« Por conter a le cort le roi »
Résumés
Dans la Vengeance Raguidel, Raoul de Houdenc s’appuie sur les topoï du répertoire narratif et sur la connaissance qu’en a son public, pour les mettre à l’épreuve à travers le principe d’enchâssement. Le motif de la vengeance fait ainsi office de récit cadre pour ces narrations confiées aux protagonistes, sans que ces récits, même le Lai du Cort Mantel et le Chevalier à l’Épée qui ont une existence autonome, puissent se détacher de la diégèse.
Texte intégral
- 1 Voir Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 2006.
1La remarque suivante de Gaston Paris offre la meilleure introduction possible à l’analyse du dispositif d’insertion des récits dans la Vengeance Raguidel de Raoul de Houdenc1 :
- 2 Cité dans S. Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel », Le Moyen Âge dans la mo (...)
Le sujet essentiel du poème, la vengeance exercée sur le meurtrier du malheureux Raguidel, n’en remplit que les 550 premiers et les 1300 derniers vers ; le reste, 4300 vers sur 6170, est occupé par des incidents tout à fait étrangers à ce sujet2.
- 3 Voir Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel ». Voir aussi S. Atanassov, L’idol (...)
2Elle présente de façon claire ce qui a pu déranger les critiques qui ont reproché au roman son manque d’organisation et d’unité. Les études de Stoyan Atanassov qui y réagit, mettent au contraire en évidence la conjointure subtile d’un roman dans lequel la technique de l’enchâssement narratif constitue une clé pour la compréhension de l’économie du texte3. En effet, le récit de la vengeance, qui ouvre et ferme le roman, sert de cadre aux histoires enchâssées qui ont pu apparaître comme autant de diversions, qu’il s’agisse des deux autres récits principaux, ceux autour de la dame de Gaudestroit et des amours de Gauvain et d’Ydain, ou des contes arthuriens convoqués dans la diégèse, comme le Lai du Cort Mantel et le Chevalier à l’Épée. Nous verrons qu’au-delà de ces exemples évidents, les récits se multiplient tout au long de la narration, mis dans la bouche des divers personnages, faisant de l’emboîtement narratif le principe de composition du roman. Nous pourrons constater comment ce principe s’inscrit dans le texte, soit métaphoriquement, par exemple par la place qu’y occupe l’image de la châsse, soit de façon explicite, avec les interventions du narrateur et la terminologie qu’il utilise pour en rendre compte. Nous nous interrogerons enfin sur la corrélation entre ce qui se dessine, en ce début du XIIIe siècle, comme une rhétorique propre au récit bref et la dimension parodique que l’on prête à la Vengeance Raguidel, notamment à travers les traits qualifiés d’antiféministes qui caractériseraient le roman.
Personnages conteurs
- 4 La Vengeance Raguidel, v. 20-21. Je renvoie pour d’autres occurrences de ce motif à la note de l’éd (...)
- 5 Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel », p. 50.
- 6 La Vengeance Raguidel, v. 6082-6083.
3La crise initiale, la « mésaventure » qui va déclencher l’action romanesque, vient d’une rupture perturbatrice avec la coutume consistant à rapporter à la cour d’Arthur les aventures rencontrées par les chevaliers. L’échange des récits permet et légitime normalement celui des nourritures. Aucun ne s’annonce et ce silence anormal à la cour réunie à Carlion pour les fêtes de Pâques, affecte le roi qui refuse de manger « devant ce qu’en sa cort entrast/novele d’aucune aventure4 ». Pris au pied de la lettre en amorce du roman, ce motif affirme dès les premiers vers, la portée structurante de l’enchâssement narratif pour l’ensemble du texte. On peut en trouver une confirmation dans l’incident à l’origine de l’action et qui aboutira au récit fait à la cour en clôture du roman. L’arrivée d’une nef où repose le cadavre du chevalier à venger, étendu sur son écu dans un char de combat, peut se lire comme une métaphore des emboîtements narratifs qui ne cesseront de se produire, pour se conclure avec le compte rendu de la vengeance demandée pour la mort de ce chevalier : « L’écu, le char et la nef forment une chaîne dont chaque élément est à la fois contenant et contenu selon une logique d’emboîtement5. » Autre niveau d’emboîtement : la lettre contenue dans l’aumônière qui pend à la ceinture du mystérieux chevalier précise les conditions de la vengeance réservée aux deux chevaliers capables de retirer le tronçon de lance fiché dans le corps du défunt et les anneaux qu’il porte aux doigts. C’est Yder, le partenaire de Gauvain dans cette aventure, qui en attestera le succès : « Oiant la cort au roi conta/comment la vengance fu prisse6 ». Succès que confirme à son tour l’amie de Raguidel :
- 7 La Vengeance Raguidel, v. 6086-6093.
« Biax sire rois, se Dius m’aït,
cis chevaliers vos conte voir . »
Cele li conte et fait savoir
de tot en tot la verité. Et quant li rois a escouté
le conte tot de cief en cief,
si refait joie de recief
et tos et totes en font joie7.
4Si l’histoire trouve ainsi sa conclusion, il faudra que le narrateur succède à ses protagonistes afin de procéder formellement à la clôture du roman. Celle-ci consiste en une double identification, car il dévoile son nom puis celui du récit qu’il vient de terminer, et dont il revendique la réussite, succès de sa narration qui couronne celui de l’aventure :
- 8 La Vengeance Raguidel, v. 6100-6108.
[…] Ici faut et remaint
li contes, qu’il ne dure mes.
Raols, quil fist, ne vit après
dont il fesist grinnor acontes
qui n’i soit noumé. C’est li contes
e la Vengance Raguidel.
Nus nel porroit trover plus bel,
nan voir, car de lui est estraite,
et por ce doit estre avant traite8.
- 9 La Vengeance Raguidel, v. 12.
5Le choix du même terme, celui de « conte », pour désigner à la fois le roman et les récits appartenant à la diégèse, fait écho à la présentation du narrateur en introduction où il évoque ce que « la matere conte9 ». La répétition du mot « conte » et de ses dérivés, repris sept fois dans ces vers de conclusion, porte à considérer avec attention l’effort de réflexion métatextuelle et terminologique manifesté par Raoul de Houdenc. Il incite à voir le « sujet essentiel du poème » dans l’opération même du récit, dans le fait de narrer, tout autant que dans l’histoire d’une vengeance.
