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AccueilNuméros30L’Ovide moralisé illustréLes Minéides au fil de leurs contes

L’Ovide moralisé illustré

Les Minéides au fil de leurs contes

Une iconographie entre lumière et ombres (Ovide moralisé, livre IV, manuscrit Rouen, Bm O. 4)
Romaine Wolf-Bonvin
p. 75-116

Résumés

Des vingt-cinq miniatures consacrées aux Minéides, six ornent le récit-cadre qui les met en scène, tandis que les autres ponctuent les fables qu’elles se racontent. Interroger l’insertion des images dans le texte ainsi que la fidélité fluctuante avec laquelle elles illustrent ces histoires, c’est constater qu’elles tracent une ligne de partage entre le récit de Pyrame et Thisbé et les autres contes. Il s’agit, à des fins d’édification, d’illustrer le pouvoir de la double Vénus.

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Texte intégral

  • 1 Il compte 72 000 octosyllabes, texte sur deux colonnes. Les miniatures seraient issues de l’atelier (...)

1La question du programme iconographique de l’Ovide Moralisé concernera ici une section du manuscrit O. 4 de la Bibliothèque municipale de Rouen (entre 1315 et 1325), un beau monstre particulièrement luxueux, puisqu’il s’orne de quatre cent cinquante-trois miniatures1. Il s’agira d’appréhender la façon dont une partie de son illustration se calque ou non sur le texte. Fidèle aux récits et aux moralisations, elle l’est, mais d’une fidélité à interroger, dans la mesure où elle s’inscrit dans un rapport de soumission et de liberté à la fois. Liberté quant à l’emplacement, parce que les images ne sont pas forcément insérées à l’endroit attendu ; liberté quant à leur choix, parce qu’elles opèrent un tri dans les informations fournies par fables et allégories, voire s’en affranchissent peu ou prou. Il s’agira donc d’interroger cet arbitraire apparent, et ce qu’il semble recéler d’aléatoire.

2Prenons la fable des Minéides. Elle couvre une section située au début du livre IV, du v. 1 au v. 2793, soit presque 2800 octosyllabes. Son étendue s’explique : l’ensemble forme un récit-cadre dans lequel va s’inscrire une série de fables secondaires.

  • 2 C. De Boer, Ovide moralisé, poème du commencement du xive siècle, t. II, livre IV, Vaduz, Sändig Re (...)

3Résumons. Alors que Thèbes tout entière honore Bacchus en son temple, les trois filles de Minyas méprisent la fête : elles refusent de sacrifier à ce dieu nouveau venu. Seules, elles s’obstinent à poursuivre leurs travaux de femmes, écharpent et filent la laine, ourdissent et tissent leur toile. L’une d’elles propose aux deux autres des récits pour alléger leur tâche et réjouir le temps qui passe (v. 1-118)2. Aussitôt dit, aussitôt fait, toutes trois vont se muer à tour de rôle en conteuses, dont les histoires seront suivies de commentaires moralisants dus au narrateur médiéval :

  • La première, après avoir envisagé quelques sujets possibles, dont la fable de Naïs, s’arrête sur les amours de Pyrame et Thisbé, qu’elle développe longuement (v. 119-1267).

  • La seconde en narre deux : les amours de Vénus et Mars, puis la passion du Soleil pour Leuchoté (v. 1268-1945).

  • La troisième, après avoir quelque peu hésité, s’arrête sur l’histoire de Salmacis et d’Hermaphrodite (v. 1946-2389).

4Mais les accents d’un orchestre interrompent les conteuses. Voici que surgit, vengeur, le cortège de Bacchus. Punition. Toiles, tissus, fils de chaîne et de trame tendus sur les métiers verdissent, entrent en effervescence, se couvrent de lierre et de vigne, tandis que les pelotons de pourpre se muent en grappes de raisin. C’est l’heure du crépuscule, entre chien et loup. Les trois fileuses fuient à la lueur des torches, parmi les hurlements des fauves. Dans leur course, elles se métamorphosent en chauves-souris (v. 2390-2785).

  • 3 La distinction entre miniatures ovidiennes et moralisantes n’est pas absolue. Il est là question de (...)

5De petite taille, de la largeur d’une colonne et couvrant une surface de huit vers, les miniatures sont distribuées irrégulièrement au long des folios 89v à 106r. Certains comportent une seule image ou n’en présentent aucune, tandis que d’autres en admettent plusieurs ; ainsi le fol. 91r en comporte quatre, le fol. 96v trois. Sauf exceptions, elles précèdent le texte qu’elles illustrent. Sur un total de vingt-cinq miniatures, six ornent la fable encadrante des Minéides et dix-neuf ornent les fables qu’elles se racontent ; parmi ces dernières, trois sont des images « moralisantes », à sujet chrétien3.

  • 4 Selon le dénombrement d’O. Kohli, environ 120 miniatures chrétiennes sur 453, parmi lesquelles elle (...)
  • 5 Pour un point sur cette raréfaction, entre autres dans les manuscrits de Lyon (Bibliothèque municip (...)

6Le déséquilibre entre ce trio et les vingt-deux miniatures « ovidiennes » qui tirent leur substance du terreau des Métamorphoses ne surprend pas. Les merveilles païennes, on le sait, se taillent la part du lion dans l’iconographie des manuscrits de l’Ovide moralisé ; le manuscrit Rouen O. 4 ne consacre que 25 % environ de ses images à l’allégorèse4, et nombreux sont ceux qui, fascinés par leur source latine, n’illustrent guère les commentaires médiévaux, voire pas du tout5. Interroger les six miniatures du récit-cadre puis les trois miniatures « moralisantes » permettra de détailler ensuite l’ensemble de celles consacrées aux fables que se racontent les trois sœurs.

Le récit-cadre des minéides (six miniatures)

7Tout débute avec énergie au folio 89v (fig. 34), dont la marge porte une note en latin précisant qu’ici commence le IVe livre. Tout débute par une tension qu’avive un contraste entre deux images étagées l’une en dessous de l’autre dans la même colonne.

Fig. 1 – Culte rendu à Bacchus par les Thébains

Fig. 1 – Culte rendu à Bacchus par les Thébains

(fol. 89v, v. 1)

  • 6 Les parenthèses comportent l’indication du numéro de vers avant lequel la miniature est insérée.

Bibliothèque municipale de Rouen6

8Un groupe de personnages masculins et féminins encense une idole d’or portant couronne. Le texte qui suit précise que les gens de la ville – surtout les femmes – sacrifient au nouveau dieu, font fumer l’encens sur ses autels et chantent « Oé, oé ! » (v. 1-13).

Fig. 2 – Les trois Minéides au travail

Fig. 2 – Les trois Minéides au travail

(fol. 89v, v. 14)

Bibliothèque municipale de Rouen

  • 7 De gauche à droite pour le spectateur, car ce sont des images narratives ; voir F. Garnier, Le Lang (...)

9De gauche à droite, la première, navette en main, est assise à son métier à tisser, la deuxième debout au centre, file avec fuseau et quenouille, la troisième, assise, écharpe la laine qu’elle tire d’un panier7. L’illustration est placée bien avant le texte qui en définit la teneur, puisqu’il apparaît presque 100 vers plus tard : « L’une file, l’autre eschavele, / l’autre tist ou ordist sa tele » (v. 105-106).

  • 8 Schématisme rare. Seule représentation similaire : le métier d’Hercule tissant aux pieds d’Iole, fo (...)

10Découpler l’image du texte de façon à ce que celle-ci surgisse au début de la fable permet d’appréhender sur la même page, en un seul coup d’œil, le rapport entre ces deux miniatures superposées que ne séparent que quelques vers (fig. 34 : fol. 89v). Resserrer ainsi l’antagonisme entre les sectateurs de Bacchus et les trois sœurs souligne combien les Minéides bravent le nouveau culte en se démarquant par rapport à lui : elles sont « ailleurs », comme elles sont « ailleurs » sur la page. À cette contradiction s’ajoute un effet de mise en abyme : leur métier à tisser se réduit à une forme simple, géométrique, un carré strict en somme8, de sorte qu’apparaît un cadre dans le cadre ; de quoi évoquer le principe du récit dans le récit qui va gouverner toute la section, car cette miniature ouvre l’accès aux fables enchâssées que vont narrer les trois sœurs.

11Une fois celles-là racontées, éclatera la colère de Bacchus qu’incarnera l’irruption du cortège de musiciens à lui consacrés. Le temps sera venu du bouleversement et de la confusion, ce que traduiront deux autres miniatures, séparées cette fois l’une de l’autre.

Fig. 3 – Efroi des Minéides devant l’orchestre de Bacchus

Fig. 3 – Efroi des Minéides devant l’orchestre de Bacchus

(fol. 103v, v. 2390, fig. 32)

Bibliothèque municipale de Rouen

12Gestes de frayeur pour les trois sœurs qui se retrouvent sur leur séant, à terre, surplombées par des joueurs de trompettes et de tambours, tandis que le cadre du métier à tisser a viré au vert et que la végétation dionysiaque prolifère sur le sol : Bacchus « s’aïra griement, / si lor tramist soudainement / tabours et buisines sonans / et bacins d’arain resonans, / qui par la meson taboroient / […] / En fueilles d’ierre verdoians / et de vignes furent muees / les teles qui furent noees » (v. 2398-2407).

Fig. 4 – Muance des Minéides en chauves-souris

Fig. 4 – Muance des Minéides en chauves-souris

(fol. 106r, v. 2786)

Bibliothèque municipale de Rouen

  • 9 Dou vespre ont trait non (OM, IV, v. 2443). Vespertiliones pour la même raison chez Ovide, Métamorp (...)

13En tant que telle, la métamorphose est évacuée : sont superposés sur deux registres l’« avant » et l’« après » de la transformation. Trois chauves-souris au vol divergent surplombent les trois sœurs tombées à terre, rampant sur un sol herbu. Tout est dit dans l’instant : la déchéance des présomptueuses et l’échappée aérienne, désordonnée, vespérale – comme leur nom l’indique – des « vespartilles9 ». Cette image surgit avec retard cette fois par rapport au récit, puisque la métamorphose a eu lieu plus de 300 vers auparavant, après l’irruption du cortège dionysiaque (v. 2425-2447). Un écart de plus de deux folios s’est ouvert entre les illustrations, le temps que s’y déploient les commentaires moralisants qu’appelle la fable des Minéides.

