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Châsses, coffres et tiroirs : le récit dans le récit

Introduction
Yasmina Foehr-Janssens
p. 13-22

Texte intégral

1Lorsque Dostoïevski insère la « légende du grand Inquisiteur » dans Les Frères Karamassov, il fournit à son roman une sorte d’arrière-plan théologique et légendaire qui transfigure entièrement la portée de l’œuvre. De la même manière, l’histoire de Psyché et Cupidon confère aux Métamorphoses d’Apulée une profondeur mystique jusque-là inaperçue. Les littératures médiévales et postmédiévales n’ignorent pas le procédé d’enchâssement narratif, bien loin de là. Les formes en sont nombreuses et variées. Elles peuvent aller de l’insertion d’un simple exemple, comme dans le cas du récit portant sur les amours d’Hippocrate dans l’Estoire del saint Graal (Joseph d’Arimathie), à une systématisation quasiment générique de l’enchâssement, dans le cas des recueils de nouvelles et du Décaméron de Boccace en particulier.

  • 1 Voir G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 238-243.

2Le présent dossier propose une enquête variée sur les usages du récit métadiégétique1 dans la production narrative médiévale, européenne et méditerranéenne. Il s’agit d’interroger les formes de cette pratique que la critique de la seconde moitié du XXe siècle a volontiers qualifiée de paradoxale, à l’horizon des préoccupations théoriques mises en avant par le Nouveau Roman. Mais qu’en est-il des usages plus anciens ?

3Que l’on ait à faire à une pratique adventice et apparemment anecdotique, à une stratégie narrative relevant de l’ordo artificialis (récit en « flash back ») ou à la mise en place d’une série narrative articulée sur une durée symbolique (Roman des sept sages, Décaméron), le récit dans le récit constitue toujours un ornement cardinal de l’œuvre dans laquelle il prend place. C’est à l’élucidation des différentes fonctions que peut prendre le récit spéculaire dans les textes médiévaux que les études rassemblées ici cherchent à apporter une contribution.

  • 2 Quelle qu’en soit par ailleurs la portée selon la typologie établie en son temps par L. Dällenbach, (...)

4Les différentes images que la tradition critique et l’histoire littéraire ont mises à profit pour décrire la pratique de la mise en abyme narrative2 peuvent servir à alimenter la réflexion. Toutes jouent avec l’idée d’emboîtement. Le récit secondaire vient s’encastrer dans un espace de langage qui le déborde et exerce sans doute une fonction de régie à son égard. Doit-on déduire de la métaphore de l’enchâssement que la narration seconde pourra prendre une valeur de relique ? L’idée d’un roman à tiroirs implique-t-elle celle d’un protocole de lecture à géométrie variable, permettant l’ouverture et la fermeture successives de différents niveaux de compréhension de la diégèse ?

5Les recherches actuelles concernant les recueils de contes enchâssés comme le Roman des sept sages ou le Roman de Barlaam et Josaphat, dans leurs versions orientales autant qu’occidentales, reçoivent une attention toute particulière, mais la production romanesque, arthurienne notamment, trouve aussi, et à dessein, sa place.

Enchâssement et prolifération narrative

  • 3 Le Texte dans le texte. L’interpolation médiévale, éd. A. Combes, M. Szkilnik et A. -C. Werner, Pa (...)
  • 4 Lancelot : roman en prose du XIIIe siècle, éd. A. Micha, vol. VII, Paris-Genève, Droz, 1980, VIa, (...)