- 10 B. Milland-Bove, « Les nouvelles des romans arthuriens du XIIIe siècle : narrations longues, narrat (...)
- 11 Voir B. Schmolke-Hasselmann, « L’intégration de quelques récits brefs arthuriens (Cor, Mantel, Espe (...)
- 12 Voir E. Baumgartner, « À propos du Mantel mautaillié », Romania, 96, 1975, p. 315-332 : sur l’épreu (...)
6Par le peu d’espace qu’occupe celle-ci, par sa position initiale et finale, elle fait, répétons-le, fonction de récit cadre en un mouvement circulaire qui fait se commencer et se terminer le roman à la cour d’Arthur. Tout en mettant en garde contre le risque d’anachronisme, plusieurs siècles avant la réunion des conteurs des Cent Nouvelles Nouvelles autour du duc de Bourgogne, on peut noter que la cour constitue l’un des lieux topiques de réunion d’un cercle conteur propice à l’échange des récits brefs. C’était d’ailleurs ce que Chrétien de Troyes suggérait discrètement lorsqu’il situait, dans le Chevalier au lion, le récit de Calogrenant dans le contexte des devis entre dames et chevaliers, à l’occasion des fêtes de Pentecôte à Carduel. Si l’on s’en tient à une acception stricte, un récit enchâssé introduit une histoire, des personnages et des lieux qui n’appartiennent pas au récit principal, « pour laisser place à une narration brève de deuxième niveau10 ». La Vengeance Raguidel ne comporterait alors que deux récits enchâssés, le Lai du Cort Mantel et le Chevalier à l’épée, dont l’intertexte, sur lequel nous reviendrons, est destiné à illustrer le regard ironique porté sur les comportements féminins. Ils interviennent en effet en contrepoint aux événements racontés, misant sur la connaissance que peuvent en avoir les lecteurs pour les inviter ainsi à ce commentaire ironique. Peut-on pourtant parler de récits enchâssés dans la mesure où ils agissent de façon allusive, sans faire l’objet d’un récit proprement dit, et où ils sont insérés dans la diégèse11 ? L’histoire du Mantel est introduite cependant comme une narration « de deuxième niveau », rapportée à Gauvain qui chemine en compagnie de sa bien aimée Ydain, par un serviteur venant de la cour d’Arthur pour relater l’aventure troublante de ce manteau qui révèle l’infidélité des dames. Mais elle s’intègre tout de suite à la narration principale, puisque Gauvain se dit persuadé que la fidélité d’Ydain aurait pu ainsi être révélée, et que Keu par la suite, lui rétorquera qu’il aurait été piégé comme les autres. L’épisode des lévriers fidèles, que l’épreuve de chasteté aura eu pour fonction d’annoncer, confirmera la prédiction de Keu12 . Cet épisode reprend le conte de Gauvain et de la demoiselle aux lévriers dans le Chevalier à l’Épée, pour opposer, semble-t-il, leur fidélité à leur maître à l’inconstance d’Ydain, dans un jeu-parti entre Gauvain et le chevalier qui la lui a dérobée. Il reste que ces deux histoires qui n’ont pas besoin d’être racontées comme telles car elles appartiennent à un répertoire connu du public, gardent, dans le texte hôte, leur singularité de récit venu d’ailleurs.
7Un semblable effet de rupture peut se constater à propos des six récits à la première personne assumés par les protagonistes du roman. Ils se situent tous, sauf le dernier qui concerne la vengeance de Raguidel, dans l’épisode des relations triangulaires entre la dame de Gaudestroit, le chevalier dont elle s’est détournée en faveur de Gauvain et ce dernier. Certains, particulièrement développés, créent vraiment l’impression de décrochement propre au dispositif d’enchâssement narratif. Bien qu’il ne comporte qu’une dizaine de vers, le premier se présente tout à fait à la manière d’une nouvelle, avec une formule d’adresse à l’auditoire pour en introduire la narration :
- 13 La Vengeance Raguidel, v. 157-160.
[…] Segnor, taisciés !
Faites joie, le duel laisciés.
Or escoltés une novele
qui molt est avenans et bele13.
- 14 L’effet parodique découle de la relation avec l’hypotexte évoqué par la scène, celui de la rencontr (...)
- 15 La Vengeance Raguidel, v. 600-603.
- 16 Le récit va du vers 1220 au vers 1430.
- 17 La Vengeance Raguidel, v. 1429.
8Arthur se réjouit ainsi de l’aventure qu’il va raconter, celle de l’arrivée de la nef qui contient dans un char le corps d’un homme gisant sur son écu : il va enfin pouvoir partager le repas avec sa cour. Le second récit, relativement bref lui aussi, va introduire à la première des histoires de l’épisode, celle de la rencontre de Gauvain avec Maduc, le Chevalier Noir amoureux de la dame de Gaudestroit et qui, par désir de vengeance, tranche les têtes des chevaliers qui lui demandent l’hospitalité. L’épisode possède une tonalité parodique certaine, manifeste dès le début, puisque Gauvain s’adresse au vilain qui garde les bêtes dans la forêt, non parce qu’il est en quête d’aventure14, mais pour qu’il lui indique où satisfaire sa faim et donner de l’avoine à son cheval. Le berger lui signale le château du Chevalier Noir, mais le dissuade de s’y rendre en lui racontant ce qui lui est arrivé cinq ans auparavant. Son histoire commence avec le nécessaire décrochage temporel : « Une fois fui en sa maison,/bien puet avoir. V. ans passés », et avec les attestations d’authenticité qui en garantissent l’exactitude : « Bien m’en sovient, g’i biu assés/bon vin c’uns vallés me dona15 ». Par la suite Maduc lui-même donnera à Gauvain, qui vient de le vaincre, l’explication de sa conduite cruelle. Sur plus de deux cents vers, il fait alors le récit du tournoi organisé par la dame de Gaudestroit afin de donner son amour au vainqueur16. Sa haine pour Gauvain qui l’a alors vaincu – et dont il ignore qu’il s’adresse à lui − vient moins de sa défaite que de la perte de la dame qu’il aime. Elle s’est détournée de lui pour quelqu’un qui n’a qu’indifférence à son égard. Depuis, il tue tous les chevaliers qu’il rencontre dans l’espoir de trancher la tête à Gauvain. La longueur même de la narration de Maduc justifie la formule de raccrochement au récit du narrateur, avec l’assertion de vérité typique : « La verité vos ai contee17 ». Bien que l’épisode du tournoi appartienne à la diégèse comme élément essentiel des événements autour de la dame de Gaudestroit, sa narration à la première personne et sa formule conclusive lui donnent l’apparence d’un récit enchâssé.
