« Connaissance par les gouffres »
Résumés
Cette étude revient sur la poétique du récit rétrospectif dans le Lancelot en prose : le romancier transforme des analepses ponctuelles en lieux de mémoire et invente un nouveau monde arthurien possible. Cet usage du récit secondaire est lié à la figure diabolique de Merlin, associée à une géographie dominée par les gouffres. Le motif est amplifié par les continuateurs, y compris dans les « prequels », qui reprennent les données héritées du Lancelot pour modifier son passé fictionnel.
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- 1 Voir Lais bretons (XIIe -XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. N. Kob (...)
- 2 Nous employons le terme rhétorique de « métalepse » au sens où le redéfinit Gérard Genette dans une (...)
1Les amateurs de fictions le savent bien : la nature même du récit est de susciter sa propre expansion, de tenter de répondre au désir insatiable de son destinataire. Cette dynamique inventive a recours à des procédés multiples, dont l’enchâssement, dans un récit-cadre, d’histoires secondaires. Ainsi que le montre au Moyen Âge un récit bref comme le lai anonyme de Tydorel, la pratique du récit-cadre peut faire l’objet de deux stratégies concurrentes – toutes deux bien représentées dans les corpus de fiction. L’une est sérielle, l’autre, mémorielle. La première, cumulative et centrifuge, procède à la multiplication et à la juxtaposition des récits seconds : tous les soirs, des conteurs de fortune recrutés au hasard viennent distraire le roi Tydorel de ses insomnies en lui racontant des histoires1. Pour ce roi de mille et une nuits, la monotonie du temps qui passe est palliée par la diversité des récits rapportés ; comme dans les recueils de nouvelles, le roi-destinataire, figure transparente du lecteur, justifie donc seul le flux indéfini des histoires, que le lai, forme narrative brève, ne prend pas la peine d’expliciter. Le narrateur de ce lai anonyme se concentre au contraire sur un autre type de récit second, qui définit l’identité même du héros : la dernière nuit, Tydorel est confronté à la vérité sur sa paternité, que lui raconte sa propre mère. Cette révélation, rétrospective et centripète, referme brutalement le récit sur lui-même : l’aveu maternel entraîne la disparition du héros dans le lac (« le lai ») féerique dont il est originaire. À l’évidence, l’équivoque sémantique entre le lieu qui résume la vie du héros et le type de récit qui prend en charge son histoire souligne le caractère métaleptique du Lai de Tydorel, qui propose une réflexion sur les fonctions et les pouvoirs du récit et son rapport au temps, chronologique ou mémoriel2.
2Comme le précise encore le narrateur de Tydorel, la prise de parole, confrontée au désir de savoir, n’est pas sans danger : les conteurs du roi sont soumis à une menace de mort, qui les contraint, comme Schéhérazade, à un art acrobatique du récit ; cette expérience n’est pas non plus innocente : congénitale, l’insomnie de Tydorel a partie liée avec le diable, « qui jamais ne dort », comme le rappelle opportunément le dernier conteur au chevet du roi. Ce lien entre la séduction et la mort, la connaissance du passé et l’interdit, que thématise et conjure tout récit d’origine, revient de façon centrale dans nombre de récits rétrospectifs enchâssés dans les cycles arthuriens en prose. En observant dans le détail quelques-uns de ces récits d’origine, nous voudrions en montrer le caractère métaleptique, et mettre au jour quelques lieux inventifs qui nous paraissent, comme le « lai/lac » de Tydorel, figurer dans l’espace de la fiction la dynamique inventive du roman cyclique et son rapport au temps.
3Dans les branches du Lancelot-Graal, ces plongées mémorielles, lorsqu’elles sont intégrées par un récit second (assuré par le narrateur principal ou par un narrateur secondaire), entretiennent un rapport complexe avec l’univers de fiction qu’elles investissent : non seulement elles en modifient le cours, le passé venant informer et réformer le présent, mais le récit enchâssé, de petite ou de grande ampleur, est souvent le lieu où le roman engage une réflexion sur la poétique du récit-cadre et sa relation à ses modèles d’écriture. Ce lieu se comprend dans un sens rhétorique et poétique : le récit enchâssé investit un espace spécifique, objet ou cadre naturel, qui exprime ses enjeux et assure le passage du passé au présent, du récit second au récit-cadre, d’un monde à l’autre de la fiction arthurienne. Ce sont ces lieux de transfuges que nous voudrions ici mettre en valeur. Les récits qui les portent jouent le rôle de « plaques tournantes » et les prosateurs accordent une attention particulière à leur semblance : qu’ils soient intégrés au décor artificiel ou naturel de la fiction, ils sont conçus comme autant de signes de la mouvance qui caractérise la dynamique inventive de ces vastes architectures romanesques. En partant du Lancelot en prose, nous montrerons notamment que les continuateurs ont repris ce procédé d’invention pour défendre les infidélités de leur mémoire, et ménager, aux cœurs de fictions contraignantes, des espaces toujours ouverts aux déplacements.
Analepses et métalepses : tombeaux, tables et fictions théoriques
Châsse et tombeau
- 3 La digression analeptique sur le savoir de la Dame du Lac et sa relation avec Merlin se lit dans l’ (...)
- 4 La bibliographie sur le prophète est copieuse. Sur sa fonction dans la trilogie de Robert de Boron, (...)
- 5 Lancelot, p. 38. La formule est redoublée au cœur même de la digression, après la révélation de l’i (...)
4Le premier récit enchâssé du Lancelot en prose est particulièrement célèbre, et mis en valeur. Au début des enfances du héros, ce récit rétrospectif est destiné à promouvoir un nouveau personnage, la Dame du Lac, adjuvant du protagoniste3. Pour expliquer la nature féerique de son personnage et sa « science », le romancier s’engage dans une analepse qui en justifie l’identité paradoxale : fée, mais chaste, la Dame tient ses pouvoirs de sa relation passée avec Merlin, le prophète bien connu de la tradition arthurienne, fils d’un incube et enchanteur, promoteur d’Arthur et de son royaume4. Une formule de décrochage, qui deviendra topique dans la prose arthurienne, introduit la digression : « Voirs fu que Merlins fu engendrés en feme par dyable et de diable misme, car pour che fu il apelés li enfes sans pere […]5. »
5Pour parler du prophète, le roman en prose reprend les données héritées de la tradition historique et romanesque antérieure, tout en lui inventant une vie amoureuse et une mise à mort, qui modifient radicalement son parcours dans la fiction arthurienne. Sur ce destin reconstruit pour les besoins du nouveau roman, le récit enchâssé du Lancelot en prose se referme, dans la plupart des manuscrits, sur/comme un tombeau :
- 6 Lancelot, p. 43.