14Du point de vue des images, le récit-cadre offre donc une structure symétrique puisqu’il est borné à chaque fois par deux d’entre elles. Au début, celles-ci portent sur la cause du conflit : les filles de Minyas poursuivent leur ouvrage à l’écart du culte de Bacchus. À la fin, elles portent sur ses conséquences : l’irruption orchestrale de Bacchus mue les trois sœurs en chauves-souris. Et si cette dernière illustration se fait attendre, c’est parce qu’elle boucle l’ensemble de la section : juste après elle, une transition résume la fable des Minéides puis ouvre sur l’histoire de Phryxus et Hellé. Non seulement les miniatures déplacées en toute liberté soulignent les conflits qui éclatent dans la fiction, mais elles l’encadrent aussi, en valorisent les points d’entrée comme de sortie, que la dernière d’entre elles conclut tragiquement, comme un point d’orgue.

15Le trio a droit encore à deux images. De ce qui précède, l’on pourrait inférer que si elles peuvent éclairer la structure du texte, elles pourraient surgir au moment où une conteuse relève l’autre, de façon à valoriser pour l’œil ces moments charnières.

Fig. 5 – Les Minéides au travail

Fig. 5 – Les Minéides au travail

(fol. 101r, v. 1924)

Bibliothèque municipale de Rouen

16Voici deux des sœurs assises, tandis que la fileuse se dresse, toujours debout, au centre. Cette image se situe en toute logique entre la fin des récits dus à la deuxième conteuse et le moment où la troisième va prendre la parole. Par contre, ce n’est pas le cas pour la miniature suivante.

Fig. 6 – Les Minéides filant et racontant

Fig. 6 – Les Minéides filant et racontant

(fol. 91r, v. 219, fig. 35)

Bibliothèque municipale de Rouen

17Cette fois – et c’est là rompre avec les autres représentations du trio – toutes se retrouvent assises sur un banc, en groupe serré. À gauche, l’une file avec fuseau et quenouille, une autre au centre reçoit le récit qu’entame la troisième tournée vers elles, de sorte que le fil dévidé par la fileuse semble répondre à celui de la fable prêt à se dérouler. Or la scène se situe non quand la deuxième conteuse relaie sa sœur, mais à l’intérieur des récits de la première, à l’instant où elle s’apprête à entamer l’histoire de Pyrame et Thisbé : « Autre fable savoit plus bele, / plus agreable et plus novele, / comment la more, qui fu blanche / devint puis noire sor la branche » (v. 219-222).

18Cet écart par rapport à la place qui aurait pu lui revenir indique que surgit là un événement marquant : sans doute cette image inaugure-telle un récit majeur. De plus, elle se trouve sur le fameux folio 91r au milieu de trois autres miniatures, dont deux à sujets chrétiens (fig. 35). Cette page récupère donc la majorité de la petite moisson d’images moralisantes. C’est dire si son abondante illustration mérite attention.

Au seuil des fables enchâssées : naïs (trois miniatures)

19En fait, tout commence à la page précédente, au folio 90v. Lorsque la première Minéide entame ses récits, elle hésite entre plusieurs histoires avant d’y renoncer : Dyrté muée en poisson et dont la fille est devenue colombe, Naïs et ses tribulations. C’est à ces fables à peine ébauchées que les deux premières miniatures chrétiennes sont reliées. Pourquoi illustrer des histoires esquissées en quelques vers et aussitôt rejetées – et surtout de telles raretés ?

20Leur sont attachés, il est vrai, des commentaires assez longs puisque le tout finit par couvrir près de 100 vers. Leur contenu ? Désastreux ; les moralisations attaquent tout azimut Dyrté, sa fille, Naïs et ses amants. Résumons-en la teneur : Naïs est une putain, une traîtresse qui trompe les hommes. Dépouillés par elle de tous leurs biens, elle les laisse plus froids et plus nus que poissons (v. 142, 153) ; par luxure, elle les transforme en débauchés, larrons, voleurs, pendus à la hart comme des proies à l’hameçon, et cela jusqu’à ce qu’elle finisse comme eux : en poisson frit (v. 144, 184) ! Comme Dyrté – autre froide folle destinée à finir en poisson (v. 127) – Naïs n’est autre que la putain de l’Apocalypse, autrement dit Ydolâtrie, qui dans la mer du monde, conduit les hommes à leur perte (v. 189-204). Tout cela, l’illustre une image construite en diptyque.

Fig. 7 – Couple d’amants / métamorphose en poisson

Fig. 7 – Couple d’amants / métamorphose en poisson

(fol. 90v, v. 145)

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21Dans le compartiment de gauche : un couple debout. Un jeune homme en tunique à chaperon gris-blanc enlace goulûment une jeune fille en rouge sur la défensive ; main levée entre leurs corps, elle ne l’enlace pas : amours non symétriques où la putain accueille l’amant dans un semblant d’embrassade, sans que le cœur y soit. Dans le compartiment de droite, un personnage en rose est en train de se transformer en poisson, mains ouvertes dans un geste d’effroi : de qui s’agit-il ?

  • 10 Solution adoptée par la notice de la Bibliothèque municipale de Rouen (consultable sur le site de l (...)
  • 11 Solution adoptée par Kohli, L’Iconographie d’un manuscrit de l’Ovide moralisé, p. 19 ; la descripti (...)
  • 12 Sur l’iconographie et les valeurs de la sirène, voir J. Leclercq-Marx, « La sirène et l’(ono) centa (...)

22L’image est glissée à la charnière entre les quelques vers consacrés à Naïs et sa moralisation sinistre, au beau milieu d’allusions à la mue ichtyomorphe qui l’affecte elle, ainsi que ses amants, elle qui « par son charme et par ses poisons / muoit les homes en poissons / puis fu, se la fable ne ment, / muee en poisson ensement » (v. 141-144). S’agit-il de l’un d’entre eux, comme l’indique indubitablement sa courte chevelure bouclée10 ? Ou de Naïs, tête tournée vers la droite comme la jeune fille en rouge d’à côté, et qui, comme elle, porte ceinture11 ? Voire de Dyrté dont la muance est évoquée à peine plus haut, comme le suggèrerait la couleur de son vêtement, différente des deux autres ? Préserver quelque ambiguïté sur l’identité de cet être catastrophé permettrait de fusionner en une seule image les trois protagonistes cités par la conteuse, puisque tous se sont mués en la même bestiole. Et pour une fois – la seule de la section des Minéides – l’image saisit sur le vif l’instant de la transformation, le buste habillé et encore humain, le bas du corps d’ores et déjà mué depuis les hanches en queue pisciforme, verte, écailleuse. Que la métamorphose s’arrête à cette césure dramatique fait surgir, pour qui la regarde, une sirène, dont les Bestiaires soulignent la nature malveillante et luxurieuse12.

23Quoi qu’il en soit, Naïs est Ydolâtrie, nous dit-on, ce que justifie la miniature au recto du folio suivant – le fameux folio 91r (fig. 35) – à la charnière entre le commentaire qui la fustige et son extension à Dyrté.

Fig. 8 – Culte des idolâtres

Fig. 8 – Culte des idolâtres

(sommet du fol. 91r, v. 189, fig. 35)

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24À gauche, un groupe serré de quatre orants barbus, à genoux, mains jointes haut levées, couvre-chefs pointus de païens (de juifs ?) pour deux d’entre eux ; ils prient avec une belle unanimité une idole à droite, nue, dorée, barbue peut-être, les seins marqués, dressée debout sur un socle-colonne et appuyée sur un bouclier. Les amples étoffes rose, gris et rouge au premier plan sont aux couleurs des amants luxurieux de naguère ; c’est là doter en écho les idolâtres des coloris de la débauche.

Fig. 9 – Culte du Crucifié

Fig. 9 – Culte du Crucifié

(fol. 91r, v. 205, fig. 35)

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  • 13 Imagerie récurrente jusque dans ses détails dans le manuscrit de Rouen (voir par ex. l’adoration du (...)

25Au bas de la même page, cette seconde miniature ouvre sur l’ultime moralisation, fort courte et la seule positive : elle louange la colombe en quoi fut muée la fille de Dyrté. À gauche, un groupe à genoux : cinq orants des deux sexes ; il l’emporte en nombre sur celui des idolâtres. Il est aussi plus animé : corps et têtes s’inclinent et forment une courbe en demi-cercle qui s’incurve jusqu’à l’adoration rampante à laquelle se livre une femme voilée au premier plan. Face à eux, à droite, la statue du Christ en croix sur un autel rectangulaire à double arcature, recouvert d’une nappe blanche à bande inférieure brodée13.

26C’est l’unique représentation, parmi toutes celles de la section, à se démarquer à ce point du texte qu’elle est censée illustrer. Certes, à cet instant, le commentaire s’apprête à couvrir d’éloges la fille de Dyrté, qu’un premier commentaire vient pourtant de traiter de putain. La voilà très chrétiennement muée en colombe volans par contemplation : elle est « la sainte ame, la sainte amie, / la sainte espouse au Creatour, / qui habite en la haute tour / des cieulz » (v. 210-214). Mais aucune colombe de haut vol ici ; l’épouse du Créateur semble plutôt s’incarner en cette nonne (?) rampant sur coudes et genoux au premier plan, mains jointes, prostrée dans une attitude de grande pénitente. Pourquoi ce démarquage, sinon pour mettre en balance les deux cultes, l’idolâtre et le christique, grâce à deux images semblables, étagées dans la même colonne, sur le même folio 91 ? Dresser ce conflit visuel explique pourquoi c’est l’éloge de la fille de Dyrté qui inspire l’illustration, alors qu’elle incarnait il y a peu la pire des luxures (v. 133 et suivants). Et la riposte chrétienne à l’idolâtrie a d’ores et déjà le dernier mot ; car elle l’emporte bien sûr, comme le suggèrent certains détails (fig. 35). L’éclat accru du fond d’abord, où le quadrillage païen en bleu et rose a laissé place à un damier qui brille en bleu et or, le plus grand nombre des fidèles ensuite, dont la posture est ramenée à une humilité superlative, prostrée à ras de terre devant la toute-puissante Passion du Christ.

27Ouvrons une échappée. Le Sauveur est donc dressé sur un autel à double arcature recouvert d’une nappe blanche à bordure brodée, à la différence de l’idole païenne, dressée nue sur une colonnette à piédestal. Divinités opposées, mais qui en rappellent une troisième à laquelle on rend un culte, culte initial puisque l’image qui la représente ouvre, on l’a vu, le IVe livre de l’Ovide moralisé. Revenons pour plus de précisions à Bacchus.

