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Le livre dans le récit

Textes brefs et dynamique cyclique dans l’Estoire del saint Graal
Mireille Séguy
p. 111-128

Résumés

Si elle exploite des formes et des inspirations variées, l’Estoire del saint Graal vise aussi à imposer au Lancelot-Graal, dont elle forme le socle, une cohésion à la fois diégétique, narrative et textuelle. Cette logique cohésive est mise en abyme dans trois récits enchâssés, trois textes brefs qui emblématisent la compacité du codex cyclique dans lequel l’Estoire vise à enclore le Lancelot-Graal tout en maintenant la dynamique d’expansion propre aux univers cycliques.

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Texte intégral

  • 1 Le Lancelot-Graal, ou Cycle Vulgate, est le premier grand cycle romanesque en langue française, où (...)
  • 2 Les principaux pionniers des études sur le Lancelot-Graal sont aussi les premiers détracteurs de l’(...)
  • 3 D’abord considéré comme une interpolation issue de la tradition orientale, il a été désigné par Jea (...)
  • 4 Sur la coïncidence entre espaces insulaires et espaces narratifs et plus particulièrement sur la ma (...)
  • 5 Voir Szkilnik, L’Archipel du Graal.
  • 6 Nous ne réexaminerons pas, dans le cadre limité de cette étude, la question de la date de compositi (...)

1L’Estoire del saint Graal, le premier volet du Lancelot-Graal1, est généralement connue pour son caractère composite : à la fois abstrait et polymorphe, ce récit assume, dans la mémoire littéraire qui lui est associée, les deux caractéristiques principales de l’étrange « beste diverse » qui, dans le prologue, guide le narrateur-copiste vers le « livret » divin dont l’Estoire est censée être la transcription. La « diversité » que l’on reconnaît au roman – pour en condamner la maladresse ou y voir au contraire un effet concerté2 – tient essentiellement à l’hétérogénéité générique et registrale dont témoignent les récits enchâssés qui s’enclenchent, dans la deuxième partie du texte, à la faveur des multiples séjours qu’effectuent les protagonistes dans divers espaces insulaires où leur foi et leur endurance sont mises à l’épreuve. Si le long récit consacré à Hippocrate cruellement berné par deux femmes a particulièrement frappé les critiques par le contraste qu’il offre avec la coloration religieuse de l’Estoire3, tous les autres récits d’île exploitent des formes narratives, des matières et des tons qui font écart, à des degrés divers, avec le « mainstream » du roman : notices de Bestiaires ou de Lapidaires (île de Port Péril), récit cosmologique (île Tournoyante), fabliau, récit mythologique (île d’Hippocrate, île du Géant), roman de chevalerie (île du roi Orcauz). Aussitôt l’île quittée par les personnages qui y séjournent, ces récits secondaires se terminent. Isolés et clos sur eux-mêmes, les espaces insulaires de l’Estoire offrent ainsi au prosateur la possibilité d’expérimenter des poétiques diverses sans nuire à la progression de la diégèse, en des récits enchâssés qui s’ouvrent et se referment comme autant de tiroirs4. Cette structure narrative archipélique, qui permet d’articuler au récit principal des micro-séquences autonomes, a été analysée par Michelle Szkilnik comme une modélisation possible de la composition de l’Estoire, mais aussi de celle du Cycle Vulgate, « tout en morceaux », constitué de différentes parties certes ordonnées, mais aussi hétérogènes, pour certaines mal jointoyées entre elles, et toujours susceptibles d’être lues de manière autonome, au Moyen Âge comme aujourd’hui5. Si les récits d’île de l’Estoire dramatisent ainsi la tension qui habite le cycle entre unité du tout et indépendance des parties, clôture et ouverture de la structure d’ensemble, d’autres récits enchâssés insistent au contraire essentiellement sur la dynamique cohésive du Cycle Vulgate dont l’Estoire marque le seuil, en incarnant l’idéal d’unité et de complétude que matérialisent les codex cycliques. Ces derniers récits, qui sont au nombre de trois, ont des caractéristiques communes : ce sont tous trois des textes brefs qui relèvent d’une origine ou d’une inspiration divine, ils concernent en outre la généalogie de leurs lecteurs, et engagent enfin un rapport spéculaire explicite avec l’Estoire et/ou le reste du cycle. Les lignes qui suivent voudraient tester l’hypothèse selon laquelle ces trois textes emblématisent et mettent en abyme, au cœur de l’Estoire, la fonction ordonnatrice et unificatrice que ce récit vise à assumer à l’égard du Lancelot-Graal en tentant d’imposer à cet ensemble romanesque une cohésion à la fois diégétique, narrative et textuelle6.

Sutures généalogiques

  • 7 Notre édition de référence est celle de J. -P. Ponceau, qui présente la version longue du récit, L’ (...)
  • 8 Sur la figure du Christ écrivain dans l’Estoire, on consultera J. -M. Fritz, « Jhesu Crist li vrais (...)
  • 9 L’Estoire del saint Graal, § 3.
  • 10 L’Estoire del saint Graal, § 2.
  • 11 Ibid.
  • 12 Sur cette ambiguïté constitutive, voir essentiellement A. Leupin, Le Graal et la littérature, Étude (...)
  • 13 L’Estoire del saint Graal, § 6.
  • 14 Ibid.
  • 15 L’Estoire del saint Graal, § 8.
  • 16 L’Estoire del saint Graal, § 9.
  • 17 Nous reprenons cette expression à William A. Nitze, l’éditeur du Roman de l’Estoire dou Graal . Voi (...)
  • 18 Au premier rang desquelles figurent les différentes mentions de Robert de Boron comme traducteur du (...)
  • 19 Voir Szkilnik, L’Archipel du Graal, p. 60-61.
  • 20 L’Estoire del saint Graal, § 2. La Suite Vulgate confirme cette lecture en identifiant l’ermite-cop (...)