En la fin sot ele tant par Merlin qu’ele l’engigna et le seela tout en une cave dedens la perilleuse forest de Darnantes qui marchist a la meir de Cornouaille et al roialme de Soreillois. Illec remeist en teil maniere, car onques puis par nului ne fu seus ne par nul homme veus qui noveles en seust dire6.
- 7 Ce passage d’une figure d’auteur à l’autre, du maître à l’élève, du masculin au féminin, est lourde (...)
- 8 Voir A. Combes, Les Voies de l’aventure. Réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en p (...)
- 9 Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1979. Sur l’invention du temps dans la trilogi (...)
6« En une cave, dedens la perilleuse forest » : ce premier récit secondaire est bien un tombeau, aux sens thématique et poétique du terme. Le détour par le passé enterre, autant qu’il l’entérine, la mémoire du prophète. Dans cette plongée mémorielle, le romancier en prose trouve assurément les outils dont il a besoin pour asseoir l’autorité d’une nouvelle venue, qui prendra en charge les enjeux poétiques et idéologiques du roman en cours, en lieu et place de Merlin7. Cet enrichissement du passé arthurien engage en effet un dialogue intertextuel avec les données fictionnelles léguées par les modèles antérieurs, et ce dialogue est ouvertement polémique : en tuant Merlin, le romancier en prose, comme l’a remarqué Annie Combes, se débarrasse d’un personnage encombrant, trace archaïque d’une autre version de l’univers arthurien, celle de la trilogie de Robert de Boron, centré sur Merlin8. Le prophète, rappelons-le, y faisait figure d’autorité magistrale ; Robert de Boron avait, lui aussi, reconstruit son identité, pour en faire l’architecte du monde arthurien et le maître du temps fictionnel : dans la trilogie, le prophète était conçu comme le romancier impliqué dans le nouveau monde du cycle9. Le récit enchâssé du Lancelot en prose prend donc à sa charge un crime d’autorité et joue le rôle d’une fiction théorique : le romancier use du détour par le passé dans le roman, pour penser le passé du roman. Pour le dire autrement, l’analepse se double d’une métalepse : elle permet de traiter les fictions antérieures comme relevant du passé, tandis que le récit redistribue les cartes de la fiction arthurienne pour mettre en valeur ses propres choix poétiques et imposer au lecteur un nouveau monde arthurien possible, incompatible avec l’ancien.
- 10 Nous entendons « encyclopédie » au sens où l’emploie Umberto Eco : le terme renvoie à un répertoire (...)
7La digression, spéculaire, fait aussi réfléchir le lecteur, qui est pris à parti. Dans l’économie du roman, le recours au récit enchâssé permet surtout de contrôler les perturbations provoquées chez le lecteur, qui sera plus ou moins fortement déstabilisé par la nouvelle donne, selon son degré de familiarité avec l’encyclopédie arthurienne10. Parce qu’il passe au second plan par rapport à la narration principale, le récit rétrospectif, d’étendue limitée et volontairement sommaire, ne risque pas d’entraver le bon déroulement du roman : il délivre par la bande des informations lourdes de sens et assure le passage entre deux mondes possibles, entre deux romans, en inventant un espace susceptible de figurer le transfert : ici, le tombeau dans la périlleuse forêt.
- 11 Jacques Roubaud a pris en compte quelques-uns des avatars du scénario de la mort de Merlin, qu’il p (...)
- 12 Dans la version « Post-Vulgate » de la Suite du Merlin, l’entombement du prophète donne lieu à une (...)
8En l’occurrence, la stratégie fut efficace. Ce premier récit enchâssé du Lancelot en prose a connu un succès remarquable : le romancier a bel et bien réussi, par ce détour, à promouvoir la réinvention du passé et à modifier durablement la tradition attachée à l’identité de Merlin dans les fictions arthuriennes. Comme on le sait, son histoire d’amour avec la fée chaste, et le crime prémédité de celle-ci, ont donné lieu à de nombreuses réécritures, qui en ont prolongé l’enquête, indéfiniment, du Moyen Âge à aujourd’hui11. Loin d’être toujours secondaire, le récit enchâssé entretient donc avec son récit-cadre un rapport qui peut être d’inversion : comme pour les objets précieux dans l’art religieux et profane, au Moyen Âge, le cadre sert d’ornement à un cœur qui en justifie en retour les variations infinies12.
Tables tournantes, personnages transfuges
- 13 Emmanuèle Baumgartner en a proposé une étude détaillée dans « Voirs fu, ou comment composer du pass (...)
- 14 Voir à ce sujet P. Rockwell, Rewriting Resemblance in Medieval French Romance. Ceci n’est pas un gr (...)
9Dans le Lancelot en prose, les digressions rétrospectives sont comptées13. Elles sont toujours canalisées et justifiées, intégrées sans solution de continuité dans la trame de l’histoire. Malgré leur soumission apparente aux exigences informationnelles du récit en cours, les déplacements qu’elles produisent dans l’univers de la fiction sont rarement anodins. Ils sollicitent la mémoire intertextuelle du lecteur en déplaçant son horizon d’attente : amené à mettre en parallèle des informations incompatibles entre elles, le lecteur du Lancelot est ainsi incité à mener une enquête qui met au jour les procédés de renouvellement du roman qu’il est en train de lire, ses lieux d’invention14. Un autre exemple permettra de mesurer les effets d’un tel procédé d’enchâssement et de définir la poétique du prosateur, qui affiche une position résolument décalée par rapport aux motifs légués par la tradition.
- 15 Voir Lancelot, t. VIII, 1982, p. 488. La version longue de la fausse Guenièvre reprend pour le mett (...)
- 16 Lancelot do Lac, éd. E. Kennedy, Oxford, Oxford University Press, 1980, vol. I, p. 25.
10À peine Lancelot est-il reçu compagnon de la Table Ronde – événement majeur qui déclenche le protocole de mise en écrit des aventures par les clercs du roi –, qu’une aventure surprenante met en péril le lien indissoluble qui associe Arthur à la célèbre Table, symbolique de son rayonnement dans toute la tradition romanesque15. Au détour d’une information glissée dans un récit rétrospectif, le lecteur est en effet obligé de repenser à nouveaux frais toute l’histoire de l’objet. Cette incursion dans le passé, prise en charge par des porte-parole, a pour particularité de cautionner une version mensongère de l’histoire : une demoiselle se présente à la cour pour réclamer pour sa dame, une usurpatrice qui se fait passer pour Guenièvre, la place de la reine auprès d’Arthur. Une révélation vient appuyer la demande : la prétendue Guenièvre dit avoir été victime d’un complot, organisé par une suivante qui s’est fait passer pour elle la nuit de ses noces avec Arthur et prétend être la reine légitime. Pour réparation, la « victime » veut retrouver sa place, ou, à défaut, « la Table Ronde » que la reine a apporté en dot au roi : « […] le plus haut don qui onques fust doné en mariage, ce fu la Table reonde qui est honoree de tans preudomes16. »
- 17 La « Fausse Guenièvre » connaît dans la tradition manuscrite une version courte, une version longue (...)
