« Qu’importe le flacon… » ? Sur l’enchâssement dans Barlaam et Josaphat
Résumés
Les dix exempla qui émaillent la version en prose dite « champenoise » de Barlaam et Josaphat (XIIIe siècle) entretiennent avec le récit-cadre des rapports spéculaires. L’effet de mise en abyme s’exerce sur les personnages mais aussi, dans certaines fables, sur le texte lui-même et sur ses différents niveaux d’enchâssement, initiant une réflexion sur le « récit à tiroirs ». On souhaite examiner de plus près ces liens entre le récit-cadre et les exemples enchâssés.
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- 1 Voir G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 239.
- 2 « Il faut […] convenir que ce terme fonctionne à l’inverse de son modèle logico-linguistique : le m (...)
1Le terme de « métarécit » par lequel Gérard Genette désigne, en narratologie, un récit enchâssé dans un autre récit en dit long sur les liens que les théoriciens de la littérature reconnaissent entre ces deux univers diégétiques. En attribuant au récit second, soit au récit proféré par un narrateur intradiégétique – à l’intérieur de la diégèse – le préfixe méta qui connote le passage au second degré, le narratologue français induit l’existence d’une dynamique réflexive, de type explicatif ou analogique, reliant le récit premier au récit second, mais dont la charge incombe plus directement à ce dernier1. Certes, cette attribution possède un caractère un peu fortuit puisque, du propre aveu de Genette, elle fonctionne à l’envers de la logique : « Le métarécit devrait être le récit premier, à l’intérieur duquel on en raconte un second2. » Mais elle n’attribue pas moins le privilège de la mise en abyme au récit second, lequel, selon un mouvement inverse à celui de l’emboîtement qui lui fournit son image, semble ainsi rayonner sur le récit-cadre et en informer la progression.
- 3 Sur la fortune littéraire des dialogues, disciplines et autres chastoiements médiévaux qui mettent (...)
2S’agissant de la littérature médiévale, la portée comme les enjeux du procédé d’enchâssement débordent cependant ce cadre strictement narratif. De fait, l’essaimage des recueils de fables enchâssées et autres récits à tiroirs au Moyen Âge est avant tout gouverné par une ambition exemplaire. Aussi ces textes, qui visent à la transmission du savoir et de la foi chrétienne, sont-ils régis par des dispositifs didactiques. Parmi ceux-ci, c’est le modèle de la relation pédagogique unissant un maître à son élève, ou un père à son fils, qui est souvent privilégié pour mettre en scène, à l’intérieur du récit-cadre, une situation d’enseignement dont la portée édifiante doit atteindre l’interlocuteur le plus jeune en même temps que le lecteur/auditeur3. L’enchâssement narratif s’inscrit ainsi dans un contexte diégétique où les anecdotes ou historiettes, vouées à l’illustration divertissante de l’enseignement, sont autant d’ exempla qui revêtent les atours de la fable pour distiller la doctrine. Partant, la structure à tiroirs apparaît au Moyen Âge comme la forme consacrée d’une littérature qui allie la rigueur de l’édification aux plaisirs de la narration, autrement dit les fameuses catégories du docere et du delectare. Ainsi donc, c’est à esquisser les contours d’une poétique de l’enchâssement dans la littérature médiévale que j’aimerais m’employer ici, en portant attention aux enjeux narratifs, stylistiques mais aussi éthiques, qu’implique la pratique de la mise en abyme, comme aux résistances que ce dispositif littéraire peut opposer aux visées morale et religieuse des textes.
- 4 Jean Sonet recense la version dite « champenoise », en prose (début du XIIIe siècle) ; l’épitomé de (...)
- 5 On possède en effet quatorze manuscrits de la « version champenoise », qui figure parmi les plus an (...)
- 6 Les études pionnières de Jean Sonet, de Whitney F. Bolton et de Monique Bonnier Pitts sur les exemp (...)
3La version dite « champenoise » en prose de Barlaam et Josaphat, composée au début du XIIIe siècle, servira de catalyseur à l’enquête. Le choix de cette rédaction, parmi les treize versions françaises médiévales conservées de cette histoire, dont dix sont complètes4, se justifie par sa popularité au Moyen Âge, mais aussi par la concision et par la fidélité du texte à l’égard du canevas légendaire5. Le merveilleux pouvoir que revêtent les dix exempla qui ornent la narration, celui de réfracter – de régir ? – les enjeux du récit premier, y est mis en valeur dans l’économie du texte par la proportion harmonieuse entre le cadre et les anecdotes qu’il enchâsse. J’aimerais tenter dans les pages qui suivent d’interroger les formes empruntées par la mise en abyme et les fonctions qu’elle revêt en examinant les rapports entre l’histoire de Barlaam et Josaphat et les exempla qu’elle meut, ou qui la meuvent. Mettre au jour les liens entre ces univers diégétiques que la tradition critique a souvent envisagés de façon indépendante6 devrait mener à une meilleure compréhension de ce texte dont l’intrication entre récit premier et apologues fait l’intérêt. Autrement dit, il s’agit de faire mentir l’adage dont le titre du présent article s’inspire, pour montrer que Barlaam et Josaphat ne saurait se passer d’une lecture attentive aux échanges entre le récit-cadre, ou flacon, et les historiettes qu’il recèle. Pour ce faire, on examinera les effets narratif et rhétorique, mais aussi éthique, que l’enchâssement produit dans le texte.
L’enchâssement au péril de l’édification
- 7 Ces exempla portent les numéros 4994 et 878 dans l’Index exemplorum de Tubach (F. C. Tubach, Index (...)
- 8 Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 46-48, voir aussi p. 52, l. 35-p. 53, l. 38.
- 9 Tubach, Index, n° 2907.
- 10 Tubach, Index, n° 5225.
- 11 Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 67.
- 12 Barlaam et Josaphat, p. 74, l. 72-73.
- 13 Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 8.
- 14 Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 8-9.
- 15 Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 74-71.
- 16 Le dernier exemple délivré par Barlaam, « La jeune biche » (ex. IX), s’applique également à Josapha (...)
4L’Histoire de Barlaam et Josaphat ne fait pas mystère du lien narratif qui relie les historiettes relatées par Barlaam au récit-cadre : celles-ci, appelées par le contexte d’énonciation, illustrent toujours à propos et à l’aide d’images simples l’enseignement du maître à son disciple. À cet effet, les exempla sont assortis de gloses introductives et conclusives qui en délivrent le sens en même temps qu’elles assimilent les actants de la fable à ceux de l’histoire principale. Telle est la fonction des commentaires par lesquels tantôt Barlaam, tantôt Josaphat, confirme le principe d’identification que, bien souvent, le lecteur avait déjà saisi. Ainsi, pour récompenser le jeune prince Josaphat d’avoir accueilli son hôte avec chaleur malgré son apparence misérable, Barlaam l’identifie au roi qui honorait les ermites dans l’exposition des deux premiers exempla, que la tradition désigne le plus souvent sous le titre des « Trompettes de la mort » et des « Quatre coffrets7 » : « De ce feïs tu mont bien que tu ne pris mie garde a ma puitesce par dehors mes au grant bien que tu cudoies par dedans ; ensint le fist jadis uns riches roys8. » D’autres historiettes ont pour vocation d’exhorter l’élève à adopter le comportement prôné par le maître. C’est l’enjeu des exemples du « Roi pour un an » (ex. VI)9 et du « Jeune noble et la pauvre chrétienne » (ex. VIII)10. À la demande de Josaphat qui souhaite se prémunir contre « la vanité de cest siegle11 », Barlaam livre le récit d’un roi soucieux de constituer un trésor qui perdure après son existence mondaine : « Por l’essample dou saige roy don ge t’ai conté, envoie ton tressor en l’isle ou tu seras. i. de ces jorz essilliez12. » Plus loin, il recommande à son élève le contemptus mundi en assimilant la pratique de l’ascèse que le jeune homme appelle de ses vœux aux épousailles d’un riche mais « tres saige damoisiaul13 » avec une pucelle pauvre et pieuse. Si le précepteur amorce alors le processus d’identification (« Se tu faiz ce que tu diz, tu seras senblaubles a. i. tres saige damoisiaul don j’oï parler14 »), c’est en l’occurrence le disciple – fort de l’enseignement reçu, et édifié par les sept exemples précédents – qui donne la clef du système d’équivalence : « Il me semble que cist contes apartient asez a moi et que tu me sembles a l’anfant qui s’an fuÿ de son pere et toi meismes au viel home qui l’anfant esprova et li dona sa fille et ses richesses15. » En d’autres termes, le récit enchâssé met en abyme les figures qui peuplent le récit-cadre, notamment les principaux protagonistes, de façon parfois réaliste mais le plus souvent idéalisée – c’est-à-dire proleptique ou programmatique16. Prolongeant l’effet de mise en abyme, les commentaires qui placent ceux-ci, et en particulier Josaphat, en position de destinataires de l’enseignement, enjoignent à son tour à l’auditeur ou au lecteur de suivre leur exemple et de tirer leçon de chaque fable.