6La question du déploiement proliférant de la textualité médiévale attire depuis quelque temps l’attention renouvelée des médiévistes, comme en témoigne la parution toute récente d’un volume intitulé Le Texte dans le texte3 qui s’attache au phénomène de l’interpolation. Cette propension à l’expansion, pour être souvent induite par des conditions de production du texte qui échappent pour une large part au contrôle d’une instance d’autorité stable, n’en atteste pas moins une tendance très nette à inclure dans le corps des œuvres une réflexion sur les conditions de leur invention poétique. Tout récit médiéval ouvre sur une « matière », antique, arthurienne, épique ou autre qui l’englobe, mais dont il peut être tenté d’annexer ou de recycler des bribes ou des pans entiers, au profit de sa propre cohérence. La technique particulière de l’enchâssement ou de l’insertion d’un récit second dans une trame narrative principale répond souvent à ce besoin. Ainsi en va-t-il au début du Lancelot en prose, lorsque le narrateur, prenant pour une fois une part explicite à l’acte de narration, se réfère soudain à Merlin et raconte comment Viviane réussit à « seeler » Merlin « en une cave dedens la perilleuse forest de Darnantes4 ». Il fait ainsi de la Dame du Lac l’héritière, mais aussi la rivale victorieuse de la figure d’autorité mise à l’honneur dans le Roman de Merlin de Robert de Boron.

  • 5 Voir R. Saint Gelais, « La fiction à travers l’intertexte. Pour une théorie de la transfictionnalit (...)
  • 6 B. Wahlen, L’Écriture à rebours : le Roman de Meliadus du XIIIe au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 201 (...)

7Cette réversibilité des rapports d’inclusion ou d’appartenance permet à toute fable de générer ou plutôt de régénérer l’univers de fiction qui lui a donné naissance. La notion de transfictionnalité élaborée par Richard Saint Gelais5 – que Barbara Wahlen a appliquée, dans sa thèse de doctorat sur Meliadus, aux séquelles rétrospective du Tristan en prose6 –, permet de rendre compte habilement de ces aller-retours et d’apprécier la subtilité de ces jeux d’emboîtements réciproques. Mais le plus fascinant reste que l’enchâssement narratif met à l’épreuve le mouvement pulsionnel dans lequel s’origine l’acte de narrer. Pris dans une chaîne potentiellement infinie d’intrigues, le conte est amené à faire la démonstration de sa propre causalité, soit en exhibant les conditions de son énonciation, soit en produisant la fiction de ses origines, parfois même en combinant ces deux formes de retour sur soi. Le fameux bâton de coudrier sur lequel Tristan trace des signes dont l’élucidation est toujours contestée offre, dans le lai du Chèvrefeuille de Marie de France, une magnifique illustration de cette dynamique. Tout le roman « d’amour et de mort » s’y trouve-t-il condensé à l’adresse d’Iseut, ou bien faut-il comprendre que les lettres gravées dans le bois ne renvoient qu’à une signature mythique qui fait de l’amant la figure d’un auteur inscrit au cœur de la fable ?

Désir de classification, l’enchâssement entre poétique et rhétorique

  • 7 J. M. Ferrier, Forerunners of the French Novel : an essay on the development of the « Nouvelle » in (...)
  • 8 Genette, Figures III, p. 240-243.
  • 9 Lancelot, vol. VIII, 1982, LVIa 5-13, p. 157-163.
  • 10 Genette, Figures III, p. 242.