- 18 Voir Lancelot du Lac, éd. Kennedy, p. 614-616.
11Quelles que soient les versions du célèbre épisode de la « fausse Guenièvre17 » dans la tradition manuscrite, les révélations sur le passé sont soigneusement orchestrées et transmises par des récits secondaires circonstanciés, qui acquièrent, dans la fiction, le statut de pièces judiciaires aux yeux des personnages de la cour. Dans la version courte de l’épisode, c’est le complice de l’aventurière, Berthelai le Roux, qui accuse la reine en exposant sa version du passé18 ; une demoiselle complète son récit, qu’elle conclut par une requête qui paralyse la cour :
- 19 Lancelot du Lac, éd. Kennedy, p. 616.
« Sire, ma dame vous mande, com a celui qu’ele tient a seignor par assenblement de mariage, que vos la repreigniez si com vos devez faire. Et se prendre ne la volez, que vos li anveoiz la Table Reonde ausin garnie de bons chevaliers com vos la preïstes an li an mariage, car au jor que vos receïstes ma dame de la main lo roi Leodagan, qui ses peres fu, il n’avoit an tot lo monde Table Reonde que cele seulement, ne plus n’en i doit avoir. Si est ma dame mout angoisseusse qant ele est deseritee de la flor de chevalerie qui deüst estre en son dongier par raison. Por ce si vos requiert ma dame que vos li randoiz son heritage, o vos la reprenez19. »
- 20 Voir Lancelot, t. I, 1978, p. 22-23.
- 21 Lancelot, t. I, p. 23-24.
12La version longue dramatise encore l’accusation, d’abord révélée par une lettre, dont la lecture est rendue publique20, puis complétée par un long récit rétrospectif, également assuré par une demoiselle. Cette dernière, nommée Clice et qualifiée dans la lettre de « cœur » et de « langue » de la (fausse) reine, est une messagère inventée pour l’occasion et que le lecteur ne reverra plus : « si vos dirai ce dont les letres ne parolent pas, que ma dame vos mande par moi21. »
- 22 « Bien est chose seue que, quant vos fuste rois de Bretaigne coronés, si vindrent à vos noveles del (...)
- 23 Lancelot, t. I, p. 25.
- 24 Wace’s Roman de Brut, texte et traduction de J. Weiss, Exeter, University of Exeter Press, 2002, p. (...)
- 25 Wace’s Roman de Brut, p. 244, v. 9747-9760 : « Chescuns se tenoiet al meillur,/ne nuls n’en saveit (...)
- 26 Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1979, p. 184-185. Voir les remarques de Trachs (...)
13Le récit de la jeune fille s’engage dans une analepse qui adopte en partie les mêmes procédés rhétoriques que le narrateur pour cautionner son récit22. Le personnage relate un épisode jusque-là inédit dans la fiction arthurienne : la rencontre d’Arthur, alors jeune « escuier », et de Guenièvre, la fille de « Leodagan de Tarmeilide, qui estoit a cel point li plus preudom del monde23 ». Ce rappel d’un moment décisif du passé provoque la curiosité du lecteur, engagé dans une faille de la tradition romanesque. Dans la chronique de Wace, la rencontre et le mariage du couple royal étaient rapidement résumés en dix-huit vers : Guenièvre y est d’ascendance romaine ; elle a été élevée en Cornouaille par son cousin, Cador, et se marie avec Arthur, qui vient de pacifier la Bretagne24 ; l’invention de la Table Ronde est mentionnée aux vers suivants, et le chroniqueur en attribue la propriété et la paternité à Arthur25. Robert de Boron, qui s’est servi de la chronique, ne raconte pas l’union des époux ; il se concentre sur l’invention de la Table Ronde et en refonde la senefiance, à l’aune de son projet cyclique, porté par le prophète : fabriquée par Merlin, la « nouvelle » Table Ronde est « trine » – elle fait désormais signe vers la Table du Graal, réplique de celle de la Cène, et accomplit les desseins, temporels et spirituels, de la trilogie26. Subrepticement, le récit enchâssé du Lancelot revient sur ces données. La version de Clice constitue, il est vrai, un faux témoignage dans un procès en haute trahison ; mais le diable se cache dans les détails : dans son récit, la messagère livre des données narratives inédites que le roman reprend à son propre compte sans les invalider. Il affirme notamment l’existence d’un double de la reine, qui jette le trouble sur l’identité de celle-ci, et relaie l’affirmation, incontestée, que la Table Ronde revient à Guenièvre – elle fait, pour ainsi dire, corps avec elle :
- 27 Lancelot, t. I, p. 26-27.
« Et ce ne volés fere, ma dame vous desfent de par Dieu et de par li et de par ses amis que vos des ore en avant ne teigniés l’onor que vos preiste en li en mariage, c’est la Table ronde, mais envoiés li aussi bien garnie de chevaliers com vos la preistes a li ; ne ja puis, ce gardés, ne soit la Table Reonde en vostre ostel, kar c’est si haute chose qu’il n’en doit avoir c’une sole en tot le monde. Et vos, seignor chevalier qui estes apelé compaignon de la Table Reonde, je vos dis que plus ne vos façoiz apeler par ce non27. »
14Là encore, l’analepse, pourtant exposée par un personnage douteux et très secondaire, a valeur métaleptique, au cœur d’un épisode tout entier traversé par le thème de l’identité et du dédoublement. En instituant Guenièvre l’héritière légitime de la Table Ronde, le prosateur du Lancelot fait, si l’on veut, coup double : il poursuit son travail de brouillage des sources (et de déstabilisation du lecteur), et déplace les lignes de force de la fiction arthurienne en soulignant les polarités de son propre récit : du prophète à la fée, du roi (puis du prophète) à la reine, de la fausse Guenièvre à la vraie – le Lancelot en prose féminise la fiction et fait de la reine, réinventée, la pièce maîtresse de son échiquier. Clice, porte-parole du nouveau passé, est peut-être, en ce sens, bien nommée : n’est-elle pas apparentée au fragment, « l’esclice » en ancien français, et à l’enveloppe, la « clice », objet en osier tressé qui fait office de panier ? Son intervention fragmentaire impose de façon tout aussi discrète que décisive une nouvelle version du monde, un double, comme sa maîtresse ; elle oblige le lecteur, comme les personnages de la cour dans cet épisode, à s’inquiéter du passé des personnages qui lui sont le plus familiers. Par son entremise, le romancier invente une nouvelle « translation » de la Table Ronde, et une nouvelle reine, redessinée et comme réinitialisée pour les besoins du roman.