Fig. 10 – Culte rendu à Bacchus par les Thébains

Fig. 10 – Culte rendu à Bacchus par les Thébains

(fol. 89v, v. 1, fig. 34)

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  • 14 Hypothèse qui pourrait être étayée en poursuivant la réflexion sur la valeur ambivalente de ce type (...)

28À droite, le dieu a tout d’une petite statue couronnée, dressée debout sur son autel. À gauche, cinq personnages – pourvus pour certains des couvre-chefs pointus des païens – se regroupent sur deux rangs. Trois prient agenouillés, deux autres debout agitent des encensoirs devant le dieu. Cultes païen et chrétien permettent de percevoir rétrospectivement cette figuration de Bacchus comme ambivalente : païenne, certes ; dorée, certes, comme une idole couronnée d’or. Mais elle se dresse en son vêtement doré sur le même autel à double arcature voilé de blanc que celui du Christ en croix, dont le dieu païen possède la chair blanche et le même nombre de fidèles des deux sexes14.

  • 15 Compléter avec l’analyse du livre III proposée par J.-Y. Tilliette, « L’écriture et sa métaphore. R (...)

29De fait, Bacchus, enfant mâle à la forme femeline, paré et orné comme une femme, a eu droit, dans la fable de Penthée qui clôt le livre III, à des commentaires opposés. Soit – lecture typologique – il figure le Christ en sa fonction de délivrance, ce que résume son nom, Liber, le « libérateur » ; soit – lecture anagogique – il figure l’Antéchrist, l’ivresse qu’il dispense devenant le symbole de l’erreur, de la folie et de toutes les débauches15.

30Dès lors, tout pourrait s’éclairer. On le sait, l’allégorèse médiévale pratique une lecture tout azimut qui remodèle en profondeur le terreau de la source latine. En quête de sens pluriels, elle en vivifie la lettre : afin de susciter des oppositions demeurées en latence chez Ovide, elle part en herméneute à la recherche de significations cachées, souvent contradictoires. Ainsi alimente-t-elle son propre discours fondé sur une dualité ontologique. De ces développements changeants comme le poulpe, les images confortent le caractère devenu bipolaire sous l’impulsion chrétienne. Elles en précisent le contraste, le mettent en tension, en tracent pour l’œil les directions de lecture.

  • 16 Le manuscrit Rouen O. 4 ne comporte qu’une petite dizaine de miniatures à deux compartiments, liés (...)

31La double virtualité de Bacchus placé au seuil du livre IV se trouverait ainsi régir l’ensemble de la section des Minéides. Reste alors à vérifier dans quelle mesure les images qui vont suivre peuvent déployer les potentialités opposées – noires et blanches – de ce dieu qui se dresse, androgyne tout-puissant, à l’orée du texte. Une certitude déjà : au moment où le récit-cadre des trois sœurs s’ouvre sur les contes qu’elles vont narrer, ceux-ci bénéficient d’une sorte de prologue médiéval que fabrique en toute indépendance l’Ovide moralisé, à savoir l’embryon de ces fables « poissonneuses » rejeté par la narratrice – (Naïs / Dyrté) – que valorise une rareté : une miniature en forme de diptyque (fol. 90v)16 ; celle-ci prévient alors son lecteur sous la forme de la putain et du semi-poisson. La débauche est là. Là se résument sous la forme d’un drame à deux compartiments l’enjeu et le risque contenus dans les histoires à venir. Voilà peut-être pourquoi surgissent, aussitôt après ce « panneau indicateur », deux miniatures antagonistes. Culte païen et culte chrétien isoleraient pour les figurer chacun pour soi, les virtualités qui travaillent le Bacchus initial. Deux voies s’ouvrent alors au lecteur dûment prévenu par les images, lorsqu’il s’engage dans le déchiffrement des fables enchâssées : l’une, négative, la voie empoissonnée que suivent les sectateurs d’idolâtrie ; l’autre, positive, qui conduit au Christ.

32Le temps est donc venu de détailler le reste des miniatures illustrant les amours de Pyrame et Thisbé, puis de Vénus et Mars, du Soleil pour Leuchoté, de Salmacis et Hermaphrodite, enfin. Premier constat : de Naïs et des Minéides, les images retracent les altérations animales en poisson et en chauves-souris. Les quatre récits enchâssés quant à eux n’illustreront guère les muances sur lesquelles ils se concluent. D’où la question du choix opéré par l’illustrateur : il a spéculé sur d’autres particularités ; qu’a-t-il bien pu retenir et pourquoi ? Reprenons les fables dans leur ordre d’apparition.

Pyrame et thisbé (onze miniatures)

  • 17 Sur les infidélités à Ovide, voir M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur et gloses dans les manusc (...)
  • 18 Sur la question, voir F. Mora, « L’amour comme révélation : le montage lyrico-narratif de Piramus e (...)

33La première fileuse met donc fin à ses hésitations en entamant Pyrame et Thisbé. Ce conte s’affranchit en toute liberté des Métamorphoses, dont le texte est plus succinct. De fait, l’Ovide moralisé en développe le sujet « si comme uns autres l’a dité », précise le narrateur (v. 227), et donc emprunte sa matière à une source, sur laquelle on s’interroge encore17. L’histoire fait la part belle aux dialogues amoureux : ils se démarquent avec souplesse du récit par l’emploi d’une métrique diversifiée qui allège les octosyllabes et leur imprime un rythme dansant18. De leur côté, les images valorisent l’harmonie sentimentale entre Pyrame et Thisbé par une série de parallélismes quasi lyriques. Une belle suite de dix miniatures scande les péripéties de cet hymne à l’amour ; distribuées avec régularité, elles vont offrir à elles toutes une riposte critique à la fable de Naïs – la grande putain – en racontant la vie de chastes amants, des amants figurés d’emblée unis et aimants dans leur séparation même. Passons-les rapidement en revue.

34Tout commence dès l’enfance. À sept ans, Pyrame et Thisbé s’aiment déjà. À dix ans, ils gardent toute licence de se voir et de s’aimer, jusqu’à ce qu’un serf remarque leur passion, et « a la mere a la damoisele / porta […] ceste nouvele » (v. 321-322). La première miniature dépeint cette dénonciation.

Fig. 11

Fig. 11

Fol. 91r, v. 229 (fig. 35)

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35Voici le petit couple, tendrement enlacé, montré du doigt. Les deux enfants se contemplent en amoureux, visages rapprochés, dans une embrassade qui les conjoint dans le même geste d’enlacement. « Le jour passent d’eulx esgarder / qu’il ne s’en pueent saoler » (v. 285-286). Tout indique un amour partagé, gémellaire, loin de la dissymétrie qui péjorait la figuration du couple de Naïs et de son amant.

36Interdiction est donc faite aux jeunes gens de se revoir, et la mère de Thisbé enferme sa fille. Deux miniatures inaugurent les lamentations des amants qui atteignent leurs quinze ans, séparés, esseulés, coincés. La douleur de Pyrame tout d’abord, dont le geste évoque la tristesse : il est debout, tête inclinée, main posée sur la joue, l’autre main soutenant le bras.

Fig. 12

Fig. 12

Fol. 92r, v. 375

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37La douleur de Thisbé ensuite, dont le désespoir renchérit sur le sien : assise, elle se penche en avant, fléchissante, instable, bras écartés vers le bas en signe d’accablement.

Fig. 13

Fig. 13

Fol. 92v, v. 446

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38Peut-être est-ce là suggérer la triple pâmoison qui va suivre, cette dégringolade qui succèdera à la plainte de celle qui déjà ne peut se tenir debout, et enfermée, chute, même assise. Victimes d’un éloignement que traduisent ces images étanches à distance l’une de l’autre, les amants se font écho dans la même désolation : ils se détachent sur un fond aux mêmes couleurs, encadrés par des éléments d’architecture similaires. Tourelles, voûtes et toits gothicisants soulignent le parallélisme d’une situation bloquée. Seul écart, mais d’importance : si les portes de l’habitation de Thisbé sont closes, la porte ouverte dans la tourelle de droite chez Pyrame marque la liberté d’action qu’il conserve. Il ne tardera pas à se rendre au temple de Vénus pour offrir un sacrifice à la déesse, afin qu’elle lui accorde de parler à son amie (v. 440-445).

39Vénus se montre bonne fille, puisque vont suivre deux images montrant les amants en pleine conversation secrète, séparés par le mur qui s’élève entre leurs demeures, mur fendu par la bienheureuse « crevace » qui laisse filtrer leurs paroles. Première rencontre, première miniature.

Fig. 14

Fig. 14

Fol. 93r, v. 535

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40À l’intérieur Thisbé debout, en rose, est toujours enfermée dans une architecture à porte close ; à l’extérieur Pyrame, debout, en gris, esquisse un geste de parole. Les postures sont symétriques, têtes penchées l’une vers l’autre, bras tendus l’un vers l’autre, de part et d’autre du mur épais où s’ouvre, verticale, la fissure. Seconde rencontre, seconde miniature.

Fig. 15

Fig. 15

Fol. 94r, v. 733

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  • 19 Ce ne sera pas la seule fois : les amants s’échangent le rose et le gris à plusieurs reprises, avec (...)

41Elle est analogue à la précédente, mais la couleur du fond s’est modifiée – façon de traduire le temps qui passe ? – et la couleur des vêtements a permuté, gris pour Thisbé, rose pour Pyrame, comme pour marquer l’interchangeabilité de leur amour19. Et progresse l’intimité de la rencontre : il reçoit sa main à elle, glissée à travers la crevasse. C’est que la plainte de l’amante va débuter alors que celle de l’amant vient de s’achever : « Tisbé comence son complaint : / “Amis, mout vos desconfortez ; / n’est merveille, que trop m’amez”. » (v. 732-734). Au bas du folio, l’image dresse une frontière visuelle entre les deux discours amoureux, comme le mur et sa fissure.

42On connaît la suite : Thisbé finit par lui proposer de s’enfuir avec elle. Tous deux prennent rendez-vous la nuit suivante, à la fontaine, « sous le morier » (v. 818). Cette fois, la symétrie en images aura vécu. Quatre d’entre elles vont désassortir les allées et venues des amants, tandis que l’unité de lieu sera signifiée par la récurrence des arbres et de la fontaine d’eau vive qui, à gauche, coule sans désemparer. Résumons : Thisbé, arrivée en avance, rejoint le lieu de rendez-vous. Un lion encore souillé du sang de ses proies s’avance pour boire, et la jeune fille s’enfuit, abandonnant sa guimpe au fauve qui approche. La première miniature la dépeint réfugiée dans la fourche d’un arbre, tête penchée vers le lion qui en bas, mâche son voile.

