À l’intersection du genre et de l’âge. Le cas des mulieres religiosae des Pays-Bas méridionaux du XIIIe siècle
Résumés
L'originalité du mouvement religieux des meulières religiosae des Pays-Bas méridionaux du XIIIe siècle réside en grande partie dans une sociabilité née de leurs compétences spirituelles hors du commun et particulièrement développée auprès des « jeunes ». La démarche d'intersectionnalité permet de renouveler la compréhension de la place de ces femmes dévotes atypiques dans la société et dans l'Église en mettant la lumière sur les régimes de genre et les rapports d'âge. Les Vitae et les exempla dédies à ces mulieres religiosae montrent que des hiérarchies sociales se construisent et se négocient en permanence en fonction des individus en présence.
Plan
Haut de pageTexte intégral
Introduction
Voici que, de nos jours,
En Brabant et en Bavière
L’art a pris naissance chez les femmes.
Seigneur Dieu, qu’est-ce que cet art
Grâce auquel une vielle femme
Comprend mieux qu’on homme d’esprit ?
- 1 Pour une synthèse récente sur le mouvement béguinal féminin, consulter W. Simons, Cities of Ladies. (...)
1Rédigés vers 1250, ces vers (n° 2838-2843) de La Fille de Sion du prédicateur franciscain Lamprecht de Ratisbonne ou von Regensburg (1215-ap. 1250) sont régulièrement cités par les historiens du phénomène béguinal pour mettre en lumière la place des femmes dans la spiritualité du XIIIe siècle1. Toutefois, s’ils mettent effectivement l’accent sur la question du genre, ils dépassent cette seule thématique en introduisant une autre caractéristique sociale : celle de l’âge, ici féminin, pensé comme un pendant asymétrique à l’intelligence masculine, permettant ainsi à Lamprecht de Ratisbonne de légitimer la mise en évidence de l’ordre social attendu : celui de la domination de l’« homme d’esprit », tout en inscrivant son raisonnement dans un croisement du genre et de l’âge.
- 2 En sociologie, l’intersectionnalité étudie le croisement ou l’intersection de différentes formes de (...)
2À son instar, nous voudrions proposer ici une réflexion d’intersectionnalité2 de façon à rendre compte des hiérarchies qui modèlent la société médiévale, en interrogeant l’articulation entre le genre – compris comme la construction sociale de la différence des sexes – et l’âge – défini comme la durée écoulée depuis la naissance et qui est conçu au Moyen Âge comme un arc incluant une progression, une transition et un déclin.
- 3 L’expression mulier religiosa, utilisée tout particulièrement entre la fin du XIIe siècle et le déb (...)
- 4 Sur l’exceptionnel dossier hagiographique des Pays-Bas méridionaux du XIIIe siècle, consulter S. Ro (...)
3Tout comme Lamprecht de Ratisbonne, nous nous appuierons sur le dossier des Pays-Bas méridionaux de la première moitié du XIIIe siècle, quand cette région était l’un des principaux foyers du phénomène religieux des mulieres religiosae. En effet, ces femmes pieuses très dévotes, bien que difficilement identifiables sur le plan institutionnel – certaines étaient moniales, d’autres sœurs de léproserie, recluses ou dévotes vivant au domicile familial3 –, fournissent une matière riche et accessible grâce un corpus substantiel de Vitae et d’ exempla rédigés par des ecclésiastiques contemporains4. Cette littérature édifiante constitue une source privilégiée pour appréhender la complexité des normes comportementales et des codes sociaux alors en vigueur dans les cercles dévots des Pays-Bas méridionaux et plus précisément pour démêler l’enlacement du genre et de l’âge.
- 5 La seule exception connue est : A. Mulder-Bakker, « The Prime of their Lives. Women and Age, Wisdom (...)
4À notre connaissance, une telle démarche n’a encore jamais été réellement envisagée5 et rares sont les travaux qui se sont aventurés sur le terrain de l’âge au féminin pour la période médiévale. Elle ouvre pourtant de nouvelles perspectives sur la place des femmes dévotes dans l’Église médiévale, tout en jetant un éclairage inédit sur les hiérarchies sociales et en particulier sur les rapports de genre.
5Bien entendu, notre analyse a ici des ambitions plus modestes : nous restreindrons ainsi notre propos aux rapports sociaux induits par le genre et l’âge aux débuts du phénomène béguinal dans la première moitié du XIIIe siècle. Autrement dit, nous nous demanderons comment le genre et l’âge participent à la sociabilité des mulieres religiosae et hiérarchisent les individus, à une époque durant laquelle ces femmes dévotes étaient relativement libres vis-à-vis des autorités religieuses.
6Pour cela, dans un premier temps, il s’agira de discerner quelles sont les dynamiques des hiérarchies sociales qui s’élaborent ou se déconstruisent autour des deux catégories du genre et de l’âge dans le cas des mulieres religiosae et de leur entourage. Puis, nous chercherons à en comprendre les ressorts, avant d’en délimiter les marges.
Le genre et l’âge face à la « maturité de vie »
- 6 Un exemple de lecture féministe : Gendered Voices : Medieval Saints and Their Interpreters, éd. C. (...)
- 7 Sur l’évolution de la sainteté médiévale, y compris celle des femmes, consulter A. Vauchez, La sain (...)
- 8 Pour une biographie de Jacques de Vitry, voir entre autres C. Renardy, Les maîtres universitaires d (...)
- 9 La Vita Mariae Oigniacensis et son Supplementum, abrégés respectivement en VMO et VMO-S, figurent d (...)
7Si peu d’historiens des mulieres religiosae se sont penchés sur la question de l’âge, en revanche tous s’accordent sur l’importance du genre dans le phénomène béguinal. Quelle que soit la perspective adoptée, ouvertement féministe ou inconsciemment sexiste6, la plupart des spécialistes ont relevé une singularité chez ces femmes dévotes : celle de leur relation directe à Dieu. En effet, les rédacteurs des Vitae, cédant à un poncif de l’hagiographie des saintes femmes7, décrivent les premières mulieres religiosae comme des femmes illettrées bénéficiant de l’esprit de prophétie : elles sont alors les détentrices d’un savoir sacré révélé par le Seigneur, comme c’est le cas par exemple pour Marie d’Oignies (1177-1213) – considérée comme la première béguine – qui, selon le célèbre prédicateur Jacques de Vitry (1160/1170-1240)8, était directement instruite par l’Esprit Saint9.
- 10 La Vita Beatricis, abrégée en VB, a été éditée par R. de Ganck, The Life of Beatrice of Nazareth 12 (...)