9On pourrait hésiter à placer le récit suivant dans ce groupe caractérisé par une certaine longueur ou par des procédures de suture à la narration proprement dite qui viennent en rompre le déroulement. Il ne comporte en effet qu’une vingtaine de vers et pourrait plutôt être considéré comme un élément du dialogue entre la dame de Gaudestroit et le veneur qu’elle interroge sur l’incident de chasse au cours duquel Maduc s’est emparé de son cerf blanc. Il constitue cependant un autre exemple de la façon dont le narrateur délègue la narration des événements aux personnages, mais surtout, il se greffe à la diégèse en servant de transition à l’arrivée de Gauvain incognito chez celle qui veut sa mort : les chasseurs, que le chevalier a défendu contre Maduc, l’ont invité en remerciement. En revanche, le dernier récit de cette série représente, par son ampleur, par les circonstances de sa narration et ses références aux situations où se racontent des histoires, une manifestation tout à fait représentative de l’insertion de récit dans la Vengeance Raguidel. La façon dont il est introduit nous renvoie au cercle conteur initial, celui de la cour d’Arthur. La dame de Gaudestroit, qui explique à Gauvain pourquoi fut construite la fenêtre guillotine destinée à lui trancher la tête, introduit ainsi le récit du tournoi qui a provoqué la haine d’amoureuse bafouée qu’elle ressent pour lui :
- 18 La Vengeance Raguidel, v. 2210-2215.
« Sire se vos estoit contés
li contes por qoi jel fis faire,
molt vos poroit li contes plaire
por conter a le cort le roi ».
Il li respont : « Contés le moi.
Certes, jel conterai a cort18 ».
- 19 La Vengeance Raguidel, v. 2221.
- 20 La Vengeance Raguidel, v. 2257.
10Cette première introduction est suivie d’une autre qui ouvre la narration proprement dite : « Sire, or oiés por qoi jel fis19 ». Le tournoi sera donc raconté, cette fois-ci du point de vue de la dame, et de l’humiliation que lui a infligée le vainqueur indifférent aux « signes de drüerie » par lesquels elle lui accordait son amour, comme il était convenu20. La tension découle du fait que l’auditeur de cette histoire de vengeance devant aboutir à la double mort des protagonistes n’est autre que Gauvain, qui n’a pas eu l’occasion de révéler son nom. Ce « suspense » est intensifié par la reprise de la formule introductive pour relancer le récit de la dame :
- 21 La Vengeance Raguidel, v. 2272-2274.
Sire, entendés ! Je vuel conter
por qoi je fis cest sarcu faire.
La verité vos vuel retraire21.
11Elle annonce ainsi son intention de faire passer par la fenêtre la tête de Gauvain, précisément là où il est, d’abaisser le pilori pour la lui trancher et de se tuer ensuite.
- 22 La Vengeance Raguidel, v. 4950-4951.
- 23 Le récit va des vers 5156 à 5239.
- 24 La Vengeance Raguidel, v. 5158-5159.
- 25 La Vengeance Raguidel, v. 5218-5219.
12Le dernier des récits à la première personne est le plus complexe des six, à la fois par son articulation à la narration principale et par son organisation interne. Sur presque trois cents vers, l’amie de Raguidel, que Gauvain vient de rencontrer, lui explique les circonstances qui l’ont conduite à porter ses vêtements à l’envers aussi longtemps qu’elle ne sera pas vengée : « Or oiés le conte mortel,/par foit, et jel vos conterai22 ». Son récit comporte un dialogue au style direct avec une fée qui assure à la jeune fille que son ami, tué par le traître Guingasoain aux armes enchantées, sera vengé. Elle le placera pour cela dans un navire, à la recherche d’un vengeur. La demoiselle reprend sa narration après une brève interruption de Gauvain demandant si on sait ce qui est arrivé au navire. Elle a appris par le chevalier Yder que la nef est arrivée à Carlion où les deux chevaliers désignés pour la vengeance se sont manifestés : Gauvain a retiré le tronçon de lance et Yder les cinq anneaux qui lui avaient été mis aux doigts, signe qu’il serait lui aussi l’instrument de la vengeance. La question de Gauvain au sujet d’Yder donne lieu à une autre histoire, récit dans le récit de presque deux cents vers23 : « Sire, une fable ascoute l’an/or oiés por qoi il le het24 ». Yder est amoureux de la fille de Guigansoain qui refuse de la marier tant qu’il sera vivant, car ses possessions viennent de la mère de la jeune fille. La fin du récit, en réponse à une nouvelle question de Gauvain qui veut savoir où se trouve ce félon chevalier, est relancée, comme on a pu le voir dans le récit précédent, par une formule d’exorde de conteur. La demoiselle explique comment Guingasoain est défendu par un ours et la façon dont on peut s’en défendre, explication nécessaire à la suite de l’aventure et de la vengeance, et qui sert de transition pour le retour à la narration principale : il s’agit d’un ours « duis si faitement/com vos m’orés dire et conter25 ». Le passage traduit, avec son enchâssement narratif, ce qui est suggéré par la métaphore des emboîtements dont les détails sont redonnés par la demoiselle, ceux de l’aumônière avec sa lettre, de l’écu, du chariot et de la nef. Comme une mise en abyme du roman lui-même, le récit de la mort de Raguidel et la demande de vengeance qui sert de cadre au roman enchâssent l’histoire du conflit entre Yder et Guingasoain.
13À ces récits à la première personne, il faut en ajouter quatre, simplement évoqués par le narrateur, mais introduits chaque fois par les termes faisant référence à la situation de narration. Au début de l’aventure, le serviteur frappé par Keu qui veut se l’approprier à tort, vient rapporter l’incident :
- 26 La Vengeance Raguidel, v. 492-494.
Si s’est clamés au roi Artu
del senescal et a conté
de la cosse la verité26.