Fig. 16

Fig. 16

Fol. 94v, v. 820

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43Pyrame arrivé tard sur les lieux trouve l’étoffe ensanglantée, se méprend et croit à la mort de l’aimée. Collant au texte avec précision, la deuxième retrace son suicide, corps ployé en avant : « par grant ire a l’espee traite, / […] / tresperce soi parmi le flanc ; / tresque de l’autre part del cors, / fet aparoir l’espee fors » (v. 1008-1014).

Fig. 17

Fig. 17

Fol. 95r, v. 930

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44Arrivée peu après, Thisbé ne tarde pas à comprendre le drame en voyant les fruits ensanglantés du mûrier, et trouve Pyrame à l’agonie. La troisième image la montre en train de se jeter sur son amant redressé sur les coudes, blessure au flanc : elle l’enlace, visage contre visage.

Fig. 18

Fig. 18

Fol. 95v, v. 1023

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45La quatrième enfin, dépeint son suicide : en pleine chute déjà vers le mort allongé à ses pieds, elle se transperce le flanc de son épée, corps ployé en avant comme lui. Au-dessus de la fontaine, les frondaisons de l’arbre portent, peu visibles, de rondes mûres tachées de sombre.

Fig. 19

Fig. 19

Fol. 96v, v. 1158 (fig. 36)

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  • 20 Remarque due à C. Ferlampin-Acher, « Piramus et Tisbé au Moyen-Âge : le vert paradis des amours enf (...)

46Tel est l’acmé du récit, dont les péripéties s’accélèrent au fur et à mesure20. De cette élasticité temporelle témoignent les miniatures toutes centrées sur les amants, et qui se calquent sur la chronologie narrative. Après avoir marqué la fin de leurs années d’enfance, puis rythmé leur solitude et leur reprise de contact au jour le jour, elles se multiplient en cette nuit dissonante jusqu’à l’instant où il faut mourir.

Fig. 20 – Funérailles de Pyrame et Thisbé

Fig. 20 – Funérailles de Pyrame et Thisbé

(fol. 96v, v. 1170, fig. 36)

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47Miniature de conclusion, elle se fonde sur les vers qui la précèdent : « Et quant il furent andui mort, / li parens qui mort les trouverent / en un seul tomblel les poserent » (v. 1163-1165). Le pan d’un grand cercueil coupe l’image presque à l’horizontale ; il occupe presque tout le registre inférieur. Les amants y sont allongés, habillés, orientés vers la droite, recouverts par les plis d’un grand drap. En souvenir de leurs amours enfantines, leurs têtes se font face dans une ébauche d’enlacement qu’évoque, malgré la distance entre les corps, l’étoffe drapée autour de leurs épaules. Réciprocité de l’amour toujours, de l’amour dans la mort, une mort consacrée – détail absent du récit – par le livre saint qu’un clerc ouvre au-dessus du couple. Et la foule qui les surplombe se lamente, composée de spectateurs des deux sexes. Pour la première fois, les personnages se détachent sur un fond d’or.

  • 21 Ovide, Métamorphoses, livre IV, v. 166 : « Quodque rogis superest, una requiescit in urna ».
  • 22 On sait combien les lectures modernes ont déchiffré les indices d’une union sexuelle qui n’a cessé (...)

48Autrement dit, de bons amants sont des amants morts. Revisitée par les images, cette chaste histoire apparie des enfants dans le même sentiment amoureux, puis dans le malheur de leur séparation une fois qu’approche l’âge d’aimer pour de bon ; puis elle découple leurs allées et venues dès qu’ils sont près de se rencontrer afin de mieux préparer leur ultime réunion. Alors, le récit médiéval biffe la in que leur réserve Ovide – les Métamorphoses mêlent leurs cendres dans une urne21 – et l’image conforte ce choix du tombeau, qui les fige dans un face-à-face où se rejoue l’amoureuse contemplation des débuts. Mais à l’horizontale cette fois, et pour un repos éternel. Rien, ou si peu n’aura transpiré de la sensualité qui traverse certaines scènes22 : ni les miniatures, ni l’allégorèse n’en auront tenu compte. À ce drame est attachée une miniature moralisante – la dernière – à la charnière entre récit et moralisation.

Fig. 21 – Martyre de deux chrétiens

Fig. 21 – Martyre de deux chrétiens

(fol. 96v, v. 1178, fig. 36)

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49Décapitation. Lapidation. Quatre tortionnaires debout – certains coiffés de casques païens à pointe – règlent leur compte à deux chrétiens auréolés, priant à genoux. À gauche, un grand barbu saisit le premier aux cheveux et élève une épée à l’horizontale au-dessus de sa tête ; trois autres dominent le second ; ils brandissent les grosses pierres qu’ils se passent. Mêmes gestes de menace, mêmes corps arqués relient, pour l’œil, les bourreaux : c’est la même ignominie qui est dénoncée, la même agressivité du bras levé, comme rédupliquée d’une torture à l’autre.

50Sinistre image, qui ouvre à l’allégorèse positive de bout en bout de Pyrame et Thisbé. C’est que la fable signifie l’Incarnation et la Passion du Christ. Pyrame est la « deïté » apprend-on, tandis que Thisbé est « l’umanité » en laquelle il s’abrita par amour pour nous sauver et nous arracher au diable, ce dévoreur d’âmes. Et si les mûres blanches du mûrier ont viré au noir une fois éclaboussées de mort, cela rappelle le moment où Il fut pendu avec toute son humanité sur la croix qu’Il arrosa et teinta de son sang. À nous de mener une vie vertueuse et de souffrir pour Lui, à l’instar des saints martyrs qui souffrirent la mort pour leur Dieu : « les uns fesoit l’en enmurer / […], / li autre estoient lapidiez, / les uns batus et laidengiez, / […] li autre mort » (v. 1211-1216). Mais notons-le, si la miniature illustre la lapidation citée par le texte, elle ramène les martyrs au nombre de deux et montre un meurtre par l’épée qui lui ne fait l’objet d’aucune mention.

Aux bornes de la fable : les folios 91r et 96v

51À considérer dès lors l’emplacement des images consacrées à ce long récit qui prend son envol par rapport à Ovide, il saute aux yeux que le trio de miniatures chrétiennes valorise les feuillets les plus riches en illustrations – les folios 91r et 96v –, soit ceux sur lesquels il s’ouvre et s’achève. Plus encore, le pouvoir d’attraction de ce conte apparaît tel qu’il draine celles qui gravitent dans son voisinage, afin qu’elles se regroupent avec éclat et solennité sur ces folios-clés. Reprenons la question en détail.

52Au fol. 91r (fig. 35), une porte d’entrée à quatre miniatures. Dans la colonne a, rappelons-le, deux miniatures sont étagées l’une en-dessous de l’autre, le Culte des idolâtres puis le Culte du Christ en croix, de sorte qu’éclate l’antagonisme entre les deux rites. Dans la colonne b, deux miniatures étagées elles aussi : les Trois Minéides filant et racontant, puis la Dénonciation des amours de Pyrame et Thisbé, illustration en avance sur le récit, puisque la mère de Thisbé apprend la nouvelle plus de quatre-vingts vers plus loin (v. 313).

53Ces images sont certes issues de contextes différents ; mais en lecture horizontale cette fois, leur contiguïté sur le même folio entraîne, pour l’œil, un phénomène d’association. Il apparie les Minéides aux idolâtres, et le couple innocent et trahi de Pyrame et Thisbé au culte du Crucifié, dont le sujet déviant par rapport au texte se justifie alors pleinement. Cela présage l’allégorèse exaltant les amants : faire surgir au seuil de la fable la Passion du Christ, c’est offrir bien avant l’heure l’image de l’élucidation chrétienne de cette histoire. Sont ainsi annoncées pour le lecteur préparé en quelque sorte par suggestion, les moralisations qui magnifieront les jeunes amoureux et vilipenderont les trois sœurs – nous y reviendrons.

54Au fol. 96v (fig. 36), une porte de sortie à trois miniatures. Cette sombre page réunit au bas de la colonne a le Suicide de Thisbé, puis au sommet de la colonne b les Funérailles des amants, suivies par le Martyre de deux chrétiens, qui surgit une trentaine de vers en avance sur le texte qu’il illustre.

  • 23 Même dispositif dans le manuscrit 5069 de la Bibliothèque de l’Arsenal ; voir R. Blumenfeld-Kosinsk (...)

55Un changement de climat se joue à travers la circulation des détails d’une image à l’autre : à travers elles s’amorce la moralisation religieuse qui va suivre, dans l’immédiat cette fois. Suicide païen que celui de Thisbé, figuré par le glaive qu’elle se plonge dans le flanc pour rejoindre son amant, puis reposer à ses côtés dans le lit de leurs funérailles. Mais à mi-parcours, celles-ci sont déjà embuées d’une tonalité chrétienne : elle est à discerner dans le clerc tonsuré lisant sur leurs dépouilles. Christianisation qui triomphe dans l’image suivante où surgit un autre glaive : celui que les bourreaux lèvent en apothéose assassine sur leurs victimes. Ainsi l’immolation des deux chrétiens fait-elle écho à celle des deux amants, dans un envahissement du registre profane par le religieux23. Et comme le tour complet des images incite le spectateur à poursuivre sur sa lancée et à retourner à la case départ, cela induit une interrogation a posteriori sur les virtualités cachées de la mort de Thisbé, susceptibles de la ramener dans le giron de l’Église. Ainsi la boucle est-elle bouclée et le lecteur préparé à recevoir l’allégorèse, grâce à ces éléments qu’ignorent la fable et le commentaire à venir, mais qu’ajoutent les images : livre, clerc, épée du martyre, paire de victimes. Quitte à s’affranchir du texte, le détail de la miniature relie, suggère et présage à côté et autrement que cela ne s’écrit.

Vénus et mars, le soleil et leuchoté (trois miniatures)

56« Puis qu’entré somes en matire / D’amours, d’une amour m’estuet dire » (v. 1274-1275). La deuxième Minéide se lancera dans deux récits sur de nouvelles amours interdites, que nouera l’un à l’autre le rôle de Vénus. Mais méfions-nous de l’anadiplose et de son écho lénifiant : répondre en miroir à la « matire d’amours » de Pyrame et Thisbé par un autre « amour », c’est dire qu’on ne quitte pas le domaine de la passion, mais pas forcément qu’on cultivera le même climat.