- 28 La notion de « transfuge fictionnel » est empruntée à Richard Saint-Gelais, qui étudie les déplacem (...)
- 29 Voir à ce propos les analyses de C. Méla et sa définition du signe, dans La Reine et le Graal. La c (...)
15On le voit, si la prose reprend son décor, son fonctionnement et ses personnages à une « tradition », ses marges de manœuvre sont grandes pour faire œuvre nouvelle. Personnages et situations se prêtent à des « reconstructions » soigneuses, parfois considérables : Merlin, le prophète du graal, devient amoureux et mortel, la reine, personnage lointain, est dangereusement dédoublée et richement dotée… D’une version à l’autre, les personnages sont comme les avatars d’eux-mêmes, des contre-transfuges28, pourrait-on dire : ils reviennent, sans être tout à fait identiques à eux-mêmes, parfois totalement transformés. Dans ce travail d’intertextualité proprement médiéval, le récit secondaire est un outil privilégié : le romancier peut y faire des greffes, pratiquer des ajustements qui éveilleront la curiosité du lecteur sans prendre le risque de le perdre. D’un roman à l’autre, la Table Ronde s’est bel et bien déplacée, mais elle reste l’objet emblématique du roman arthurien, le signe – au sens fort du terme – de sa vitalité29.
Analepses cycliques : le livre d’Artus, passé recomposé du Lancelot
- 30 Le terme est emprunté à l’anglais pour désigner les prolongements « rétroactifs » d’un récit par un (...)
16Dans la logique cyclique qui fut celle du Lancelot-Graal, le passé, évoqué en sourdine dans des récits secondaires, fit aussi l’objet de développements ultérieurs : en amont du Lancelot, des continuateurs se sont chargés, dans l’après-coup, d’en assurer le récit plein et entier. Cet exercice de prequel30, qui fut très suivi, était assorti d’une double contrainte : raconter le passé du Lancelot et reprendre/réinterpréter sa poétique. Dans ce vaste corpus des Suites rétrospectives du Lancelot qui a fleuri pendant tout le XIIIe siècle, quelle place et quelle fonction peuvent bien occuper les souvenirs enchâssés ? Y a-t-il un passé dans le passé, un passé du passé ? Pour quelle version du monde ? On l’a vu, les rappels du passé, au début du Lancelot en prose, se comprennent essentiellement comme un geste d’effacement : Merlin, naguère figure d’auteur, est « remercié », avantageusement remplacé, et dessaisi de ses prérogatives. Or, dans les continuations rétrospectives du Lancelot, le prophète redevient protagoniste, une figure obligée du récit : dans ces branches rétroactives, son omniscience lui donne une vision surplombante du temps cyclique, et un rôle privilégié pour réfléchir au fonctionnement de la fiction – comme dans la trilogie de Robert de Boron. Pour mettre en récit ce personnage paradoxal – et diabolique, les continuateurs ont inventé d’autres figures de glissement, d’autres lieux. Comme le montre l’exemple du Livre d’Artus, le continuateur à rebours, s’il s’inscrit dans un univers à contraintes, sait aussi emprunter à son modèle d’écriture ses propres procédés de renouvellement.
Récits et personnages d’importation : du « bouge » au gouffre de Satalie
- 31 Il s’agit du manuscrit Paris, BnF, fr. 337, que l’on date de la fin du XIIIe siècle au plus tard.
- 32 La seconde partie du manuscrit a été éditée par O. Sommer sous le titre Livre d’Artus, comme supplé (...)
- 33 Sur les croisements intertextuels du Livre d’Artus, voir l’étude pionnière de K. Busby, « L’interte (...)
17Conservé dans un manuscrit unique31, le Livre d’Artus n’est pas une branche « simple » du cycle du Lancelot-Graal. Le manuscrit s’ouvre sur la Suite Vulgate du Merlin, qu’il copie aux deux-tiers, pour bifurquer et donner une nouvelle « suite » à la Suite, plus ajustée au Lancelot, auquel il prépare32. Double de la Suite Vulgate, cette branche concurrente entend surpasser sa stratégie d’intégration au sein du cycle en multipliant les aventures bretonnes et les références aux autres temps du grand roman. Les remontées mémorielles y sont, en ce sens, plus complexes et plus ambitieuses que dans les branches souches33. Ces souvenirs enchâssés vont du récit de petite amplitude temporelle et narrative au collage textuel de grande ampleur ; ils renvoient aussi bien au passé de la fiction qu’à ses dehors, engageant une réflexion sur les textes que le cycle entraîne dans son sillage. S’il reprend les procédés du Lancelot, le continuateur en déplace également les limites et les effets : comme bon nombre de continuations rétrospectives, le Livre d’Artus amplifie les choix poétiques de ses modèles à l’excès ; le récit enchâssé, on va le voir à l’aide de quelques exemples, y sort de ses cadres.
- 34 L’aventure, amorcée par le discours de la demoiselle, clôt un pan diégétique de la continuation, ma (...)
- 35 La notion de « régime breton », pour qualifier les aventures arthuriennes qui se distinguent du mod (...)
- 36 Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 149.
18Le roi et ses alliés ont mis fin aux guerres contre les Saxons et au conflit avec les barons rebelles. Rassemblée pour l’Ascension, la cour d’Arthur reçoit la visite d’une demoiselle, qui demande un don contraignant au roi et lui propose un défi aventureux : il s’agit d’envoyer un chevalier, le meilleur du monde, pour la libérer de la « Laide Semblance », qui bloque l’entrée de sa terre ; l’aventure, qualifiante, donnera au chevalier l’honneur d’être son époux34. Pour entrer dans le « régime breton35 », le romancier choisit là un motif topique, amorce de l’aventure arthurienne à laquelle le lecteur de romans en vers est familier. Le scénario de l’aventure est pourtant plus inattendu qu’il n’y paraît. Le récit rétrospectif que livre la jeune fille pour expliquer le sens de l’aventure, ainsi que le récit-cadre qui l’introduit, sont traversés d’indices qui retiennent l’attention. Le narrateur donne d’abord un portrait physique extrêmement détaillé de la demoiselle, « la plus bele qui onques fust veue36 », et insiste sur la qualité de son éloquence, à laquelle le roi est également sensible :
- 37 Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 150.