8Ce constat conduit à s’interroger sur la représentation que donnent les Vitae des premières expériences directes du divin dont bénéficient les mulieres religiosae, expériences qui, à l’évidence, constituent un tournant dans le parcours spirituel de ces femmes, les poussant à se convertir à Dieu. Ces scènes, présentes aux premières lignes des Vitae, se déroulent généralement durant l’enfance ou l’adolescence de la mulier religiosa, quand un décalage s’opère entre leur relative jeunesse et leur degré de sagesse spirituelle. Ainsi, Béatrice de Nazareth (1200/1202/1204-1268) accède à la plénitude après sa première expérience mystique en 1217 à l’âge de quinze ou dix-sept ans. Dans son monastère de Florival du diocèse de Liège, elle est alors vénérée par les cisterciennes de la communauté non seulement pour son attitude mais aussi pour sa « maturité de vie10 ». De fait, son expérience directe du divin lui confère une autorité habituellement octroyée par l’âge. Cette rupture, liée à la maturité spirituelle, provoque un double renversement hiérarchique récusant aussi bien les compétences liées au genre que celles en rapport avec l’âge.
- 11 VMO-S III.
- 12 Sur Thomas de Cantimpré, voir C. Renardy et H. Platelle, « Le recueil des miracles de Thomas de Can (...)
- 13 La Vita Lutgardis Aquiriensis, abrégée en VLA, se trouve dans les Acta Sanctorum juin, III, 1867, p (...)
9En effet, au Moyen Âge, si l’infériorité féminine est une évidence expliquée par la Bible d’une part et justifiée par la physiologie féminine d’autre part, elle ne semble pas évidente dans le cas des mulieres religiosae. En effet, grâce à leurs compétences spirituelles et leur savoir révélé, les mulieres religiosae sont en position de supériorité. Par exemple, Marie d’Oignies est dépeinte comme la directrice spirituelle d’un marchand de Nivelles venu la voir à Willambroux – localité proche de Nivelles dans le diocèse de Liège – où elle réside alors. Après l’avoir converti, elle l’envoie dans une église pour qu’il y vive sa nouvelle spiritualité11. Le dominicain Thomas de Cantimpré (1200-v. 1265/1270)12 va plus loin quand il décrit sa relation avec la cistercienne Lutgarde d’Aywières (1182-1246) : en effet, après que Lutgarde lui a un jour décrit l’une de ses visions, il se sentit « idiot et incapable de comprendre ses paroles » et son étonnement fut tel qu’il pensa devenir fou13.
- 14 M. Lauwers, « Expérience béguinale et récit hagiographique. À propos de la Vitæ Mariae Oigniacensis(...)
- 15 Par exemple pour Lutgarde d’Aywières, une jeune recluse in puellarii aetate (VLA II, 37) et le jeun (...)
- 16 VMO II, 6. Sur la différence d’âge entre Marie d’Oignies et Jacques de Vitry, il est difficile de t (...)
10Les qualités spirituelles des mulieres religiosae leur permettent ainsi de devenir des relais efficaces de la formation religieuse dispensée par les clercs engagés dans la réforme de Latran IV (1215)14. À ce titre, les hagiographes insistent volontiers sur leur vocation à aider des individus qualifiés de « jeunes15 », notamment des ecclésiastiques inexpérimentés aux connaissances étendues mais encore mal maîtrisées et, par conséquent, souvent déstabilisés par leurs responsabilités sacerdotales, telle que la prédication. Jacques de Vitry, par exemple, rapporte que lorsqu’il était un jeune prédicateur il était très soucieux de bien préparer ses sermons. Marie d’Oignies, ayant connaissance de ses craintes, lui expliqua comment venir à bout de ses difficultés et régulièrement elle l’aidait de ses prières pour lui donner du courage16.
- 17 J. Coakley, « Jacques of Vitry and the Other World of Mary of Oignies », Women, Men, and Spiritual (...)
11Dans son Supplementum, Thomas de Cantimpré se montre plus explicite lorsqu’il fait le récit de leur rencontre survenue en 1208, faisant de Marie d’Oignies et de Jacques de Vitry des personnalités aux fonctions complémentaires17 :
- 18 VMO-S I.
Quand maître Jacques de Vitry, qui plus tard devint évêque d’Acre et est aujourd’hui évêque de Tusculum et cardinal du siège romain, entendit parmi les Français à Paris le nom de la bienheureuse servante du Christ, Marie d’Oignies, il abandonna ses études de théologie qui l’intéressaient passionnément et se rendit à Oignies [dans le diocèse de Liège] où elle s’était récemment retirée. La servante du Christ se félicita de son pèlerinage avec une grande dévotion et l’exhorta par des supplications insistantes à quitter la France et à demeurer avec les frères d’Oignies. C’est à lui-même que le vénérable Jacques fait référence dans la Vie de Marie, sans mentionner son propre nom, quand il rapporte que le Seigneur avait donné à sa servante un certain prédicateur, qu’à sa mort, elle recommanda au Seigneur par de nombreuses prières. La servante du Christ contraint cet homme vénérable à prêcher au peuple, afin de ramener les âmes que le démon essayait de détourner. Alors resplendit en lui un miracle spécial : par les prières et les mérites de cette très bienheureuse femme, il atteint en peu de temps une telle suprématie dans la prédication que peu de mortel pouvait l’égaler dans l’exposition des Écritures et dans la destruction des péchés. C’était juste. Pour l’amour de la servante du Christ il avait quitté son pays, ses proches et la mère de tous les arts à Paris18.
- 19 VMO II, 4.
12La maturité spirituelle semble donc primer sur l’autorité et le respect dû au sexe masculin et au corps ecclésiastique, comme en témoigne personnellement Jacques de Vitry quand il raconte comment il débattit avec Marie d’Oignies des jours de la semaine où elle devrait s’alimenter plutôt que de jeûner : celle-ci s’alimentait trois fois par semaine, notamment le vendredi, mais jeûnait le jeudi et le dimanche. Comme Jacques de Vitry lui faisait remarquer que ce n’était pas cohérent sur le plan religieux, Marie lui rétorqua qu’elle était si rassasiée de nourriture spirituelle le jeudi et le dimanche qu’elle n’avait aucunement besoin de manger par ailleurs. Cette réponse impressionna si fortement Jacques qu’il tint alors sa raison pour nulle19.
- 20 Pour J. Coakley, les Prêcheurs sont littéralement fascinés par les femmes mystiques et par leurs ch (...)
13La perfection spirituelle des mulieres religiosae établit ainsi une hiérarchie inhabituelle où la domination homme clerc-femme laïque est inversée. Le savoir inspiré dont bénéficient les mulieres religiosae les investit d’une autorité qui s’impose aux ecclésiastiques dont les connaissances semblent finalement de peu de poids20.