- 17 Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 74.
5Cependant, le fait que le texte insiste pour expliciter par la glose des effets de mise en abyme dont le sens paraît obvie pourrait aussi revêtir une autre signification. En effet, on ne laissera pas d’être frappé par l’abondance de ces explications qui martèlent la narration alors même que l’évidence des liens qu’elles établissent ne peut échapper au lecteur le moins averti. Est-ce alors à dire qu’elles dressent ainsi les limites de la mise en abyme ? Que le guide de lecture par trop explicite qu’elles constituent témoigne de la résistance du texte à prolonger les effets de celle-ci par-delà la diégèse ? C’est ce que suggère le choix du terme « conte17 » par lequel Josaphat qualifie l’exemplum du « Jeune noble et de la pauvre chrétienne » : en soulignant le caractère fictionnel du récit enchâssé auquel le protagoniste s’identifie, le texte fait aussi référence à sa propre littérarité ; il admet l’irréductible écart qui sépare le jeune prince, destinataire diégétique, des lecteurs réels. L’occurrence de « conte », justement, qualifie l’anecdote enchâssée qui propose l’assimilation la plus aboutie avec les protagonistes du récit-cadre. La mise en abyme y est complète, qui reproduit presque à l’identique les liens du maître et de l’élève à travers la relation du beau-père à son gendre. La matière fictionnelle, ainsi désignée comme telle, englobe étroitement récit enchâssant et récits enchâssés aux dépens des destinataires réels, exclus pour leur part de la fiction diégétique.
- 18 Smirnova, « L’Histoire », p. 84.
6Or il y a plus, car les personnages des deux niveaux diégétiques partagent des similitudes autrement plus troublantes : qui, de fait, peut se vanter de ressembler davantage aux rois voués à l’ascèse et aux ermites qui peuplent les fables, que Barlaam et Josaphat eux-mêmes ? Qui est plus proche du jeune noble qui renie son père comme ses richesses et du vieillard qui le met à l’épreuve, que le jeune prince en quête de vérité spirituelle et le sage anachorète qui lui sert de précepteur ? En matière d’identification avec les figures paradigmatiques des exempla, nul n’est en mesure de rivaliser avec les saints du récit-cadre, qui leur ressemblent trait pour trait. Prenons l’apologue IX, par lequel Barlaam convainc Josaphat de ne pas le suivre immédiatement dans le désert mais d’attendre le moment favorable : lorsque les domestiques d’un seigneur s’aperçoivent de la disparition de sa jeune biche apprivoisée – il s’agit d’une brebis ou d’un bélier dans d’autres versions – ils lui donnent la chasse et abattent à cette occasion les compagnes sauvages que l’animal avait rejointes. Comme le relève Victoria Smirnova, cette histoire enchâssée est largement circonstancielle18. On reconnaîtra qu’en dehors du contexte donné par l’histoire-cadre, le prédicateur médiéval peine à déterminer la conduite à exiger de son auditoire face à un récit aussi déroutant, que les fidèles risquent en sus de confondre avec la parabole de la brebis égarée. Privée de signification universelle, « La jeune brebis » n’est pas apte à produire une leçon pour tous. L’adhésion des auditeurs est par conséquent entravée. Tout se passe comme si la perméabilité des deux niveaux diégétiques mettait en péril la vocation exemplaire du texte.
- 19 Voir A. Vauchez, « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de l’hagiographie ont-elle (...)
- 20 C’est un peu moins vrai pour les exemples de « L’unicorne » (Tubach, Index, n° 5022), de « L’archer (...)
- 21 Victoria Smirnova relève d’ailleurs que « Le roi et les pauvres heureux », et surtout « La jeune bi (...)
7Vue sous cet angle, la structure à tiroirs en vient à menacer la dynamique édifiante qu’elle suscite. On craindra alors qu’elle n’anéantisse le processus d’identification sur lequel repose la littérature à vocation exemplaire et hagiographique. Au cœur de l’anthropologie chrétienne, fondée sur l’imitation du Christ, lui-même Incarnation et image absolue de Dieu, la légende postule une double identification : l’imitation à proprement parler – qui régit le rapport d’identification du saint à son modèle, le Christ – et l’émulation – qui désigne l’identification de l’auditoire au saint, devenu modèle à son tour19. Or la consistance explicitement fictionnelle de la mise en abyme fait obstacle à cette seconde finalité. En faisant de Barlaam et Josaphat les destinataires privilégiés d’exempla qui les représentent20, l’enchâssement empêche l’auditeur-lecteur de se conformer aux figures exemplaires que le texte lui vante. Ce constat conduit très loin de l’idée selon laquelle l’histoire principale de Barlaam et Josaphat, celle de l’heureuse rencontre du maître et de son disciple, constituerait un agréable prétexte à raconter des fables pour la plupart préservées dans d’autres contextes21. Bien au contraire, le récit témoigne du caractère inextricable de ses deux niveaux, quitte à faire obstacle à sa propre destination édifiante. La vocation à la fois hagiographique et exemplaire du récit encourt le risque d’être anéantie par la forme même qui la perpétue.
8Est-ce pour autant à dire que cette double épaisseur diégétique fût impénétrable à quiconque souhaiterait bénéficier de l’enseignement didactique et religieux ? Évidemment non, puisque l’histoire emprunte la forme du récit d’apprentissage afin que l’auditeur-lecteur puisse mettre ses pas dans les traces de Josaphat et suivre après lui les étapes de l’initiation qui mène à la sagesse et à la sainteté. À cet égard, l’évolution progressive des personnages compense, dans la linéarité du récit, l’obstacle que dresse l’enchâssement au niveau narratif. On va le voir, le déroulement du récit-cadre coïncide avec une disposition signifiante des fables enchâssées à la faveur d’interactions de type rhétorique.
De la cour au désert
- 22 On se gardera de confondre cette succession signifiante d’exempla, désignée comme « rhétorique » pa (...)