57Des trois miniatures qui vont apparaître, la première inaugure les paroles de la fileuse lorsqu’elle s’apprête à narrer l’histoire du Soleil à qui rien n’échappe. C’est à lui qu’il revint en efet de découvrir l’adultère le plus fameux de l’Olympe ; et il le dénonça à l’époux de la belle : Vulcain.

Fig. 22 – Révélation aux dieux des amours de Vénus et Mars

Fig. 22 – Révélation aux dieux des amours de Vénus et Mars

(fol. 97r, v. 1268, fig. 33)

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58L’image est arrimée au début de l’épisode, avant toute péripétie. Elle en élit la scène-clé narrée quelque soixante vers plus loin, lorsque les amants divins – Vénus et Mars – se retrouvent emprisonnés dans le filet aux mailles subtiles que le mari a forgé pour les piéger, et qu’il a jeté sur le lit de leurs plaisirs : « Tantost sont pris et enlacié / si que deffaire ne se poënt. / […] / Lors fest Vulcans les huis ouvrir / pour l’avoultire descouvrir, / qui lonc temps ot esté celez. / Les damediex a apelez, / si lor a moustré l’avoultire. / Li damedieu prennent a rire. / Quant cil se virent nuz et pris, / si sont honteux et entrepris » (v. 1321-1333). Se produit là un phénomène de déjà-vu : le pan d’un grand lit blanc aux coussins rouges coupe l’image presque à l’horizontale. Il occupe tout le registre inférieur, Mars et Vénus y sont allongés, éveillés, nus tous deux, corps orientés vers la droite et recouverts par les plis d’un grand drap. Leurs visages sont tournés l’un vers l’autre, et ce face-à-face clame leur connivence amoureuse. À droite au-dessus du lit, un Vulcain barbu en manteau bleu vif désigne les corps allongés à une foule de dieux couronnés (tous masculins), qui parmi des mouvements divers esquissent des gestes d’étonnement. Pour la seconde fois, les personnages se détachent sur un fond d’or.

59Ce n’est pas tout. Sans se perdre en commentaires, l’Ovide moralisé laisse la Minéide entamer un deuxième conte. La miniature suivante l’aura prise de vitesse. Elle surgit avec trente vers d’avance, juste après le guet-apens, à l’instant où la focale du récit se déplace sur Vénus humiliée et où celle-ci va reprendre les rênes de cette histoire. À elle la vengeance, raconte ensuite la Minéide : la déesse ne tarde pas à tendre à son brillant dénonciateur le piège de la passion ; et le Soleil de se passionner aussitôt pour une « pucele simple, sage et de grant renon » (v. 1374), mais la belle lui résiste. Longtemps. Voilà ce que retrace la miniature susdite.

Fig. 23 – Le Soleil courtise Leuchoté

Fig. 23 – Le Soleil courtise Leuchoté

(fol. 97v, v. 1342)

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60Le couple est assis sur un banc à arcature. Le dieu couronné avance les bras pour enlacer une Leuchoté sur la réserve, dont la posture contradictoire trahit la tension et le refus : son visage a beau être tourné vers le dieu, elle détourne le haut du corps.

61Il faut donc ruser. De nuit, le Soleil vient à la jeune fille sous la semblance de sa mère, tandis qu’elle ile à la chandelle avec ses suivantes. Il fait sortir tout le monde et se dévoile dans toute sa gloire à celle qu’il convoite. Toute « espaourie », elle en laisse tomber quenouille et fuseau, et se rend à lui. Il la prend de force (v. 1411-1419). Mais Clytie, que le Soleil a aimée auparavant, est jalouse de cette passion qui détourne d’elle son céleste amant. D’où une nouvelle miniature.

Fig. 24 – Dénonciation des amours de Leuchoté avec le Soleil

Fig. 24 – Dénonciation des amours de Leuchoté avec le Soleil

(fol. 98v, v. 1454, fig. 37)

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62Une fois encore, le pan d’un grand lit blanc aux coussins rouges coupe l’image. Il occupe tout le registre inférieur. Endormis cette fois, les amants y sont allongés, corps orientés à gauche et recouverts par les plis d’un grand drap. Au-dessus du lit, quatre personnages masculins dont un barbu (le père ?) et un jeune homme, index pointés sur le scandale. Ici, l’image s’émancipe du texte qui se borne à ceci : Clytie « li trop en fu destroite et jalouse ; / au roi le dist comme enviouse, / le pere a la bele, et li conte / que sa fille s’est mise a honte / et solaus l’a acointie » (v. 1426-1430). Selon le conte, elle n’a donc fait que médire, sans faire de cette coucherie un spectacle. L’illustration, elle, propose de lire cette scène comme une troisième variation sur le même thème : celui des amants au lit, qu’observent des spectateurs, ici ô combien malveillants, puisque le père de Leuchoté en fureur enterrera sa fille toute vive. Le Soleil en sera quitte pour transformer la morte en « vergete d’encens », un pis-aller qui aura pour seul atout de l’élever vers le ciel (v. 1432-1453), tandis que Clytie au désespoir se muera en « flor d’amour », à la face sans cesse tournée vers l’astre qui la repoussa (v. 1454-1487).

  • 24 Même pour représenter, dans le livre I, la « mixtion charnel d’ome et de feme », les deux amants s’ (...)

63Une couche aux amants. Que l’illustration se démarque du texte afin de présenter par trois fois, à quelques folios d’intervalle la même scène ou presque, soulève l’intérêt à cause de sa rareté : il n’y en a pas d’autre dans tout le manuscrit de Rouen24.

  • 25 Tandis que le lit de Vénus et Mars précède l’ouverture du premier récit, celui du Soleil et de Leuc (...)

64Scène rare, scène bouleversante aussi, puisqu’elle secoue ceux qui en sont les témoins, et provoque larmes, rires ou colère. À ne considérer que les deux dernières versions, celles qui encadrent le début et la fin des contes narrés par la deuxième Minéide25, il est clair qu’elles se répondent. Il s’agit de souligner le principe vengeur qui les lie l’un à l’autre : après la honte, telles sont les représailles de Vénus, œil pour œil, dent pour dent. Mais il y a plus. Ce que les images dégagent de ces deux fables – quitte à s’en écarter afin de renforcer le parallèle – c’est ce qui fait souvenance de Pyrame et Thisbé et de ce qui en noue le drame. Par trois fois, des amours interdites, des dénonciations, des scènes de lit consternantes. Mais ce qui se joue là vise à offrir un contrepoint dévoyé au lit funèbre des amants juvéniles.

  • 26 Voir Proverbes, 31, 10-31.

65Précisons, et voyons les moralisations qui suivent. Après quelques éclaircissements d’ordre physique et historique, le commentaire développe un point de vue moral sur les excès du dévergondage. Dénonçant un climat saturé de vices, il finit par lire en Vénus une incarnation de la luxure, en Mars son complice dans le péché de fornication, et en Vulcain l’ardeur qui les piège tous deux dans la débauche. On appréciera le retournement de situation. Contrairement à la couche funèbre qui met un terme sur fond d’or à la série positive des chastes images consacrées à Pyrame et Thisbé, la couche de Vénus et Mars offre un prélude sur fond d’or lui aussi, à la série négative des images consacrées aux amours licencieuses. La courtoisie laisse place au fabliau. Les récits s’articulent autour d’une soif de vengeance, celle d’une arrogante ribaude qui poursuivra ses coucheries au nez et à la barbe de son divin cocu. Voilà pourquoi sans doute, le détail du troisième lit aux amants dans la fable de Leuchoté, contrevient en toute indépendance au commentaire qui magnifie leur union. Selon celui-ci, Leuchoté incarne la femme forte des Proverbes qui file et tisse avec sagesse et dignité la laine et le lin26, la sainte Église, la « Dieu amie » que le Seigneur, soleil de justice, emportera toute fleurie aux cieux (v. 1784-1821) ; autrement dit, l’allégorèse oublie sans vergogne la violence exercée par le Soleil sur sa proie. L’image, elle, n’oublie pas. À comparer avec le piégeage de Vénus et Mars au lit de leurs amours, la dégradation est lagrante : du simple adultère des amants divins, l’on aboutit à une coucherie résultat d’une agression. La miniature suggère en tout cas la persistance d’une séparation intérieure : désormais, les visages des amants ne se font plus face, le Soleil se détourne de celle qui partage son lit, et du vaste drap qui recouvre les corps, les plis, cette fois, les séparent.

66Mais les fables n’ont pas pris in, reste la troisième Minéide. Qui pousse le bouchon encore plus loin.

Hermaphrodite et salmacis (deux miniatures)

67Quelle valeur accorder aux indices qui, dans les images, indiquent un retournement de situation ? Inversée, l’orientation du lit de Leuchoté, tête à gauche, dans cette dernière scène. Inversé, l’ordre des trois Minéides au travail, peu avant le moment où la dernière prend la parole (v. 1924).

Fig. 25 – Les trois Minéides au travail

Fig. 25 – Les trois Minéides au travail

(fol. 101r, v. 1924)

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68Elles ont échangé leur place, de sorte que le cadre du métier à tisser, d’ores et déjà en train de verdir (anticipation sur la catastrophe ?) a passé à droite. « Or orrois, dit-elle, la fable / de la fontaine perilleuse / qui tant est fiere et merveilleuse » (v. 2001-2003) ; et d’entamer le récit attaché à la fontaine Salmacis. Serait-ce là suggérer que cette fois, l’attentat va voir permuter les rôles de l’agressé et de l’agresseur ?

69La conteuse développe en effet les amours de la naïade et du jeune fils de Mercure et de Vénus – Vénus toujours. À quinze ans (l’âge de Pyrame et Thisbé), l’adolescent jouit de la « semblance » de ses deux parents, d’où son nom, qui conjoint les leurs en une fusion qui fait signe, en toutes lettres, de son destin : « Herm-Aphrodite ». Un jour, il découvre, claire, tentante, une fontaine où vit la nymphe. Tête tournée par la beauté de l’enfant, la coquette entreprend de le séduire en termes on ne peut plus clairs. Timide, il se détourne et fuit. Mais voilà l’insouciant pris du désir de se baigner. Il ignore qu’elle le guette tandis qu’il se dénude et plonge à l’eau. Voici ce qu’illustrent deux instantanés qui prennent l’assaut de la naïade sur le vif.