« Pucele, fait li rois, vos avez esté a bone escole, qui si bien savez parler et bel respondre, et cil et celes aient joie et bone aventure qui si bien vos ont aprise et ensaignie […]37. »
- 38 Ibid.
- 39 Sur les variantes et les significations du motif de la « laide semblance » dans les textes médiévau (...)
19L’entrée en matière, anormalement ralentie, introduit un décalage perceptible. Comme la demoiselle, qui « commença a rire un petitet por ce que einsi la regardoient de toutes parz38 », le narrateur prépare le lecteur, impliqué dans le regard des personnages, au déclenchement d’une aventure insolite. La nature et l’origine de celle-ci donnent lieu à un récit assumé par la demoiselle, et traité en deux temps. La Laide Semblance est d’abord attachée à un lieu (un fleuve), à une époque (celle de Judas Maccabée, grande figure de l’histoire juive), et à une épreuve, de nature mythologique (une variante du motif de la Méduse antique, que le romancier a pu trouver dans plusieurs récits contemporains39) :
- 40 Livre d’Artus, MS, fol. 195c, Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 150.
[…] qu’il aille oster la Laide Semblance qui est u flun que Judas Machabeus gita en mer qui toute ma terre me tost, et que tuit li chevalier qui en pris voldront monter s’i aillent essaier. […] et si ait un drap appareillié en quoi il la puisse si envelopper que veüe ne soit, si avra tout achevé, car s’il nu faisoit, tout seroit peri quanque ele verroit as elz40.
20Au roi qui lui demande ce qu’est la Laide Semblance « et ou ele converse », la demoiselle donne les précisions suivantes ; le discours rapporté accueille un récit second, qui retrace sommairement l’histoire du monstre importé, adaptée aux enjeux du roman arthurien :
- 41 Livre d’Artus, MS, fol. 195c, Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 150-151.
« […] ce est uns cors formez petit aussi come uns enfes de trois anz qui fu engendrez d’un chevalier en une femme morte qu’il amoit par amors. Et est en semblance de fame qui peri une cité jadis par la folie d’une dame qui la traist d’un escrin ou ses sires l’avoit reposte, et li meismes et plus de. lx. mile homes qui avoient la cité asise por prendre, et fu en Chipre, si com ma tante le m’a conté. Et Judas Machabeus, quant il le sot, la vint d’ilec oster, por ce que trop estoit en leu haut, si la prist par la vertu Damedeu, que poor avoit que ele ne perillast les genz d’ilec entor. Et ele si feist, si tost com ele se demostrast desus, quanque ele post veoir as elz. Por ce la prist li preudom et la gita en un flun la ou il la mist en ses bouges. Et i a esté jusqu’a ores que li fluns l’a tant amenee ondoiant parmi l’iaue qui est u flun par ou en soloit aler u roiaume de Libe, qui miens deust estre d’ancesserie. Mes la voie m’en a tolue, et ma tante dit que de la cort de ceianz doit issir li chevaliers qui l’ostera de la ou ele est arestee. Or vos ai dit mon mesage itel com il me fu enchargié41. »
21La formule finale clôt le récit enchâssé, le « mesage », et lance l’aventure nouvelle. Née du péché et liée au mal, la Laide Semblance est d’évidence un être diabolique, le revers de la beauté féminine qui vient d’être longuement décrite. Ce monstre, transposé dans la fiction arthurienne, y figure l’envers possible du graal et de sa « vraie semblance ». La longue description de la demoiselle trouve d’ailleurs son pendant plus loin, le récit s’arrêtant sur la description du monstre infigurable qui sort par trois fois de son élément aquatique.
- 42 Sur cette stratégie d’écriture, voir M. Séguy, « La tentation du pastiche dans l’Estoire del saint (...)
22On remarque aussi que le roman s’invente, par le biais de ce récit secondaire, un « plus que passé », qui puise son inspiration dans les matières biblique et antique pour se donner une profondeur temporelle, hors du monde arthurien – comme l’ont fait, avant lui, la Queste et l’Estoire del saint Graal, ou encore le Merlin : stratégie d’arrimage efficace, qui donne au récit nouveau une autorité modélisée sur celle des textes anciens, sacrés ou autorisés, et que le roman feint de continuer42.
- 43 Le substantif n’a pas la même origine que le verbe homophone. Issu du latin bulga, il est souvent u (...)
23On retient surtout que la Laide Semblance est une figure de mouvance, qui « bouge » de multiples façons, à l’instar de ce « bouge », substantif équivoque, en ancien français : il renvoie aussi bien à un objet de fabrication humaine, un sac, qu’au lit d’un fleuve ; dans les deux cas, il fait référence à un contenant, associé à l’idée de mobilité43 – à l’image de la continuation elle-même. L’apparence du monstre est en perpétuelle métamorphose, comme le confirmeront les affrontements que le récit donnera à voir : corps d’enfant, de femme, d’être marin qui ressemble à la Méduse et semble s’assimiler au contenu de la boîte de Pandore, la Laide Semblance se déplace aussi dans le temps et l’espace, comme le graal, de l’Orient aux portes de l’Occident arthurien ; elle passe d’un espace semi-clos (le ventre de la femme morte, l’écrin, le bouge dans le fleuve) à un espace ouvert, d’accès difficile : des hauteurs d’une cité chypriote, où Judas l’attrapa, aux profondeurs d’un fleuve, où un chevalier arthurien nouveau, Greu, va devoir affronter son face à face destructeur. Pour se mesurer à ce monstre liquide, il faut se munir, non du bouclier de Persée, mais d’une « enveloppe » – et l’on verra le vainqueur triompher à l’aide d’un onguent et d’une formule magiques, d’un « drap de soie » et d’un « baril » : autant de signes qui insistent sur le caractère merveilleux et déplacé de l’aventure, et sur sa valeur transitionnelle.
- 44 Greu se démarque des héros arthuriens qui répondent au défi de l’aventure : il ne se propose pas po (...)