9L’enchaînement des apologues se calque en effet sur la dynamique narrative du récit-cadre. Tout se passe comme si les historiettes, en vertu d’une succession organisée, reproduisaient la progression de l’histoire principale qui écarte Josaphat des vanités mondaines pour le conduire au renoncement et à l’ascèse. C’est dans ce sens qu’il faut entendre le caractère rhétorique de l’agencement des récits qu’on va à présent examiner. L’enchaînement pertinent des apologues a trait à l’une des étapes cruciales de la rhétorique classique, celle de la dispositio des arguments. Il ne s’agit donc plus de considérer les récits enchâssés comme des actes de narration isolés, mais de les envisager sous l’angle, proprement rhétorique, de leur succession signifiante et des liens que celle-ci tisse avec l’histoire-cadre22.
- 23 Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 48.
- 24 Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 49, 55, 64 et 67.
- 25 Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 14.
- 26 Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 8-9 et 10-12.
- 27 Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 9 et l. 24.
10Au fil des apologues, on constate que les lieux de l’action et le statut des personnages évoluent considérablement. Les premiers récits enchâssés (ex. I et II) privilégient la mise en scène d’une figure royale en milieu curial. La convocation d’un lexique choisi vise à cette occasion à reconstituer l’atmosphère typique de la cour, qu’ils désignent l’institution monarchique ou l’aisance matérielle qui la caractérise. Ainsi le « riches roys23 » des « Trompettes de la mort » (ex. I) se déplace-t-il dans un char luxueux (« curre doré »), entouré de ses « barons » et de sa suite, pour se rendre dans son palais, et exerce-t-il – à l’instar d’Arthur – la justice selon la « costume » de sa cour24. C’est le même roi qui, dans l’exemple II, convoque ses courtisans pour que, parmi les quatre coffrets qui leur sont présentés, ils choisissent les plus « dignes d’honneur25 ». Le revêtement luxueux de deux de ces écrins, « mout richemant dorez », comme l’inestimable contenu des deux autres, emplis de « pierres preciouses a grant planté, de bones letuaires et de riches espices26 », contribuent à renforcer l’impression d’opulence que dégage la description de la cour. Or si ces choix lexicaux qui recréent le milieu curial dont Josaphat est issu rappellent la situation initiale du récit-cadre, d’autres éléments revêtent dans ces apologues une dimension programmatique. Tel est le cas des ermites, dont la présence à la cour du roi – comme celle de Barlaam au palais d’Avenir – laisse augurer un retour au désert. On est alors tenté d’y lire l’annonce du trajet qui conduira le prince de la cour à l’ermitage, au terme de son initiation. N’est-ce d’ailleurs pas ce même trajet que le roi des deux premiers exemples accomplit métaphoriquement au moment de reconnaître la suprématie des biens spirituels sur son propre trésor ? La mise en abyme s’exerce encore à travers les coffrets. Loin de se limiter à représenter les courtisans cupides d’un côté, les sages ascètes de l’autre, les écrins renvoient aux corps de gloire de Barlaam et de Josaphat à la fin du récit : à eux seuls revient le prodige, annoncé par les deux écrins « lex et povres et hydeux » mais qui exhalent « une odours douce et souëf27 », de mourir en odeur de sainteté.
- 28 Sur cet apologue et ses réminiscences littéraires, voir L. D. Wolfgang, Le Lai de l’oiselet. An Old (...)
11Le troisième exemplum inaugure une nouvelle séquence par l’investissement d’un espace narratif intermédiaire : le verger. En dépeignant un lieu qui appartient à l’univers curial mais s’affranchit des contraintes institutionnelles du palais, la fable « L’archer et le rossignol28 » opère la première d’une série de transitions entre la cour et le désert. Largement connotée par la tradition littéraire, l’enclave de verdure ouvre un espace avant tout symbolique. Mais en l’occurrence, ce locus amœnus n’héberge pas davantage la rencontre amoureuse qu’il ne prélude à l’aventure chevaleresque ; le dialogue qu’il abrite met aux prises un archer, lié au cadre séculier et militaire, et un rossignol dont les conseils avisés évoquent le discours didactico-sapiential. Or si un tel lieu exhibe sa consistance poétique, c’est surtout pour réfracter la mutation progressive qui, née dans le for intérieur de Josaphat, essaime dans l’ensemble du texte : la conversion du païen au christianisme, ou la métamorphose du prince en ascète, se reflètent à l’envi dans cet exemplum dont chaque figure incarne l’un des pôles. L’exemple IV, « L’unicorne », n’est pas en reste puisqu’il plante un décor sylvestre, avec l’arbre ou l’arbrisel, la fosse et l’unicorne, soit un autre espace transitionnel qui évoque de façon plus franche encore le monde extérieur au palais, et dont la glose enjoint d’abandonner les valeurs mondaines.
- 29 Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 45.
- 30 Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 57-59.
- 31 Barlaam et Josaphat, p. 72, l. 4.
- 32 Barlaam et Josaphat, p. 76, l. 13-15.
12Mais c’est surtout à l’occasion de la suite que forment les exemples V à VIII que la transition, d’abord mentale puis effective, rencontre des illustrations privilégiées. Le déplacement ne s’y effectue plus d’un apologue à l’autre, mais au sein de chaque fable. Ainsi, les quatre anecdotes forment autant de mises en abyme complètes du récit-cadre, chacune d’elles rejouant, selon son propre mode et d’une façon de plus en plus affirmée au fil des exemples, le trajet qui conduit Josaphat – mais aussi Avenir – à la conversion et à l’érémitisme. L’historiette des « Trois amis » (ex. V) dépeint le protagoniste vaquant d’une demeure à l’autre en quête d’un adjuvant salutaire capable de le tirer d’une affaire de dette. Or si le cadre général reste celui d’une cour impériale, le mouvement que l’homme accomplit le mène au mépris du siècle, soit, sur le plan allégorique, à quitter les deux amis que sont la « possession des richesces29 » et la parenté charnelle, au profit du troisième, les vertus théologales30. Le sixième récit enchâssé, de façon plus probante, reproduit au plus près les conditions de l’exil de Josaphat : dans « Le roi pour un an », l’abandon du royaume pour l’île éloignée, le dépouillement des attributs de la royauté tels que la couronne, « la roiaul estoile31 », les riches vêtements et les mets coûteux, à la faveur de biens spirituels qui assureront la survie dans cet au-delà, cristallisent les enjeux de renoncement qui sont au cœur de l’histoire principale. Il ne rivalise toutefois pas avec l’exemple VIII du « Jeune noble et de la pauvre chrétienne » qui, on l’a dit, condense à lui seul l’essentiel des éléments du récit-cadre et occupe à ce titre la place conclusive à l’intérieur de ce micro-cycle. Enfin, c’est sous un autre éclairage que doit être envisagée l’anecdote du « Roi et des pauvres gens heureux » (ex. VII), qui ne reflète pas la destinée du jeune prince, mais celle de son père. Ce changement de focalisation éclaire la raison pour laquelle il n’est pas question pour ce roi de se rendre au désert comme les avatars fabuleux de Josaphat, mais seulement dans la cité. Les ressemblances sont en effet frappantes entre le monarque de l’exemple enchâssé qui « mont bien governoit son regne et qui mont estoit prodons se ne fust ce qu’il estoit païens et del tout abandonez a cultiver les ydoles32 » et Avenir, dont le portrait livré dans les premières lignes du récit précise qu’il
- 33 Barlaam et Josaphat, p. 29, l. 12-19.
fu moult granz en richece et an puissance, et nobles en batailles, et veincheres de touz ses anemis. Il estoit enorez par grandesce de cors et par biauté et voult et avoir tant glore conme nus puoit plus avoir de richesces terrienes et de choses trespassables, mes de touz les biens qui a l’arme apartenoient estoit il estranges et sofraitous, quar il estoit païeins et de tout abandenez a cultiver les ydoles33.
- 34 Barlaam et Josaphat, p. 31, l. 64-p. 37, l. 25. Le parallèle entre la description du courtisan conv (...)