8On sent bien cependant qu’il nous faut distinguer diverses pratiques de l’enchâssement narratif. Certes, plusieurs études signalent une certaine continuité entre le roman et les recueils de nouvelles, en attirant notre attention sur la propension qu’ont les grandes sommes romanesques en prose à accueillir en leur sein des récits d’origines diverses7. Il n’en demeure pas moins qu’il semble de bonne méthode de ne pas placer exactement sur le même plan un récit rétrospectif dont la présence relève d’un choix poétique relatif à l’ordonnancement du récit (prolepse ou analepse) et un mythe, un exemple ou une fable inséré dans une intrigue dont l’action et le personnel littéraire sont distincts de ceux du récit enchâssant. À première vue, ces deux types d’insertion répondent à des fonctions différentes. Dans Figures III, Gérard Genette discerne ainsi trois « types de relation » susceptibles d’expliquer la fonction d’un enchâssement narratif8. Le récit de la chute de Troie par Enée au livre III de l’Énéide, celui de Calogrenant au début du Chevalier au Lion ou encore celui du nain rapportant les amours d’Hector et de son amie au début des aventures de Gauvain et de ses compagnons dans le Lancelot en prose9 ont une valeur clairement explicative, le retour en arrière qu’ils opèrent donne sens aux évènements du présent. Toute autre est la visée des exempla que l’on trouve dans le Roman des sept sages ou dans le Barlaam et Josaphat. Ici la poétique cède la place à la rhétorique : le récit, plutôt qu’expliquer, veut convaincre. Le salut ou la condamnation du jeune prince accusé d’avoir attenté à la pudeur de sa belle-mère ou la conversion de Josaphat : tels sont les enjeux proprement dramatiques de l’acte narratif dont la pertinence dépasse sans doute le fait d’établir « une relation purement thématique10 » avec l’histoire cadre. Le principe d’analogie, invoqué par Genette comme caractéristique du second type de relation, gouverne certes le recours à l’exemple, l’apologue ou la parabole, mais sa finalité est clairement persuasive. Notre corpus nous invite donc, en première analyse du moins, à dessiner une frontière plus nette entre ces deux usages de l’insertion narrative que ne le fait Genette.

9D’ailleurs, comme pour mieux creuser l’écart entre la pratique romanesque de l’analepse explicative et celle, constitutive du recueil à fables enchâssées, de l’exemple rhétorique, force est d’admettre que la pratique de l’enchâssement narratif semble induire des dynamiques assez différentes dans chacun de ces deux cas. La prolifération de récits adventices et de narrateurs secondaires dans les sommes romanesques donne à penser que leur univers de référence se pense sur le mode d’une expansion narrative infinie, alors que le recueil de fables ou de nouvelles repose le plus souvent sur une structure organisée par un principe numérique visant la complétude : le septénaire (Sept sages de Rome), la dizaine (Décaméron), la quinzaine (Quinze joies de mariage), etc.

Le coffre et le gouffre

  • 11 J. Cerquilini-Toulet, La Couleur de la mélancolie : la fréquentation des livres au XIVe siècle (130 (...)

10Nos textes produisent en outre un certain nombre de métaphores qui sont susceptibles de nous offrir les moyens de poursuivre la réflexion sur un mode imagé. Comme le fait remarquer Nathalie Koble, la présence d’un coffre dans l’entourage proche de plusieurs récits secondaires du Lancelot en prose mérite de retenir notre attention. Le coffre ou la boîte offre une illustration assez claire de la pratique de l’insertion d’un élément hétérogène. Jacqueline Cerquiglini-Toulet l’a montré11, l’image du coffret ou de l’aumônière a séduit les poètes des XIVe et XVe siècles qui s’en emparent pour donner à voir le geste par lequel ils sertissent leurs narrations de pièces lyriques, mais aussi pour mettre en scène une économie du don et du contredon qui permet la circulation du poème. L’article de Milena Mikhaïlova consacré aux phénomènes d’enchâssement dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris attire justement notre attention sur la double valence, lyrique et narrative, de cette métaphore de l’écrin qui permet une circulation entre l’espace du chant et celui du récit.

  • 12 Voir la Branche VI de la Première Continuation de Perceval (Continuation-Gauvain), texte du ms. L, (...)
  • 13 Le chevalier au coffre apparaît dans le Lancelot en prose, à la suite de l’enlèvement de Gauvain pa (...)
  • 14 Voir Lancelot, vol. VII, p. 263 : « “Sire, il convenra que chil ki me desferra me jure sor sains qu (...)