Fig. 26 – Salmacis rejoint Hermaphrodite

Fig. 26 – Salmacis rejoint Hermaphrodite

(fol. 101v, v. 1997)

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70L’image est à nouveau placée au début de l’épisode afin d’en illustrer la scène majeure, narrée quelque cent-cinquante vers plus loin. Aux branches des arbres, des vêtements sont suspendus. Dans l’eau de la fontaine – une belle onde aux vaguelettes bleues et blanches – le garçon est assis, nu, tout à ses ablutions. Nue aussi, vêtement sur l’avant-bras, Salmacis aux longs cheveux vient de se déshabiller. « Cele escria : “Se Diex me voie, / ore ai je ce que je desir. / Or feras tu tout mon plesir.” / Lors se despoulla toute nue ; / par l’iaue est a l’enfant venue (v. 2153-2157) ». Les pieds déjà dans l’eau, elle s’approche ; le baigneur a le dos tourné, tout à ses activités de baignade. Effet de surprise.

Fig. 27 – Fusion de Salmacis et Hermaphrodite

Fig. 27 – Fusion de Salmacis et Hermaphrodite

(fol. 102v, v. 2172, fig. 38)

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71« Par l’iaue est a l’enfant venue. / Malgré sien le baise et embrace. / De toutes pars l’ençaint et lace, / si le taste et vait palpoiant, / dessus et dessous manoiant, / malgré l’enfant et sor son pois, / qui son deduit ne prise un pois, / et moult s’esforce d’eschaper » (v. 2157-2164). Elle et lui se retrouvent assis nus dans le lot, collés face contre face, bustes joints, jambes de part et d’autre. Leurs corps peu sexualisés sont pratiquement interchangeables ; elle l’enlace pour prendre possession de lui, tandis qu’il dresse un bras à la verticale entre leurs visages, qu’il sépare. Geste vers le ciel, de défense, d’imploration. En vain.

  • 27 Audace peut-être confortée par le fait qu’une première explication physique fera de la fontaine une (...)

72Un viol ? Presque. Une fusion des corps. Ils vont se confondre en un seul, mâle et femelle à la fois. Voilà l’image la plus charnelle de tout le manuscrit de Rouen dont les nus peu définis, au genre peu différencié, ne se retrouvent nulle part dans une situation aussi précise27. Plus tard, les dieux accorderont à l’enfant métamorphosé ceci : la fontaine rendra demi-mâle tout homme qui s’y baignera (v. 2202-2223). Et l’allégorèse conclura sur un commentaire moral : gare à la séductrice qui rend l’homme mou ! Salmacis est la putain qui perd les musards, qui comme le lierre, comme le serpent, les enlace dans ses pièges, elle dont l’eau corrompt et effémine ceux qui veulent vivre en état de religion, les rendant de cœur duplices, et mauvais, et monstrueux. Salmacis, c’est la putain de l’Apocalypse qui détourne les hommes de leur salut (v. 2250-2389 et v. 2293).

  • 28 Naïs : l’Ovide moralisé transforme en nom propre la naïs qui, chez Ovide, est un nom commun, une «  (...)
  • 29 Pour un rapport au texte ovidien et un élargissement de la perspective en direction de la fée-serpe (...)

73Alors la boucle est bouclée, lorsque la naïade rejoint Naïs – l’apocalyptique putain des débuts dont le nom trahissait l’origine aquatique28 – et qu’elle la rejoint dans le même opprobre, dont résultait à l’orée des fables, quelque peu mâle, quelque peu femelle, le monstre à queue de sirène29.

Conclusion : les eaux malfaisantes du livre IV

74Les miniatures font leur marché parmi le foisonnement des récits et des moralisations pour opérer leur choix dans cet énorme fichier. Elles trient, tranchent, élaguent, structurent, afin d’en synthétiser le propos et de le pourvoir d’un fil conducteur. Élire, voire recréer en partie les scènes aptes à fournir pour l’œil des points de repère, c’est donner au lecteur qui circule dans ce kaléidoscope de quoi s’orienter. Alors, liées et organisées entre elles de façon à ce que chacune dialogue avec les autres, elles se lestent d’une puissante charge emblématique : à la fois lieux de mémoire et panneaux indicateurs, les images s’organisent en un système souple qui se superpose à l’écrit ; en proposant une sorte de grille de lecture implantée dans la jungle du texte, elles en flèchent les voies labyrinthiques.

75Reprenons donc, pour conclure, ce sur quoi les miniatures mettent l’accent dans les récits enchâssés, en laissant de côté la fable encadrante des Minéides. De leurs histoires, la « matire » est d’« amour » ; précisons : d’amour interdit. Et Vénus les régit, qui dans toutes joue un rôle moteur ; les miniatures démontrent son pouvoir, occulte ou déclaré. Évoquée, implorée, adulée sans cesse, c’est encore de loin qu’elle ouvre à Pyrame et Thisbé la « crevace » volubile de leurs amours ; mais elle surgit ensuite à l’avant-scène, dotée de l’effronterie des femelles de fabliaux pour coucher avec Mars ; puis elle insuffle au Soleil la violence aveugle de la passion, jusqu’à ce que son pouvoir absolu en matière d’union amoureuse brille dans le nom d’Hermaphrodite, où il se signale dans la fusion des lettres avant celle des corps. De cette double Vénus, les images soulignent le pouvoir biface.

  • 30 1150 vers pour Pyrame et Thisbé, contre 677 + 442 vers pour les récits des deuxième et troisième co (...)
  • 31 Sur la Vénus double, voir Alain de Lille, De Planctu Naturae, livres VIII à X, éd. N. Häring, Studi (...)

76Amours vénusiennes, dirons-nous, pour Pyrame et Thisbé, qui jamais ne franchissent les limites de la légalité, sinon en paroles. À cette longue, à cette imposante fable qui s’attarde sur les mésaventures d’une union non consommée est réservé tout l’apparat des nombreuses miniatures qui la scandent, et surtout en célèbrent le début et la fin. Gageons que si ce conte amplifie tant le matériau ovidien et l’accompagne de tant de faste, c’est pour opposer aux récits qui vont suivre de quoi en contrebalancer la charge honteuse30, lui qui culmine dans la chaste vision de mort conjoignant les amants dans le même tombeau. Amours vénériennes par contre, que celles que retracent les miniatures impliquant les deux autres fileuses. Retourner cette belle histoire comme un gant revient à en exhiber l’envers de débauche sous les auspices du dévergondage auquel se livrent Vénus et Mars, avant que ne soit éraflé en images jusqu’à l’accord entre les amants. Abus de la puissance mâle – le Soleil violente Leuchoté –, abus de la puissance femelle – Salmacis bondit sur Hermaphrodite31.

  • 32 Comme le relève D. Hult, « Allégories de la sexualité dans l’Ovide moralisé », Lectures et usages d (...)
  • 33 Son eau n’est troublée que par le lion assoiffé, scène à coloration érotique selon Mora, « L’amour (...)

77Les lits à scandale, ces réponses dévoyées au tombeau de Pyrame et Thisbé, confortent un fait : l’Ovide moralisé ausculte la passion sous toutes ses formes, même les plus déviantes32. Et les images concrétisent le piège de cet amour qu’une allitération féroce, toute de sifflantes, fait « nasse et las et rois de fallace / et samiers qui tout enlace » (v. 1664-1665). Elles le font moins par le filet arachnéen tendu par Vulcain sur les amants – si subtil que le miniaturiste l’esquisse à peine – que lorsque répond à l’accolade puérile de Pyrame et Thisbé l’enlacement d’une Salmacis en train d’étreindre sa proie comme un serpent (v. 2168). Les fables se terminent alors aussi mal qu’elles avaient commencé : dans l’eau. Voilà qui invite à revenir au « prologue » en forme de sirène de mauvais augure, résultat des faux embrassements prodigués par Naïs, la séductrice. Que l’eau y soit liée aux dangers de la sexualité est un soupçon que l’on retrouve peu après, dans la nuit pâle de Pyrame et Thisbé. Alors qu’Ovide ne s’y attarde guère, les images médiévales, elles, élisent la fontaine comme décor récurrent ; mais si elle est toujours contiguë au drame des amants, jamais ils ne s’y baignent33, tandis que dans la source Salmacis qui s’épanche à l’autre bout des contes, se produit l’impensable. Rien d’étonnant dès lors si au fil des moralisations qui suivent, cette dernière figure avec insistance, outre la matrice, le « fontenil » du sexe féminin, ou encore le flux inconstant des vains plaisirs de ce monde (v. 2308-2357).

  • 34 Consulter les tableaux des emprunts et des ajouts dressés par M.-R. Jung, « Aspects de l’Ovide Mora (...)
  • 35 Dans l’une des trois miniatures, Léandre nu, penché en avant, vêtement sur le bras, se jette à l’ea (...)
  • 36 Fables de Cadmus et Hermione, Danaé, Persée et les Gorgones, Belléphoron (une exception positive : (...)
  • 37 Ces remarques rejoignent l’examen que mène M. Possamaï-Pérez sur la composition du livre IV, dont l (...)

78En fait, les images préviennent le lecteur de ce qui va suivre. Si dans la section des Minéides, il n’est question que d’une eau de fontaine, celle-ci submergera une bonne partie du livre IV où se succèderont des fables sur fond de « mer amere », cette mer d’où est issu en toutes lettres le pouvoir de Vénus ; la « deesse d’amer » qui « de l’escume de mer fu nee », y jouera son rôle, et les miniatures à venir seront pour un tiers d’entre elles plongées dans des flots pernicieux (v. 4761-4773). Ainsi celles des deux contes maritimes absents des Métamorphoses, mais que l’Ovide moralisé greffe à la fin de la section des Minéides34 : noyade d’Hellé, lorsqu’elle traverse la mer, en fuite avec Phryxus sur le dos du divin mouton doré ; noyade de Léandre, lorsqu’il tente de rejoindre Héro un soir de tempête. « De mer amere ont amours non / il n’i a s’amertume non… » (v. 3610-3611)35. Et encore : noyade d’Ino, lorsque prise de folie, son nourrisson dans les bras, elle se précipite dans les vagues. Ces dangers que répertorient les miniatures sont systématiquement commentés par la négative : ce sont là flots de la vie mondaine, flots de confusion, de tribulations et d’angoisses, flots de péchés, flots d’enfer enfin. Il faudra attendre longtemps encore – le temps de quelques fables gardant les pieds au sec36 – pour que surgisse une solution optimiste. En trois images, elle conduira Persée à vaincre le monstre marin sortant de ses sinistres flots, la « belue » qui ouvrira sa gueule de Léviathan pour engouffrer Andromède, nue et ligotée, offerte. Le livre IV pourra se conclure sur l’illustration de l’amour licite – enfin ! – liant la belle au héros ailé qui la délie de ses peccamineux lacs de mort, sur le modèle convenu du Christ sauvant l’âme humaine37. Légitime, leur mariage rédimera à distance les récits des trois sœurs, et non seulement leurs passions prohibées, violentes et adultères, mais aussi les noces létales de Pyrame et Thisbé.