24Greu, le héros de l’épisode, ressemble d’ailleurs à un personnage d’importation : son nom évoque l’origine même de celle qu’il affronte, la Grèce, et son aventure lui réserve un mariage qu’il trouve lui-même prématuré, et qui l’exclut des aventures une fois la sienne terminée44. Ce sentiment d’incongruité est, de fait, lié au croisement intertextuel que provoque le surgissement de la Laide Semblance dans la suite du récit. Comme dans le Lancelot, le romancier exploite en effet le recours à l’analepse pour solliciter et déstabiliser la mémoire romanesque de son lecteur. Ces effets de rappel, loin de se limiter au cadre du récit enchâssé, le déborde pour venir investir les épisodes entrelacés qui couvrent toute l’aventure : venue d’un passé antique, hors du temps arthurien, la Laide Semblance fait notamment revivre le souvenir d’un roman emprunté à la bibliothèque arthurienne, le Chevalier au lion de Chrétien de Troyes.
- 45 Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 158.
25Greu est en effet précédé dans l’épreuve par un autre chevalier tenté par l’aventure : Calogrenant, qui est à la fois, on le sait, un personnage et un narrateur secondaires mémorables, au sein du corpus christianien, puisque le Chevalier au lion, s’ouvre sur le récit rapporté de son échec à la fontaine. Comme dans le roman en vers, Calogrenant échoue et se voit vengé par le héros de la continuation en prose, Greu, qui se marie – et met en péril sa carrière chevaleresque, comme Yvain. L’épreuve de la fontaine au pin est ici réactivée et transformée en catastrophe naturelle de grande ampleur : non seulement la Laide Semblance se manifeste sous la forme d’un raz de marée spectaculaire, menaçant d’engloutir sous une vague géante celui qui l’approche, mais les ravages météorologiques qu’elle provoque empirent et se propagent sur le monde après sa capture. Prisonnière d’un « escrin de chaisne » entouré de « trois bendes de fer granz et lees de demi pié trestout à la reonde », et plongée dans un « souterrin qui n’estoit mie molt abitez de genz45 », la Laide Semblance change les couleurs du monde :
- 46 Ibid.
[…] mais il n’ot mie le jor entier erré quant il vit le tens de toutes parz nercir environ lui, et espartoit molt durement de foiees en autre, et uns venz comença granz et orribles qui molt demena grant tempest as arbres de la forest et comença gresle a chaoir petit et petit et grosse pluie entremeslee de grant foudre, qui moult esmaia Greu durement46.
26Il faut attendre l’intervention, livresque et physique, de Merlin et de son acolyte, maître Hélie, pour sauver le monde arthurien de ce cataclysme venu du fond des âges : le prophète déterre le dispositif et déplace l’objet maléfique pour aller le « remettre à sa place » ; il le jette dans un gouffre, « en celes partie de mer que l’en claime le gofre de Satellie » :
- 47 Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 161.
Ilec gita la figure entre les roches en mer, ne onques puis n’en eissi, et encore i est et toz jors i sera. Et ce dit li Contes des histoires que quant la figure a fait son tor et ele vient desus, se il avient chose que ele voie les nés, toutes les convient a perillier. Ce sevent li auquant et li plusor qui u païs conversent47.
- 48 Le prosateur a notamment pu la lire dans les Histoires d’Outremer de Guillaume de Tyr, très diffusé (...)
- 49 Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 158.
- 50 Comme à son habitude, le continuateur brouille les effets de superposition que ne manquerait pas de (...)
27L’aventure, amorcée par l’analepse, a une valeur étiologique et justifie une particularité géologique, observée par les marins et rapportée par les recueils de mirabilia contemporains48. Le monstre hybride, rejeté aux marges du monde, a retrouvé sa place, « au regort de mer […] qui tot le monde environe », et sa nature est tele que « ele ne doit estre s’en aigue non49 », selon les explications de maître Hélie, qui est ici un porte-parole des encyclopédies d’inspiration aristotélicienne autant qu’une anticipation du clerc magicien du Lancelot50. Débarrassé de ce monstre archaïque, le monde arthurien retrouve ses couleurs, tandis que Merlin, rappelé à sa nature diabolique, mais aussi comparé à Judas Maccabée, a regagné son prestige de prophète-enchanteur.
- 51 Le gouffre de Satalie inaugure dans le Livre d’Artus une série de plongées souterraines qui « creus (...)
28Reste que le paysage romanesque, qui s’étire maintenant jusqu’aux confins du monde médiéval, a sensiblement changé, pour le lecteur : le continuateur en prose introduit dans sa fiction un premier gouffre, qui favorise les croisements textuels. L’épisode trahit son ambition d’ouvrir le roman à d’autres modèles d’écriture, de faire du Conte des histoires, son référent générique et son modèle imaginaire, une forme narrative de l’hybridation et de l’excès – à l’image du monstre métamorphique qu’il importe dans la fiction, et de son gouffre périlleux. Le récit enchâssé est un point d’observation privilégié pour suivre ce processus de métamorphose, à l’œuvre dans l’ensemble de la continuation51.
Notes
1 Voir Lais bretons (XIIe -XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. N. Koble et M. Séguy, Paris, Champion, 2011, p. 742-773.
2 Nous employons le terme rhétorique de « métalepse » au sens où le redéfinit Gérard Genette dans une perspective narratologique, pour désigner « les diverses façons dont le récit de fiction peut enjamber ses propres seuils, internes ou externes : entre l’acte narratif et le récit qu’il produit, entre celui-ci et les récits seconds qu’il enchâsse, et ainsi de suite. » Le passage de seuil, dans un récit, peut être « figural » ou « fictionnel », mais il est toujours spéculaire, dans la mesure où il montre l’acte de représentation et exhibe ses codes (G. Genette, Métalepses. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004).
3 La digression analeptique sur le savoir de la Dame du Lac et sa relation avec Merlin se lit dans l’édition A. Micha, Lancelot. Roman en prose du XIIIe siècle, t. VII, Genève, Droz, 1980, p. 38-43.
4 La bibliographie sur le prophète est copieuse. Sur sa fonction dans la trilogie de Robert de Boron, voir notamment l’étude pionnière de Paul Zumthor ( Merlin le Prophète : un thème de la littérature polémique de l’historiographie et des romans, Lausanne, Payot, 1943, réimpr. Genève, Slatkine, 2000), celle d’Alexandre Micha ( Étude sur le Merlin de Robert de Boron, roman du XIIIe siècle, Genève, Droz, 1980), ainsi que la mise au point de Richard Trachsler ( Merlin l’enchanteur. Étude sur le Merlin de Robert de Boron, Paris, SEDES, 2000).