11Dans le corpus romanesque en prose, le coffre emprisonne un corps blessé, mehaignié, selon une tradition issue du Conte du Graal qui transite par la Première continuation de Perceval12. Ce contenant étrange qui évoque la litière aussi bien que le cercueil se fait le réceptacle d’un mort-vivant. Un chevalier mortellement blessé réclame une vengeance implacable et apparemment impossible à accomplir13. Le coffre à usages multiples et son contenu problématique emblématisent le corps du récit pris entre un passé obsédant et un futur toujours inachevé, puisque le chevalier qui entreprendra de venger le blessé doit faire vœu de mener une vendetta interminable dont le principe même commande l’incessante relance des aventures14. Cette dynamique ouvre même, toujours selon Nathalie Koble, de véritables gouffres textuels, comme autant de réservoirs narratifs qui alimentent la pratique combinée de l’enchâssement et de l’interpolation.

Performativité de la narration et plaisir du récit : le lit et la châsse

  • 15 D’Orient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une Nuits de Galland (B (...)
  • 16 W. Nelles, « Stories within Stories : Narrative Levels and Embedded Narrative », Studies in the Lit (...)

12Arrivée à ce point de la réflexion, on peut se demander si le projet de rassembler des études portant indifféremment sur deux pratiques aussi diverses de l’enchâssement narratif peut trouver une quelconque validité. Y’a-t-il vraiment un point commun entre toutes ces formes de « récits dans le récit » ? Ne vaudrait-il pas mieux se concentrer comme nous l’avons fait lors d’un colloque consacré aux recueils de fables enchâssées d’origine orientale15, sur l’étude de corpus cohérents du point de vue de leur origine, de leur genre, de leurs visées pragmatiques et de leur réception ? Ces questions sont d’autant plus pertinentes que, à le considérer à ce niveau de généralité, l’enchâssement narratif pose un véritable problème de définition. Comme le montre Wiliam Nelles16, on peut considérer le fait de déléguer à autrui le soin de raconter un récit comme un acte de langage très habituel et prosaïque (« Alors un tel m’a raconté que… ») qui s’avère souvent bien difficile à distinguer du discours indirect. À vouloir trop embrasser, ne court-on pas le risque de mal étreindre ?

  • 17 Genette, Figures III, p. 243.
  • 18 Cité par N. Koble, « “Connaissance par les gouffres”. Les lieux de mémoire diaboliques des cycles a (...)
  • 19 Genette, Figures III, p. 243.
  • 20 Petrus Alphonsi, Disciplina clericalis, I. Lateinischer Text, éd. A. Hilka et W. Söderhjelm, Helsin (...)

13Pour répondre à cette objection, il nous faut revenir sur le troisième type de relation entre histoire enchâssée et récit enchâssant décrit par Genette. Cette ultime catégorie se distinguerait par une fonction de « distraction » ou d’« obstruction » conférée au récit secondaire. Ce sont évidemment les Mille et une nuits qui fournissent le modèle de ce « type ». Ici, nous dit Genette, il n’y a « aucune relation explicite entre les deux niveaux de l’histoire : c’est l’acte de narration lui-même qui remplit une fonction dans la diégèse17 ». La littérature médiévale nous offre deux exemples fortement ramassés sur eux-mêmes d’une dynamique de ce type. Citons tout d’abord la figure de Tydorel, dans le lai anonyme du même nom18. La nature féérique de ce jeune seigneur le prive de sommeil si bien qu’il a recours aux services de conteurs pour l’aider à surmonter l’ennui que lui procurent les longues pauses nocturnes qui caractérisent la vie terrestre. Même si les récits débités par les conteurs ne sont pas rapportés dans le lai, la situation narrative décrite implique bien qu’ici « le contenu métadiégétique n’importe plus19 ». Le motif de l’insomnie nocturne est déjà présent dans la Disciplina clericalis de Pierre Alphonse où l’exemple XII rapporte l’histoire d’un roi que les charges de son règne accablent tant qu’il lui est impossible de trouver le repos20. Il occupe donc ses nuits à écouter les récits d’un jongleur. Le malheureux récitant s’épuise à fournir à son maître un dérivatif fabuleux à sa constante préoccupation.