14Cette situation « renversante » – pour reprendre l’expression de Jacques Dalarun – se joue également sur le terrain de l’âge et des cycles de la vie. En effet, dans l’imaginaire médiéval, l’âge biologique et la maturité spirituelle sont étroitement liés. Chez saint Augustin déjà, le sixième âge correspond à la vieillesse, époque où naît le nouvel homme qui désire vivre dans l’Esprit, c’est-à-dire l’âge où il se prépare pour la vie éternelle. Pour Thomas de Cantimpré, la vieillesse est également associée à une forme de perfection spirituelle dans le cas des « vieillards émérites » :
Nous parlons de vieillards émérites, c’est-à-dire l’emportant sur le mérite des autres, car ils sont supérieurs aux autres par le respect dû à leur autorité. Le prophète parle à leur sujet de peuple grave [Ps. 34, 18] parce que, dans la maturité, Dieu se trouve célébré singulièrement, ainsi que la règle de toute vie religieuse.
- 21 Thomas de Cantimpré, Miraculorum et exemplorum sui temporis, éd. G. Colvénère, Douai, 1605, abrégé (...)
15Selon lui, maturité et « mérites » personnels vont de paire, car les hommes sont « émérites à la fois par leur âge et par leurs vertus21 ».
- 22 A. Paravicini Bagliani, « Âges de la vie », Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. L (...)
- 23 K. M. Phillips, « Maidenhood as the Perfect Age of Woman’s Life », Young Medieval Women, éd. K. J. (...)
- 24 C. Beattie, « The Life Cycle : The Ages of Medieval Women », A Cultural History of Women in the Mid (...)
16Toutefois, selon les théoriciens médiévaux des âges de la vie, la maturité physique et spirituelle réside moins dans la vieillesse que dans la jeunesse. En effet, l’âge parfait chez les hommes est généralement fixé autour de trente ans, car c’est à la fois l’âge du Christ mort et ressuscité et celui du prêtre mais également l’âge auquel les hommes ressusciteront à la fin des temps. Néanmoins, cette période de jeunesse peut être élargie et inclure la quarantaine22. Pour les femmes, l’âge parfait est plus précoce et se situe dans une période de transition entre l’enfance et l’âge adulte, plutôt au début de l’adolescence, car c’est le moment où les jeunes filles sont à l’apogée de leur beauté physique tandis que leur corps, sexué, est désormais totalement épanoui23. Plus précisément, les femmes s’inscrivent dans un cycle de vie qui distingue la vierge, l’épouse et la veuve, trois moments de la vie féminine eux-mêmes hiérarchisés par l’Église selon leur degré de pureté sexuelle : vierge, veuve et enfin épouse24.
- 25 VMO-S X.
17Pour autant, dans le cas des mulieres religiosae, leur perfection spirituelle dépasse largement la sagesse tirée de la vieillesse. Ainsi, la mère de Gilles le prieur d’Oignies († 1233), qui était très âgée et aurait atteint l’âge vénérable de cent ans aux dires de Thomas de Cantimpré, se trouve en désaccord avec Marie d’Oignies au sujet du retour de son fils, alors absent, dans la communauté. Alors que la vieille femme ordonne aux sœurs de passer immédiatement à table, Marie au contraire, recommande d’attendre le retour imminent du prieur. Les sœurs se rallient alors spontanément à Marie, arguant qu’aucune de ses prédictions ne s’était encore jamais révélée fausse. La mère du prieur finit elle-même par céder et s’excuser auprès de Marie25.
- 26 venerabilem VB 50.
18Cette hiérarchie liée à la maturité spirituelle des mulieres religiosae place de fait les plus jeunes et les plus inexpérimentées d’entre elles en position d’infériorité vis-à-vis de leurs aînées spirituelles parfois à peine plus âgées qu’elles. Ainsi, dans la Vita Beatricis, Ide de Nivelles (1197/1199/1200-1231), qui se lie d’amitié en 1216-1217 avec Béatrice de Nazareth venue se former au monastère de cisterciennes de La Ramée dans le diocèse de Liège, est qualifiée de « vénérable » par le rédacteur anonyme de la Vita en raison de ses nombreuses expériences spirituelles. Pourtant, elle est à peine plus âgée que son amie : Ide est née en 1197 ou 1199, tandis que Béatrice a vu le jour en 120026.
- 27 M. Goodich, Vita perfecta : The Ideal of Sainthood in the Thirteenth Century, Stuttgart, A. Hiersem (...)
- 28 VMO I, 1.
19C’est en raison de ce même décalage lié à la sagesse spirituelle que les mulieres religiosae, encore enfant ou jeune adolescente, entrent en conflit avec leurs parents généralement dépeints comme tournés vers le siècle. Clichés de l’hagiographie des saintes femmes, ces crises intergénérationnelles éclatent souvent à cause de l’incompréhension des parents, qui ne saisissent pas les exigences religieuses de leur progéniture27. Ainsi, les parents de la jeune Marie d’Oignies s’interrogent quand celle-ci dédaigne les vêtements délicats qu’ils lui proposent et se demandent « quelle sorte de fille allons nous donc avoir28 ? ».
20De même, les mulieres religiosae, en raison de leur singulière spiritualité, transcendent en partie les cycles de la vie féminine et les normes qui leur sont associées. En effet, bien que s’attachant toutes à préserver leur pureté sexuelle, elles peuvent toutefois recevoir des révélations divines bien qu’elles ne soient plus vierges, et elles osent même se regrouper sans considération pour leur différence de statut, comme le rapporte Jacques de Vitry lorsqu’il brosse un portrait global du phénomène béguinal :
- 29 VMO, prologue.
Tu as vu (et tu t’en es réjoui) dans les jardins de lis du Seigneur de nombreuses vierges (multas sanctarum virginum) regroupées en divers endroits qui, dédaignant pour le Christ les séductions charnelles tout comme elles méprisaient par amour du royaume céleste les richesses de ce monde, s’attachaient à leur Époux céleste dans la pauvreté et l’humilité […]. Tu as vu aussi (et tu t’en es réjoui) de saintes femmes dévouées à Dieu (sanctas et Deo servientes matronas) préserver la chasteté de ces jeunes filles (juvencularum pudicitiam), et elles s’efforçaient, par des conseils salutaires, de les affermir dans leur engagement religieux, dans le désir exclusif qu’elles vouaient à leur Époux céleste. Il y avait aussi des veuves (viduae) qui, servant le Seigneur par les jeûnes et les prières, les veilles et le travail des mains, les larmes et les supplications, mettaient autant voire davantage d’ardeur, dans l’esprit, à plaire à leur Époux céleste, qu’elles n’en avaient mis, dans la chair à plaire à leurs maris. […] Tu as vu également (et tu t’en es réjoui) de saintes femmes, servant dévotement le Seigneur dans le mariage (sanctas etiam mulieres, in matrimonio Domino servientes), élevant leurs enfants dans la crainte de Dieu, veillant à leur pureté de leur union et de leur lit, et qui, lorsqu’elles s’étaient consacrées pour un temps à la prière, revenaient ensuite pieusement à leurs maris, de peur d’être tentés par Satan. Nombre d’entre elles, au demeurant, s’abstenant d’étreintes tout à fait légitimes avec le consentement de leurs maris, menaient une vie chaste et véritablement angélique, et elles sont d’autant plus dignes d’être couronnées qu’elles n’ont pas brûlé dans le feu29.