2Le prologue du roman rapporte comment, sept cent dix-sept ans après la Passion, « la nuis qui est entre le joesdi absolut et le venredi beneoit7 », un petit livre a été remis par le Christ à un ermite qui, après l’avoir perdu, puis retrouvé, en a fait une copie dont l’Estoire est issue. Ce long prologue métadiscursif, rédigé à la première personne, fait de l’ermite à la fois le narrateur de l’aventure rapportée, son personnage principal et son scripteur – la fonction d’auteur étant réservée à l’instance divine, en toute orthodoxie ou presque (les textes scripturaires se voyant tout de même ici augmentés d’un écrit inédit, issu de rien moins qu’un autographe du Christ8). De cet ermite, nous ne saurons rien, sinon qu’il réside « en un des plus sauvages lieus ki fust en toute la Bloie Bretaigne9 », et qu’il y a sans doute autrefois mené une vie aventureuse. Nous ne connaîtrons pas non plus son nom. Cette identité soustraite à l’écriture fait toutefois l’objet de deux curieux développements qui en soulignent la nature problématique et qui complexifient la représentation de l’instance auctoriale dans ce texte de seuil. Le premier de ces développements est consacré à légitimer l’anonymat dans lequel l’ermite-narrateur entend demeurer. Trois raisons sont avancées : il s’agit tout d’abord de faire échec à l’accusation de « vantanche » dont les envieux pourraient accabler celui qui revendiquerait l’honneur d’avoir reçu et copié l’histoire sainte du Graal (« la haute estoire com est cele du Graal10 »). Il s’agit ensuite d’empêcher que l’insignifiance du nom du copiste n’amoindrisse le prestige du récit qu’il met en écrit, « car il se tient pour la plus povre persone et pour la plus despite ki onkes fust formee », et il convient enfin d’éviter que ne lui soient imputées les altérations que différents scribes peu scrupuleux, les « escrivens qui apriés le translatiassent d’un lieu en autre11 » pourraient faire subir à son texte. Si cette variation sur l’ humilitas de l’auteur peut à un premier niveau être interprétée comme la marque d’un effacement destiné à renforcer la fiction de l’origine divine du récit, la longueur même de ce passage, et surtout les multiples contradictions dont il est tissé, laissent a contrario clairement affleurer la présence d’une voix singulière consciente d’appartenir à une communauté de compositeurs et de lecteurs, et soucieuse d’affirmer son implication dans la régie du récit comme dans la diffusion et dans la réception de son ouvrage. Dès les premières lignes du prologue s’énonce ainsi l’ambiguïté d’un récit qui, tout en ne cessant de se réclamer d’une ascendance divine, désigne dans le même temps cette généalogie pour ce qu’elle est, c’est-à-dire comme une construction fictionnelle destinée à légitimer son existence et, avec elle, celle de l’ensemble du Lancelot-Graal dont il introduit la lecture12. Selon des modalités différentes, cette même ambiguïté se manifeste dans le second développement que le narrateur-copiste consacre, dans le prologue, à son identité et plus précisément à sa généalogie. Après la nuit où il reçoit la visite du Christ, l’ermite se réveille en tenant à la main le « livret » divin, un ouvrage « qui n’estoit pas en nule manière plus lons ne plus les ke est la paume d’un home13 ». Il en commence la lecture et tombe sur un premier titre, qui annonce curieusement – alors que l’ouvrage est censé contenir les « secré » du Christ, écrits de sa main14 – « Chi est li commenchemens de ton lignaige15 ». Cette première partie du « livret » expose en fait la totalité de la lignée du narrateur, puisqu’il en arrive au terme avant de lire le deuxième titre de l’ouvrage, dont l’énoncé est plus attendu : « Chi commenche Li Livres du saint Graal16 ». On ne trouve au début de l’Estoire aucun chapitre énumérant les ancêtres ou les descendants de l’ermite du prologue : comme celui du Roman de l’Estoire dou Graal de Robert de Boron, son principal hypotexte, le commencement de l’Estoire se greffe immédiatement sur l’histoire de la Passion du Christ, où se déroulent les « enfances » du Graal17. On est dès lors fondé à considérer la mention de ce premier chapitre comme l’un des multiples démentis infligés par le récit à la fiction de la scrupuleuse conformité entre le texte de l’Estoire et le livret composé par le Christ18. Mais on peut aussi soutenir que la lignée du copiste nous est donnée plus loin dans le récit, au moment où le personnage de Nascien (un roi païen converti au christianisme), reçoit un « brief » par lequel il prend connaissance de son lignage, et plus précisément du nom de ses descendants en ligne directe jusqu’à Galaad. Cette interprétation, que suit Michelle Szkilnik19, s’appuie d’une part sur la similitude des deux lignées, présentées dans les deux cas comme une succession de « preudomes » de sainte vie, mais aussi sur la déclaration liminaire de l’ermite-copiste, selon laquelle son nom et ses ancêtres seront révélés dans la suite du récit, « par les paroles qui chi apriés seront dites20 ».

3En confondant la généalogie du copiste avec celle de Nascien, héros inventé par l’Estoire et la Queste del saint Graal, cette lecture souligne bien sûr la nature fictionnelle du texte en faisant du narrateur-copiste lui-même l’un des personnages du roman, ancêtre lointain des gardiens du Graal. Elle renforce aussi, ce faisant, la cohérence de la fable de l’origine surnaturelle du récit, puisqu’elle explique a posteriori pourquoi cet obscur ermite breton a été choisi par le Christ pour faire connaître au monde une histoire – l’histoire du Graal – qui se trouve être aussi celle de ces ancêtres. Mais plus que l’ambiguïté générique du texte, qui feint de trouver dans l’univers de fiction qu’il configure la garantie de son origine divine, c’est le processus de suture temporelle que permet ici la confusion des généalogies que nous aimerions souligner. Cette suture, qui s’effectue entre le niveau de la narration et celui de la diégèse, permet non seulement au copiste-narrateur et aux personnages d’occuper le même temps, mais aussi d’en unifier le déroulement, depuis le point d’origine de l’histoire racontée (la Passion du Christ) jusqu’à sa mise en écrit sept cent dix-sept ans plus tard, cet intervalle englobant l’histoire de la conversion de l’Occident au christianisme ainsi que celle de la geste arthurienne. Le petit livre du Christ, et plus particulièrement sa première partie, permet ainsi de tenir ensemble tous les temps qu’embrasse l’univers de fiction du Lancelot-Graal, jusqu’à celui, bien entendu fictif, de sa mise en écrit.

  • 21 L’Estoire del saint Graal, § 449.

4Après le « livret » divin, le deuxième texte que nous examinerons est une lettre – un « brief », pour reprendre la désignation médiévale – rédigée par Salomon à l’intention du dernier membre de sa lignée, Galaad. Il est destiné à être placé à bord de la Nef miraculeuse que le roi a fait réaliser afin, nous dit-on, de faire savoir à ce lointain descendant, à plus de deux mille années de distance, qu’il connaissait son existence à venir (« Certes, se je en nule manière li pooie faire savoir coment, si grant tens devant sa naissance, ai seüe noveles de sa venue, je li feïsse savoir21 »). Le texte de la lettre est un récit à part entière : après une mise en garde contre l’« engin de feme », le « brief » de Salomon, rapporte en effet les circonstances de la fabrication de la Nef, ainsi que l’histoire des deux objets qui y ont été placés dans l’attente de leur futur possesseur, l’épée du roi David et le lit surmonté des trois fuseaux de bois issus de l’Arbre de Vie :

  • 22 L’Estoire del saint Graal, § 457.