- 27 La Vengeance Raguidel, v. 2730-2731.
14Lorsque Gauvain, poursuivi par les hommes de la dame de Gaudestroit, vient se réfugier auprès de Maduc dont il est devenu l’allié, ce dernier lui demande ainsi ce qui lui est arrivé : « Et se vos plaist, si me contés/com avint de vostre aventure27 ». Inutile de raconter à nouveau ce qui l’a déjà été, précise le narrateur soucieux de ne pas émousser l’intérêt :
- 29 La Vengeance Raguidel, v. 5316-5317.
15C’est aussi pour éviter la répétition qu’il est simplement fait allusion à la rencontre de Gauvain avec l’amie de Raguidel lorsqu’elle en fait part à Yder : « la verté tele com estoit/li contai29 ». Le quatrième de ces récits conclut le roman, quand Yder informe la cour du succès de la vengeance, conclusion où s’accumulent, comme nous l’avons vu, les occurrences du verbe « conter ».
- 30 Voir Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel », p. 50.
- 31 La Vengeance Raguidel, v. 2116.
16Il n’est pas besoin de reprendre non plus la description de la façon dont Raguidel a été placé dans la nef enchantée. Cette image de la « logique d’emboîtement » en œuvre dans le roman a été précisée à deux moment clés : l’apparition de la nef à la cour, événement déclencheur des aventures, puis le récit que fait à Gauvain l’amie du chevalier pour expliquer ce qui a conduit à sa mort et à la vengeance réclamée. On peut adhérer à l’affirmation que la série d’inclusions que cette scène représente − la lettre contenue dans l’aumônière à la ceinture du corps posé sur son écu dans le char de guerre que transporte la nef −, peut matérialiser la nécessaire conjointure entre les trois histoires principales du roman : la vengeance, l’épisode du Gaudestroit et celui des amours de Gauvain et d’Ydain30. On peut rapprocher de cette scène fondatrice du roman et de son principe narratif, celle où la demoiselle de Gaudestroit fait visiter à Gauvain le dispositif qu’elle a conçu en vue de leur double mort. Près du maître autel de la chapelle où elle l’a conduit, s’en trouve un autre « enclos tot entor31 », qu’on ne peut apercevoir que par la fenêtre pilori au rasoir d’acier. Au devant de l’autel se trouve un cercueil destiné à recevoir leurs deux corps, tandis qu’au-dessus sont placées deux châsses en or contenant des reliques embaumées par le parfum émanant de deux cors d’ivoire. En ce cas encore, il ne semble pas que ce soit surinterpréter que d’accorder une valeur métaphorique de l’écriture du roman à cet ensemble, au-delà du rapprochement qu’on peut y voir entre les saints placés dans les châsses et les martyrs d’amour destinés à reposer dans le cercueil. À l’appui d’une telle affirmation, il suffit de constater l’attention que le narrateur porte à la terminologie qu’il utilise pour présenter à la fois son récit et ceux de ses protagonistes.
Le discours du narrateur
- 32 La Vengeance Raguidel, v. 5158-5159.
- 33 Voir R. Dubuis, Les Cent nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Âge, (...)
- 34 La Vengeance Raguidel, v. 21 et 159-160.
17On a pu le remarquer à travers les citations qui précèdent, le terme qui revient de façon constante est celui de conte avec sa forme verbale, conter, et ses dérivés comme aconter et reconter. La première variante par rapport à cette norme, est celle de « fable », le terme utilisé pour introduire au récit que l’amie de Raguidel fait à Gauvain afin d’expliquer pourquoi Yder hait Guingasoain qui lui refuse sa fille : « Sire, une fable ascoute l’an/or oiés por qoi il le het32 ». En cette occurrence, le terme n’est pas pris dans un sens restrictif, mais renvoie à l’acception générale d’histoire narrée. La variante la plus intéressante porte sur l’usage que le narrateur fait de « nouvelle » à trois reprises. Les deux premiers exemples sont reliés à l’aventure dont Arthur attend le récit à la cour. On constate de l’un à l’autre comment le sens d’« événement récent que l’on rapporte » qu’a le mot dans la première histoire, s’est spécialisé dans la seconde en « récit, le plus souvent bref, d’une aventure, en général récente et présentée comme telle », selon la définition canonique proposée par Roger Dubuis33. Arthur qui avait décidé de ne pas manger tant qu’à sa cour n’arriverait « novele d’aucune aventure », appelle, après la découverte de la nef merveilleuse, à écouter « une novele/qui molt est avenans et bele34 ». On note, par l’association avec le verbe « conter », la même transition vers la spécialisation du terme à propos du récit que fait à Gauvain le serviteur témoin de la mésaventure du mantel :
- 36 La Vengeance Raguidel, v. 12.
- 37 La Vengeance Raguidel, v. 3637.
- 38 La Vengeance Raguidel, v. 3638-3639.
- 39 La Vengeance Raguidel, v. 5958-5959 et 5968-5969.
- 40 Voir F. Gingras, « Pour faire court : conscience générique et formes brèves au Moyen Âge », Faire c (...)