- 30 M. H. King, « The Dove at the Window : the Ascent of the Soul in the Thomas de Cantimpré’s Life of (...)
21De toute évidence, les mulieres religiosae bousculent les canevas habituellement imposés aux femmes et elles s’astreignent à des cycles de vie plus spécifiquement religieux, comme le suggère Thomas de Cantimpré en structurant la Vita Lutgardis Aquiriensis autour de trois phases d’ascension spirituelle – inchoans, proficiens, perfecta – reprises très vraisemblablement du cistercien Guillaume de Saint-Thierry (1075-1148) dans son Exposition du Cantique des Cantiques30.
Le savoir révélé et la « maternité spirituelle »
22En définitive, quel que soit le niveau de perfectionnement spirituel que les mulieres religiosae ont atteint, elles semblent surtout être des figures d’autorité dans la mesure où elles sont les dépositaires d’un savoir sacré directement délivré par le Seigneur. L’origine de leur savoir – et par là même sa qualité – renvoie au second plan les questions du genre et de l’âge et, de fait, l’élaboration des hiérarchies sociales se trouve déplacée sur le terrain de la valeur de leur savoir.
- 31 Sur la distinction entre savoir révélé et connaissances scolaires au Moyen Âge, voir A. Mulder-Bakk (...)
23Or, les hommes du Moyen Âge distinguent trois formes d’acquisition et de transmission du savoir : celle de l’expérience terrestre en lien direct avec l’âge biologique ; celle des livres, c’est-à-dire de la lecture et de l’écriture propre au monde scolaire et universitaire, réservée aux clercs ; enfin celle de l’inspiration divine que partagent surtout les illettrés – ce qui inclut évidemment les femmes31. Dans la première moitié du XIIIe siècle, ce savoir d’ordre prophétique est nettement valorisé dans le milieu dévot, dans la mesure où il est transmis directement par le Seigneur, au détriment des autres types de savoirs. Concevant les qualités de ces femmes mystiques comme un complément nécessaire à la religion telle qu’elle est alors proposée par l’Église, les jeunes ecclésiastiques concèdent aux femmes dévotes et prophétiques une place de choix dans la société des Pays-Bas méridionaux.
- 32 Aetate juvenis VLA II, 38.
- 33 « Empli de terreur et de crainte, je vins vers la pieuse Lutgarde, comme vers une mère très intime (...)
24Dépeintes alors comme de véritables « mères spirituelles », les mulieres religiosae se dévouent totalement au bien-être spirituel de femmes et d’hommes, de laïcs et de religieux. Ainsi, en 1228, lorsque l’évêque de Cambrai Godefroid de Fontaines (1220-1237) fait de Thomas de Cantimpré le confesseur de la cathédrale, celui-ci est profondément troublé par cette charge qui le contraint à écouter maints et maints péchés. Il se tourne vers Lutgarde d’Aywières dont il fait la connaissance en 1230 alors qu’il est encore un « jeune homme32 » – il a trente ans tandis qu’elle est âgée de quarante-huit ans – et la cistercienne devient alors sa mère spirituelle33.
- 34 J. Le Goff, « Contexte socio-culturel du XIIIe siècle en Europe », Fête-Dieu (1246-1996), éd. A. Ha (...)
25Plus qu’une simple métaphore, cette « maternité spirituelle » est le cadre d’une parenté et d’une filiation assurant la transmission d’un savoir sacré : elle s’inscrit pleinement dans la sociabilité du milieu dévot de la région. Prenant la forme d’un maternage imité de la Vierge Marie et du Christ, cette maternité spirituelle garantit compassion et douceur, exhortations et consolations de la part des mulieres religiosae pour leurs enfants spirituels. La structuration de cette maternité spirituelle met ainsi en lumière les liens entre générations et révèle la puissance des rapports d’âge, plus déterminants que ceux liés au genre. Au sein du milieu dévot des Pays-Bas méridionaux du XIIIe siècle, le savoir révélé et l’âge se combinent donc pour garantir une forte cohésion sociale ardemment recherchée par l’Église dans un contexte de « mise en ordre34 ».
26Cette quête se traduit par la construction de réseaux centrés sur une mulier religiosa inspirée ayant déjà acquis une solide expérience spirituelle et prophétique, tandis qu’à ses côtés gravitent des disciples des deux sexes.
- 35 VMO prologue et VMO II, 6.
- 36 VB 50.
27Les jeunes filles pieuses sont particulièrement nombreuses dans l’entourage de la plupart des mulieres religiosae, formant avec elles une véritable « chaîne » de transmission d’un savoir révélé. Jacques de Vitry rapporte ainsi que Marie d’Oignies était liée à une sainte jeune fille (sancte iuvencule) de Willambroux, prénommée Heldewide ou Helwide35, tout comme Béatrice de Nazareth, encore jeune fille (iuuencula), s’était attachée par un lien d’amour à Ide de Nivelles36. Cette maternité spirituelle prodiguée à des jeunes filles pieuses forge un esprit de corps axé sur une figure d’autorité féminine.
- 37 La Vita Ivettae (de Hui), abrégée en VIH, se situe dans les Acta Sanctorum, janvier, II, 1643, p. 8 (...)
- 38 Le prêtre et prédicateur proche des premières mulieres religiosae, Jean de Liroux, décède en 1216 l (...)
28C’est le cas notamment de la recluse Yvette de Huy (1157/1158-1228), qui, tout au long de la Vita Ivettae, est présentée à la fois comme une femme vénérable (venerabilis femina) mais aussi comme une mère spirituelle pour les jeunes filles venues vivre pieusement autour et dans la léproserie de Huy, dans le diocèse de Liège. Souvent, elle les sermonne et leur donne des conseils pour progresser ; quelquefois elle écourte ses prières pour les instruire plus avant dans la discipline du Christ. Tantôt en privé, tantôt en public, elle les châtie, les admoneste, les réconforte et les exhorte afin qu’après son décès elles sachent comment se conduire en persévérant toujours dans l’amour du Christ. Parmi ces vierges il en est même une (virgo quaedam iuuencula) qu’elle adopte comme sa fille et qu’elle exhorte et instruit personnellement37. Ces groupes de femmes dévotes se trouvent donc renforcés par ces relations spirituelles et les communautés féminines sont ainsi davantage structurées, à la grande satisfaction de l’Église qui observe avec curiosité, sinon un certain scepticisme, ces femmes encore très libres dans la première moitié du XIIIe siècle38.
