connus, éd. C. De Boer, Amsterdam, Müller, 1915-1938, vol. I-V.

14 « Sa dicte femme, qui fut trop aise de son corps et trop oyseuse, conceut et enfanta par sa ribaudie durant l’absence de son dit mary ung monstre, qui fut demy homme et demy thoreau : Minotaurus, de l’engendrement duquel plus amplement declairier je me deporte pour l’orreur du cas » (R. Blumenfeld-Kosinski, « The Scandal of Pasiphaé : Narrative and Interpretation in the Ovide moralisé », Modern Philology, 93, 1996, p. 307-326, ici p. 322).

15 M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits de l’Ovide moralisé », The Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French Tradition, éd. D. Kelly, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, p. 75-98, ici p. 79.

16 Sur ces deux manuscrits, voir M.-R. Jung, « Les éditions manuscrites de l’Ovide moralisé », Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes / Romanische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 20, 1996, p. 251-274, ici p. 270.

17 C’est la datation proposée par M.-R. Jung, revue par l’équipe OEF (M. Besseyre) au milieu du xve siècle.

18 Jung, « Les éditions manuscrites », p. 274.

19 Sur le livre XV des Métamorphoses, voir J.-P. Néraudau, Ovide ou les dissidences du poète, Paris, Hystrix, 1989.

20 J.-Y. Tilliette, « Ovide et son moralisateur au miroir de Pythagore : figures de l’auteur dans le livre XV de l’Ovide moralisé », Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide, éd. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 201-222, ici p. 219.

21 Ibid.

22 Il peut s’agir d’une combinaison frontispice + frontispice : Orphée (fol. 132v, 147r – deux images), lettrine + frontispice + miniature + lettrine : Cadmus (fol. 27v-30r et 57r – quatre images), deux lettrines + miniature + lettrine : Tirésias et Narcisse (fol. 33v-37v – quatre images), miniature + lettrine + miniature : Ino, Phrixos et Hellé (fol. 51r-52r – trois images), etc.

23 P. Schandel en propose un autre cas : au fol. 58v, Persée tue de son épée les trois filles de Phorcys. Il tient en main trois bourses représentant leur seigneurie commune dont elles partagent les revenus conformément au sens « hystorial » exposé au folio suivant ; voir Hans-Collas et Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux, vol. I, notice 27, p. 116-117.

24 Voir The Romance of Alexander. Oxford, Bodleian Library, MS 264, facsimile edition with introduction, éd. M. R. James, Oxford, 1933.

25 Voir par exemple M. Camille, Images dans les marges, trad. française, Paris, Gallimard, 1997.

26 P. Schandel est d’accord avec cette grille de lecture ; voir Hans-Collas et Schandel, Manuscrits enluminés des anciens Pays-Bas méridionaux, vol. I, notice 27, p. 118.

27 Le fol. 212v décrit en détail les pratiques de Circé qui connaît les propriétés des herbes « seulles[s] ou mixtionnee[s] ».

28 Le crapaud est au Moyen Âge considéré comme apparenté à l’espèce des serpents. Albert le Grand signale que sa morsure est venimeuse ; voir G. Duchet-Suchaux et M. Pastoureau, Le Bestiaire médiéval. Dictionnaire historique et bibliographique, Paris, Le Léopard d’or, 2002.