  • 38 F. Clier-Colombani a vu avec justesse que cette miniature ovidienne est contaminée par le commentai (...)
  • 39 Sur la question, voir la fable 23 de Marie de France, Les Fables, éd. C. Brucker, Louvain, Peeters, (...)

79Aux alentours des vers 2800, nous en sommes loin encore. Rien d’étonnant dès lors, si ignorant sciemment le commentaire qui les valorise, le miniaturiste choisit la plus noire des moralisations attachées aux Minéides pour faire d’elles ces rampantes errant tristement dans l’obscurité de leurs vices38, alors que s’envole d’elles le vol sombre de ces êtres mauvais parce que grevés, à l’image de leurs contes, d’une double nature, mi-quadrupèdes, mi-oiseaux39 : les chauves-souris.

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Notes

1 Il compte 72 000 octosyllabes, texte sur deux colonnes. Les miniatures seraient issues de l’atelier du « Maître de Fauvel ». Voir M.-R. Jung, « Les éditions manuscrites de l’Ovide moralisé », Cahiers d’Histoire des Littératures Romanes / Romanische Zeitschrift für Literaturgeschichte, 20, 1996, p. 251-274 ; F. Mora, M. Possamaï-Pérez, Th. Städtler, R. Trachsler, « Ab ovo. Les manuscrits de l’Ovide moralisé : naissance et survie d’un texte », Romance Philology, 65, 2011, p. 121-142 ; M. Cavagna, M. Gaggero et Y. Greub, « La tradition manuscrite de l’Ovide moralisé. Prolégomènes à une nouvelle édition », Romania, 132, 2014, p. 176-213. Sur la tradition iconographique, voir C. Lord, « Three Manuscripts of the Ovide moralisé », Art Bulletin, 57, 1975, p. 161-175 ; C. Rabel, L’Illustration de l’Ovide moralisé dans les manuscrits français du xive siècle. Essai pour une étude iconographique, mémoire de maîtrise, Université Paris IV-Sorbonne, 1981. Plus spécifiquement sur l’exemplaire de Rouen ainsi que sur la datation et les commanditaires du manuscrit, voir O. Kohli, L’Iconographie d’un manuscrit de l’Ovide moralisé, Rouen O. 4, mémoire de baccalauréat universitaire, Université de Genève, 2012, p. 6-10 (déposé sur le site Academia).

2 C. De Boer, Ovide moralisé, poème du commencement du xive siècle, t. II, livre IV, Vaduz, Sändig Reprint, 1984 (1re éd. 1920). La numérotation des vers et des extraits en ancien français sera reprise à cette édition, à laquelle renverra désormais l’abréviation OM.

3 La distinction entre miniatures ovidiennes et moralisantes n’est pas absolue. Il est là question de leur sujet pris au sens général, mais non de leur traitement dans le détail ; ce dernier peut présenter des aspects composites.

4 Selon le dénombrement d’O. Kohli, environ 120 miniatures chrétiennes sur 453, parmi lesquelles elle distingue sujets bibliques, religieux et moraux (L’Iconographie d’un manuscrit de l’Ovide moralisé, p. 17).

5 Pour un point sur cette raréfaction, entre autres dans les manuscrits de Lyon (Bibliothèque municipale, manuscrit 742, vers 1385-1390) et de Copenhague (Bibliothèque royale, manuscrit Thott 399, vers 1380), se reporter à Jung, « Les éditions manuscrites de l’Ovide moralisé ». Pour plus de précisions, voir J. Drobinsky, « La narration iconographique dans l’Ovide moralisé de Lyon (BM Ms. 742) », Ovide métamorphosé. Les lecteurs médiévaux d’Ovide, éd. L. Harf-Lancner, L. Mathey-Maille et M. Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 223-244, ici p. 223-238 ; N. Koble, « Les dieux d’Ovide dans un manuscrit du xve siècle de l’Ovide moralisé en vers (Copenhague, Kongelige Bibliotek, Thott 399) », Lectures et usages d’Ovide (xiiie-xve siècles), éd. E. Baumgartner, Cahiers de recherches médiévales, 9, 2002, p. 157-175. Voir aussi les manuscrits dits des « quinze dieux » et, pour une approche du sujet – surtout dans le manuscrit du Vatican, Bibliothèque apostolique vaticane, codex Reg. lat. 1480 –, lire F. Manzari, « Ovidio, Metamorphoses (versione francese attribuibile a Chrétien Legouais) », Vedere i Classici, éd. M. Buonocore, Roma, Palombi, 1966, p. 289-294.

6 Les parenthèses comportent l’indication du numéro de vers avant lequel la miniature est insérée.

7 De gauche à droite pour le spectateur, car ce sont des images narratives ; voir F. Garnier, Le Langage de l’image au Moyen Âge. Signification et symbolique, Paris, Le Léopard d’Or, 1982, p. 88-91.

8 Schématisme rare. Seule représentation similaire : le métier d’Hercule tissant aux pieds d’Iole, fol. 229r (OM, IX, v. 487). Se reporter pour l’exemple à la figuration différente des métiers utilisés lors du conflit entre Pallas et Arachné, fol. 156r (OM, VI, v. 133).

9 Dou vespre ont trait non (OM, IV, v. 2443). Vespertiliones pour la même raison chez Ovide, Métamorphoses, éd. et trad. G. Lafaye, Paris, Les Belles Lettres, 1980, vol. 1, livre IV, v. 415. Cette réunion de l’avant et de l’après sur la même image n’est pas fréquente dans le manuscrit de Rouen. Sur les figurations des métamorphoses, lire Kohli, L’Iconographie d’un manuscrit de l’Ovide moralisé, p. 18-21.

10 Solution adoptée par la notice de la Bibliothèque municipale de Rouen (consultable sur le site de la bibliothèque ; manuscrit Rouen O. 4, base d’images : n° 1122 : « Naïs change un homme en poisson »).

11 Solution adoptée par Kohli, L’Iconographie d’un manuscrit de l’Ovide moralisé, p. 19 ; la description de la rubrique 180 en annexe reste à discuter.

12 Sur l’iconographie et les valeurs de la sirène, voir J. Leclercq-Marx, « La sirène et l’(ono) centaure dans le Physiologus grec et latin et dans quelques Bestiaires. Le texte et l’image », Bestiaires médiévaux. Nouvelles perspectives sur les manuscrits et les traditions textuelles, éd. B. Van den Abeele, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2005, p. 169-182 et fig. 51-56.

13 Imagerie récurrente jusque dans ses détails dans le manuscrit de Rouen (voir par ex. l’adoration du Christ en croix par des fidèles, fol. 234r, OM, IX, v. 1401). Une croix d’or peut remplacer le Crucifié dans ces scènes de dévotion (voir par ex. fol. 32v, OM, I, v. 2699).

14 Hypothèse qui pourrait être étayée en poursuivant la réflexion sur la valeur ambivalente de ce type de dispositif. Deux remarques : jamais ni Christ ni croix ne sont dressés sur un socle-colonne. Par contre, l’autel carré et nappé de blanc peut se trouver sous les pieds des idoles. Sur les dieux païens, voir Kohli, L’Iconographie d’un manuscrit de l’Ovide moralisé, p. 14 sqq.

15 Compléter avec l’analyse du livre III proposée par J.-Y. Tilliette, « L’écriture et sa métaphore. Remarques sur l’Ovide moralisé », « Ensi firent li ancessor ». Mélanges de philologie médiévale offerts à Marc-René Jung, éd. L. Rossi et al., Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1996, vol. II, p. 543-558. Sur Bacchus, voir M. Possamaï-Pérez, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, Paris, Champion, 2006, p. 439-441 et 808-811.

16 Le manuscrit Rouen O. 4 ne comporte qu’une petite dizaine de miniatures à deux compartiments, liés ici par un rapport de cause à conséquence, alors qu’ailleurs, elles présentent plutôt des oppositions binaires (Ancienne loi / Nouvelle loi : fol. 88v, OM, III, v. 2741) ou des conflits, tel celui de Pallas et Arachné (fol. 156r, OM, VI, v. 133), dont les images moralisantes comportent ce cloisonnement : Pallas et Arachné, c’est Sagesse vs Folie (fol. 157v, OM, VI, v. 353), vie contemplative vs vie mondaine (fol. 157v, OM, VI, v. 423).

17 Sur les infidélités à Ovide, voir M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits de l’Ovide moralisé », The Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French Tradition, éd. D. Kelly, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1996, p. 75-98 (sur les marques d’emprunt de Pyrame et Thisbé dans les différents manuscrits, voir en particulier p. 80-84). Quant aux interrogations portant sur le texte-source perdu – cette histoire jouit d’une réputation certaine dès le xiie siècle –, lire F. Mora, « D’un manuscrit à l’autre : quelques réflexions sur les éditions de Piramus et Tisbé », Les Translations d’Ovide au Moyen Âge, éd. A. Faems, V. Minet-Mahy et C. Van Coolput-Storms, Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2011, p. 141-157.

18 Sur la question, voir F. Mora, « L’amour comme révélation : le montage lyrico-narratif de Piramus et Tisbé », Écrire en vers, écrire en prose : une poétique de la révélation, éd. C. Croizy-Naquet, Littérales, 41, 2007, p. 101-117.

19 Ce ne sera pas la seule fois : les amants s’échangent le rose et le gris à plusieurs reprises, avec une préférence : tunique rose avec ceinture pour elle, grise avec capuchon dans le dos pour lui, pieds noirs visibles. Ces couleurs sont celles des personnages du diptyque de Naïs auquel fait écho de loin ce nouveau couple, mais dans un tout autre registre amoureux.

20 Remarque due à C. Ferlampin-Acher, « Piramus et Tisbé au Moyen-Âge : le vert paradis des amours enfantines et la mort des amants », Lectures d’Ovide, publiées à la mémoire de Jean-Pierre Néraudau, éd. E. Bury, Paris, Les Belles Lettres, 2003, p. 115-147.