14Par ailleurs, la valeur d’obstruction ou de pure distraction que prennent les contes dans les Mille et une nuits n’est pas absente des recueils de contes enchâssés. Le roi du Roman des sept sages ou le fils qui attend instruction de son père dans la Disciplina clericalis jouissent de leur position d’auditeur et les textes ne manquent pas de thématiser le plaisir qu’ils prennent à ce que les récits leur soient contés, quoi qu’il en soit du sérieux ou de l’urgence qui motivent l’acte de narration sur le plan de l’histoire cadre.

15De même, il semble bien difficile de séparer la pratique du récit rétrospectif de sa valeur récréative. Les motivations du recours à l’ordo artificialis qui permet de placer le récit d’événements antérieurs au présent de la narration dans la bouche d’un personnage ne se résument pas à une simple fonction explicative. Là aussi, la curiosité des auditeurs intradiégétiques, ainsi que les circonstances, souvent festives (banquets, conversations d’après-dîner, soirées autour du feu), qui encadrent l’acte de narration ne manquent pas de signaler les délices que procure la vis narrandi.

  • 21 Voir Lais bretons (XIIe -XIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. N. Kobl (...)

16Ainsi, plutôt que de distinguer une dernière et troisième fonction du récit métadiégétique, distractive et performative, qui régirait un troisième type de recours à l’enchâssement, distinct des préoccupations poétiques ou rhétoriques caractérisant les deux premiers types, je serais plutôt tentée d’attribuer à cette fonction une valeur générale, caractéristique de l’ensemble des phénomènes métadiégétiques. C’est parce que raconter, c’est faire et c’est aussi installer un régime de suspens du souci des jours et de la mort, que l’acte de narrer ne cesse de se répliquer, de se démultiplier à l’intérieur même de ses propres limites. Dans cette perspective, la prolifération infinie des récits adventices ne s’oppose plus aussi radicalement à la visée totalisatrice de la collection régie par un principe de numération : la pratique de l’enchâssement, dans la diversité même de ses usages, devient le signe de la victoire annoncée du récit sur l’œuvre de la mort. Le cadavre du rossignol étranglé par le mari jaloux du lai du Laüstic repose dans une châsse en or sertie de pierres précieuses21 que l’amant a fait forger pour recueillir un corps glorieux enveloppé dans le linceul brodé par son amie dans le but de lui « mander l’aventure ». La relique de l’amour, scellée dans la châsse, assure la survie du conte et du désir dans lequel il s’origine.

Metalepses : la perle

  • 22 Métalepses : entorses au pacte de la représentation, éd. J. Pier et J. -M. Schaeffer, Paris, Éditio (...)
  • 23 Voir G. Genette, Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004. Ce texte est une versio (...)

17Par ailleurs, la mise en évidence de cette dimension performative assumée par la narration seconde joue sans doute un rôle prédominant dans le fait que la technique littéraire de l’enchâssement entraîne souvent des phénomènes d’« entorses22 » aux codes de la narration qui ont reçu sous la plume de Gérard Genette la dénomination de métalepses. D’abord dans Figures III, puis dans un texte paru en 200423, Genette souligne que le changement de niveau narratif emporte avec lui le risque d’une mise à mal d’une claire délimitation entre univers narré et univers de la narration. En venant rappeler qu’un récit ne se produit jamais tout seul, qu’il nécessite la présence d’une instance de narration, le récit dans le récit attire l’attention du narrataire sur cette dépendance du narré à l’égard des procédures d’énonciation. La présence d’un narrateur inscrit est susceptible de mettre en cause ou de relativiser la prétention à l’impartialité et à l’omniscience revendiquée par les figures de narrateurs de premier niveau.

  • 24 Voir Nelles, « Stories within Stories », p. 90.

18Mais par ailleurs, comme le fait remarquer Nelles24, la présence de ce narrateur inscrit dans la fiction peut être de nature à créer un effet de réel qui vient renforcer la vraisemblance du récit, lorsque ce dernier se présente comme un témoin oculaire digne de foi des événements dont il assume la narration.