- 35 Barlaam et Josaphat, p. 37, l. 23-24.
- 36 Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 72-73.
13De plus, tout porte à croire que l’escapade nocturne du roi et de son conseiller à travers la cité dans l’apologue rejoue l’épisode liminaire qui mettait Avenir aux prises avec un courtisan converti au christianisme34. À ceci près que l’issue de la scène se révèle plus favorable dans l’exemplum, puisque l’inquiétant dénouement – la colère du souverain contre son ancien favori décuplait sa ferveur païenne en même temps que sa haine des chrétiens35 – y laisse place à une disposition nouvelle qui conduit le roi de l’exemple à demander le baptême36, présageant la conversion d’Avenir.
- 37 Outre sa portée plus circonstancielle qu’universelle, cet apologue est susceptible d’entraîner une (...)
14Quant à l’exemple IX de « La jeune biche », qui revêt le statut équivoque que l’on sait, il occupe une place à part dans cette progression37. Car si l’enchaînement des exempla visait jusqu’ici à présenter l’exil et le dépouillement comme l’unique salut possible en reproduisant de façon mimétique le trajet de la cour au désert, « La jeune biche » fonctionne comme un contre-exemple destiné à différer le départ de Josaphat. Il s’agit d’attendre le moment favorable, afin d’éviter que le renoncement du prince n’incite les courtisans à nuire aux ermites de la même façon que les domestiques de l’apologue massacrent les animaux sauvages. En plus de clore l’enseignement de Barlaam, cette historiette justifie les épisodes de maturation qui précèdent le départ de Josaphat pour le désert. Elle revêt à cet effet la forme qui domine dans les deux derniers exempla : celle du contre-exemple, qui atteint son apogée avec l’apologue de Théodas qu’on examinera plus loin.
- 38 « Et Balaam li dist : “De ce feïs tu mont bien que tu ne pris mie garde a ma puitesce par dehors me (...)
- 39 Voir la n. 2.
- 40 Barlaam et Josaphat, ex. VIII (je souligne) : « Quant il veillarz l’out esprové en mainte maneres e (...)
- 41 C’est à dessein que j’emprunte cette image à la rhétorique amoureuse pour décrire la relation spiri (...)
- 42 Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 65-66.
15Reste à déterminer le sens qui gouverne la logique de l’emboîtement : est-ce le récit-cadre qui imprime sa progression aux récits enchâssés et en détermine la dispositio, ou l’inverse ? Si tout incite à croire que le récit premier se mire dans des apologues qui le diffractent à l’envi, on doit cependant admettre l’influence que ceux-ci exercent sur la diégèse. En accord avec le principe même du dialogue socratique à l’honneur dans Barlaam et Josaphat, c’est l’enseignement dispensé par le maître autant que les questions qu’il suscite de la part du disciple qui assurent la progression narrative. Or la place cardinale que la narration des exempla occupe au sein de la relation pédagogique en fait à cet égard un facteur dynamique d’une importance déterminante. De fait, si la situation exposée dans le récit premier motive parfois la narration d’une historiette – comme c’est le cas pour les deux premiers exemples, qui répondent en la reflétant à la bienveillance de Josaphat envers Barlaam38 – c’est le plus souvent la réaction que l’apologue produit sur son destinataire qui oriente la suite du récit, que la fable suscite une question, un développement ou une autre fable. Les exempla semblent de la sorte régir et informer le déroulement de l’histoire-cadre, en accord donc avec le statut métadiégétique que Genette leur attribue dans sa terminologie qu’il juge contraire à la logique39. Il va de soi que, de manière générale, les récits enchâssés sont voués à influencer le comportement du disciple en infléchissant son mode de vie vers l’ascèse, le dénuement et le dégoût des vanités terrestres. Mais de façon plus particulière, chaque exemplum produit un effet précis sur Josaphat. Ainsi l’exemple VIII où le vieillard teste le jeune noble avant de lui accorder la main de sa fille rend-elle le prince curieux des épreuves auxquelles Barlaam l’a soumis pour sonder son cœur et ses dispositions à l’égard de la conversion40. Bien plus, l’échange de la haire qui, au moment de prendre congé, a valeur d’échange des cœurs entre Barlaam et Josaphat41 trouve sa source dans le changement de vêtement par lequel la même historiette emblématise le vœu de pauvreté du jeune noble, lequel « atant despoilla la riche robe qu’il avoit vestue et prist la povre robe a celui veillart42 ». Doté d’une portée proleptique, le récit enchâssé détermine ici de manière évidente le cours de l’histoire-cadre.
16À ce point, les interférences entre le récit premier et les histoires enchâssées ne peuvent plus être envisagées uniquement en termes narratologiques et discursifs. Dans la mesure où, on l’a vu, le mouvement vers le renoncement et le retrait du monde se trouve formalisé par la structure enchâssée elle-même, on est enclin à reconnaître à celle-ci une portée non seulement narrative et rhétorique, mais également éthique. C’est cette dimension morale, voire eschatologique, qu’on va à présent examiner.
L’enchâssement à l’épreuve de la morale
- 43 Voir en particulier Y. Foehr-Janssens, Le Temps des fables : le Roman des Sept Sages, ou l’autre vo (...)
- 44 Un regard sur les quelques versions françaises qui s’affranchissent de leurs tiroirs suffit à const (...)
- 45 Barlaam et Josaphat, p. 48, l. 35.
- 46 Est-ce la raison pour laquelle il s’agit des seules historiettes à n’être pas directement racontées (...)
17Que la structure enchâssée constitue le support privilégié du récit initiatique n’a, en soi, rien d’étonnant. Comme plusieurs études consacrées au Roman des Sept Sages et à la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse43 l’ont révélé, des liens étroits unissent la formule à double niveau avec la transmission du savoir. Mais dans le cas de Barlaam et Josaphat, la stricte restriction du récit à tiroirs à la seule phase d’apprentissage moral et mystique du prince auprès de l’ermite souligne avec une insistance particulière la coïncidence de la relation sapientiale et de cette structure formelle44. C’est à ce titre que la première et la dernière historiette qui sertissent la révélation faite au disciple – vantée comme une perle magique ou une « preciouse pierre45 » par Barlaam déguisé en marchand-bonimenteur – occupent une fonction singulière d’ouverture et de clôture au sein du processus qui transforme le néophyte en initié. L’influence qu’elles exercent sur le récit premier, et sur Josaphat dont elles déterminent le choix en faveur de la voie hagiographique, revêt en effet une tonalité morale. C’est d’ailleurs ce qui les distingue des autres histoires intradiégétiques examinées plus haut : elles ne sont pas entées, comme ces dernières, sur une logique d’éducation ou de perfectionnement, mais d’élection. La nécessité de choisir est au centre des deux anecdotes, qu’il s’agisse de désigner l’élu dans le premier cas, d’orienter sa quête dans le second46. Examinons à la lumière de ces deux apologues la zone transitoire où, par l’alchimie du verbe magistral, la pierre change le plomb en or par la métamorphose de l’homme en saint.
- 47 Mt 13, 1-23 ; Mc 4, 1-20 ; Lc 8, 4-15.
- 48 En tant que parabole évangélique, elle n’intervient pas dans le décompte des dix exempla établi par (...)
- 49 Barlaam et Josaphat, p. 45, l. 6-p. 48, l. 18.