29 Le parallélisme pourrait même être plus fin. Isidore de Séville rapporte dans le Physiologus que, quand le pélican arrive à son nid, il couve de ses ailes ses petits. Ils prennent peur et attaquent leur père. Il se met en colère et frappe si fort ses enfants qu’il les tue. Trois jours passent avant le retour au nid de la mère ; elle se désole en trouvant ses petits morts ; folle de douleur, elle se perce le poitrail à grands coups de bec ; le sang jaillit, tombe sur les petits et les fait revenir à la vie. On a là une histoire complexe d’attaques réciproques, d’autant plus qu’à la fin de l’histoire de Scylla et de Minos, le texte des métamorphoses (fol. 102r) précise que le père de Scylla lui-même, Nisus, est transformé en oiseau (épervier) et qu’il attaque sa fille, qui nage à la poursuite du bateau de Minos. Celle-ci se noie, mais les dieux montrent leur puissance en la transformant à son tour en oiseau (« alouette coupée », en souvenir de la tête qu’elle a coupée). Les deux oiseaux, nous dit le narrateur, se vouent depuis une haine puissante. On voit toutes les implications possibles de ces attaques réciproques entre père et enfant dans le texte d’Ovide et dans l’allégorie qui se rapporte au pélican. Nous n’entrons pas dans ces détails ici, car nous ne savons pas si c’était l’interprétation la plus connue au Moyen Âge, dans la mesure où le pélican représentait surtout le sacrifice sanglant du Christ (et non un père qui tue ses oisons). On sait pourtant que Jacques de Vitry reprend cette double histoire dans son Historia Orientalis (xiiie siècle ; voir à ce sujet Duchet-Suchaux et Pastoureau, Le Bestiaire médiéval). Sur la destinée du mythe, S. Cerrito, « L’Ovide moralisé in prosa (versione del ms. BnF, fr. 137) dal manoscritto alle edizioni a stampa : l’episodio della Scilla di Megara », Quaderni di Lingue e Letterature Straniere, 33, 2008, p. 63-78.

30 Voir F. Clier-Colombani, « La transposition iconographique du surnaturel dans l’Ovide moralisé de Rouen », Bien dire et bien aprandre, 14, 1996, p. 113-138 et « Les métamorphoses en arbre dans l’Ovide moralisé », Bulletin de la Société de mythologie française, 190-191, 1998, p. 2-21.

31 Voir Clier-Colombani, « La transposition », p. 122-129.

32 Citons d’autres refus : la métamorphose du chien de Céphale en marbre – lu comme arbre par le prosateur – (fol. 98v), d’Hippomène et Atalante en lions (fol. 143r), de Midas aux oreilles d’âne (fol. 149v). La sanglante histoire de Philoména est traduite par une image qui ne retient qu’un élément de la rubrique qui l’accompagne : « Comment Thereus le roy de Trace espousa Proné la fille du roy Pandion d’Athenes et comment aprés ce qu’il eut efforchié Philomena la suer de sa femme il lui coppa la langue » (fol. 80v). Térée observe, dans une position de voyeur, Procné et Philoména. Procné est assise sous un dais, Philoména agenouillée à ses pieds, dans une position subalterne soulignée par sa taille minuscule. Une telle scène n’existe pas dans le récit.

33 Voir Blumenfeld-Kosinski, « The Scandal of Pasiphaé ». On trouve aussi une dénonciation de Pasiphaé dans la bouche de Scylla, quand elle lance ses imprécations contre le roi Minos qui l’a dédaignée : « La pute Pasiphe qui du tor conceut et enfanta le cruel Minotaurus est bien digne de sy vil mary comme tu es » (fol. 102r).

34 Ce chapitre se trouve justement dans le manuscrit de Londres, à la suite du texte d’Ovide. Fol. 293r : « Pasyphe fut une royne, et dient aucunes fables qu’elle fut femme de grande dissolution. Et mesmement qu’elle ama un thoreau et que mere fut de Mynotaurus qui fut moytié homme et moitié thaurel, qui est a entendre qu’elle acointa ung homme de vile condition dont elle conceut ung homme de grant cruauté et de merveilleuse force. Et pour ce qu’il eut forme d’homme et nature de thorel en ce qu’il fut fort et de grant asperté et sy mauvais que tout le pays exillioit, dirent les poetes par fiction qu’il fut moitié homme et moitié thaurel. Et pour ce ceste dame fut de vile condition ». Cf. Christine de Pizan, Épistre Othea, éd. G. Parussa, Genève, Droz, 1999, glose XLV, p. 263.