29Quant aux relations mixtes, à un moment où les différents ordres monastiques s’interrogent sur les liens qu’ils doivent entretenir avec les mulieres religiosae et s’inquiètent de la cura monialium en raison des dangers auxquels elle exposerait les ecclésiastiques qui en ont la charge, elles sont stabilisées par le cadre que fournit la maternité spirituelle et ses normes comportementales (douceur bienveillante de la mère, obéissance de l’enfant spirituel), qui sont d’autant plus respectées que la maternité et la filiation spirituelles participent à un projet de perfectionnement de l’âme. La différence d’âge entre la mulier religiosa et son élève clerc joue un rôle tout aussi capital que dans le cas des relations entre femmes, mais pour des raisons différentes. Si dans le cas des femmes, il s’agit d’une sociabilité composée et recomposée de génération en génération dans un entre-soi féminin, pour les relations mixtes entre femmes laïques et hommes clercs, la différence d’âge a une double fonction.
- 39 A. Mulder-Bakker, « Ivetta of Huy : Mater et Magistra », Sanctity and Motherhood : Essays on Holy M (...)
- 40 C. Casagrande, « La femme gardée », Histoire des femmes en Occident, éd. G. Duby et M. Perrot, t. 2 (...)
- 41 A. Forni, « La nouvelle prédication des disciples de Foulques de Neuilly : intentions, techniques e (...)
- 42 De nouveau, nous empruntons à J. Dalarun, qui emploie cette formule à propos de frères Mineurs en c (...)
30Dans un premier temps, il s’agit de mieux faire accepter aux ecclésiastiques le renversement hiérarchique qui s’opère à leurs dépens, en conservant les normes comportementales liées à l’âge, ce qui, de fait, réduit l’éventuelle remise en cause de l’ordre social que cette situation suggérerait. En effet, l’image de la femme vieille et sage s’inscrit dans une tradition remontant à l’Antiquité : les veuves, femmes éprouvées par la vie, étaient alors considérées comme les meilleures des tutrices pour les jeunes générations39. Au Moyen Âge, cette pratique a été conservée, les veuves âgées étant tenues d’être des modèles de vertus pour les plus jeunes40. La vieillesse ou du moins la relative maturité de la mulier religiosa semble donc lui garantir une certaine forme de pouvoir : l’expérience de l’âge associée à celle tirée du savoir révélé en font donc une femme d’exception au sein des hiérarchies sociales, au point même de contrebalancer l’autorité des ecclésiastiques. Toutefois, même quand un renversement hiérarchique entre mulier religiosa et ecclésiastique a lieu, celui-ci ne débouche aucunement sur une prise de pouvoir des femmes dévotes, car leur rôle de mères spirituelles les lie dans une relation de confiance et d’échanges qui réduit dans le même temps leur liberté. Aussi, dans les Pays-Bas méridionaux de la première moitié du XIIIe siècle, le savoir sacré des mulieres religiosae et sa transmission par ces dernières ne sont finalement pas contestés par les clercs réformateurs41, qui entendent plutôt les poser comme des compléments aux connaissances scolaires et au savoir-faire sacerdotal, du moins tant que les hiérarchies générationnelles sont respectées. En somme, être un ecclésiastique disciple d’une femme dévote plus âgée et plus expérimentée est « spirituellement méritoire, sans être socialement humiliant42 ».
31Enfin, cette différence d’âge apporte une double garantie : d’une part, elle constitue une protection contre les tentations charnelles qui pourraient assaillir le jeune clerc, l’âge ayant fané les charmes physiques des mulieres religiosae ; d’autre part, elle facilite l’identification de la mulier religiosa à la figure de la mère spirituelle. Les relations entre les dévots des deux sexes sont donc possibles sans que leur idéal de chasteté soit mis en péril.
Aux marges de l’intersectionnalité du genre et de l’âge
32Le croisement du genre et de l’âge investit les mulieres religiosae – dotées d’un savoir révélé – d’un ascendant spirituel important mais dans un cadre très étroit, ce qui invite à réfléchir plus avant aux marges de cette intersectionnalité. En effet, on peut légitimement s’interroger sur la place que l’Église entend réserver à une jeune fille disposant d’un savoir d’exception. Mieux encore : quid des femmes dévotes en général quand le savoir révélé et la relation directe au divin sont moqués, voire remis en question ?
- 43 La Vita Margarete de Ypris, abrégé en VMY, a été éditée par G. G. Meersseman, Vita Margarete de Ypr (...)
33Sur le rôle des jeunes mulieres religiosae inspirées par le Seigneur, les rédacteurs des Vitae sont assez circonspects. S’ils cèdent, comme on l’a vu, aux lieux communs hagiographiques de la sainteté manifeste dès la tendre enfance, ils maintiennent toutefois l’âge comme un fondement de la hiérarchie entre les ecclésiastiques et les dévotes et ils font un portrait très nuancé de la puissance des plus jeunes d’entre elles, quels que soient leurs charismes et la force de l’inspiration divine, comme l’illustre le cas de la relation nouée entre la jeune Marguerite d’Ypres (1216-1237) et le dominicain Siger ou Schier de Lille († v. 1250). Si Marguerite, qui vit sa spiritualité au foyer maternel à Ypres (dans le diocèse de Thérouanne), bénéficie d’un savoir révélé qui lui a fait oublier toutes les connaissances qu’elle avait acquises auparavant mais qui lui vaut de recevoir les visites régulières de femmes religieuses, elle demeure toutefois soumise au dominicain qui l’a convertie et dont elle a fait la connaissance à ses dixhuit ans. Malgré les fréquentes révélations dont jouit Marguerite, aucun renversement hiérarchique ne s’opère avec frère Siger, qui d’ailleurs est désigné tout au long de la Vita comme son « père spirituel ». Le rôle de la mulier religiosa dans le perfectionnement de son office de prédicateur est même réduit. Ainsi, un jour que frère Siger rend visite à Marguerite d’Ypres, il se plaint de manquer de temps pour préparer son sermon. Aussitôt une main d’or apparaît au-dessus d’eux pour leur donner une bénédiction commune et alors frère Siger prononce un sermon d’une grâce si exceptionnelle que son public est empli de ferveur spirituelle. Ce n’est qu’avec sa mort, à l’âge de vingt-et-un ans, après une vie d’intense piété et de pénitences sévères, que Marguerite a finalement la capacité d’exercer sa puissance spirituelle sur frère Siger. En effet, elle apparaît dans une vision post-mortem à un dominicain – vraisemblablement Siger – qui par la suite donne un beau sermon43. À l’évidence, la jeunesse de Marguerite d’Ypres semble amoindrir son autorité, quelle que soit l’importance de son savoir révélé, et par conséquent la relation entre la mulier religiosa et l’ecclésiastique est confinée à un lien classique de direction spirituelle. La jeunesse semble être définitivement une convention sociale plus pesante que celle du genre.