18Ce qui frappe, à côté de ces deux exceptions, c’est la répétition systématique du terme « conte » et de ses dérivés, aussi bien pour le récit principal du narrateur que pour ceux des personnages. Dans leur cas, l’accent est mis sur la vérité de ce qui est rapporté, mais aussi, comme l’indique la demoiselle de Gaudestroit à Gauvain, sur le plaisir qu’on peut prendre à l’écouter et par la suite, à le raconter à nouveau, notamment à la cour. Dans le cas du narrateur, ce qui importe, dans la plupart de ses usages du terme, c’est de s’en tenir à ce que « la matere conte36 », sans se laisser aller à des longueurs qui pourraient ennuyer. Nous reviendrons sur sa façon d’appliquer le principe rhétorique de brièveté. Les auditeurs n’ont pas de plaisir à écouter un récit qu’ils ont déjà entendu : c’est ainsi, qu’il se contentera de signaler celui que Gauvain fait à Maduc d’événements qui ont déjà été racontés. Les autres occurrences de la nécessité de ne pas allonger le conte pour éviter l’ennui et afin de « la droite voie aller37 », comportent une dimension ironique, touchant les usages et les réserves du récit courtois. Même s’il n’est pas séant de s’attarder sur la joie que des amants prennent la nuit et d’aller jusqu’à décrire leur lit − « Des lis ne fait mie a parler. /À parler ? Non, ce n’est pas fins −, on touchera un mot de sa couverture doublée de zibeline, de ses draps et de ses riches coussins38. « De la grant joie qui i fu/la nuit ne fait pas a conter », ni « des vins ne de la contenance/ne des mangiers ne des beax lis39 ». Le narrateur se conforme ainsi aux normes du récit courtois, discret sur les détails de ces réalités, discrétion pleine de saveur ironique du fait de son contraste avec l’insistance mise sur la nourriture à la cour d’Arthur et lors de la rencontre de Gauvain et du Chevalier Noir. L’aspect le plus original toutefois des références au fait de narrer dans la Vengeance Raguidel, c’est l’importance qu’y prend l’évocation de la situation d’écoute : le verbe conter y fonctionne de nombreuses fois en binôme avec « écouter » et ses variantes comme « entendre » et « ouïr ». De par leur nombre même, par leur caractère métanarratif, toutes ces occurrences dénotent, de la part du narrateur, un intérêt pour l’exploration des limites du genre romanesque que l’on a constaté dans les autres œuvres de Raoul de Houdenc. Francis Gingras observe comment il est également préoccupé par les questions de terminologie dans le Roman des eles et le Borjois borjon, et s’amuse à travestir les conventions du roman arthurien dans Meraugis de Portlesguez40.
19Il est ainsi révélateur de retrouver la synthèse des observations qui précèdent, associant à la situation de récit les impératifs de brièveté et de vérité, au moment même où il se nomme pour la première fois, à l’endroit emblématique qu’est le milieu du roman :
- 41 La Vengeance Raguidel, v. 3318-3325.
Mais longue devise n’est preus
a dire en cort n’a roi n’a conte.
Ci commence Raols son conte, qui ne fait pas a mesconter,
ançois fait molt bien a conter
et a oïr et a retraire .
La matere qu’il en vielt faire
est verités, si fait a croire41.
- 42 Voir La Vengeance Raguidel, v. 3590-3603 : « or l’aimme » est répété 13 fois, à quoi il faut ajoute (...)
20Le passage sert de transition à Raoul, à la fin de l’aventure de Gauvain avec Maduc et la dame de Gaudestroit, pour indiquer qu’il n’est pas utile de la prolonger, alors qu’il va s’engager dans celle de sa rencontre avec Ydain. On sait qu’il se nomme aussi au milieu de Meraugis de Portlesguez, avec la même affirmation d’authenticité qui se doit d’autoriser tout récit, affirmation qui se retrouve, on l’a vu, dans les narrations de ses personnages. Par rapport à la leur, c’est la capacité qu’il a de jouer avec les conventions du roman qui distingue sa façon de conter. Par contraste avec leurs narrations, limitées à l’énoncé des événements, la sienne se permet les moments d’arrêt attendus que sont les descriptions et autres lieux de déploiement de maîtrise rhétorique. À une exception près, d’autant plus significative, il le fait avec discrétion, à titre de confirmation de son statut de narrateur : ekphrasis à propos de la chapelle avec la fenêtre guillotine et les sarcophages, effets d’anaphore pour évoquer plutôt ironiquement les amours entre Gauvain et Ydain42. Il se livre en revanche à une mise en scène ostentatoire de ces procédés dans la longue évocation de la ville de la dame de Gaudestroit où il va être accueilli. Elle s’étend sur une centaine de vers, après deux vers d’introduction qui énoncent clairement que ce qui va suivre appartient en propre au discours du narrateur :
- 43 La Vengeance Raguidel, v. 1772-1775.
Se je la vile ne devis,
rien ne vaut quanque j’ai conté .
Je vos di bien, par verité,
onques ne vi si bel castel43.
- 44 Note de l’éditeur, p. 365.
21Nous aurons donc le détail des murs, fossés, tours et ponts qui protègent la cité pour arriver à l’évocation de ses richesses. Il est vraisemblable que le passage s’inspire de la description du château de Guingambresil dans le Conte du Graal, avec son même usage de l’anaphore, « ainsi que la mention des mêmes activités artisanales44 ». En raison de son extension et de ses traits stylistiques, on serait tenté de le rapprocher des dits énumératifs qui se multiplieront aux XIIIe et XIVe siècles. À la manière de leurs auteurs, le narrateur assume son propos à la première personne, mimant le jongleur en performance avec son adresse au public :
- 45 La Vengeance Raguidel, v. 1796-1799.
Il n’a bele uevre en tot le mont
que on ne puist dedens trover
et se g’i fal a l’aconter,
ne vos en devés mervellier45.
22Au sein des activités artisanales et parmi les fournitures offertes dont l’accumulation évoque de façon précise celles que l’on retrouvera dans des dits comme les Crieries de Paris, le Dit de la maille ou le Dit du Lendit, figure un personnage caractéristique, le charlatan du Dit de l’erberie de Rutebeuf, personnage qui représente une figure du narrateur :
- 46 La Vengeance Raguidel, v. 1834-1839.
Teus se fait mire qui lor ment
et tex lor dist qu’il set fisique
quis tient a fols plains de musique.
Mais il le fait por sa merc vendre,
si fait au fol de langue entendre
qu’il le garra de l’idropie46.
- 47 La Vengeance Raguidel, v. 10-11.
23L’énumération des marchandises est à rapprocher de celle des invités à la cour pour les fêtes de Pâques, auxquelles on aurait pu s’attendre au début du roman. Elles constituent toutes deux des topoï associés à certains moments du récit, l’évocation de la richesse urbaine pour la première et les épisodes d’hospitalité pour la seconde, avec les jongleurs et leurs instruments. Le narrateur, qui insiste sur le nombre des gens rassemblés à la cour, commence par en nommer deux, Engenor et Aguisait, pour ensuite déjouer les attentes : « mais ja de prince qu’il i ait/ne vos tenrai en cest point conte47 ». « Tenir conte » comporte ici l’acception de compter et de nommer, autrement dit d’énumérer, si souvent synonymes de narrer dans l’écriture médiévale. On trouve plus loin dans le roman un exemple explicite de ce lien, dans une autre des formules où l’omission n’est qu’un des masques de l’hyperbole. Une fois accomplie la vengeance de Raguidel, son amie offre l’hospitalité aux chevaliers dans son château :
- 48 La Vengeance Raguidel, v. 5958-5961.