18La célèbre parabole du semeur, inspirée des Évangiles synoptiques47, peut être considérée comme la première histoire enchâssée48. Par elle, Barlaam met la vertu de l’élève à l’épreuve : il s’agit de s’assurer que Josaphat est bien l’élu, celui qui saura se montrer digne de l’institution chrétienne. Or cette première histoire permet de saisir l’étroite correspondance qui unit les deux niveaux diégétiques. Car le principe d’élection qu’elle mobilise – seule la graine tombée dans la bonne terre produira du fruit au centuple, tandis que celle tombée sur le bord du chemin, sur la roche et dans les buissons d’épines sera perdue – constitue la réponse idéale au manque éprouvé par Josaphat. La mise à l’épreuve du disciple, plutôt attendue dans ce type de texte, revêt une valeur salutaire, même vitale, dans le contexte du récit-cadre : le prince, en proie à la déréliction pour avoir constaté l’existence de la vieillesse, de la pauvreté, de la maladie et de la mort49, puise, dans le défi que recèle la parole évangélique, l’occasion rêvée d’échapper à l’égarement. Sans doute est-ce cette parfaite correspondance de l’offre et de la demande que reflète la reprise par Josaphat, presque mot pour mot, du propos de Barlaam. Ce dernier commence par énoncer les conditions élitistes de l’enseignement :
- 50 Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 22-30.
« Et se ge truis terre perrouse ne espinouse, je n’i espandrai mie la seinte semance por doner maingier as bestes ne as oysiaux devant les quex il m’est conmandez que je ne mette mie les margarites. Et si ne di ge mie por ce que je ne croie bien que ge troverai an toi assez de biens et que tu verras la pierre preciouse et seras enluminez de sa clarté, quar bien saiches que je suis venuz de loing por toi ensegnier, ce que tu n’oÿs onques50. »
- 51 Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 35-39.
19Et le futur saint de répondre par un assentiment empressé qui revêt tous les aspects de l’engagement : « Et se je trovoie aucun qui auscun bien m’ensegnast, ge te di qu’il ne perdroit mie sa poine, ne ne cuit mie qu’i donast sa semance aus bestes ne aux oysiaus, quar je la recevrai liemant et saigemant la guarderai51. » L’identification de Josaphat à la terre féconde et meuble, dont la reprise syntaxique et lexicale signale l’évidence, met l’enchâssement au service de la finalité morale et religieuse poursuivie par le texte. L’enchâssement est ainsi à l’origine du processus initiatique, et donc du récit hagiographique, qui se donne à voir comme l’élection d’un seul parmi tous. Au seuil de l’apprentissage, elle a valeur d’injonction éthique, puisqu’il s’agira pour le néophyte de se conformer en tout point au terreau digne de faire fructifier la « sainte semence ».
- 52 Sur cet apologue répandu à la fin du Moyen Âge, voir W. Fleischhauer, « The Old Man of the Mountain (...)
- 53 Barlaam et Josaphat, p. 121, l. 26.
20Mais qu’en est-il lorsque le dispositif analogique qui fonde le procédé d’enchâssement agit à l’encontre des valeurs promues par le récit ? La question se pose au sujet de la dernière histoire enchâssée, que la tradition désigne le plus souvent sous le titre de « La séduction » ou, dans le Décaméron, des « Oies du père Philippe52 ». Le jeune prince que ce récit met en scène ressemble à s’y méprendre à Josaphat, puisqu’il est, comme lui, appelé des vœux d’un roi en mal d’héritier et élevé à l’écart du monde à la suite d’une prophétie. Sorti à l’âge de dix ans de la fosse où il demeurait, il est sommé de désigner celles qu’il préfère parmi toutes les créatures qu’il aperçoit. Son choix se porte sur les femmes, dont le sénéchal de son père lui dit « en guabant53 » qu’elles sont des diables qui trompent les hommes. On comprend alors que l’anecdote fonctionne à l’instar d’un contre-exemple : par elle, l’enchanteur Théodas persuade Avenir de soumettre le prince héritier aux tentations de la chair, dans un ultime essai pour le faire renoncer à la foi chrétienne. Aussitôt dit, aussitôt fait, de lascives danseuses et une princesse sarrasine mettent tout en œuvre pour charmer le jeune homme dans l’épisode qui suit l’histoire enchâssée. Mais Josaphat n’est pas dupe puisqu’il parvient, certes in extremis, à repousser l’ardeur démoniaque des séductrices pour se tourner du côté des anges. La vision de la cité céleste le prouve bien, qui récompense la tempérance du prince et consomme la métamorphose de l’homme en saint.
21Ainsi donc, « La séduction » active une dynamique inverse à la parabole du semeur, étant donné que la logique d’identification achoppe sur la valeur négative de l’exemple. Pour rester chaste, Josaphat n’a pas d’autre choix que de refuser l’analogie avec son double exemplaire. Il lui faut déjouer le piège de la mise en abyme, convertie pour l’occasion en miroir périlleux, et faire mentir l’enchanteur. La portée morale du procédé se dessine ici a contrario, comme en creux, laissant percevoir la connivence qui lie la structure enchâssée à l’éthique de la vie de saint. Le salut de Josaphat dépend en effet de sa capacité à surmonter l’épreuve là où le jeune prince de « La séduction » s’était égaré : tout se passe comme si le texte reconnaissait à la structure enchâssée un pouvoir eschatologique, lorsqu’il compromet ici la correspondance des niveaux diégétiques. Après sa victoire sur ces ultimes tentations terrestres, Josaphat quitte le siècle pour s’engager définitivement sur la voie de la sainteté.
- 54 Voir Y. Foehr-Janssens, « Arthur et les sept sages : confluences de la fiction bretonne et du roman (...)
- 55 « Et dit : Biaus sire Dex, merci !/Ce sont ange que je voi ci. /Et voir or ai je molt pechié,/Or ai (...)
22La tentation est grande d’établir ici un parallèle, moins gratuit qu’il n’y paraît, avec le récit initiatique par excellence qu’est le Conte du Graal. Si des travaux récents ont rapproché les romans du Graal en prose de la littérature vernaculaire d’obédience sapientiale pour leur recours commun à la technique de l’enchâssement narratif54, des liens structurels et thématiques peuvent aussi être établis entre Barlaam et Josaphat et le chef-d’œuvre du maître champenois. On pense notamment à la scène fameuse où a lieu la rencontre décisive du nice avec les chevaliers : à regarder ceux-ci de plus près, le jeune Gallois renonce à les assimiler à des démons pour voir en eux des anges de lumière. Ce revirement engage le héros sur la voie du véritable ethos chevaleresque55. La quête s’étaye ainsi sur un choix qui n’est pas sans rappeler l’épisode de Barlaam et Josaphat qu’on vient d’étudier. À plusieurs égards, l’initiation de Perceval ressemble à celle de Josaphat, surtout si on considère que la parabole du semeur leur donne à toutes deux leur impulsion. Mais l’intérêt de leur rapprochement réside surtout dans ses implications formelles : chez Chrétien de Troyes, la parabole occupe une position liminaire qui lui confère un rayonnement sur l’ensemble du texte. En tête du prologue, elle énonce une vérité d’ordre universel que le roman se propose de réaliser, à la fois à travers la figure de Perceval, l’élu, et à travers l’œuvre elle-même. Elle revêt ainsi l’aspect d’un cadre éthique dont l’histoire, à l’instar d’un exemplum enchâssé, met en abyme la féconde promesse. À moins que ce ne soit l’inverse, et que l’histoire ne cherche, comme dans Barlaam et Josaphat, à se conformer à cette fable inaugurale qui lui tient lieu de récit enchâssé. Si la subtilité du jeu énonciatif empêche de trancher, il reste que le roman de chevalerie confirme ce que suggérait le récit de clergie, à savoir la portée profondément morale du dispositif formel qui enchâsse l’une dans l’autre des histoires qui se répondent.
Pour une poétique de l’enchâssement
- 56 Avec celle des « Trompettes de la mort » qui lui sert de premier volet et celle de « L’unicorne ». (...)