21 Ovide, Métamorphoses, livre IV, v. 166 : « Quodque rogis superest, una requiescit in urna ».

22 On sait combien les lectures modernes ont déchiffré les indices d’une union sexuelle qui n’a cessé de se jouer en toute discrétion à côté, depuis la ceinture glissée par la mince crevasse jusqu’au lion assoiffé, ensanglantant la virginale étoffe de la guimpe. Lire les articles complémentaires et suggestifs de C. Lucken, « Le suicide des amants et l’ensaignement des lettres. Piramus et Tisbé ou les métamorphoses de l’amour », Romania, 117, 1999, p. 363-395 ; Mora, « L’amour comme révélation ».

23 Même dispositif dans le manuscrit 5069 de la Bibliothèque de l’Arsenal ; voir R. Blumenfeld-Kosinsky, « Illustrations et interprétations dans un manuscrit de l’Ovide moralisé (Arsenal 5069) », Lectures et usages d’Ovide, éd. Baumgartner, p. 71-82, ici p. 77.

24 Même pour représenter, dans le livre I, la « mixtion charnel d’ome et de feme », les deux amants s’enlacent debout, tandis que leur lit est relégué au second plan (fol. 29r, OM, I, v. 2159).

25 Tandis que le lit de Vénus et Mars précède l’ouverture du premier récit, celui du Soleil et de Leuchoté est reporté vers la fin du second, après la métamorphose de cette dernière.

26 Voir Proverbes, 31, 10-31.

27 Audace peut-être confortée par le fait qu’une première explication physique fera de la fontaine une figuration de la matrice où a lieu la charnel mixion (v. 2228-2249). Se sont aussi intéressées à cette image Rabel, L’Illustration de l’Ovide moralisé, p. 169, et Kohli, L’Iconographie d’un manuscrit de l’Ovide moralisé, p. 25-26. La nudité tentatrice est rare dans les miniatures du manuscrit Rouen O. 4, à l’exception des trois baigneuses de la fable d’Actéon (fol. 74v, OM, III, v. 337) et d’Andromède offerte nue au monstre marin dans la fable de Persée (OM, IV, fol. 128v, v. 6586 et 6646, fol. 129r, v. 6724).

28 Naïs : l’Ovide moralisé transforme en nom propre la naïs qui, chez Ovide, est un nom commun, une « naïade » anonyme au nominatif singulier (voir Ovide, Métamorphoses, livre IV, v. 49). Mauvaise lecture ? Ou plutôt l’Ovide moralisé l’aurait-il dotée d’une identité à cause du poids qu’il accorde à ce « prologue » ?

29 Pour un rapport au texte ovidien et un élargissement de la perspective en direction de la fée-serpente, voir F. Clier-Colombani, « La nymphe Salmacis : un prototype ovidien de Mélusine ? », Mélusines continentales et insulaires, éd. J.-M. Boivin et P. MacCana, Paris, Champion, 1999, p. 43-75.

30 1150 vers pour Pyrame et Thisbé, contre 677 + 442 vers pour les récits des deuxième et troisième conteuses, soit un équilibre presque parfait.

31 Sur la Vénus double, voir Alain de Lille, De Planctu Naturae, livres VIII à X, éd. N. Häring, Studi Medievali, série III, 19e année, fasc. II, 1978. Sur les deux Aphrodite déjà chez Platon (Banquet, 180 d-e), voir J. Pépin, Mythe et allégorie, Paris, Études augustiniennes, 1976, p. 194 sqq. ; le Mythographe du Vatican, II, 46, fait logiquement d’Hermaphrodite le fils de la Vénus libidineuse et non de la Vénus pudique qui préside aux amours licites : « Due sunt Veneres, una uoluptaria et libidinum mater que fertur Hermafroditum genuisse, altera casta que preest castis et licitis amoribus » (éd. P. Kulcsar, Turnhout, Brepols, 1987).

32 Comme le relève D. Hult, « Allégories de la sexualité dans l’Ovide moralisé », Lectures et usages d’Ovide, éd. Baumgartner, p. 53-70.

33 Son eau n’est troublée que par le lion assoiffé, scène à coloration érotique selon Mora, « L’amour comme révélation », p. 109-111.

34 Consulter les tableaux des emprunts et des ajouts dressés par M.-R. Jung, « Aspects de l’Ovide Moralisé », Ovidius redivivus. Von Ovid zu Dante, éd. M. Picone et B. Zimmermann, Stuttgart, M / P Verlag für Wissenschaft und Forschung, 1994, p. 149-172, ici p. 152-153. Plus particulièrement sur les additions et les remaniements du livre IV, voir P. Demats, Fabula, Genève, Droz, 1973, p. 71-81.

35 Dans l’une des trois miniatures, Léandre nu, penché en avant, vêtement sur le bras, se jette à l’eau sur le modèle de Salmacis (fol. 108r, OM, IV, v. 3150). Sur les analogies avec Pyrame et Thisbé, voir D. Lechat, « Héro et Léandre dans l’Ovide moralisé », Lectures et usages d’Ovide, éd. Baumgartner, p. 25-38.

36 Fables de Cadmus et Hermione, Danaé, Persée et les Gorgones, Belléphoron (une exception positive : la fontaine de Pégase).

37 Ces remarques rejoignent l’examen que mène M. Possamaï-Pérez sur la composition du livre IV, dont la visée homilétique aurait pour thème l’amour spirituel (Jésus, époux de l’âme humaine) opposé à l’amour charnel ; voir Possamaï-Pérez, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, p. 816-821. Sur le cycle de miniatures consacrées à Persée, voir l’analyse détaillée de Rabel, L’Illustration de l’Ovide moralisé, p. 63-82.

38 F. Clier-Colombani a vu avec justesse que cette miniature ovidienne est contaminée par le commentaire allégorique ; voir « La transposition du surnaturel dans l’Ovide moralisé de Rouen », Bien dire et bien aprandre, 14, 1996, p. 113-138, ici p. 132. Soit ce sont des figures d’ivrognesses (v. 2448-2529), soit ce sont trois sortes de péchés (concupiscence charnelle, concupiscence d’yeux, orgueil de vie, v. 2530-2631), soit elles incarnent trois états de perfection (chasteté, mariage, prêtrise, v. 2632-2785). Voir l’analyse par fragments de Possamaï-Pérez, L’Ovide moralisé. Essai d’interprétation, p. 219-220, 474-475, 498-499, 518-519.

39 Sur la question, voir la fable 23 de Marie de France, Les Fables, éd. C. Brucker, Louvain, Peeters, 1991.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 – Culte rendu à Bacchus par les Thébains
Légende (fol. 89v, v. 1)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen6
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Titre Fig. 2 – Les trois Minéides au travail
Légende (fol. 89v, v. 14)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Fichier image/jpeg, 1,2M
Titre Fig. 3 – Efroi des Minéides devant l’orchestre de Bacchus
Légende (fol. 103v, v. 2390, fig. 32)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Fichier image/jpeg, 1,1M
Titre Fig. 4 – Muance des Minéides en chauves-souris
Légende (fol. 106r, v. 2786)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/docannexe/image/13885/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 996k
Titre Fig. 5 – Les Minéides au travail
Légende (fol. 101r, v. 1924)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/docannexe/image/13885/img-5.jpg
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Titre Fig. 6 – Les Minéides filant et racontant
Légende (fol. 91r, v. 219, fig. 35)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 7 – Couple d’amants / métamorphose en poisson
Légende (fol. 90v, v. 145)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Fichier image/jpeg, 884k
Titre Fig. 8 – Culte des idolâtres
Légende (sommet du fol. 91r, v. 189, fig. 35)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 9 – Culte du Crucifié
Légende (fol. 91r, v. 205, fig. 35)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Fichier image/jpeg, 1,4M
Titre Fig. 10 – Culte rendu à Bacchus par les Thébains
Légende (fol. 89v, v. 1, fig. 34)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 11
Légende Fol. 91r, v. 229 (fig. 35)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/docannexe/image/13885/img-11.jpg
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Titre Fig. 12
Légende Fol. 92r, v. 375
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 13
Légende Fol. 92v, v. 446
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 14
Légende Fol. 93r, v. 535
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 15
Légende Fol. 94r, v. 733
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 16
Légende Fol. 94v, v. 820
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 17
Légende Fol. 95r, v. 930
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 18
Légende Fol. 95v, v. 1023
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Fichier image/jpeg, 968k
Titre Fig. 19
Légende Fol. 96v, v. 1158 (fig. 36)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 20 – Funérailles de Pyrame et Thisbé
Légende (fol. 96v, v. 1170, fig. 36)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 21 – Martyre de deux chrétiens
Légende (fol. 96v, v. 1178, fig. 36)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 22 – Révélation aux dieux des amours de Vénus et Mars
Légende (fol. 97r, v. 1268, fig. 33)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Fichier image/jpeg, 920k
Titre Fig. 23 – Le Soleil courtise Leuchoté
Légende (fol. 97v, v. 1342)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 24 – Dénonciation des amours de Leuchoté avec le Soleil
Légende (fol. 98v, v. 1454, fig. 37)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Fichier image/jpeg, 1004k
Titre Fig. 25 – Les trois Minéides au travail
Légende (fol. 101r, v. 1924)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Titre Fig. 26 – Salmacis rejoint Hermaphrodite
Légende (fol. 101v, v. 1997)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Fichier image/jpeg, 1,4M
Titre Fig. 27 – Fusion de Salmacis et Hermaphrodite
Légende (fol. 102v, v. 2172, fig. 38)
Crédits Bibliothèque municipale de Rouen
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Pour citer cet article

Référence papier

Romaine Wolf-Bonvin, « Les Minéides au fil de leurs contes »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 30 | 2015, 75-116.

Référence électronique

Romaine Wolf-Bonvin, « Les Minéides au fil de leurs contes »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 30 | 2015, mis en ligne le 24 février 2019, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13885 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13885

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Auteur

Romaine Wolf-Bonvin

Romaine Wolf-Bonvin est maître de conférences en langue et littérature médiévales à l’université Lumière – Lyon 2 et parallèlement chargée de cours en littérature française médiévale à l’université de Genève. Ses recherches portent sur la symbolique vestimentaire, le rapport texte-image, l’œuvre de Raoul de Houdenc. Université Lumière – Lyon 2. Université de Genève.
Romaine Wolf-Bonvin is a lecturer in medieval language and literature at Lumière – Lyon 2 University, and a chargée de cours of French literature at the University of Geneva, whose research focuses on sartorial symbolism, text-image relations, and the work of Raoul de Houdenc.

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Droits d’auteur

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