De la grant joie qui i fu
la nuit ne fait pas a conter,
que l’on n’en poroit pas nombrer
le moitié ne la tierce part48.
- 49 La Vengeance Raguidel, v. 1876-1877.
24Ainsi déployer sur une centaine de vers son habileté à « nombrer », c’est bien, de la part de Raoul de Houdenc, afficher que cette séquence énumérative constitue, comme les autres pauses descriptives ou rhétoriques, un registre d’expression propre au narrateur. Le passage, justifié au début par l’affirmation que sans la description de la ville, son récit n’aurait pas de valeur, se clôt par deux vers d’introduction à la reprise du récit : « Or est bien drois que je vos die/de Gavain et des veneors49 ». Cette façon d’encadrer cette section par les interventions du narrateur, montre non seulement que Raoul de Houdenc est conscient du caractère hétérogène d’un type d’énoncé qui prendra son autonomie sous forme de dit, mais qu’il le revendique et l’expose en l’enchâssant dans le récit principal.
Parallèles avec le récit bref
- 50 Voir Baumgartner, « À propos du Mantel mautaillié », p. 332 : parmi ces œuvres, la critique mention (...)
- 51 Voir notamment R. H. Thompson, « “Fors del sens” : Humour and Irony in Raoul de Houdenc’s La Vengea (...)
- 52 Voir L. J. Walters, « Parody and Moral Allegory in Chantilly MS 472 », MLN, 113, 1998, p. 937-950, (...)
25À un moment où le répertoire des formes brèves du registre familier et comique se constitue avec les versions satiriques des lais, les branches du Roman de Renart, les fabliaux, les dits, la Vengeance Raguidel instaure un dialogue avec ces formes par sa façon de convoquer le Lai du Cort Mantel ou le Chevalier à l’épée et de faire place à la parole des personnages et à leurs récits, tout en donnant un espace au registre propre au narrateur. Les remarques des critiques au sujet du caractère parodique et misogyne du texte peuvent se lire elles aussi à la lumière des traits qui définissent les genres brefs, tout autant que par rapport aux autres textes romanesques qui interrogent l’idéal chevaleresque illustré par Chrétien de Troyes50 . Il y a unanimité pour voir en effet dans la Vengeance Raguidel un roman parodiant les conventions de l’univers romanesque courtois, affirmation que l’on appuie par une revue des nombreux passages qui démontrent non seulement la vanité de prouesse de Gauvain, mais également comment le poète prive tous ses personnages de sens51 . L’analyse qu’a faite Lori Walters des textes contenus dans le manuscrit ms. 472 de Chantilly, où la Vengeance Raguidel côtoie six branches du Roman de Renart, la conduit à interpréter les aventures de Gauvain en miroir avec celles de Renart, juxtaposition qui met en évidence le caractère anti-courtois de plusieurs des aventures du neveu d’Arthur52.
- 53 Voir E. Baumgartner, « Des femmes et des chiens », De l’histoire de Troie au livre du Graal. Le tem (...)
26L’une des marques les plus incontestables du registre qu’elle qualifie d’« anti-courtois », c’est bien ce que l’on a l’habitude d’identifier comme de la misogynie, celle qu’affichent les genres brefs, et qui se perpétuera comme une convention de la nouvelle. Dans la Vengeance Raguidel, elle se manifeste ouvertement dans l’épisode de la relation de Gauvain avec Ydain, alimentée par les deux récits brefs convoqués, le Cort Mantel et le Chevalier à l’épée. Le premier illustre le topos de l’inconstance féminine représentée par Ydain, tandis que Raoul de Houdenc offre une variante du récit que fait le second de l’infidélité de l’amie de Gauvain. Comme dans le Chevalier à l’épée, celle-ci est mise en relation avec l’insuffisance sexuelle de Gauvain, emblème du manque inhérent à la prouesse de chevaliers capables de conquérir la dame, mais non de faire preuve de la compétence érotique nécessaire pour la garder. Cette lecture d’Emmanuèle Baumgartner est partagée par Roberta Krueger qui voit la misogynie du héros à la fois comme une cause et un symptôme53 . Ces textes traduiraient la tension que créent les exigences de l’honneur et de l’amour dans un contexte de forte polarisation du genre, dans le sens de gender, où les deux sexes sont mutuellement victimes de leur vulnérabilité et du risque de déshonneur. Cette thématique n’est évidemment pas propre aux romans qui mettent en scène Gauvain pris au piège de sa réputation de preux et de séducteur. Elle parcourt le répertoire lyrique dans les genres qui font écho au grand chant courtois pour présenter une image du poète marquée par la déficience, et se cristalliser en véritable topos, celui d’une impuissance sexuelle déplorée entre autres par Eustache Deschamps et Guillaume de Machaut. Elle est une composante quasi définitoire des genres brefs dont le comique repose en grande partie sur la confrontation entre l’insuffisance masculine et les appétits féminins.
- 54 Voir Krueger, Women Readers, p. 69.
27Il se peut, comme l’avance encore Roberta Krueger, que les commentaires misogynes dans les romans n’aient pas été pris au premier degré, mais qu’ils aient été destinés à susciter le débat parmi les auditeurs54. Dans la Vengeance Raguidel, cette affirmation est plus qu’une hypothèse intéressante puisqu’on peut identifier plusieurs indices montrant que la possibilité d’une discussion a été programmée, inscrite dans le texte même. L’ouverture au débat constituerait ainsi un autre parallèle avec les textes à récits enchâssés qui, comme les Sept sages de Rome et les recueils de nouvelles, l’intègrent dans le récit-cadre. Un passage qui permet d’affirmer cela concerne les circonstances du choix que fait Ydain de délaisser Gauvain pour rejoindre son adversaire dans le jeu-parti dont elle est l’enjeu. On peut légitimement argumenter qu’il a été provoqué par la vue des attributs avantageux du chevalier que le couple a rencontré en train d’uriner, comme le laisse entendre le commentaire du narrateur :
- 55 La Vengeance Raguidel, v. 4452-4455.
Jo ne sai s’Yde vit ses braies
ne s’el torna ses iels de la.