- 57 C’est, parmi d’autres, le cas des Sermones laicorum pour le latin, des Contes moralisés de Nicole B (...)
23Au terme de ce parcours à travers la version « champenoise » de Barlaam et Josaphat, on constate la constance et l’étroitesse des rapports entre les différents niveaux diégétiques mûs par la structure enchâssée. Loin de constituer un florilège d’histoires assemblées bout à bout, le texte affiche son unité et sa complétude en son cœur comme dans chacun des segments qu’il enchaîne. Il convainc ainsi, s’il en est besoin, de l’absolue nécessité de pratiquer une lecture attentive aux jeux spéculaires qui mettent face à face récit-cadre et métarécits, dynamisant à l’envi la technique de l’enchâssement. Plus encore, la rencontre du récit premier et des histoires insérées produit des effets sensibles aux niveaux narratif, rhétorique et éthique qui font écho à la vocation édifiante du texte, en même temps qu’ils instaurent avec celle-ci des tensions riches de sens. De cette façon, la pratique de l’enchâssement apparaît comme constitutive du texte sapiential et hagiographique, dont elle réfracte les enjeux non seulement littéraires, mais aussi moraux et religieux. D’ailleurs, l’une des visées du récit pourrait bien être de dire, en la réalisant, cette concordance parfaite de la forme et du contenu. Car est-ce le fruit du hasard si la double structure se prête elle-même au jeu de la mise en abyme, à la faveur d’un exemplum dont on ne saurait occulter la vocation réflexive ? Lorsque le roi de la seconde historiette fait confectionner quatre coffrets pour permettre à ses courtisans de saisir la différence entre contenu – par dedens – et contenant – par dehors –, c’est en effet le fonctionnement même du récit à tiroirs qui est soumis à la réflexion. Cette anecdote, dont on ne s’étonnera pas qu’elle fût l’une des plus fameuses et des plus répandues dans les versions de Barlaam et Josaphat comme, de façon indépendante, dans les recueils d’exempla56, emblématise le procédé de l’enchâssement, parce qu’elle en condense les diverses portées. On l’a vu, les luxueux écrins contenant pourritures et charognes représentent les courtisans avides de richesses, tandis que les coffres d’aspect humble qui regorgent de richesses figurent les ermites de la fable des « Trompettes de la mort », lesquels rappellent à leur tour le personnage de Barlaam. Programmatique, la fable annonce encore les corps de gloire de Barlaam et de Josaphat, miraculeusement conservés. Mais la dialectique de l’apparence et du for intérieur évoque aussi les autres fables : « L’archer et le rossignol », dont l’oiseau prétend cacher dans son ventre une perle de prix, ou encore « Le jeune noble et la pauvre chrétienne », où la modeste demeure des indigents dissimule un trésor. Au vu de ces faisceaux multiples, on reconnaîtra que c’est l’œuvre tout entière que l’histoire des quatre coffrets met en abyme. Car le dehors et le dedens conviennent aussi à qualifier les deux niveaux diégétiques sur lesquels se déploie le texte. Rien ne s’oppose en effet à ce que les exempla soient considérés comme autant de gemmes enfouies, telles un trésor, au sein d’un récit-cadre aussi simple, dépouillé, que les grossières cassettes, ou pour le dire autrement, à la trame aussi élimée que la tunique offerte par l’ascète au jeune prince. Sont-ce ces assimilations qui motivent, par métonymie, l’attribution de l’exemple des « Quatre coffrets » à un Barlaam auteur dans nombre de recueils d’ exempla latins et vernaculaires57 ? Quoi qu’il en soit, l’image archétypale du coffre contraint à revisiter l’adage qui inspire le titre de la présente enquête. Car la lecture de Barlaam et Josaphat enseigne non seulement qu’un contenu ne saurait être dissocié de son contenant, mais encore que la valeur du premier dépend, sinon de la beauté, de la dignité du second. Cette conviction qui habite le texte a valeur de poétique.
Notes
1 Voir G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 239.
2 « Il faut […] convenir que ce terme fonctionne à l’inverse de son modèle logico-linguistique : le métalangage est un langage dans lequel on parle d’un autre langage, le métarécit devrait donc être le récit premier, à l’intérieur duquel on en raconte un second. Mais il m’a semblé qu’il valait mieux réserver au premier degré la désignation la plus simple et plus courante, et donc renverser la perspective d’emboîtement » (Genette, Figures III, n. 1). Genette revient sur cet emploi qu’il juge « fourvoyant » dans Métalepse. De la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004, p. 65, n. 2.
3 Sur la fortune littéraire des dialogues, disciplines et autres chastoiements médiévaux qui mettent en scène un maître et son disciple ou leurs avatars, un père et son fils, un philosophe expérimenté et un novice, voir en particulier l’article fondateur de P. von Moos, « Le dialogue latin au Moyen Âge : l’exemple d’Évrard d’Ypres », Annales E. S. C., 44, 1989, p. 993-1028.
4 Jean Sonet recense la version dite « champenoise », en prose (début du XIIIe siècle) ; l’épitomé de la version champenoise, en prose (XIIIe siècle) ; la version française du Mont Athos, en prose (début du XIIIe siècle) ; la version française anonyme, en vers (XIIIe siècle) ; la mise en prose de la version anonyme (XIIIe siècle) ; la version de Gui de Cambrai, en vers (fin du XIIe -début du XIIIe siècle) ; la version anglo-normande de Chardry, en vers (fin du XIIe -début du XIIIe siècle) ; la version qui figure au chapitre 175 de la Légende dorée de Jean de Vignay (XIVe siècle) ; le Miracle de Barlaam et Josaphat inclus dans le recueil des Miracles de Nostre-Dame par personnages (XIVe siècle) et le Mystère du Roy Advenir de Jean Le Prieur (XVe siècle) (J. Sonet, Le Roman de Barlaam et Josaphat 1. Recherches sur la tradition manuscrite latine et française, Paris-Namur, Vrin, 1949). Il faut leur ajouter un épisode inséré dans le remaniement du Roman de la Rose par Gui de Mori (XIIIe siècle) – c’est l’épisode du courtisan du roi Avenir ; la version insérée au Livre XVI, ch. 1-64 du Miroir historial de Jean de Vignay (XIVe siècle) et la reprise du récit dans la chanson de geste Baudouin de Sebourc (XVe siècle), entre les vers 17272-17320 et 20719-20982 (voir E. -R. Labande, Étude sur Baudouin de Sebourc, Paris-Genève, Droz, 1940).
5 On possède en effet quatorze manuscrits de la « version champenoise », qui figure parmi les plus anciennes rédactions de la légende en français (L’Histoire de Barlaam et Josaphat, version champenoise, éd. L. R. Mills, Genève, Droz, 1973, p. 8-9). Cette version en prose, bien plus courte (152 pages dans l’édition Mills) que la version anonyme en vers ou la version de Gui de Cambrai qui comportent environ 13 000 vers, conserve les dix exempla et s’inspire de la version latine appelée « vulgate » (Barlaam et Iosaphat, versión vulgata latina, éd. O. de la Cruz Palma, Madrid-Bellaterra, Universitat autónoma de Barcelona, 2001).