- 44 VIH XXVI (82), XXVIII (84), XXXII (93).
34Mais au-delà même de la question de l’âge et de la maturité spirituelle des mulieres religiosae, le véritable ressort de cette sociabilité est bien l’attitude des ecclésiastiques vis-à-vis de ces femmes dévotes et de leur inspiration prophétique. Si les clercs réformateurs reconnaissent des qualités aux charismes des mulieres religiosae, d’autres, plus conservateurs et souvent issus du monde séculier, refusent de s’y soumettre. C’est particulièrement évident pour la recluse Yvette de Huy qui multiplie les échecs : elle convoque le chef sacristain de l’église Notre-Dame de Huy qui ne daigne même pas se présenter à son reclusoir ; elle fait venir un diacre usurier qui ne veut pas se corriger, car il estime ne pas avoir commis de faute, tandis que le prêtre de Huy qu’elle a fait appeler est d’abord terrifié par son péché et promet d’entrer dans l’ordre cistercien mais, aussitôt parti, oublie ses vœux44.
35Certains contestent même très clairement l’esprit de prophétie et le savoir révélé, qu’ils assimilent à un déséquilibre mental. Si l’on en croit Jacques de Vitry, c’est d’ailleurs une critique fréquente vis-à-vis des dévots inspirés de la région, y compris quand il s’agit d’hommes :
- 45 VMO prologue.
Nombreux sont les hommes animaux qui ne connaissent pas l’esprit de Dieu, bien qu’ils se considèrent mutuellement comme prudents. Ils refusent de voir ce qu’ils ne peuvent comprendre par un raisonnement humain. […] Ils éteignent par tous les moyens l’esprit qui est en eux et ils méprisent les prophéties car ils honnissent les gens spirituels, pensant qu’ils sont fous ou idiots et ils considèrent les prophéties et les révélations des saints comme des fantasmes ou des illusions dues au sommeil45.
- 46 A. Vauchez, « Les pouvoirs informels dans l’Église aux derniers siècles du Moyen Âge : visionnaires (...)
- 47 Toutefois, il est certain qu’à la fin du Moyen Âge, certaines béguines semblent avoir conservé un a (...)
36De fait, la complexe hiérarchie proposée par les clercs réformateurs permettant la reconnaissance d’un pouvoir des mulieres religiosae dotées d’une certaine maturité biologique et spirituelle ne semble pas faire l’unanimité. Ce point de vue paraît d’ailleurs finir par l’emporter à partir du milieu du XIIIe siècle : le savoir universitaire prenant le pas sur le savoir révélé46, l’importance sociale des mulieres religiosae tend quelque peu à se réduire dans les Pays-Bas méridionaux47.
Conclusion
37Au final, les Vitae des mulieres religiosae témoignent clairement de la place occupée par ces dévotes atypiques, qui ont été portées au rang de partenaires spirituels du clergé réformateur des Pays-Bas méridionaux du XIIIe siècle, chahutant, sans les remettre en question, les hiérarchies sociales à l’œuvre dans l’Église médiévale. Cependant, pour cela, elles devaient répondre à deux conditions : d’une part, détenir un savoir sacré tiré d’un contact direct avec le Seigneur et, d’autre part, attester d’une maturité spirituelle, éventuellement doublée d’une maturité biologique, en particulier dans le cas des relations mixtes avec des ecclésiastiques, mais aussi dans le cas de liens entre mulieres religiosae.
38Compétentes en matière d’instruction religieuse et de transmission de leur savoir révélé, elles forment non seulement les laïcs aux idéaux spirituels de la réforme religieuse amorcée au XIIe siècle, mais également de jeunes dévotes et de jeunes clercs fraîchement émoulus. Cette apparente promotion des mulieres religiosae est, en fait, soumise à des normes comportementales agencées dans un engrenage complexe dans lequel le rouage de l’âge spirituel ou biologique semble finalement jouer un rôle bien plus décisif que celui du genre. En effet, si les régimes de genre peuvent être brouillés par la maîtrise d’un savoir révélé par une femme, les rapports entre aînée et cadet, eux, ne le sont pas totalement, car la maturité spirituelle ou biologique stabilise plus efficacement que le genre les relations sociales dans un milieu spirituel encore quelque peu en marge des institutions. En dernière analyse, l’âge est un agent majeur de hiérarchisation sociale et par là même de différenciation dans le milieu dévot.
- 48 Power of the Weak: Studies on Medieval Women, éd. J. Carpenter et S.-B. MacLean, Urbana-Chicago, Un (...)
39Ces quelques considérations, bornées aux cas de certaines mulieres religiosae, réclament l’ouverture un chantier d’analyse plus large, reposant sur une démarche comparative. Des recherches portant sur le cas d’hommes inspirés tels que des convers cisterciens contemporains des mulieres religiosae pourraient être entamées, afin non seulement de vérifier les hypothèses présentées ici, mais également de clarifier le cas de la « puissance des faibles » de la société médiévale48. Sur le plan méthodologique, il serait également utile d’examiner comment la notion d’intersectionnalité peut enrichir les outils de l’historien, en particulier en amendant ou du moins en affinant l’usage habituellement fait en médiévistique des dichotomies homme-femme et laïc-ecclésiastique.
Notes
1 Pour une synthèse récente sur le mouvement béguinal féminin, consulter W. Simons, Cities of Ladies. Beguine Communities in the Medieval Low Countries, 1200-1565, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2001.
2 En sociologie, l’intersectionnalité étudie le croisement ou l’intersection de différentes formes de domination et de discrimination, à partir de l’entrecroisement de plusieurs caractéristiques sociales. Pour une présentation générale : Introduction aux gender studies. Manuel des études sur le genre, éd. L. Bereni, S. Chauvin, A. Jaunait et A. Revillard, Bruxelles, De Boeck, 2008.