De l’uevre aprés com elle ala
sai bien quels est la verités55.
- 56 Voir Schmolke-Hasselmann, « L’intégration de quelques récits brefs arthuriens », p. 117-119 : le dé (...)
28Or on peut tout aussi bien justifier la conduite d’Ydain par le dépit légitime causé par l’attitude de Gauvain qui ne se porte pas à sa défense, mais accepte de la jouer lors d’un jeu-parti avec le chevalier. Comme le remarque Beate Schmolke-Hasselmann, contrairement à sa situation dans le Chevalier à l’Épée où Ydain veut le mettre à l’épreuve, ce qu’il ne lui pardonnera pas, Gauvain est armé dans la Vengeance Raguidel et peut donc défendre sa dame56. La critique voit dans la conduite d’Ydain, non le signe de sa lasciveté féminine, mais une réaction de ressentiment face au comportement sans courtoisie du chevalier qui accepte de faire d’elle l’objet d’un pari. Que les lecteurs modernes puissent débattre de ses motivations est bien l’indice que l’incertitude à leur sujet est inscrite dans le texte, ouverture programmée à la discussion. À l’insinuation ironique du narrateur à propos de l’attrait qu’a pu exercer sur Ydain ce que les braies du chevalier lui ont révélé, répond l’expression de sa frustration à se voir réduite au statut de simple enjeu entre deux chevaliers :
- 57 La Vengeance Raguidel, v. 4509-4514.
« Comment ! fait ille, est il ensi ?
Avés vos de moi giu parti ?
Avés me vos mise en balance ?
Molt ai en vos povre fïance !
Or sai je bien, se m’ amisciés,
ja giu parti n’en eüsciés57 ! »
- 58 Voir La Vengeance Raguidel, v. 4515-4518 : « Tos vos estes de moi partis,/qui en faites vos gius pa (...)
29La suite de ses propos, tout en jouant sur le double sens du terme « partir », indique clairement que c’est lui, Gauvain, qui, en acceptant le jeu-parti, a pris l’initiative de se séparer d’elle58. Si l’ambiguïté de ses motivations offre matière à débat, il en est de même pour le comportement de Gauvain, en cet épisode comme dans plusieurs autres où il prête plus à la parodie qu’à l’admiration. Le parallèle avec le Chevalier à l’Épée, où sa capacité sexuelle est mise à l’épreuve, ne peut manquer d’entretenir des doutes quant à sa performance en cette matière dans la Vengeance Raguidel, avec les rires auxquels ils peuvent prêter.
- 59 Le Roman des eles comporte 660 vers et Le Dit du « Borjois borjon » en comprend 122 dans le ms. de (...)
30Sans faire de rapprochements abusifs entre le roman de Raoul de Houdenc et le corpus des textes qui relèvent du récit bref, il est frappant de constater des affinités dans leur usage commun de traits qui relèvent du registre comique, comme les allusions à la sexualité masculine défaillante et à la lasciveté féminine. Le rapprochement invite à mettre en perspective les allégations de misogynie qui ont pu viser le roman, ceci d’autant plus que, comme on vient de le voir, la possibilité du débat est inscrite dans la narration même. C’est d’ailleurs ce que suggère également la récurrence du verbe « conter » pour accompagner tout autant les prises de parole des personnages que celles du narrateur. Par le contrat de communication qu’il établit entre ce dernier et le lecteur, il convie implicitement ce dernier à devenir narrateur à son tour, à prendre place dans le cercle des conteurs. On peut s’interroger pourtant sur la part de feinte que comporte cette mise à l’épreuve des conventions du roman où le narrateur paraît lâcher prise pour ne sembler s’attacher qu’à enchâsser les récits de ses protagonistes. De la part d’un auteur qui a aussi écrit des récits brefs59, La Vengeance Raguidel est une magnifique démonstration de virtuosité adressée à un public qui connaît tout autant le répertoire de la brièveté que celui du roman arthurien et des récits qui le parodient.
Notes
1 Voir Raoul de Houdenc, La Vengeance Raguidel, éd. G. Roussineau, Genève, Droz, 2006.
2 Cité dans S. Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel », Le Moyen Âge dans la modernité. Mélanges offerts à Roger Dragonetti, éd. J. R. Scheidegger avec la collaboration de S. Girardet et E. Hicks, Paris, Champion, 1996, p. 49-63 (p. 50) : la citation se situe à la p. 49 de l’Histoire littéraire de la France, Paris, Imprimerie nationale, 1888, t. XXX.
3 Voir Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel ». Voir aussi S. Atanassov, L’idole inconnue. Le personnage de Gauvain dans quelques romans du XIIIe siècle, Orléans, Paradigme, 2000, p. 50, qui mentionne les remarques d’Alexandre Micha sur l’enlacement rudimentaire des épisodes.
4 La Vengeance Raguidel, v. 20-21. Je renvoie pour d’autres occurrences de ce motif à la note de l’éditeur (p. 351) qui mentionne les sources avérées de Raoul de Houdenc : le Conte du Graal (éd. F. Lecoy, Paris, Champion, 1972, v. 2820-2824), le Lai du Cort Mantel (éd. Ph. E. Bennett, Mantel et cor. Deux lais du XIIe siècle, Exeter, University of Exeter, 1975, v. 104-109) et la Première Continuation de Perceval (éd. W. Roach, The Continuations of the Old French « Perceval » of Chretien de Troyes, Philadelphia, The American Philosophical Society, 1952, t. III, v. 3134-3139). Voir aussi, plus largement, A. Guerreau-Jalabert, Index des motifs narratifs dans les romans arthuriens français en vers (XIIe -XIIIe siècles), Genève, Droz, 1992, motif M151.
5 Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel », p. 50.
6 La Vengeance Raguidel, v. 6082-6083.
7 La Vengeance Raguidel, v. 6086-6093.
8 La Vengeance Raguidel, v. 6100-6108.
9 La Vengeance Raguidel, v. 12.
10 B. Milland-Bove, « Les nouvelles des romans arthuriens du XIIIe siècle : narrations longues, narrations brèves ? », Faire court. L’esthétique de la brièveté dans la littérature du Moyen Âge, éd. C. Croizy-Naquet, L. Harf-Lancner et M. Szkilnik, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2011, p. 249-267, ici p. 257.