Lors fist Salemon un brief por metre en la neff et escrist el comencement del brief, aussi come se ce fust l’entente de sa raison : « Os tu ! chevaliers beneüreus qui seras fin de mon lignage. Se tu veuz vivre en pes et come sages, si te garde sor totes choses d’engin de feme […]. Ce te mande Salemons, por ce que tu t’en gardes en remembrance de lui. » Ce fu le comencement del brief qe Salemonz escrist por le chevalier qui puis fist tantes beles chevaleries el roiaume de Logres et mist a fin les aventures qui el roiaume de Terre Foraine et en maint autre païs avenoient par la vertu et par la force del seint Graal, si come li contes le devisera ça en avant.
Aprés escrist la verité de la nef, si come la feme la fist faire, et la richesce de l’espee et del lit et des fuisseax, coment li uns en estoit blans et li autres vermelz et li autres verz sanz peinture nule, ainz estoient de naturel color, si come il avoient esté pris en l’arbre. Et qant il ot escrit le brief, si le mist au chevez del lit, desoz la corone22.

5La fonction étiologique du « brief » – éclairer Galaad sur la « verité de la nef » – s’efface comme on le voit derrière une autre fonction, plus proprement narrative, qui est de confirmer l’Estoire dans son rôle programmatique à l’égard du cycle et tout particulièrement ici, de la Queste. À l’instar de Salomon, qui tient à ce que son dernier descendant sache qu’il connaissait son existence à venir, l’Estoire s’affirme ici comme un récit de commencement qui anticipe et embrasse le futur du cycle, ce que « li contes […] devisera ça avant ». C’est de cette prescience que la lettre de Salomon est chargée de témoigner pour le futur. Réciproquement, à l’autre bout du cycle, ce « brief » devra être, pour ceux qui le liront, un opérateur de « remembrance » (« por ce que tu t’en gardes en remembrance de lui »). Si elle matérialise – comme la Nef elle-même – la linéarité chronologique du lignage de Galaad, et, à travers elle, la connexion des temps bibliques et fictionnels, la lettre du roi Salomon témoigne ainsi également de la visée de l’Estoire : s’imposer comme la mémoire d’un futur narratif qu’elle anticipe et dont elle va jusqu’à modeler le rapport au passé.

  • 23 L’Estoire del saint Graal, § 634.

6Le troisième et dernier texte bref de l’Estoire se présente également sous la forme d’une lettre qui, comme la première partie du « livret » du prologue, retrace la généalogie de son destinataire et qui, comme la lettre du roi Salomon, embrasse le temps de l’achèvement du cycle. Comme le « livret », encore, ce texte bref est d’origine divine et apparaît d’abord à la faveur d’une vision nocturne. Alors qu’il sommeille sur la Nef de Salomon, Nascien voit un « preudom » lui mettre en main une lettre où il trouvera, lui dit-il, le nom de ses descendants. Neuf personnages se présentent ensuite devant le rêveur. Tous ont l’air de rois, sauf le huitième, qui affecte l’apparence d’un chien misérable et finit par se métamorphoser en lion sans couronne. Au réveil, Nascien trouve dans sa main un écrit qui confirme, en la narrativisant et en la glosant, la succession généalogique de son rêve. Ce récit généalogique est rédigé en latin et en hébreu, et, comme annoncé, déroule la succession des descendants du héros, présentée comme celle des « ministres et des chevaliers Jesucrist23 ». Sans surprise, le huitième nom de la lignée se révèle être celui de Lancelot et le neuvième celui de Galaad, dernier des descendants de Nascien. Mais alors que le texte du « brief » reprend pour Lancelot l’image du chien développée par le rêve, il se sert pour désigner Galaad d’une métaphore qui non seulement lui est étrangère, mais qui rompt également avec le paradigme animalier utilisé pour Lancelot, rendant ainsi bancale la relation de filiation qui les lie, que le texte souligne pourtant :

  • 24 Ibid.

De celui istra li novismes qui sera fluns trobles comme boe et espés el comencement, et el mileu clers et nez, mais en la fin sera il a cent dobles plus clers que el mileu et sera si douz a boivre que a peines s’en porroit nus saoler : en lui me baignerai ge toz ; cil sera rois coronez et avra non Galaaz ; cil passera de bonté de cors et de chevalerie toz les chevaliers qui devant lui avront esté et qui a son tens seront […]24.

7L’image du fleuve ne se comprend que par référence à un autre rêve généalogique concernant la même lignée, qui nous est rapporté plus tôt dans le récit. Dans ce rêve (dont bénéficie cette fois Mordrain, le beaufrère de Nascien), la succession généalogique est représentée par une série de neuf fleuves issus du même lac originel. Au prix d’une distorsion des champs métaphoriques investis par les deux rêveurs (distorsion qu’autorise au demeurant le contexte onirique), le « brief » remis à Nascien opère ainsi une suture entre les deux songes généalogiques. Cette suture se manifeste non seulement par l’entrelacement des paradigmes métaphoriques, mais aussi par la reprise littérale, dans le « brief » de Nascien, des termes employés pour évoquer le fleuve-Galaad du songe de Mordrain :

  • 25 L’Estoire del saint Graal, § 288.

Chil fluns estoit si troubles el commenchement et si espés comme boe ; et el milieu, s’estoit si clers et si nes comme pierre precieuse, et si roides et si bruians com vous avés oï ; enchore estoit il en la fin d’autre manière, car il estoit a cent doubles plus clers et plus biaus ke il n’estoit au milieu et si dous estoit a boire ke nus ne s’en pooit sooler25.

  • 26 Sur les quarante-deux manuscrits qui nous ont transmis l’Estoire dans sa (presque) totalité, une di (...)

8Les trois textes brefs de l’Estoire cousent ainsi ensemble plusieurs temps : le temps des différentes histoires qui composent le cycle – lequel prolonge lui-même le temps de l’Ancien Testament –, le temps du « conte », et le temps de sa mise en écrit. Ce faisant, ils emblématisent la fonction que l’Estoire prétend assumer vis-à-vis du Lancelot-Graal : celle d’un récit de seuil qui serait aussi un récit programmatique, susceptible d’organiser a posteriori l’ensemble qu’il introduit en fonction d’une structure temporelle cyclique, à la fois linéaire et bouclée sur elle-même. Comme en témoigne le dernier exemple que nous venons d’analyser, le type de suture qu’ils réalisent peut également être de nature textuelle : la lettre des « briefs » de l’Estoire coud aussi les textes ensemble, à l’image des recueils cycliques qui, dès la fin du XIIIe siècle, ont assemblé tous les volets du Lancelot-Graal26.

Mises en abyme textuelles

  • 27 La Queste del saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1923, p. 131, l. 22-23.