  • 25 Voir Nelles, « Stories within Stories », p. 92.

19Ainsi, il nous faudrait postuler un double effet contradictoire du récit enchâssé : à la fois création d’un effet de réel susceptible de renforcer la crédibilité du pacte de lecture et prise de champ qui fait apparaître le cadre toujours déjà fictionnel dans lequel vient s’inscrire le récit25.

20Aboubakr Chraïbi montre combien, à haute époque déjà, dans la tradition arabe, le Khurâfa, c’est-à-dire le récit secondaire étonnant et étrange, illustre la vitalité constitutive du récit. Ainsi qu’il le laisse entendre, l’enchâssement narratif finit par apparaître comme une des données fondamentales du fait littéraire considéré dans ses rapports avec l’universelle tendance à la mise en récit qui gouverne les relations humaines.

21Lorsque les collections de fables ésopiques confèrent à l’apologue du coq et de la perle une position initiale, elles soulignent avec insistance la nécessaire association des registres éthiques et esthétiques dans l’expérience narrative. C’est une dialectique de même nature que mobilise le conte des quatre coffrets dans Barlaam et Josaphat, comme le montre Marion Uhlig. La perle du récit négligée par le coq de la fable ou la gemme que contient le coffret dédaigné pour sa pauvre apparence révèlent pourtant leur valeur et se mettent à briller si l’on reconnaît qu’elles ont vocation à venir se placer à l’exacte intersection de la vérité et du mensonge.

  • 26 Ibid.

22Parce qu’elle suscite simultanément, chez le lecteur ou l’auditeur, le plaisir apparemment naïf de se laisser prendre au piège de la vraisemblance et la jouissance subtile que l’on tire du jeu avec les codes esthétiques et rhétoriques exhibés comme tels, la fable enchâssée, loin de représenter un simple ornement du discours, occupe en réalité une position stratégique qui gouverne toute la théorie du récit. Si, comme l’affirme Nelles « every embedded narrative must be considered to have strong potential for structural, dramatic and thematic signifiance by virtue of the sole fact of its being embedded26 », ne peut-on pas en dire autant, grâce au jeu de mise en abyme généralisé qui caractérise la dynamique fictionnelle, de tout récit littéraire ?

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Notes

1 Voir G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 238-243.

2 Quelle qu’en soit par ailleurs la portée selon la typologie établie en son temps par L. Dällenbach, Le Récit spéculaire : essai sur la mise abyme, Paris, Seuil, 1977.

3 Le Texte dans le texte. L’interpolation médiévale, éd. A. Combes, M. Szkilnik et A. -C. Werner, Paris, Classiques Garnier, 2013.

4 Lancelot : roman en prose du XIIIe siècle, éd. A. Micha, vol. VII, Paris-Genève, Droz, 1980, VIa, 10, p. 43.

5 Voir R. Saint Gelais, « La fiction à travers l’intertexte. Pour une théorie de la transfictionnalité », Frontières de la fiction, éd. A. Gefen et R. Audet, Québec-Bordeaux, Éd. Nota Bene-Presses Universitaires de Bordeaux, 2002, p. 43-75, et Fictions transfuges, la transfictionnalité et ses enjeux, Paris, Seuil, 2011.

6 B. Wahlen, L’Écriture à rebours : le Roman de Meliadus du XIIIe au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2010.

7 J. M. Ferrier, Forerunners of the French Novel : an essay on the development of the « Nouvelle » in the late Middle Ages, Manchester, Manchester University Press, 1954 ; R. Dubuis, Les Cent Nouvelles nouvelles et la tradition de la nouvelle en France au Moyen Âge, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1973 ; F. Mora, « La tentation de la nouvelle dans le roman en prose du XIIIe siècle : l’épisode du compagnonnage d’Eugènes et de Galaad dans la version brève du Tristan en prose », Devis d’amitié. Mélanges en l’honneur de Nicole Cazauran, éd. J. Lecointe, C. Magnien, I. Pantin et M. -C. Thomine, Paris, Champion, 2002, p. 25-37 ; Wahlen, L’Écriture à rebours, p. 273-275.