11 Voir B. Schmolke-Hasselmann, « L’intégration de quelques récits brefs arthuriens (Cor, Mantel, Espee ) dans les romans arthuriens du XIIIe siècle », Le Récit bref au Moyen Âge, éd. D. Buschinger, Amiens, Université de Picardie, 1980, p. 107-128 : le lai du Mantel est réduit de 902 vers à 67 (p. 113).
12 Voir E. Baumgartner, « À propos du Mantel mautaillié », Romania, 96, 1975, p. 315-332 : sur l’épreuve de chasteté dans le roman arthurien, inscrite dans le motif de « l’arrivée à la cour du mystérieux messager », p. 324-325.
13 La Vengeance Raguidel, v. 157-160.
14 L’effet parodique découle de la relation avec l’hypotexte évoqué par la scène, celui de la rencontre de Calogrenant, puis d’Yvain, avec le bouvier dans le Chevalier au lion.
15 La Vengeance Raguidel, v. 600-603.
16 Le récit va du vers 1220 au vers 1430.
17 La Vengeance Raguidel, v. 1429.
18 La Vengeance Raguidel, v. 2210-2215.
19 La Vengeance Raguidel, v. 2221.
20 La Vengeance Raguidel, v. 2257.
21 La Vengeance Raguidel, v. 2272-2274.
22 La Vengeance Raguidel, v. 4950-4951.
23 Le récit va des vers 5156 à 5239.
24 La Vengeance Raguidel, v. 5158-5159.
25 La Vengeance Raguidel, v. 5218-5219.
26 La Vengeance Raguidel, v. 492-494.
27 La Vengeance Raguidel, v. 2730-2731.
28 La Vengeance Raguidel, v. 2766-2769. Notons que l’épisode du tournoi qui a opposé Gauvain et Maduc a été raconté deux fois, d’abord par le chevalier vaincu, puis par la dame de Gaudestroit.
29 La Vengeance Raguidel, v. 5316-5317.
30 Voir Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance de Raguidel », p. 50.
31 La Vengeance Raguidel, v. 2116.
32 La Vengeance Raguidel, v. 5158-5159.
33 Voir R. Dubuis, Les Cent nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Âge, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1973, p. 126.
34 La Vengeance Raguidel, v. 21 et 159-160.
35 La Vengeance Raguidel, v. 3924-3926. B. Milland-Bove note dans les romans en prose qu’elle a étudiés un usage semblable du terme nouvelle dans le sens de fait récent que l’on rapporte et aussi dans celui de récit : « Les nouvelles des romans arthuriens », p. 258.
36 La Vengeance Raguidel, v. 12.
37 La Vengeance Raguidel, v. 3637.
38 La Vengeance Raguidel, v. 3638-3639.
39 La Vengeance Raguidel, v. 5958-5959 et 5968-5969.
40 Voir F. Gingras, « Pour faire court : conscience générique et formes brèves au Moyen Âge », Faire court, éd. Croizy-Naquet, p. 155-179 (voir p. 172-174).
41 La Vengeance Raguidel, v. 3318-3325.
42 Voir La Vengeance Raguidel, v. 3590-3603 : « or l’aimme » est répété 13 fois, à quoi il faut ajouter 6 occurrences de « or » seul.
43 La Vengeance Raguidel, v. 1772-1775.
44 Note de l’éditeur, p. 365.
45 La Vengeance Raguidel, v. 1796-1799.
46 La Vengeance Raguidel, v. 1834-1839.
47 La Vengeance Raguidel, v. 10-11.
48 La Vengeance Raguidel, v. 5958-5961.
49 La Vengeance Raguidel, v. 1876-1877.
50 Voir Baumgartner, « À propos du Mantel mautaillié », p. 332 : parmi ces œuvres, la critique mentionne le Bel inconnu, l’Âtre périlleux et certains épisodes du Tristan en prose.
51 Voir notamment R. H. Thompson, « “Fors del sens” : Humour and Irony in Raoul de Houdenc’s La Vengeance Raguidel », Thalia, 2, 1979, p. 25-29 ; Schmolke-Hasselmann, « L’intégration de quelques récits brefs arthuriens », p. 113 ; Atanassov, « La “conjointure” dans La Vengeance Raguidel », p. 53-55 ; F. Gingras, « Décaper les vieux romans : voisinages corrosifs dans un manuscrit du XIIIe siècle (Chantilly, Condé 472), Études françaises, 42, 2006, p. 13-38.
52 Voir L. J. Walters, « Parody and Moral Allegory in Chantilly MS 472 », MLN, 113, 1998, p. 937-950, notamment p. 938 et 946-947 : par le réseau d’oppositions que ces aventures tracent entre Gauvain et les autres personnages arthuriens et renardiens, la représentation qui est donnée de lui oscille entre Perceval et Renart.
53 Voir E. Baumgartner, « Des femmes et des chiens », De l’histoire de Troie au livre du Graal. Le temps, le récit (XIIe -XIIIe siècles), Orléans, Paradigme, 1994, p. 325-333 (p. 328-329) ; R. L. Krueger, Women Readers and the Ideology of Gender in Old French Verse Romance, Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 98-99.
54 Voir Krueger, Women Readers, p. 69.
55 La Vengeance Raguidel, v. 4452-4455.
56 Voir Schmolke-Hasselmann, « L’intégration de quelques récits brefs arthuriens », p. 117-119 : le désir d’Ydain de revoir ses lévriers s’expliquerait ainsi par sa volonté de donner à Gauvain l’occasion de combattre son adversaire et de se racheter.
57 La Vengeance Raguidel, v. 4509-4514.
58 Voir La Vengeance Raguidel, v. 4515-4518 : « Tos vos estes de moi partis,/qui en faites vos gius partis !/Vilainnement vos en partés/qant vos de moi vos gius partes ! ».
59 Le Roman des eles comporte 660 vers et Le Dit du « Borjois borjon » en comprend 122 dans le ms. de Berne, 126 dans celui de Nottingham.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Madeleine Jeay, « « Por conter a le cort le roi » », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 29 | 2015, 91-109.
Référence électronique
Madeleine Jeay, « « Por conter a le cort le roi » », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 29 | 2015, mis en ligne le 30 avril 2018, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13774 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13774
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page