9La suture textuelle que réalise le « brief » de Nascien, en reprenant les mots mêmes par lesquels le récit désigne plus tôt Galaad, dépasse en fait les limites de l’Estoire. Car le récit de ce « brief » entre également littéralement en résonance avec un autre rêve généalogique, qui se trouve cette fois dans la Queste del saint Graal. Il s’agit du songe que fait Lancelot au pied d’une croix, dans la forêt : le rêveur voit venir à lui un homme couronné, entouré d’étoiles et accompagné de sept rois et de deux chevaliers. Tous se prosternent devant la croix en invoquant le « Peres des cielx », qui ne tarde pas à apparaître. Ce dernier donne sa bénédiction à chacun des personnages en lui promettant son « ostel », sauf à l’aîné des deux chevaliers, à qui il demande de partir pour avoir déçu ses espérances. Quant au plus jeune des chevaliers, il le métamorphose en lion ailé en donnant immédiatement la « senefiance » de cette allégorie : « Biax filz, or puez aller par tot le monde et voler sus tote chevalerie27. »

  • 28 La Queste del saint Graal, p. 135, l. 18.
  • 29 La Queste del saint Graal, p. 135, l. 7-11.
  • 30 M. Demaules, « Le miroir et la soudure immatérielle », Mouvances et Jointures. Du manuscrit au text (...)

10Ce songe, comme on le voit, présente des analogies manifestes avec celui de Nascien tel qu’il nous est présenté dans l’Estoire (les neuf personnages, la dévalorisation du huitième et l’élection du dernier, appelé à régner sur l’ensemble de la chevalerie). Mais c’est surtout son commentaire qui impose la portée cohésive du songe. Car l’ermite-exégète de la Queste, après avoir rapproché explicitement le rêve de Lancelot de celui fait par Mordrain dans l’autrefois de la diégèse (« Ceste avision vit li rois Mordrains en son dormant28 »), reprend exactement les mots que le narrateur de l’Estoire, puis le texte du « brief » de Nascien, utilisent pour décrire le neuvième fleuve : « Cil fluns ert troubles ou comencement et espés come boe, et el mi leu clers et nez, et en la fin d’autre manière : car il estoit a cent doubles plus biaus et plus clers que au comencement, et si douz a boivre que nus ne s’em poïst saouler29 . » Ce phénomène de « soudure immatérielle », pour reprendre l’heureuse expression de Mireille Demaules30, grâce auquel les deux textes de l’Estoire et de la Queste se répondent littéralement de part et d’autre du Cycle Vulgate, n’est pas isolé. La singularité de ce passage – et son intérêt pour nous – est que l’effet citationnel s’y trouve comme redoublé ou réfléchi par un texte dans le texte, le « brief » de Nascien, qui, tout à la fois, contribue à élaborer et met en abyme la suture textuelle ici réalisée entre l’Estoire et la Queste.

  • 31 Pour une description du premier de ces manuscrits et une analyse de ses variantes et interpolations (...)
  • 32 Hucher, Le saint Graal, t. III, p. 356.

11Deux manuscrits de l’Estoire prennent à la lettre le statut spéculaire de ce texte en y insérant un résumé proleptique de l’ensemble de la Queste . Il s’agit de Paris BnF fr. 2455 (fin du XIIIe siècle) et de Paris BnF fr. 98 (XVe siècle), copie tardive du premier. Ces deux manuscrits offrent une version particulière de l’Estoire où se succèdent et s’entremêlent, à partir de la seconde moitié du récit, des amplifications, des remaniements et des interpolations (parfois très considérables) qui frappent par leur cohérence d’ensemble et par l’intelligence qui préside à leur insertion dans le cours ordinaire du récit31. Dans ces manuscrits, le texte du récit généalogique confié à Nascien se prolonge, une fois parvenu au nom de Galaad, par l’énumération des aventures qui forment la trame de sa vie, autrement dit des événements majeurs la Queste : accomplissement de l’aventure du Siège Périlleux, guérison du Roi Mehaignié, navigation des trois élus du Graal vers le Palais Spirituel de Sarras à bord de la Nef conçue par Salomon, prise de possession de l’épée « az estrainges renges » et du lit aux fuseaux par Galaad, mort de Galaad et de Perceval, disparition du Graal et enfin retour de Bohort à la cour d’Arthur, grâce auquel « toutes les avantures enci com elles lor seront avenues de jor en jor […] seront mizez en escrit tout mot a mot32 ». En déployant le « brief » qui lui est donné pendant son rêve, Nascien déroule de cette manière non seulement la succession commentée de sa descendance, mais aussi un ensemble de faits diégétiques qui couvrent la majeure partie du temps du cycle et, tout particulièrement, celui de la Queste. Les mots par lesquels la lettre se termine, en rappelant le protocole inventé par le Lancelot (selon lequel le livre que nous lisons procède de la mise en écrit, par les scribes d’Arthur, des aventures racontées par les chevaliers de la fiction) en font de surcroît un texte qui met en abyme les processus de mise en récit et de mise en écrit du cycle.

12Ce rapport de spécularité entre l’Estoire et la Queste est explicitement au cœur de l’écriture et de la réception du deuxième texte bref de l’Estoire, la lettre rédigée par Salomon à l’intention de Galaad. La découverte du « brief » de Salomon par les protagonistes de la Queste est soigneusement rapportée par le narrateur de ce dernier récit :

  • 33 La Queste del saint Graal, p. 226, l. 12-22.

Et Percevax […] troeve dedenz un brief. Et quant li autre voient ce, si dient que, se Diex plest, cist briés les fera certains de la nef et dont ele vint et qui la fist premierement. Lors comence Perceval a lire ce qui ert ou brief, et tant qu’il lor devise la maniere des fuissiaux et de la nef einsi come li contes la devisee. Si n’ot celui laienz qui assez n’en plorast tandis come il escoutoient, car de haut afere et de haute lignee lor fesoit cil remembrance33.

  • 34 Le « brief » de Salomon cristallise ainsi les fonctions de la Nef, qui apparaît comme une métaphore (...)
  • 35 E. Vinaver, À la recherche d’une poétique médiévale, Paris, Nizet, 1970, p. 136.
  • 36 Le premier recueil cyclique à proposer une division du Lancelot-Graal en trois « livres de Lancelot (...)
  • 37 Les « briefs » de l’Estoire assument ainsi ouvertement une valeur spéculaire qui caractérise souven (...)