5 Lancelot, p. 38. La formule est redoublée au cœur même de la digression, après la révélation de l’identité diabolique de Merlin : « De teus manieres de dyables fu estrais Merlins, che dist li contes des Estoires, et si vous dirai comment. Il fu voir que en la marche de la terre d’Escosche […]. » Dans les deux cas, l’éditeur ne distingue pas l’ouverture de la digression, qui a pu donner lieu à des rédactions différentes, d’une copie à l’autre (voir la version remaniée du manuscrit BnF, fr. 110, fol. 168c, version spéciale au groupe IV des manuscrits du Lancelot : « Il est voirs que en la marche d’Escosse et d’Yrlande ot jadis une damoisele et gentil feme […] », p. 459-462).
6 Lancelot, p. 43.
7 Ce passage d’une figure d’auteur à l’autre, du maître à l’élève, du masculin au féminin, est lourdement thématisé par le récit. En écrivant les formules magiques apprises sur son propre corps, la fée « incorpore » le rituel d’écriture attaché à la transmission du savoir et réservé aux figures d’auteur impliqué dans le roman : « Chil li ensegna et l’un et l’autre et ele les escrist en parchemin, car ele savoit assés de lettres » ( Lancelot, p. 42).
8 Voir A. Combes, Les Voies de l’aventure. Réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 2001, p. 62-71 : la critique parle à juste titre de « souvenir refoulé » pour qualifier la digression du Lancelot sur le prophète et mettre en valeur ses enjeux poétiques et intertextuels.
9 Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1979. Sur l’invention du temps dans la trilogie, voir également E. Baumgartner, « Robert de Boron et l’imaginaire du livre », Arturus Rex. Acta Conventus Lovaniensis 1987, éd. W. Van Hoecke, G. Tournoy, W. Verbeke, Louvain, Leuven University Press, 1991, vol. II, p. 259-268.
10 Nous entendons « encyclopédie » au sens où l’emploie Umberto Eco : le terme renvoie à un répertoire de la fiction arthurienne, traitée comme un monde qui fait retour au fil des œuvres, cohérent pour le lecteur (Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1979 pour la traduction française). Sur la prise en compte du lecteur dans la construction du texte cyclique, voir également les positions de Patrick Moran, Lectures cycliques : le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle, Paris, Champion, 2014.
11 Jacques Roubaud a pris en compte quelques-uns des avatars du scénario de la mort de Merlin, qu’il présente comme autant de variantes possibles dans Graal fiction, Paris, Gallimard, 1978, p. 17-33.
12 Dans la version « Post-Vulgate » de la Suite du Merlin, l’entombement du prophète donne lieu à une réinvention de l’espace fait d’emboîtements figuraux et narratifs en série. Voir La Suite du roman de Merlin, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 1996, § 379-388 : la présence d’un tombeau, dans la « chambre » taillée dans le roc en pleine forêt, incite Merlin à raconter les amours cachées d’Anasten (§ 381).
13 Emmanuèle Baumgartner en a proposé une étude détaillée dans « Voirs fu, ou comment composer du passé… », Furent les merveilles pruvees et les aventures truvees ». Hommage à Francis Dubost, éd. F. Gingras, F. Le Nan et J. -R. Valette, Paris, Champion, 2005, p. 33-48.
14 Voir à ce sujet P. Rockwell, Rewriting Resemblance in Medieval French Romance. Ceci n’est pas un graal, New-York-Londres, Garland, 1996, notamment p. 49 sqq.
15 Voir Lancelot, t. VIII, 1982, p. 488. La version longue de la fausse Guenièvre reprend pour le mettre en valeur « Tantalides de Vergeaus », l’un des quatre clercs du roi mentionnés : dans le récit de la mise en écrit des aventures. Sur le rituel d’écriture dans le cycle, voir H. Bloch, « The Text as Inquest : Form and Function in the Pseudo-Map Cycle », Mosaic, VIII/4, 1975, p. 107-119 ; A. Leupin, « Qui parle ? Narrateurs et scripteurs dans la Vulgate arthurienne », Digraphe, 20, 1979, p. 83-109 et A. Combes, Les Voies de l’aventure, p. 73-95. Sur le motif de la Table Ronde et son déplacement, voir A. Micha, « La Table Ronde chez Robert de Boron et dans la Queste del saint Graal », repris dans De la chanson de geste au roman, Genève, Droz, 1976, p. 183-205.
16 Lancelot do Lac, éd. E. Kennedy, Oxford, Oxford University Press, 1980, vol. I, p. 25.
17 La « Fausse Guenièvre » connaît dans la tradition manuscrite une version courte, une version longue, et des versions mixtes. Le lecteur peut lire la première dans l’édition Kennedy (reprise dans Lancelot du Lac, vol. II, trad. M. -L. Chênerie, Paris, Le Livre de Poche, 1993, p. 582-685), la seconde dans l’édition Micha ( Lancelot du Lac, t. I, p. 1-175 et dans La Fausse Guenièvre, trad. F. Mosès, Paris, Le Livre de Poche, 1998). Le manuscrit cyclique de Bonn présente un exemple de version mixte (Le Livre du Graal, éd. sous la direction de P. Walter, Paris, Gallimard, 2003, vol. II, p. 940-1100). Les relations que les deux versions concurrentes entretiennent entre elles ont donné lieu à d’importantes études, tant l’épisode, qui paraît métaleptique, est central dans l’élaboration progressive du cycle. Pour une mise au point critique, voir notre étude, « Deux sœurs qui ne sont pas sœurs. Relectures critiques de la Fausse Guenièvre », Expériences critiques. Approches historiques de quelques objets littéraires médiévaux, éd. V. Dominguez et E. Gaucher, à paraître aux PUPS en 2015.
18 Voir Lancelot du Lac, éd. Kennedy, p. 614-616.
19 Lancelot du Lac, éd. Kennedy, p. 616.
20 Voir Lancelot, t. I, 1978, p. 22-23.
21 Lancelot, t. I, p. 23-24.
22 « Bien est chose seue que, quant vos fuste rois de Bretaigne coronés, si vindrent à vos noveles del roi Leodagan de Tarmelide… » ( Lancelot, t. I, p. 24-25).
23 Lancelot, t. I, p. 25.
24 Wace’s Roman de Brut, texte et traduction de J. Weiss, Exeter, University of Exeter Press, 2002, p. 242 (v. 9641-9658).
25 Wace’s Roman de Brut, p. 244, v. 9747-9760 : « Chescuns se tenoiet al meillur,/ne nuls n’en saveit le peiur,/fist Artur la Runde Table, dunt Bretun dient mainte fable ».
26 Robert de Boron, Merlin, éd. A. Micha, Genève, Droz, 1979, p. 184-185. Voir les remarques de Trachsler, Merlin l’enchanteur, p. 54-62 et 123-135.