3 L’expression mulier religiosa, utilisée tout particulièrement entre la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle, semble préférable à celle de béguine, du fait de sa connotation péjorative au Moyen Âge, sans compter que cette formulation est l’une des plus usitées au début du phénomène béguinal ; sur les recluses, voir les travaux de P. L’Hermite-Leclercq, notamment « Reclus et recluses dans la mouvance des ordres religieux », Les mouvances laïques des ordres religieux. Actes du 3e colloque international du CERCOR, Tournus 17-20 juin 1992, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1996, p. 201-218 ; sur les cisterciennes des Pays-Bas méridionaux du XIIIe siècle, consulter les monographies de Hidden Springs, Cistercian Monastic Women, (vol. 3), éd. J. A. Nichols et L. T. Shank, Kalamazoo, Cistercian Publications, 1995.
4 Sur l’exceptionnel dossier hagiographique des Pays-Bas méridionaux du XIIIe siècle, consulter S. Roisin, L’hagiographie cistercienne dans le diocèse de Liège au XIIIe siècle, Louvain, Les Presses de Belgique, 1947, et B. Newman, « Preface. Goswin of Villers and the Visionary Network », Send Me God : the Lives of Ida the Compassionate of Nivelles, Nun of La Ramée, Arnulf, Lay Brother of Villers, and Abundus, Monk of Villers, by Goswin of Bossut, éd M. Cawley, Turnhout, Brepols, 2003, p. XXIX-XLVII. Sur les exempla tirés du Bonum Universale de Apibus de Thomas de Cantimpré, voir « Introduction », dans Thomas de Cantimpré, Les exemples du livre des abeilles, éd. H. Platelle, Turnhout, Brepols, 1997, p. 5-56. Nous nous permettons également de renvoyer à notre thèse de doctorat : A.-L. Méril-Bellini delle Stelle, Caritas et familiaritas à l’ombre du Seigneur : les relations des mulieres religiosae des Pays-Bas méridionaux du XIIIe siècle avec leur entourage, thèse de doctorat, Université de Toulouse, 2012.
5 La seule exception connue est : A. Mulder-Bakker, « The Prime of their Lives. Women and Age, Wisdom and Religious Careers in Northern Europe », New Trends in Feminine Spirituality. The Holy Women of Liège and their Impact, éd. J. Dor, L. Johnson et J. Wogan-Browne, Turnhout, Brepols, rééd. 2009, p. 215-236.
6 Un exemple de lecture féministe : Gendered Voices : Medieval Saints and Their Interpreters, éd. C. M. Mooney, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1999 ; un exemple d’approche traditionnelle : K. Bücher, Die Frauenfrage im Mittelalter, 2e éd., Tübingen, H. Laupp, 1910.
7 Sur l’évolution de la sainteté médiévale, y compris celle des femmes, consulter A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge d’après les procès de canonisation et les documents hagiographiques, Rome, École française de Rome, 1981, et sur la place des laïcs dans la spiritualité médiévale, voir du même auteur Les laïcs au Moyen Âge, pratiques et explications religieuses, Paris, Le Cerf, 1987.
8 Pour une biographie de Jacques de Vitry, voir entre autres C. Renardy, Les maîtres universitaires dans le diocèse de Liège : répertoire biographique, Paris, Les Belles Lettres, 1979, et du même auteur Le monde des maîtres universitaires dans le diocèse de Liège (1140-1350). Recherches sur sa composition et ses activités, Paris, Les Belles Lettres, 1979.
9 La Vita Mariae Oigniacensis et son Supplementum, abrégés respectivement en VMO et VMO-S, figurent dans R. B. C. Huygens (éd.), Iacobus de Vitriaco. Vita Marie de Oegnies, Turnhout, Brepols, 2012 ; VMO II, 4.
10 La Vita Beatricis, abrégée en VB, a été éditée par R. de Ganck, The Life of Beatrice of Nazareth 1200-1268, Kalamazoo, Cistercian Publications, 1991 ; vite maturitas VB 60.
11 VMO-S III.
12 Sur Thomas de Cantimpré, voir C. Renardy et H. Platelle, « Le recueil des miracles de Thomas de Cantimpré et la vie religieuse dans les Pays-Bas et le Nord de la France au XIIIe siècle », Actes du 97e congrès national des sociétés savantes Nantes 1972, Paris, 1979, p. 469-493.
13 La Vita Lutgardis Aquiriensis, abrégée en VLA, se trouve dans les Acta Sanctorum juin, III, 1867, p. 187-209 ; VLA I, 15.
14 M. Lauwers, « Expérience béguinale et récit hagiographique. À propos de la Vitæ Mariae Oigniacensis de Jacques de Vitry (vers 1215) », Journal des savants, janvier-juin 1989, p. 61-103, ici p. 90.
15 Par exemple pour Lutgarde d’Aywières, une jeune recluse in puellarii aetate (VLA II, 37) et le jeune Thomas de Cantimpré aetate iuvenis (VLA II, 38).
16 VMO II, 6. Sur la différence d’âge entre Marie d’Oignies et Jacques de Vitry, il est difficile de trancher car la date de naissance de Jacques de Vitry n’est pas connue avec précision ; il s’agirait soit de 1160 soit de 1170. Dans le premier cas, il est plus âgé que Marie d’Oignies née en 1177 ; dans le second cas, il serait son cadet de sept ans.
17 J. Coakley, « Jacques of Vitry and the Other World of Mary of Oignies », Women, Men, and Spiritual Power : Female Saints and Their Male Collaborators, éd. J. Coakley, New York, Columbia University Press, 2006, p. 68-88.
18 VMO-S I.
19 VMO II, 4.
20 Pour J. Coakley, les Prêcheurs sont littéralement fascinés par les femmes mystiques et par leurs charismes au point d’accepter ce renversement d’autorité. Voir J. Coakley, « Friars as Confidants of Holy Women in Medieval Dominican Hagiography », Images of Sainthood in Medieval Europe, éd. R. Blumenfled-Kosinski et T. Szell, Ithaca, Cornell University Press, 1991, p. 222-246. B. P. McGuire avance une thèse plus nuancée à partir du dossier cistercien : B. P. McGuire, « Holy Women and Monks in the Thirteenth Century : Friendship or Exploitation ? », Vox Benedictina, n° 6/4, 1989, p. 434-374.
21 Thomas de Cantimpré, Miraculorum et exemplorum sui temporis, éd. G. Colvénère, Douai, 1605, abrégé en BU ; BU II, 1, 1 et II, 1, 24.
22 A. Paravicini Bagliani, « Âges de la vie », Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Paris, Fayard, 1999, p. 7-19.