8 Genette, Figures III, p. 240-243.

9 Lancelot, vol. VIII, 1982, LVIa 5-13, p. 157-163.

10 Genette, Figures III, p. 242.

11 J. Cerquilini-Toulet, La Couleur de la mélancolie : la fréquentation des livres au XIVe siècle (1300-1415), Paris, Hatier, 1993, p. 63-69.

12 Voir la Branche VI de la Première Continuation de Perceval (Continuation-Gauvain), texte du ms. L, éd. W. Roach, traduction, présentation et notes par C. Van Coolput-Storms, Paris, Libraire générale française, 1993.

13 Le chevalier au coffre apparaît dans le Lancelot en prose, à la suite de l’enlèvement de Gauvain par Caradoc, mais cette aventure est la réitération de celle du chevalier enferré qui accompagne la première apparition de Lancelot à la cour d’Arthur, voir Lancelot, vol. III, 1979, p. 126-135 et vol. VII, p. 261-263 et 275-278.

14 Voir Lancelot, vol. VII, p. 263 : « “Sire, il convenra que chil ki me desferra me jure sor sains que il me vengera a son pooir de tous cheus qui diront qu’il ameront plus chelui qui che me fist que moi.” A cest mot s’est li rois ariere trais et dist al chevalier : “Sire chevaliers, ch’est trop greveuse chose que vous avés demandee, car tant puet avoir d’amis chil qui si vous a navré qu’il n’a chevaliers el monde ne. II. ne. III. qui chou puisse achiever.” »

15 D’Orient en Occident : les recueils de fables enchâssées avant les Mille et une Nuits de Galland (Barlaam et Josaphat, Calila et Dimna, Disciplina clericalis, Roman des Sept Sages), éd. M. Uhlig et Y. Foehr-Janssens, Turnhout, Brepols, 2014.

16 W. Nelles, « Stories within Stories : Narrative Levels and Embedded Narrative », Studies in the Literary Imagination, 25/1, 1992, p. 79-96, ici p. 79-81.

17 Genette, Figures III, p. 243.

18 Cité par N. Koble, « “Connaissance par les gouffres”. Les lieux de mémoire diaboliques des cycles arthuriens en prose », infra.

19 Genette, Figures III, p. 243.

20 Petrus Alphonsi, Disciplina clericalis, I. Lateinischer Text, éd. A. Hilka et W. Söderhjelm, Helsingfors, Druckerei der finnischen Literaturgesellschaft, 1911.

21 Voir Lais bretons (XIIe -XIIe siècles) : Marie de France et ses contemporains, éd. et trad. N. Koble et M. Séguy, Paris, Champion, 2011, Marie de France, Lai du Laüstic, v. 149-156.

22 Métalepses : entorses au pacte de la représentation, éd. J. Pier et J. -M. Schaeffer, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences sociales, 2005.

23 Voir G. Genette, Métalepse : de la figure à la fiction, Paris, Seuil, 2004. Ce texte est une version amplifiée de l’intervention publiée dans le volume collectif cité à la note précédente.

24 Voir Nelles, « Stories within Stories », p. 90.

25 Voir Nelles, « Stories within Stories », p. 92.

26 Ibid.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yasmina Foehr-Janssens, « Châsses, coffres et tiroirs : le récit dans le récit »Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 29 | 2015, 13-22.

Référence électronique

Yasmina Foehr-Janssens, « Châsses, coffres et tiroirs : le récit dans le récit »Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 29 | 2015, mis en ligne le , consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13770 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13770

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Auteur

Yasmina Foehr-Janssens

Université de Genève

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