13Le double projet dont le « brief » est porteur, dans l’Estoire, se trouve comme on le voit totalement réalisé dans la Queste. La lettre remplit en effet sa fonction étiologique (instruire les protagonistes sur l’origine et l’histoire de la nef), mais aussi la fonction d’opérateur de continuité généalogique et générique qui lui était explicitement assignée (le temps arthurien fictionnel prolongeant ici le temps vétéro-testamentaire). Mais le « brief » de Salomon assume aussi, comme le narrateur le souligne, une suture de type narratif. L’expérience de « remembrance » qu’effectuent les personnages qui le lisent est en effet redoublée par celle que le Lecteur Modèle du Lancelot-Graal – qui lit la Queste dans l’ordre de la diégèse, c’est-à-dire après l’Estoire, le Merlin-Vulgate et le Lancelot – est invité à faire : se souvenir que le « conte » a déjà rapporté l’histoire de la Nef (« si com li contes la devisee »), non seulement dans la Queste elle-même mais aussi au tout début du Lancelot-Graal, dans un épisode où le narrateur anticipait le futur du cycle en même temps que le rapport de « remembrance » que ce futur établirait avec son passé34. À la lumière de la Queste, la lettre de Salomon devient ainsi un miroir vertigineux où personnages et lecteurs sont invités à voir que le futur du cycle est contenu dans son passé et que cette vision rétrospective elle-même a été programmée. Aussi ce « brief » spéculaire met-il en abyme, en même temps que la structure cohésive du Lancelot-Graal, sa réception idéale, portée par une « mémoire absolue » – pour reprendre les mots d’Eugène Vinaver35 – c’est-à-dire à la fois sans faille et consciente d’être partie prenante de la fabrique d’un ensemble textuel cohésif. La tradition manuscrite nous offre à lire, à voir et à prendre en mains la réalisation matérielle de ce livre total et parfaitement concerté : les grands recueils cycliques du XIVe et du XVe siècle, qui unifient l’ensemble du cycle sous le titre de « livre de Lancelot », s’attachent aussi à mettre en scène la cohésion de leur matière narrative en l’organisant en de multiples subdivisions symétriques. Le plus saisissant à cet égard est sans doute le manuscrit commandé par Jacques d’Armagnac, aujourd’hui conservé sous la cote Paris BnF fr. 113-116, qui, en sus de partager sa matière en trois « livres de Lancelot du Lac » (indiqués par les titres courants et par des rubriques)36, subdivise chaque livre en deux branches dont le début et la fin sont systématiquement marqués par des rubriques et des miniatures, ce plan d’ensemble étant soigneusement récapitulé à la fin du manuscrit37.

« Plus lons ne plus les en nule guise ke est une paume38 »

  • 38 L’Estoire del saint Graal, § 8.

14Mettre en abyme des recueils cycliques de plusieurs centaines de feuillets dans un récit court, qu’il s’agisse d’un « livret » ou d’un « brief », relève d’un paradoxe que l’Estoire, loin de masquer, met au contraire en avant comme une « merveille ». L’ermite du prologue, en s’immergeant dans la lecture de sa généalogie, s’émerveille ainsi de la contradiction qu’offre la petitesse de son livre et la longueur du texte qu’il contient :

  • 39 Ibid.

Et quant je oi gardé tant ke ja estoit prime passee, si me fui avis ke je n’i avoie rien leü, tant i avoit encore a lire, car je i vi tant de letre ke je en fui tous esbahis comment si grans plentés de paroles pooit estre amonchelee en si petit livret, qui n’estoit pas au mien avis plus lons ne plus les en nule guise ke est une paume. Si m’en merveillai tant que je en mescreïsse moi meïsme qui le veoie, se chil ne le m’eüst baillié qui grant plenté de choses puet metre en petit de lieu et ki grant lieu puet aemplir de peu de choses39.

15Le rédacteur du manuscrit 2455 reprend ces considérations au sujet du « brief » de Nascien, qui, outre les noms et les faits marquants de la vie de tous les descendants du roi, contient dans cette version, comme on l’a vu, l’essentiel de la diégèse de la Queste del saint Graal :

  • 40 Hucher, Le saint Graal, t. III, ici p. 351.

Qant Naciens fuit monteis el mastre solier de la neif, si desploiait le brief qui n’estoit pais, a mien avis, plus grans ne plus leis qu’est la pame d’un home ; et qant il l’ot overt, si vit tant de lettre que toz en fuit esbahis, ne il n’est homs vivans tant fuist saiges, si la veïst, qu’il n’en fuist esbahis40.

  • 41 À un autre niveau d’analyse, on peut relever que le récit insiste sur les conditions matérielles de (...)

16Le paradoxe que relèvent ces deux passages est d’abord d’ordre matériel : le texte que les personnages tiennent en main (au sens littéral du terme) contient beaucoup plus de « lettres » que ses dimensions ne le laissaient prévoir. À moins d’imaginer que le petit livre du Christ ou le « brief » sont ici mus par un brusque mouvement d’extension (hypothèse que le récit dément, en insistant sur la « merveille » d’un texte long malgré les dimensions réduites de son support), il faut comprendre que c’est leur ouverture, autrement dit leur lecture, qui est partie prenante de la merveille observée. Le prologue insiste du reste sur l’importance de l’opération de la lecture dans la découverte du prodige de l’accroissement du texte : c’est à mesure que l’ermite progresse dans sa lecture qu’il se rend compte qu’il lui en reste beaucoup plus à lire qu’il ne l’avait pensé au départ (« si me fui avis ke je n’i avoie rien leü, tant i avoit encore a lire41 »).

  • 42 « Quant uns granz biens est mult oïz,/Dunc a primes est il fluriz,/E quant loëz est de plusurs,/Dun (...)
  • 43 Voir R. Dragonetti, « Le lai narratif de Marie de France », Littérature, Histoire, Linguistique. Re (...)
  • 44 Les grandes réalisations romanesques qui ont suivi le Lancelot-Graal relèvent en effet davantage de (...)
  • 45 Nous reprenons ce terme à Nathalie Koble, qui utilise l’expression de « mirage prophétique » pour c (...)
  • 46 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1979, p. 357-358.

17Concevoir la lecture comme un processus qui fait croître le texte lu n’est bien sûr pas neuf en ce début du XIIIe siècle. Plus d’un demi-siècle plus tôt – pour s’en tenir au domaine de la fiction arthurienne – Marie de France avait déjà brillamment mis en lumière le processus de fructification (ou plutôt, pour reprendre sa propre métaphore, de floraison42) que mettent en œuvre la lecture et la diffusion d’une œuvre, en apportant aux textes ce « surplus de sen » qui, pour paraphraser Roger Dragonetti, en fait vivre la lettre43. Plus inhabituel est d’exploiter cette métaphore de manière littérale, en proposant l’image d’un texte dont le processus de lecture accroît démesurément la longueur, à l’instar du Livre de sable de Borgès. C’est que cette image tente de rendre compte d’une tension qui est propre au Cycle Vulgate, le premier et à proprement parler le seul cycle romanesque médiéval44 : configurer un ensemble cohésif et bouclé sur lui-même – un livre organiquement concerté et totalisant – tout en œuvrant à son accroissement et en en repoussant constamment la clôture. Texte fondateur du Lancelot-Graal, embrassant comme tel à la fois son début et sa fin, l’Estoire ne cesse de promettre, en aval du « conte », l’achèvement du cycle. Cette promesse d’une clôture narrative définitive tient toutefois pour l’essentiel du mirage45, et finit par se dérober à l’emprise du récit alors même qu’elle semble à portée de main. La fin du cycle frappe ainsi par son caractère déceptif : la Queste del saint Graal se termine sur les propos elliptiques de Galaad et le ravissement du Graal (et de la lance) au ciel, et la Mort le roi Artu annonce coup sur coup le départ d’Arthur blessé pour Avalon – ce qui, pour les lecteurs de Wace, suggère sa guérison – et son enterrement à la Chapelle Radieuse, à tel point que Paul Zumthor, au sujet de ce qu’il nomme les « deux aboutissements successifs » du Lancelot-Graal, préfère parler de « suspension » plus que de « conclusion46 ».