23 K. M. Phillips, « Maidenhood as the Perfect Age of Woman’s Life », Young Medieval Women, éd. K. J. Lewis, N. J. Menuge et K. M. Phillips, Stroud-New York, Sutton-St Martin’s, 1999, p. 1-24, et du même auteur Medieval Maidens. Young Women and Gender in England, 1270-1540, Manchester-New York, Manchester University Press, 2003.
24 C. Beattie, « The Life Cycle : The Ages of Medieval Women », A Cultural History of Women in the Middles Ages, éd. K. M. Phillips, Londres, Bloomsbury Academic, 2013, p. 15-38.
25 VMO-S X.
26 venerabilem VB 50.
27 M. Goodich, Vita perfecta : The Ideal of Sainthood in the Thirteenth Century, Stuttgart, A. Hiersemann, 1982, et D. Lett, « Le corps de la jeune fille. Regards de clercs sur l’adolescente aux XIIe-XIVe siècles », CLIO, Histoire, Femmes et Sociétés, 8, 1996, p. 2-14.
28 VMO I, 1.
29 VMO, prologue.
30 M. H. King, « The Dove at the Window : the Ascent of the Soul in the Thomas de Cantimpré’s Life of Lutgarde d’Aywières », Hidden Springs, Cistercian Monastic Women, (vol. 3), éd. J. A. Nichols et L. T. Shank, Kalamazoo, Cistercian Publications, 1995, p. 225-253.
31 Sur la distinction entre savoir révélé et connaissances scolaires au Moyen Âge, voir A. Mulder-Bakker, « Introduction », Seeing and Knowing : Women and Learning in Medieval Europe 1200-1550, éd. A. Mulder-Bakker, Turnhout, Brepols, 2004, p. 1-19.
32 Aetate juvenis VLA II, 38.
33 « Empli de terreur et de crainte, je vins vers la pieuse Lutgarde, comme vers une mère très intime (sicut ad specialissimam mihi matrem, acessi), et touché par la douleur, je lui découvris mon tourment. Elle eut pitié de moi et se mit à prier. Et revenant, elle me dit pleine de confiance : “Retourne, mon fils, là où tu étais et ne ménage pas ta peine pour le soin des âmes. Le Christ, protecteur et docteur, sera près de toi” » VLA II, 38.
34 J. Le Goff, « Contexte socio-culturel du XIIIe siècle en Europe », Fête-Dieu (1246-1996), éd. A. Haquin, Louvain-la-Neuve, Publications de l’Institut d’Études Médiévales, Textes, Études, Congrès, 19/1, 1999, p. 11-18.
35 VMO prologue et VMO II, 6.
36 VB 50.
37 La Vita Ivettae (de Hui), abrégée en VIH, se situe dans les Acta Sanctorum, janvier, II, 1643, p. 863-887 ; VIH XLV (114) et XXIV (72).
38 Le prêtre et prédicateur proche des premières mulieres religiosae, Jean de Liroux, décède en 1216 lors de la traversée des Alpes alors qu’il se rend justement à Rome pour présenter le cas des mulieres religiosae au pape. La même année, Jacques de Vitry obtient un privilège pontifical d’Honorius III pour les béguines qui ont alors la permission de vivre ensemble dans leur propre maison et de s’exhorter mutuellement, privilège étendu du diocèse de Liège à l’Empire et à la France.
39 A. Mulder-Bakker, « Ivetta of Huy : Mater et Magistra », Sanctity and Motherhood : Essays on Holy Mothers in the Middle Ages, éd. A. Mulder-Bakker, New York, Garland Publishing, 1995, p. 224-258, ici p. 239.
40 C. Casagrande, « La femme gardée », Histoire des femmes en Occident, éd. G. Duby et M. Perrot, t. 2 : Le Moyen Âge, dir. Ch. Klapisch-Zuber, Paris, Perrin, 1991, p. 99-142, ici p. 105-107, et D. Lett, Hommes et femmes au Moyen Âge. Histoire du genre XIIe -XVe siècle, Paris, Armand Colin, 2013, notamment p. 46-48.
41 A. Forni, « La nouvelle prédication des disciples de Foulques de Neuilly : intentions, techniques et réactions », Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècle, Rome, École française de Rome-Paris, De Boccard, 1981, p. 19-37.
42 De nouveau, nous empruntons à J. Dalarun, qui emploie cette formule à propos de frères Mineurs en charge de femmes religieuses : J. Dalarun, « Dieu changea de sexe, pour ainsi dire ». La religion faite femme, XIe -XVe siècle, Fayard, Paris, 2008, p. 179.
43 La Vita Margarete de Ypris, abrégé en VMY, a été éditée par G. G. Meersseman, Vita Margarete de Ypris, « Les Frères prêcheurs et le mouvement dévot en Flandre au XIIIe siècle », Archivum Fratrum Praedicatorum, 18, 1948, p. 106-130 ; VMY 22-23 ; VMY 7 ; VMY 33 ; VMY 57.
44 VIH XXVI (82), XXVIII (84), XXXII (93).
45 VMO prologue.
46 A. Vauchez, « Les pouvoirs informels dans l’Église aux derniers siècles du Moyen Âge : visionnaires, prophètes et mystiques », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, 96/1, 1984, p. 281-293, et 98/1, 1986, p. 7-11, et, du même auteur, Saints, prophètes et visionnaires, le pouvoir surnaturel au Moyen Âge, Paris, Albin Michel, 1999.
47 Toutefois, il est certain qu’à la fin du Moyen Âge, certaines béguines semblent avoir conservé un ascendant considérable sur quelques grands mystiques rhénans et flamands issus majoritairement du monde dominicain. À ce sujet, lire G. Épiney-Burgard, « L’influence des Béguines sur Ruusbroeck », Jan van Ruusbroec, The Sources, Content and Sequels of his Mysticism, éd. P. Mommaers, Louvain, University Press, 1984, p. 68-65, et B. McGinn, Meister Eckart and the Beguines Mystics : Hadewijch of Brabant, Mechtild of Magdeburg, and Marguerite Porète, New York, Continuum, 1994.
48 Power of the Weak: Studies on Medieval Women, éd. J. Carpenter et S.-B. MacLean, Urbana-Chicago, University of Illinois Press, 1995.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Anne-Laure Meril-Bellini delle Stelle, « À l’intersection du genre et de l’âge. Le cas des mulieres religiosae des Pays-Bas méridionaux du XIIIe siècle », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 28 | 2014, 461-478.
Référence électronique
Anne-Laure Meril-Bellini delle Stelle, « À l’intersection du genre et de l’âge. Le cas des mulieres religiosae des Pays-Bas méridionaux du XIIIe siècle », Cahiers de recherches médiévales et humanistes [En ligne], 28 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2017, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crmh/13763 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/crm.13763
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page