6 Les études pionnières de Jean Sonet, de Whitney F. Bolton et de Monique Bonnier Pitts sur les exempla dans les versions françaises et occitane de Barlaam et Josaphat (voir J. Sonet, Le Roman de Barlaam et Josaphat, p. 18-49 ; W. F. Bolton., « Parable, Allegory and Romance in the Legend of Barlaam and Josaphat », Traditio, 14, 1958, p. 359-366 et Barlam et Jozaphas : roman du XIVe siècle en langue d’oc (B. N. fr. 1049), éd. M. Bonnier Pitts, Paris, PUPS, 1989, p. 187-199) n’ont été complétées que de façon partielle par des travaux plus récents. Dans l’ordre chronologique, on mentionnera notamment C. Cordoni, « “O favole o parole o istorie”. Zum Parabelkorpus in der Barlaam-Legende », Fabula, 52, 2011, p. 207-227 ; M. Uhlig, « Quand l’oiseau chante et chastie : le Lai de l’oiselet dans Barlaam et Josaphat et la Disciplina clericalis », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 23, 2012, p. 61-72 ; et les articles non exclusivement dédiés à la tradition française réunis dans D’Orient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Calila et Dimna, Disciplina clericalis, Roman des Sept Sages ), éd. M. Uhlig et Y. Foehr-Janssens, Turnhout, Brepols, 2014 : C. Alvar, « Barlaam y Josafat : tres lecturas », p. 115-128 ; V. Smirnova, « L’Histoire de Barlaam et Josaphat : transformations et transpositions d’un recueil de fables enchâssées dans la littérature exemplaire », p. 79-112 ; A. Heneveld, « From Paternal Advice to Amourous Dialogue : Reading through the Frame of Fabular Exchange », p. 209-230 ; E. Legittimo, « La parabole de l’homme dans le puits et la fable du puits du Mūlasarvāstivāda-Vinayavastu », p. 259-279 ; N. Oddo, « Les enjeux des réécritures de romans orientaux au temps de la Réforme Catholique en France », p. 409-432 et B. Selmeci Castioni, « La Bible comme accessoire. Le potentiel d’équivocité de la légende de Barlaam et Josaphat sur la scène française du XVIIe siècle », p. 433-450.
7 Ces exempla portent les numéros 4994 et 878 dans l’Index exemplorum de Tubach (F. C. Tubach, Index exemplorum. A Handbook of Medieval Religious Tales, Helsinki, Akademia Scientiarum Fennica, 1969).
8 Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 46-48, voir aussi p. 52, l. 35-p. 53, l. 38.
9 Tubach, Index, n° 2907.
10 Tubach, Index, n° 5225.
11 Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 67.
12 Barlaam et Josaphat, p. 74, l. 72-73.
13 Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 8.
14 Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 8-9.
15 Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 74-71.
16 Le dernier exemple délivré par Barlaam, « La jeune biche » (ex. IX), s’applique également à Josaphat mais fonctionne davantage comme un contre-exemple, dans la mesure où il s’agit de dissuader le jeune prince de rejoindre son maître et les ermites au désert pour éviter que ceux-ci ne fussent massacrés par les serviteurs du roi Avenir : « Se tu t’an vas avec moi, je ai paor que nos ne soiens en autel maniere bailli » (p. 84, l. 42-43). Voir cidessous. Je n’ai pas trouvé de référence à cet apologue méconnu dans l’Index de Tubach.
17 Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 74.
18 Smirnova, « L’Histoire », p. 84.
19 Voir A. Vauchez, « Saints admirables et saints imitables : les fonctions de l’hagiographie ont-elles changé aux derniers siècles du Moyen Âge ? », Les Fonctions des saints dans le monde occidental (IIIe –XIIIe siècle) : actes du colloque de l’École française de Rome (Rome, 27-29 octobre 1988), Rome, École française de Rome, 1991, p. 161-172.
20 C’est un peu moins vrai pour les exemples de « L’unicorne » (Tubach, Index, n° 5022), de « L’archer et le rossignol » (n° 322) et des « Trois amis » (n° 2407), dont la portée est plus vaste. Ainsi l’archer abusé par le rossignol représente-t-il les idolâtres, tandis que « l’home qui s’en fuï de la face a l’unicorne » s’assimile à « cil qui metent a nonchaloir les conmandemenz nostre Seignor » (Barlaam et Josaphat, p. 68, l. 26-27 et 30-31), de telle sorte que les modèles de comportement proposés a contrario par ces exemples s’adressent aussi bien à Barlaam et à Josaphat qu’aux lecteurs/auditeurs de l’histoire. Sans doute faut-il comprendre la particularité de ces trois exemples, comme on le verra plus loin, dans la perspective de la succession signifiante des exempla à l’intérieur du récit.
21 Victoria Smirnova relève d’ailleurs que « Le roi et les pauvres heureux », et surtout « La jeune biche », pour être trop circonstanciels, sont ignorés par les prédicateurs et omis des collections médiolatines (« L’Histoire », p. 83-84).
22 On se gardera de confondre cette succession signifiante d’exempla, désignée comme « rhétorique » parce qu’elle a trait à la dispositio des récits enchâssés, avec l’exemplum d’obédience antique que les spécialistes de la littérature exemplaire qualifient de « rhétorique » par opposition à l’exemplum « homilétique », proprement médiéval (sur cette distinction, voir J. -Y. Tilliette, « L’exemplum rhétorique : questions de définition », Les Exempla médiévaux : nouvelles perspectives, éd. J. Berlioz et M. A. Polo de Beaulieu, Paris, Champion, 1998, p. 43-65). Cette dernière distinction, qui a trait à la réception dans la mesure où l’exemplum « rhétorique » est destiné à l’élite intellectuelle et l’exemplum « homilétique » à la mentalité des simples, ne s’applique pas au contexte de la présente étude.
23 Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 48.
24 Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 49, 55, 64 et 67.
25 Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 14.
26 Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 8-9 et 10-12.
27 Barlaam et Josaphat, p. 52, l. 9 et l. 24.
28 Sur cet apologue et ses réminiscences littéraires, voir L. D. Wolfgang, Le Lai de l’oiselet. An Old French Poem of the Thirteenth Century, Philadelphia, Transactions of the American Philosophical Society, 1990, p. 7-15 ; G. Eckard, « “Li Oiseaus dit en son latin”. Chant et langage des oiseaux dans trois nouvelles courtoises du Moyen Âge français », Critica del testo, 2/2, 1999, p. 677-693 et Uhlig, « Quand l’oiseau chante et chastie ».
29 Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 45.
30 Barlaam et Josaphat, p. 71, l. 57-59.
31 Barlaam et Josaphat, p. 72, l. 4.
32 Barlaam et Josaphat, p. 76, l. 13-15.
33 Barlaam et Josaphat, p. 29, l. 12-19.
34 Barlaam et Josaphat, p. 31, l. 64-p. 37, l. 25. Le parallèle entre la description du courtisan converti dans le récit-cadre (« cil conseilliers estoit mont dolenz de ce que cil roys menoit en tele error et sovant l’en voloit reprandre, mas il ne paroissoit, quar il avoit paor que se li roys s’en corrouçoit et qu’il et touz ses lignaiges n’en fust honiz », p. 76, l. 18-22) et celle, dans l’apologue, du conseiller du roi qui « vist la grant desleauté le roy qui si destrusoit le bien et essauçoit lou maul, si se pensai qu’il fasoit mauvais demorer en sa conpaignie a cex qui sauver se voloient » (p. 31, l. 71-73), est en effet probant.
35 Barlaam et Josaphat, p. 37, l. 23-24.
36 Barlaam et Josaphat, p. 78, l. 72-73.
37 Outre sa portée plus circonstancielle qu’universelle, cet apologue est susceptible d’entraîner une confusion dans l’esprit des destinataires avec la parabole du bon berger (Jn 10, 1-15). Que penser, en effet, du massacre auquel le salut d’un seul peut exposer tous les autres ? Comme le suggère Victoria Smirnova, ce risque d’équivoque est sans doute responsable du dédain que les prédicateurs lui ont témoigné : « Mais quelle conduite le prédicateur médiéval doit-il exiger de son auditoire lorsqu’il lui raconte une histoire pareille ? Il est donc peu étonnant que cet apologue reste dans l’ombre » (« L’Histoire », p. 84).