18Mais la représentation du cycle comme un petit livre dont il est difficile d’achever la lecture rencontre aussi une autre visée, que rend plus manifeste le seul autre exemple de ce type de texte que l’on rencontre dans la littérature du Graal. Il s’agit du « brief » que se voit confier le Perceval de la Continuation de Gerbert de Montreuil aux portes du paradis terrestre. Cet écrit, qui possède, comme le livret du prologue de l’Estoire, le pouvoir de ramener à la raison un homme hors du sens, est « petit et roont, tot a compas ». Pourtant, en achever la lecture se révèle bientôt plus difficile qu’il n’y paraît :

  • 47 Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, éd. M. Williams, Paris, Champion, t. I, 1922, v. (...)

Il samble bien qu’en es le pas
En eüst liute esté la letre,
Mais qui s’en volsist entremetre
Del lire, et en sofrist ahan
Que d’ui en cest jor en un an
N’aroit il pas contruit le brief
Et si en sont li mot molt brief47.

  • 48 Mira profunditas eloquiorum tuorum… Mira profunditas, Deus meus, mira profunditas ! (saint Augustin (...)

19Cet écrit, contrairement aux deux premiers textes brefs de l’Estoire, ne frappe pas par le nombre de mots qu’il contient, mais par son extrême concision. La difficulté à en achever la lecture se déplace : elle n’est pas due à l’allongement paradoxal du texte, mais à l’impossibilité de faire coïncider lecture des mots et pleine saisie de leur sens. Ce « brief » irréductible à ce qu’il donne à lire de lui-même et qui provient du paradis terrestre possède ainsi les mêmes caractéristiques que l’Écriture sainte, dont l’un des traits distinctifs est ce qu’Augustin nomme sa « profondeur », c’est-à-dire son pouvoir de toujours déborder les différentes lectures que l’on peut en faire48. Le « livret » du prologue de l’Estoire, que le narrateur présente comme un Évangile surnuméraire écrit par le Christ lui-même après sa Résurrection, affirme encore beaucoup plus nettement que l’écrit du Perceval de Gerbert son appartenance au corpus des textes scripturaires. Dans cette perspective, le processus paradoxal qui le caractérise n’évoque pas seulement l’idéal d’une extension textuelle indéfinie, où se dirait l’impossibilité de programmer l’achèvement de l’écriture du Lancelot-Graal. Il manifeste également le vœu de réaliser une structure narrative qui, tout en étant ordonnée et bouclée sur elle-même, ménagerait en son sein l’ouverture d’une multiplicité d’autres mondes possibles qu’il appartient aux lecteurs, aux remanieurs et aux critiques d’actualiser et de faire vivre par la rêverie, l’invention littéraire ou le commentaire.

Conclusion

  • 49 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 242.
  • 50 Nous reprenons cette notion à Richard de Saint-Gelais, pour qui la « transfictionnalité […] suppose (...)
  • 51 La tradition manuscrite contient huit témoins de ce genre, dont on trouvera le contenu notamment da (...)

20Alors que la plupart des récits enchâssés du roman se donnent comme des espaces d’expérimentation poétique, où le prosateur donne libre cours au foisonnement « divers » de l’invention romanesque, les textes courts dont l’Estoire rapporte la composition, la lecture ou la mise en écrit emblématisent l’idéal d’unité et de cohésion interne que cette suite antérieure – ou « analeptique » selon la terminologie de Gérard Genette49 – vise à imposer à l’ensemble romanesque dont elle programme, a posteriori, la lecture. Mais si ces textes narratifs courts, « livret » ou « briefs », mettent ainsi en abyme, au sein de l’Estoire, l’idéal d’un recueil cyclique achevé et clos sur lui-même, ils témoignent également de la logique d’expansion qui travaille souterrainement le Lancelot-Graal, en l’ouvrant à la multiplicité et à l’imprévisibilité des prolongements transfictionnels50. Le « livre dans le récit » qu’ils figurent finit dès lors par contenir l’ensemble des livres que l’on peut élaborer à partir du Lancelot-Graal, depuis les grands codex cycliques jusqu’aux recueils hybrides où l’Estoire est associée à des textes étrangers au domaine arthurien, voire au champ romanesque51, en passant par tous les assemblages qui nous restent encore à imaginer.

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Notes

1 Le Lancelot-Graal, ou Cycle Vulgate, est le premier grand cycle romanesque en langue française, où se nouent les destinées du Graal et du monde arthurien. Composé pour l’essentiel dans le premier tiers du XIIIe siècle, il rassemble cinq (ou six) récits d’inégale longueur dont la date respective de composition ne correspond pas (du moins pour les premiers d’entre eux) à la chronologie de la diégèse.

2 Les principaux pionniers des études sur le Lancelot-Graal sont aussi les premiers détracteurs de l’Estoire, qu’il s’agisse de Ferdinand Lot, Albert Pauphilet ou Jean Frappier. C’est surtout ce dernier qui épingle avec le plus de virulence le caractère composite du récit : « [l’Estoire] est vraiment disqualifiée par sa médiocrité littéraire ; les incohérences n’y manquent point : tantôt sorte de catéchisme romancé, tantôt véritable clef des songes, elle révèle d’un bout à l’autre un esprit grossièrement superstitieux […]. L’auteur est à peu près incapable de composer ; il emploie avec une gaucherie extrême le procédé de l’entrelacement » (J. Frappier, Étude sur La Mort le roi Artu, roman du XIIIe siècle (3e édition revue et augmentée), Genève, Droz, 1972 [1936], ici p. 56). Pour une réévaluation de l’intérêt de l’hybridité poétique du récit, on consultera notamment M. Szkilnik, L’Archipel du Graal. Étude de l’Estoire del saint Graal, Genève, Droz, 1991, ainsi que notre ouvrage Le Livre-monde. L’Estoire del saint Graal et le cycle du Lancelot-Graal (à paraître aux éditions Champion).

3 D’abord considéré comme une interpolation issue de la tradition orientale, il a été désigné par Jean Frappier, après Legrand d’Aussy, comme un « authentique fabliau », dont la thématique et le registre n’ont que faire dans un récit consacré au parcours d’une relique sacrée et à l’évangélisation du monde. En accord avec cette interprétation, le copiste du manuscrit Paris BnF fr. 1427 (daté de 1504) déclare que ce récit n’a pas sa place dans l’Estoire del saint Graal, et qu’il n’est utile qu’à ceux qui médisent des femmes et aux orgueilleux. Deux manuscrits, le London British Library Royal 14 E III (début XIVe) et le Paris BnF fr. 113-116 (daté de 1470), l’omettent d’ailleurs purement et simplement.