27 Lancelot, t. I, p. 26-27.
28 La notion de « transfuge fictionnel » est empruntée à Richard Saint-Gelais, qui étudie les déplacements diégétiques d’un univers de fiction à un autre, par « reprise de personnages, prolongement d’une intrigue ou partage d’univers fictionnel » (Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011, p. 7). La « migration » d’un personnage d’une œuvre dans une autre, qui appartient au même univers de fiction ou à un univers étranger, suppose un impact « subversif » sur le lecteur, lié à un traitement en autonomie du personnage par rapport à son texte d’accueil. Dans les cas qui nous occupe, les protagonistes font retour, comme dans toute fiction sérielle ou cyclique, mais les romanciers médiévaux mettent en valeur, sous la permanence de la figure, sa nécessaire réinvention.
29 Voir à ce propos les analyses de C. Méla et sa définition du signe, dans La Reine et le Graal. La conjointure dans les romans du Graal, de Chrétien de Troyes au Livre de Lancelot, Paris, Seuil, 1984, p. 146.
30 Le terme est emprunté à l’anglais pour désigner les prolongements « rétroactifs » d’un récit par un autre récit (voir Saint-Gelais, Fictions transfuges, p. 78).
31 Il s’agit du manuscrit Paris, BnF, fr. 337, que l’on date de la fin du XIIIe siècle au plus tard.
32 La seconde partie du manuscrit a été éditée par O. Sommer sous le titre Livre d’Artus, comme supplément à l’édition du cycle complet (The Vulgate Version of Arthurian Romances, Washington, The Carnegie Institution of Washington, 1908-1916, vol. VII). Pour les références au texte, je renverrai au folio du manuscrit MS (désormais consultable en ligne sur Gallica), et à l’éd. Sommer, dont j’ai modifié la ponctuation pour en faciliter/orienter la lecture.
33 Sur les croisements intertextuels du Livre d’Artus, voir l’étude pionnière de K. Busby, « L’intertextualité du Livre d’Artus », Arturus Rex, éd. Van Hoecke, p. 306-319.
34 L’aventure, amorcée par le discours de la demoiselle, clôt un pan diégétique de la continuation, marqué par le retour de Merlin à la cour et la reprise de la fiction des livres prophétiques, sur laquelle se ferme cet ensemble (MS, fol. 195a-202d, Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 149-164).
35 La notion de « régime breton », pour qualifier les aventures arthuriennes qui se distinguent du modèle historique de la chronique dans la prose du Lancelot est empruntée à Combes, Les Voies de l’aventure, p. 105.
36 Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 149.
37 Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 150.
38 Ibid.
39 Sur les variantes et les significations du motif de la « laide semblance » dans les textes médiévaux, voir L. Harf-Lancner et M. N. Polino, « Le gouffre de Satalie : survivances médiévales du mythe de Méduse », Le Moyen Âge, 94, 1988, p. 73-101 ; C. Ferlampin-Acher, Fées, bêtes et luitons. Croyances et merveilles dans les romans français en prose, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, p. 304-306 ; M. Blaise, « La mort, le conte et la laide semblance », Entre-deux morts, éd. J. Vion-Dury, Presses Universitaires de Limoges, 2000, p. 109-138.
40 Livre d’Artus, MS, fol. 195c, Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 150.
41 Livre d’Artus, MS, fol. 195c, Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 150-151.
42 Sur cette stratégie d’écriture, voir M. Séguy, « La tentation du pastiche dans l’Estoire del saint Graal : retraire, refaire, défaire la Bible », Faute de style. En quête du pastiche médiéval, Études françaises, 46/3, 2010, p. 57-78.
43 Le substantif n’a pas la même origine que le verbe homophone. Issu du latin bulga, il est souvent utilisé au pluriel pour désigner les sacs de voyage qu’on équilibrait sur une bête de somme ; on le trouve encore avec ce sens sous la plume de Villon. Par métaphore, le substantif fait couramment référence au lit d’un cours d’eau, en ancien et en moyen français. Comme dans l’histoire sémantique de ce mot, le roman passe de l’objet manufacturé au paysage signifiant pour faire référence à la notion de « contenant ».
44 Greu se démarque des héros arthuriens qui répondent au défi de l’aventure : il ne se propose pas pour relever le défi de la demoiselle, il est nommé par la messagère, qu’il refuse de suivre. Il faudra l’intervention de la tante et de sa magie pour l’attirer, lors d’une chasse, sur le territoire et pour lui donner les moyens de vaincre le monstre.
45 Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 158.
46 Ibid.
47 Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 161.
48 Le prosateur a notamment pu la lire dans les Histoires d’Outremer de Guillaume de Tyr, très diffusées dès la fin du XIIe siècle en latin et en français, ou dans les Otia imperialia de Gervais de Tilbury au début du XIIIe siècle.
49 Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 158.
50 Comme à son habitude, le continuateur brouille les effets de superposition que ne manquerait pas de faire le lecteur averti : Hélie ne vient pas de Toulouse, comme le célèbre clerc du Lancelot, mais de Rome ; « bons clercs et “soutils” », il attend le retour de Merlin à la cour pour écrire sous sa dictée un livre de prophéties. Ces prophéties, Merlin les répète aussi à Blaise, qui les inclut dans le livre en cours, comme le narrateur le précise dans une longue digression métatextuelle qui vient ponctuer d’un temps fort cette partie du Livre d’Artus (MS, fol. 202b-c, Livre d’Artus, éd. Sommer, p. 163). Seules quelques prophéties, d’amplitude cyclique, seront rapportées par le récit, qui laisse le livre prophétique, mémoire du livre latin de Geoffrey de Monmouth, dans l’ombre d’une ellipse.
51 Le gouffre de Satalie inaugure dans le Livre d’Artus une série de plongées souterraines qui « creusent » la géographie arthurienne d’autant de lieux nouveaux. Tous ces gouffres servent aussi d’espaces de transformations textuelles. L’enchâssement peut y donner lieu à de véritables interpolations, comme celle de l’Évangile de Nicodème, dont le prosateur intègre, par la bouche d’un ermite, une traduction intégrale en français. Rappelons que cet évangile apocryphe fait pénétrer le lecteur dans le gouffre d’enfer, que l’on retrouve au début du Merlin de Robert de Boron.
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Référence papier
Nathalie Koble, « « Connaissance par les gouffres » », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 29 | 2015, 129-145.
Référence électronique
Nathalie Koble, « « Connaissance par les gouffres » », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 29 | 2015, mis en ligne le 30 avril 2018, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13776 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13776
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