38 « Et Balaam li dist : “De ce feïs tu mont bien que tu ne pris mie garde a ma puitesce par dehors mes au grant bien que tu cudoies par dedans ensint le fist jadis uns riches roys”. » (Barlaam et Josaphat, p. 51, l. 45-48).
39 Voir la n. 2.
40 Barlaam et Josaphat, ex. VIII (je souligne) : « Quant il veillarz l’out esprové en mainte maneres et qu’il ne demandoit mie sa fille por maulvaise amor qu’il conçut an lui » (p. 80, l. 66-68) et Josaphat : « Mes or te pri que tu me dies commant tu me bees a esprover por savoir mon coraige » (p. 80, l. 3-5).
41 C’est à dessein que j’emprunte cette image à la rhétorique amoureuse pour décrire la relation spirituelle. Corinne Jouanno a montré de façon plutôt convaincante que la rencontre de Barlaam et de Josaphat, et notamment l’épisode de l’échange de vêtement, se prêtait à une relecture courtoise (« Barlaam et Joasaph : une aventure spirituelle en forme de roman d’amour », PRISMA, 16, 2000, p. 60-76).
42 Barlaam et Josaphat, p. 80, l. 65-66.
43 Voir en particulier Y. Foehr-Janssens, Le Temps des fables : le Roman des Sept Sages, ou l’autre voie du roman, Paris, Champion, 1994.
44 Un regard sur les quelques versions françaises qui s’affranchissent de leurs tiroirs suffit à constater que la présence du maître, mais aussi la portée de son enseignement, s’y font beaucoup plus discrètes. Tel est le cas de la version anglo-normande en vers de Chardry (XIIIe siècle) qui, en éliminant l’intégralité des exempla, entraîne une réduction considérable du rôle attribué à Barlaam. On mentionnera encore les versions théâtrales de la légende, qui suppriment la majorité des apologues pour des raisons sans doute liées à la scénographie et se caractérisent par une nette érosion de l’autorité du maître, relégué à une place secondaire dans le Miracle Nostre Dame par personnages et dans le Mystère du Roy Advenir. Je me permets de renvoyer ici à mes propres travaux, « Aprendre par essample : sens et valeurs de l’exemplarité dans le Josaphaz de Chardry (XIIIe siècle) », Le Récit exemplaire (1200-1800), éd. V. Duché et M. Jeay, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 59-75 et « Au risque d’un saint inflexible : sainteté et imitation dans les versions françaises théâtrales de Barlaam et Josaphat », L’Esprit Créateur, 50, 2010, p. 33-48.
45 Barlaam et Josaphat, p. 48, l. 35.
46 Est-ce la raison pour laquelle il s’agit des seules historiettes à n’être pas directement racontées par Barlaam ? La première, placée dans la bouche du maître, est explicitement au discours rapporté (« Por ce ne doute mie que je dis a ton sergant ne soient voires, mes se ge n’avoie avant esprové ton san et ta valor, je ne te oseroie mie si haute chose moustrer, quar mes Sires dit : “Uns homs estoit qui semoit […]”. », p. 49, l. 9-p. 50, l. 12), tandis que la seconde est assumée par Théodas.
47 Mt 13, 1-23 ; Mc 4, 1-20 ; Lc 8, 4-15.
48 En tant que parabole évangélique, elle n’intervient pas dans le décompte des dix exempla établi par Sonet. De fait, la reprise de l’Évangile explicite la délégation de la parole à « mes Sires ». Mais dans la mesure où le texte ne propose aucune distinction lexicale ou syntaxique entre les paraboles et les exempla, rien ne s’oppose à ce qu’on lui attribue le même statut d’histoire enchâssée. De fait, le lien de conséquence entre la conclusion de la parabole et sa glose est le même que pour les exempla : « Por ce di ge que se ge truis an ton cuer de bone terre qui doie porter frut, je i semerai la divine semance et te descovrerai le mystere » (Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 20-22, je souligne).
49 Barlaam et Josaphat, p. 45, l. 6-p. 48, l. 18.
50 Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 22-30.
51 Barlaam et Josaphat, p. 50, l. 35-39.
52 Sur cet apologue répandu à la fin du Moyen Âge, voir W. Fleischhauer, « The Old Man of the Mountain : the Growth of a Legend », Symposium, 9, 1955, p. 79-90 ; S. Marchesi, « Sic me formabat puerum : Horace’s Satire I, 4 and Boccaccio’s Defense of the Decameron », Modern Language Notes, 116, 2001, p. 1-29 ; M. Gold, « Those Evil Goslings, Those Evil Stories : Letting the Boys Out of Their Cave », Levinas and Medieval Literature. The “Difficult Reading” of English and Rabbinic Texts, éd. A. W. Astell et J. A. Jackson, Pittsburgh, Duquesne University Press, 2009, p. 281-304 ; C. E. Baxter, « Turpiloquium in Boccaccio’s Tale of the Goslings (Decameron, Day IV, Introduction) », The Modern Language Review, 108, 2013, p. 812-838 et M. Uhlig, « “Rien n’est vrai, tout est permis”. Le Vieux de la Montagne et les paradis artificiels de la littérature », Poétique, à paraître. L’apologue est indexé sous l’entrée 5365 dans l’Index de Tubach.
53 Barlaam et Josaphat, p. 121, l. 26.
54 Voir Y. Foehr-Janssens, « Arthur et les sept sages : confluences de la fiction bretonne et du roman de clergie ? », Cultures courtoises en mouvement. Actes du XIIIe Congrès de la Société internationale de littérature courtoise (Montréal, Québec, Canada), 25-31 juillet 2011, éd. I. Arseneau et F. Gingras, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2011, p. 277-290 ; B. Milland-Bove, « Les “nouvelles” des romans arthuriens du XIIIe siècle : narrations longues, narrations brèves ? », Faire Court : l’esthétique de la brièveté dans la littérature du Moyen Âge, éd. C. Croizy-Naquet, L. Harf-Lancner et M. Szkilnik, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2011, p. 249-267 ; F. Mora, « La tentation de la nouvelle dans le roman en prose du XIIIe siècle : l’épisode du compagnonnage d’Eugènes et de Galaad dans la version brève du Tristan en prose », Devis d’amitié. Mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, éd. J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin et M. -C. Thomine, Paris, Champion, 2002, p. 25-37 ; B. Wahlen, L’Écriture à rebours : Le Roman de Meliadus du XIIIe au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2010, p. 273-280.
55 « Et dit : Biaus sire Dex, merci !/Ce sont ange que je voi ci. /Et voir or ai je molt pechié,/Or ai je molt mal esploitié/Qui dis que c’estoient deiable » (Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, éd. et trad. Ch. Méla, Paris, Le Livre de Poche, 1990, v. 131-135).
56 Avec celle des « Trompettes de la mort » qui lui sert de premier volet et celle de « L’unicorne ». Voir Smirnova, « L’Histoire », p. 83.
57 C’est, parmi d’autres, le cas des Sermones laicorum pour le latin, des Contes moralisés de Nicole Bozon pour le français. Voir Smirnova, « L’Histoire », p. 85.
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Référence papier
Marion Uhlig, « « Qu’importe le flacon… » ? Sur l’enchâssement dans Barlaam et Josaphat », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 29 | 2015, 71-90.
Référence électronique
Marion Uhlig, « « Qu’importe le flacon… » ? Sur l’enchâssement dans Barlaam et Josaphat », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 29 | 2015, mis en ligne le 30 avril 2018, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13773 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13773
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