35 On en compte quatorze. Citons, en plus des scènes qui seront citées dans ce paragraphe : fol. 197v : mort de Polyxène (décapitation) ; fol. 77r : la mort des sept fils et des sept filles de Niobé (voir Rouen O. 4, fol. 163r) ; fol. 26r : les filles de Danaüs tuent leurs maris le soir des noces ; fol. 37v-38r : la mort de Narcisse : l’image montre (sous l’influence d’images antérieures) une mort violente (noyade) quand le texte dit que le héros tombe dans l’herbe : « Tant traveilla amors Narcisus que la voix lui ala deffaillant […] adont Narcisus s’enclina sur l’erbe et ainsy morut par la veue » ; fol. 63r : mariage de Persée ; fol. 184v : mort d’Hector ; fol. 188r : mort d’Achille ; fol. 234r : assassinat de César.

36 Soulignons que le manuscrit de Rouen n’est pas en reste quant à la représentation de scènes sanglantes, au contraire. Mais l’enlumineur y était contraint par le choix d’une illustration quasi-exhaustive. Ce qui nous intéresse ici est la différence de traitement des sujets entre les deux manuscrits.

37 Au fol. 58v, Persée tue les Grées de son épée ; fol. 59v, Bellérophon tue les monstres de sa masse d’armes ; fol. 104r, Thésée tue le Minotaure.

38 Voir Clier-Colombani, « La transposition », p. 137.

39 Voir Clier-Colombani, « Prologues en images dans l’Ovide moralisé », Prologues et épilogues dans la littérature du Moyen Âge, Bien dire et bien aprandre, 19, 2001, p. 57-76.

40 L’image n’est pas dans la partie du manuscrit naguère possédée par la Pepys Library mais dans la partie de la Old Library de Magdalene College, au fol. 16r. Ce manuscrit contient la traduction de Caxton. Les deux parties sont aujourd’hui réunies.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurence Harf-Lancner et Maud Pérez-Simon, « Une lecture profane de l’Ovide moralisé »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 30 | 2015, 167-196.

Référence électronique

Laurence Harf-Lancner et Maud Pérez-Simon, « Une lecture profane de l’Ovide moralisé »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 30 | 2015, mis en ligne le 24 février 2019, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13888 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13888

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Auteurs

Laurence Harf-Lancner

Laurence Harf-Lancner, professeur émérite à la Sorbonne nouvelle – Paris 3, a consacré ses recherches à l’imaginaire médiéval – Morgane et Mélusine (Paris, 1984), Les Fées au Moyen Âge (Paris, 1984), Le Monde des fées dans l’Occident médiéval (Paris, 2003) –, au mythe médiéval d’Alexandre, aux relations entre texte et image, entre littérature et histoire, et à la littérature animalière médiévale (Roman de Renart, Isopets). Université Paris 3 – Sorbonne nouvelle.
Laurence Harf-Lancner, an emeritus professor at Sorbonne nouvelle – Paris 3, has worked on the medieval imaginary – Morgane et Mélusine (Paris, 1984), Les Fées au Moyen Âge (Paris, 1984), Le Monde des fées dans l’Occident médiéval (Paris, 2003) –, the medieval myth of Alexander, on relations between text and image and between literature and history, and medieval animal literature (Roman de Renart, Isopets).

Maud Pérez-Simon

Maud Pérez-Simon, ancienne élève de l’ENS-LSH, est maître de conférences à l’université Sorbonne nouvelle – Paris 3. Ses recherches portent sur la rhétorique de l’image dans les manuscrits enluminés. Elle initie ses étudiants au lien texte-image grâce à un partenariat avec le musée de Cluny. Son livre Mise en roman, mise en image, les manuscrits du Roman d’Alexandre en prose vient de paraître. Université Paris 3 – Sorbonne nouvelle.
Maud Pérez-Simon, a former student of the ENS-LSH, is a lecturer at Sorbonne nouvelle – Paris 3 University. Her research focuses on the rhetoric of the image in illuminated manuscripts. She initiates her students into the links between text and image thanks to a partnership with the Cluny Museum. Her book, Mise en roman, mise en image, les manuscrits du Roman d’Alexandre en prose, has just been published.

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