4 Sur la coïncidence entre espaces insulaires et espaces narratifs et plus particulièrement sur la manière dont l’isolement et la fragmentation de l’espace archipélique se rejoue dans l’atomisation des récits secondaires qui s’y déclenchent, on consultera notamment F. Lestringant, Le Livre des îles. Atlas et récits insulaires de la Genèse à Jules Verne, Genève, Droz, 2002.

5 Voir Szkilnik, L’Archipel du Graal.

6 Nous ne réexaminerons pas, dans le cadre limité de cette étude, la question de la date de composition de l’Estoire par rapport à celle de La Queste del saint Graal. Trois hypothèses ont été proposées par la critique : celle de l’antériorité de l’Estoire sur la Queste (que seul J. -P. Ponceau continue aujourd’hui à défendre, et qu’il expose dans Études sur l’Estoire del saint Graal, roman du XIIIe siècle, thèse d’État, Université de Paris-Sorbonne, 1983), sa postériorité, qui rallie la grande majorité des chercheurs (voir notamment M. Szkilnik, « L’Estoire del saint Graal : réécrire la Queste », Arturus Rex. Acta Conventus Lovaniensis 1987, éd. W. Van Hoecke, G. Tournoy, W. Verbeke, Louvain, Leuven University Press, 1991, vol. II, p. 294-305), et, plus récemment, la rédaction simultanée et collaborative de l’Estoire, de la Queste et de La Mort le roi Artu (C. J. Chase, « La fabrication du Cycle du Lancelot-Graal », Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne, 61, 2009, p. 261-280). Nous avons tenté de montrer ailleurs que seules les deux dernières solutions, entre lesquelles il est difficile de trancher, sont possibles (voir Séguy, Le Livre-monde). Dans ces deux cas de figure, l’adjonction de l’Estoire au seuil du Lancelot-Graal, dont elle occupe toujours la première place dans les recueils, en fait une suite antérieure de la quasi-totalité du cycle. En tant que telle, elle doit non seulement constituer le passé des autres récits, mais elle vise aussi à en expliciter ou en réorienter certains passages pour donner au lecteur, s’il entre dans le cycle par le portail qu’elle constitue, l’impression d’un ensemble unifié et, pour l’essentiel, prévu d’avance. C’est la posture de ce Lecteur Modèle (pour reprendre la catégorie proposée par Umberto Eco dans Lector in Fabula), destinataire idéal que suppose et construit le récit (et, en l’occurrence, les recueils cycliques) que nous adopterons dans les lignes qui suivent. Nous évaluerons donc le programme de lecture du cycle que l’Estoire met en place essentiellement en fonction de l’ordre diégétique que suivent les différents volets du cycle – Estoire, Merlin Vulgate, Suite Vulgate, Lancelot, Queste, Mort Artu – et non en fonction de la date réelle de leur composition.

7 Notre édition de référence est celle de J. -P. Ponceau, qui présente la version longue du récit, L’Estoire del saint Graal, Paris, Champion, 1997, 2 vol., ici vol. 1, § 3.

8 Sur la figure du Christ écrivain dans l’Estoire, on consultera J. -M. Fritz, « Jhesu Crist li vrais escrivains : Estoire del saint Graal et récits de pèlerinage », Littérales, 45, « Littérature et révélation », éd. C. Croizy-Naquet, 2010, p. 109-126 ; pour une perspective plus large, voir également, du même auteur, « Figures du Christus scriptor au Moyen Âge », Formes et figures du religieux au Moyen Âge, éd. P. Nobel, Besançon, Presses Universitaires Franc-Comtoises, 2002, p. 67-83.

9 L’Estoire del saint Graal, § 3.

10 L’Estoire del saint Graal, § 2.

11 Ibid.

12 Sur cette ambiguïté constitutive, voir essentiellement A. Leupin, Le Graal et la littérature, Étude sur la Vulgate arthurienne en prose, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1982.

13 L’Estoire del saint Graal, § 6.

14 Ibid.

15 L’Estoire del saint Graal, § 8.

16 L’Estoire del saint Graal, § 9.

17 Nous reprenons cette expression à William A. Nitze, l’éditeur du Roman de l’Estoire dou Graal . Voir Robert de Boron, Le Roman de l’Estoire dou Graal, Paris, Champion, 1983 [1927], introduction, p. v.

18 Au premier rang desquelles figurent les différentes mentions de Robert de Boron comme traducteur du texte (L’Estoire del saint Graal, § 614, 757, 861), la prise en main de la régie du récit par « li contes », les passages métadiscursifs (et surtout celui qui, dans l’épisode consacré à l’Île Tournoyante, reprend et précise l’identification du texte à un autographe du Christ, § 414 sq.), mais aussi le prologue lui-même, qui par définition ne peut se trouver dans le « livret » divin. Sur ce sujet, voir Leupin, Le Graal et la littérature ; J. Burns, « The Teller in the Tale : The Anonymous Estoire del saint Graal », Assays. Critical Approaches to Medieval and Renaissance Texts, éd. P. A. Knapp, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1985, p. 73-82, ainsi que notre ouvrage Les Romans du Graal ou le signe imaginé, Paris, Champion, 2001.

19 Voir Szkilnik, L’Archipel du Graal, p. 60-61.

20 L’Estoire del saint Graal, § 2. La Suite Vulgate confirme cette lecture en identifiant l’ermite-copiste du prologue de l’Estoire à Nascien, devenu ermite après avoir été chevalier.

21 L’Estoire del saint Graal, § 449.

22 L’Estoire del saint Graal, § 457.

23 L’Estoire del saint Graal, § 634.

24 Ibid.

25 L’Estoire del saint Graal, § 288.

26 Sur les quarante-deux manuscrits qui nous ont transmis l’Estoire dans sa (presque) totalité, une dizaine assemblent la totalité du cycle. Voir The Lancelot-Grail Project, en ligne (www.lancelot-project.pitt.edu/).

27 La Queste del saint Graal, éd. A. Pauphilet, Paris, Champion, 1923, p. 131, l. 22-23.

28 La Queste del saint Graal, p. 135, l. 18.

29 La Queste del saint Graal, p. 135, l. 7-11.

30 M. Demaules, « Le miroir et la soudure immatérielle », Mouvances et Jointures. Du manuscrit au texte médiéval, éd. M. Mikhaïlova, Orléans, Paradigme, 2005, p. 55-66. Voir aussi, du même auteur, La Corne et l’Ivoire. Étude sur le récit de rêve dans la littérature romanesque des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Champion, 2010, en particulier p. 315 et suivantes.

31 Pour une description du premier de ces manuscrits et une analyse de ses variantes et interpolations, voir E. Hucher, Le saint Graal, Genève, Slatkine Reprints, 1967 [Le Mans, 1875], t. I, introduction ; Ponceau, Étude de la tradition manuscrite de l’Estoire del saint Graal, p. 175-181 et, plus récemment, C. J. Chase, « Le scribe-éditeur de Paris, BnF fr. 2455, le créateur d’une version particulière de L’Estoire del saint Graal », Le Texte dans le texte, éd. A. Combes et M. Szkilnik, Paris, Classiques Garnier, 2013, p. 197-209.

32 Hucher, Le saint Graal, t. III, p. 356.

33 La Queste del saint Graal, p. 226, l. 12-22.

34 Le « brief » de Salomon cristallise ainsi les fonctions de la Nef, qui apparaît comme une métaphore ou une mise en abyme, de l’Estoire à la Queste, de l’élaboration et de la structure du cycle. Sur ce point, voir D. Kelly, « L’invention dans les romans en prose », The Craft of Fiction. Essays in Medieval Poetics, éd. L. A. Arrathoon, Rochester (Michigan), Solaris Press, 1984, p. 119-142 ; Szkilnik, L’Archipel du Graal, ici p. 53 ; M. Demaules, « Le roi Salomon et sa nef dans le Lancelot-Graal », Littérales 43, « Littérature et révélation au Moyen Âge III : Ancienne Loi, Nouvelle Loi », 2009, p. 103-129 (notamment p. 125 et suivantes).

35 E. Vinaver, À la recherche d’une poétique médiévale, Paris, Nizet, 1970, p. 136.

36 Le premier recueil cyclique à proposer une division du Lancelot-Graal en trois « livres de Lancelot » est le manuscrit commandité par Jean de Berry à la fin du XIVe siècle, conservé sous la cote Paris BnF fr. 117-120.

37 Les « briefs » de l’Estoire assument ainsi ouvertement une valeur spéculaire qui caractérise souvent les lettres insérées des romans médiévaux. Sur ce sujet, on se reportera à D. Demartini, « Dire en brief : la lettre dans le récit romanesque », Faire court. L’esthétique de la brièveté dans la littérature du Moyen Âge, éd. C. Croizy-Naquet, L. Harf-Lancner et M. Szkilnik, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2011, p. 269-286. Cet article analyse également, dans une autre perspective que la nôtre, la tension entre brièveté et longueur qui habite la lettre.

38 L’Estoire del saint Graal, § 8.

39 Ibid.

40 Hucher, Le saint Graal, t. III, ici p. 351.

41 À un autre niveau d’analyse, on peut relever que le récit insiste sur les conditions matérielles de la lecture des deux premiers textes courts qu’il met en scène (le troisième ne sera lu que dans la Queste) : l’ermite attend impatiemment que le jour se lève pour pouvoir « la letre counoistre » (L’Estoire del saint Graal, § 8) et Nascien, de manière symétrique, n’interrompt sa lecture que parce que la nuit l’empêche de « veoir ne de conoistre la letre » (§ 636).

42 « Quant uns granz biens est mult oïz,/Dunc a primes est il fluriz,/E quant loëz est de plusurs,/Dunc ad espandues ses flurs », Lais bretons (XIIe -XIIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. N. Koble et M. Séguy, Paris, Champion, 2011, prologue, v. 5-8. Sur l’usage de ces métaphores métadiscursives dans la littérature médiévale et leur lien avec la lecture/écriture, voir Ch. Lucken, « Dans l’hiver de la lecture. Le temps de la fable. », Littérature, 148, « Le Moyen Âge contemporain. Perspectives critiques », éd. N. Koble et M. Séguy, déc. 2007, p. 98-120.

43 Voir R. Dragonetti, « Le lai narratif de Marie de France », Littérature, Histoire, Linguistique. Recueil d’études offert à Bernard Gagnebin, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973, p. 31-51, article repris dans La Musique et les Lettres. Études de littérature médiévale, Genève, Droz, 1986, p. 99-121.

44 Les grandes réalisations romanesques qui ont suivi le Lancelot-Graal relèvent en effet davantage de la logique de la somme que de celle du cycle. Quant à la trilogie Joseph-Merlin-Perceval attribuée à Robert de Boron, elle ne nous a été transmise que dans deux manuscrits (Paris BnF nouv. acq. fr. 4166 et Modène Biblioteca Estense E 39), alors même que le binôme Joseph-Merlin a été conservé dans quatorze manuscrits, disproportion qui tend à montrer que cette trilogie n’a pas été reçue, au Moyen Âge, comme un cycle à part entière. Sur ce sujet, on se reportera à l’éclairante analyse de Patrick Moran, Lectures cycliques, le réseau inter-romanesque dans les cycles du Graal du XIIIe siècle, Paris, Champion, 2014.

45 Nous reprenons ce terme à Nathalie Koble, qui utilise l’expression de « mirage prophétique » pour caractériser les prophéties (non réalisées dans la suite du cycle) grâce auxquelles les Suites du Merlin tentent de naturaliser leur inscription tardive dans le Lancelot-Graal . Voir N. Koble, « Les romans arthuriens en prose au XIIIe siècle : des cycles en série ? », Cycle et collection, éd. A. Besson, V. Ferré, Ch. Pradeau, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 179-198.

46 P. Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1979, p. 357-358.

47 Gerbert de Montreuil, La Continuation de Perceval, éd. M. Williams, Paris, Champion, t. I, 1922, v. 240-246.

48 Mira profunditas eloquiorum tuorum… Mira profunditas, Deus meus, mira profunditas ! (saint Augustin, Les Confessions, éd. M. Skutella, intr. et notes A. Solignac, trad. E. Tréhorel et G. Bouissou, Paris, Desclée de Brouwer, 1962, livre XII, chap. 14). Sur ce sujet, voir notamment H. de Lubac, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris, Aubier, 4 vol., 1959-1964, Première partie I, chap. 2 et G. Dahan, L’Exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval, XIIe -XIVe siècle, Paris, Cerf, 1999.

49 G. Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 242.

50 Nous reprenons cette notion à Richard de Saint-Gelais, pour qui la « transfictionnalité […] suppose la mise en relation de deux ou de plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle » (« La fiction à travers l’intertexte : pour une théorie de la transfictionnalité », Frontières de la fiction, éd. A. Gefen et R. Audet, Québec-Bordeaux, Éditions Nota bene-Presses Universitaires de Bordeaux, 2001, p. 43-75, ici p. 45). On consultera également, du même auteur, Fictions transfuges. La transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011.

51 La tradition manuscrite contient huit témoins de ce genre, dont on trouvera le contenu notamment dans Ponceau, Étude de la tradition manuscrite de L’Estoire del saint Graal.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mireille Séguy, « Le livre dans le récit »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 29 | 2015, 111-128.

Référence électronique

Mireille Séguy, « Le livre dans le récit »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 29 | 2015, mis en ligne le 30 avril 2018, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13775 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13775

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Auteur

Mireille Séguy

Université Paris 8 – Vincennes – Saint-Denis EA 7322 « Littérature, histoires, esthétique »

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Droits d’auteur

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